En quatorze heures à pleine vitesse le Dominant pouvait atteindre son secteur d’opération, à la frontière des deux puissances mondiales. Dans ce bras d’océan, flaque d’eau de mille cinq cents kilomètres, Tiersule était pour l’Atasse la porte d’entrée que représentait Minsule pour le Liscord. Entre elles barrait une chaîne d’îles où grâce à la stratégie du « saute-mouton », le cuirassé pouvait évoluer sans risque. Son secteur se trouvait au-delà de la plus grande île au nord, jusqu’à la frontière vieille d’un demi-siècle, héritage comme le cuirassé d’un autre temps.
Une partie des îles de la chaîne, dont la plus grande, appartenaient au Liscord.
Le commandant en second vérifia l’heure. Il ne portait pas de digitale mais un vieux cadran apporté d’une brocante, une vieillerie au mécanisme lent qu’il fallait entretenir régulièrement. Ils ne se préparaient plus à la venue de Prévert, ils étaient prêts. L’hélicoptère avait été repéré depuis un quart d’heure. Le second s’étendit sur sa couchette, puis l’œil fermé, se laissa plonger dans des songeries lointaines. Sa main couchée sous la tête tiquait pour imiter le visage du commandant.
Des coups à la porte dérangèrent son voisin de chambre, l’officier de tir Radens, qui roula bas son matelas pour ouvrir. Il s’agissait du lieutenant Ertanger qui voulait s’adresser à Arnevin. Radens leur claqua la porte au nez à tous deux, décidé à trouver un lieu plus tranquille dans un magasin de munitions. Les deux officiers le regardèrent partir interloqués, puis Ertanger revint à ses préoccupations.
« Choisissez, Arnevin. On recule, on avance mais il faut choisir maintenant. » Il lui remit l’ordre de Prévert ordonnant la destruction des ordinateurs de bord. Le capitaine le lut et l’ayant lu laissa entendre qu’il fallait les détruire. Roland demanda ce qu’il advenait de la mission, et réalisant qu’un tel ordre signifiait l’abandon, le capitaine ne sut plus quoi dire. Face à lui le lieutenant insista, jusqu’à ce que la radio interne annonce l’abordage de Prévert.
L’amiral pestait, sur la plate-forme de l’héliport, en poupe du cuirassé. Il avait vu son cuirassé au chaud sous la falaise et n’arrivait pas à croire ce que les chiffres jusqu’alors lui cachaient. Bramelin le reçut la première, et presque la seule. Les fusiliers avaient été envoyés à sa rencontre, pour l’escorter, à part quoi l’équipage rangé attendait dans les quartiers. Le pont descendit. Ils traversèrent le hangar et dès la première porte, l’amiral ne cacha pas sa surprise, en voyant les deux soldats actionner la commande.
Il cherchait également les caméras, en vain, dans les couloirs étroits, dépouillés du bord, découpés presque tous les dix mètres d’une porte. Arrivé aux escaliers, Prévert demanda ce qui se passait. Bramelin n’en savait rien. Elle parlait de la panne mais l’amiral la fit taire. Ils arrivèrent à la passerelle.
« Qu’est-ce que vous disiez à propos de moi, d’un certain bâtiment et d’atterrir ? »
Toute la passerelle au garde-à-vous attendait de leur supérieur l’ordre du repos. Le commandant Saures ne faisait pas exception. Il patientait, rigide, le regard fixe sur un point fixe en-deçà de tout horizon. Après quoi les deux hommes se serrèrent la main.
En ce qui concernait la panne, l’officier logistique prit la parole. Elle demandait toujours ses vingt-quatre heures, comme elle l’avait fait au commandant et le commandant cédait à sa requête. Tourné ainsi, la situation parut triviale. Prévert la démolit en peu de mots, quant à la cause de la panne, quant à sa détection et quant à ses effets. Il n’avait même pas besoin de l’expliquer : cela tenait de l’évidence. Après quoi il s’adressa à Roland.
Bien que préparé, Arnevin hésita en atteignant la passerelle, lorsqu’il y vit l’amiral en uniforme, accompagné des fusiliers, dialoguer avec Roland sur un ton à moitié amusé, à moitié menaçant. Derrière lui venait Ertanger, beaucoup plus tranquille, qui l’aurait dépassé si la porte d’accès n’avait pas été si étroite. Aussitôt l’amiral prit le lieutenant à témoin, mais ce dernier ne vit aucun manquement dans l’attitude de Roland.
« Vous n’allez pas m’inventer une panne, vous aussi ? »
« Et vous une crise, amiral ? »
Ce mot de « crise » eut un effet frappant, faisant taire net l’officier supérieur qui sembla happer l’air à la manière des poissons. Le lieutenant mit ce silence à profit pour lui prouver la bonne foi de l’équipage. Après quoi il fit remarquer que le cuirassé aussi bien que sa propulsion étaient uniques et expérimentales. Vingt-quatre heures lui semblait un délai encore très court. Mais Prévert, revenu de sa surprise, comprit tout de suite le poids de ces arguments. Il n’y avait pas de panne, c’était calculé, c’était un fait.
Alors Arnevin s’avança.
Arnevin regarda son commandant, qui ne lui prêtait aucune attention, et qui se trouvait de l’autre côté de la passerelle. Peut-être le second regarda-t-il au-delà, les meurtrières. Il s’adressa cependant à Prévert, et involontairement, son visage prit une expression de gaieté. « Nous sommes persuadé, amiral, que l’amirauté est victime d’une erreur humaine. »
Sauf Ertanger, tout le monde regarda le second avec une expression d’incompréhension mêlée de méchanceté. Saures fit peser sur lui tout le poids de son silence. Il articula difficilement pour approuver son subordonné. Prévert n’eut cette fois aucune surprise mais il perça directement la rupture, qui lui donna un coup de sang. Sa main alla consciemment à la gaine de son pistolet. Puis l’amiral se calma. Rien alors de ce qui se passait n’était prévu, rien n’était planifié et Prévert encaissait avec pour seul consigne qu’on lui obéisse.
Contre toute la passerelle, l’amiral ne se sentit plus qu’un homme. Il décida d’esquiver, ordonna d’être conduit sur le lieu de la panne. Bramelin accepta de le mener aux turbines.
À peine était-il parti que Saures tirant son second par le bras lui demandait ce qu’il avait essayé de faire. Jamais même après s’être expliqué, Arnevin ne sut comment interpréter cette réaction. Il avait simplement décidé de défendre son cuirassé, d’avancer. Une fois la panne résolue, ou quand ils constateraient qu’il n’y avait pas de panne, le Dominant poursuivrait sa mission. Il savait avoir tort, dans son choix, mais il avait choisi.
Deux turbines géantes, allongées démesurément, reposaient sous les blocs de refroidissement, à hauteur de deux ponts. Les machines fourmillaient dessus par paquets. Prévert se fit expliquer la procédure de maintenance, à laquelle, il dut l’avouer, il ne comprenait pas grand-chose. En même temps il cherchait, quelque part à leur surface, la fameuse panne, sorte d’hideux monstre qui aurait justifié à ses yeux son équipage, et en même temps remis tout en question, qu’il voulait trouver et en même temps qu’il bannissait de son imagination. L’officier logistique, le regardant faire, ne put s’empêcher de préciser qu’une panne ne se voyait pas à l’œil nu.
Le lieutenant Ertanger les accompagnait également. Il s’approcha de Bramelin et, sans faire attention à la présence de l’amiral, lui demanda où elle pensait trouver cette fameuse panne. À quoi l’officier fit un vaste geste qui engloba l’ensemble des turbines, qui donna une idée de sa réponse. Alors le lieutenant fit remarquer que ce n’étaient qu’une propulsion auxiliaire et que la propulsion réelle, elle, courait tout le long de la coque.
Ce qui ne fut qu’une simple approbation agacée de Bramelin se transforma en un sec étonnement chez Prévert. L’information sur la propulsion, pourtant fournie au grand public, lui avait échappé complètement. « Est-ce que vous comprenez, amiral ? » ricana Ertanger. « Notre propulseur mesure trois cents mètres, » soit toute la surface de la coque immergée. Le lieutenant s’engagea alors dans une explication que seul Tristan pouvait soutenir – qu’il lui avait, du reste, déjà raconté – face à laquelle l’amiral chercha en Bramelin une bouée de secours pour ne pas se noyer. Elle trouva des termes plus simples mais déclara qu’en toute probabilité, la panne ne venait pas de cette propulsion-là. Elle suivait les probabilités, elle, ce qui acheva de désarçonner l’amiral.
Finalement un technicien de la section logistique se présenta, avec lui un appel en section transmissions demandant à l’amiral de rendre compte à l’amirauté. Cet appel mit fin à la discussion de pont inférieur ; Prévert remonta aussitôt et revenu à la netteté carrée et familière des postes radio, il fit part de ses observations.
L’équipage avait reconnu selon lui la probabilité infinitésimale d’une panne. L’équipage avait réagi trop hâtivement, ce qui représentait une erreur humaine. L’équipage avait été trompé par des technologies expérimentales. Enfin l’équipage n’était plus sûr de la marche à suivre. Il en concluait selon toute probabilité qu’il n’y avait pas de panne, qu’il fallait remplacer Roland pour résoudre la situation, après quoi le Dominant pourrait reprendre sa mission. Il avait, en cela, réagi exactement comme Roland l’avait calculé et prédit à Saures. Mais l’amirauté ne partagea pas l’avis de Prévert.
Ordre était donné à l’amiral de la quatrième flotte de réengager le Dominant sur l’instant, puis de regagner Tiersule pour assurer le déploiement de ses autres escadres. S’il y avait une panne, il devait remorquer le cuirassé pour démantèlement. Sans panne, l’équipage devait obéir. S’il n’obéissait pas, les ordinateurs devaient être remis à zéro, le commandant remplacé et le cuirassé devrait reprendre sa mission suivant des consignes fixées. La communication s’acheva sur l’accord de Prévert, qui soupira en rendant le microphone.
« Alors ? »
« Vous devez repartir, maintenant, même si cela signifie de faire sauter votre coque. »
Dès qu’il apprit la communication, le commandant ordonna à tous les officiers de rejoindre sa cabine, et à Londant d’y mener l’amiral. Ce dernier se montra détendu mais intraitable, une fois assis sur le fauteuil, un verre d’alcool à la main. Il ne se montrait plus hostile pas après avoir reçu de nouveaux ordres qui couvraient tous les cas de figure.
Se trouvaient avec eux tous les capitaines, le commandant en second, le médecin de bord et le lieutenant Ertanger. Radens parlait au nom des officiers de tourelle.
L’amiral se mit à parler en surveillant bien à détacher chaque intonation. Il voulait s’assurer que chaque officier comprenne parfaitement. Il cherchait chez eux des doutes, des hésitations quant à leur mission, quelque chose qu’ils ne comprendraient pas, qui justifierait leur mythe de la panne. Il reprenait, point par point, la situation de ce qu’il n’appelait pas encore le front océanique. « Le Dominant détruit, coulé, perdu, tout va bien. Mais tant qu’elle flotte, cette canonnière doit rejoindre la frontière. » Le mot de canonnière en fit réagir plus d’un.
Depuis longtemps le Liscord avait dépassé la frontière, en prenant possession de nombreuses îles dans la chaîne nord-est. Beletarsule n’était pas la moindre. L’unique bâtiment à pouvoir défendre la frontière était le Dominant, car le seul à ne pas représenter de menace. Sa médiocrité ne menaçant pas les îles, le continent ne ferait pas traverser la frontière à sa flotte. « Maintenant mettez-vous dans le crâne qu’il n’y a pas de panne. » Il était impossible, « là-bas, » de voir les choses autrement. Ils allaient interpréter cet immobilisme, l’absence du Dominant à la frontière. Les calculs donnaient le reste, une fois pris en compte le milliard de facteurs de chaque point de la planète.
Voilà pourquoi le cuirassé BF-1 Dominant devait se trouver ou au fond de la mer, ou au fond d’une décharge, ou devant la frontière, entre Minsule et Beletarsule, dans son secteur d’opération, d’ici moins de vingt-quatre heures. Puis il se cala confortablement dans son fauteuil, avant d’ajouter que jusqu’à présent aucun satellite, aucun radar pas même de sa propre flotte n’avait repéré le Dominant ; de sorte que pour le Liscord, le bâtiment était toujours perdu en mer.
Il attendit une réaction, tout ce qui aurait pu traduire une forme quelconque positive à cette nouvelle, qui aurait trahi que l’équipage voulait gagner du temps. L’amiral ne trouva pas chez eux cette complicité qu’il aurait attendue, et déduisit machinalement qu’il fallait détruire Roland. Cette déduction ne venait pas de ce que Roland était coupable, mais au contraire de ce que la responsabilité incombait au commandant et que Roland, n’ayant pas pu l’empêcher, n’était plus fonctionnel. Ce point de vue seulement primait.
« Écoutez-moi, Saures. Je n’aime pas ce bateau, l’amirauté n’aime pas ce bateau et le haut commandement le prend pour une blague. Ou vous reprenez la mission, sur l’instant, ou vous le condamnez à la ferraille. Nous ne jouerons pas le sort des quarante drapeaux pour un coup de tête. »
Mieux aurait valu de s’adresser à l’océan lui-même. Le commandant écarta son verre d’un doigt, puis cherchant à retenir une rage débordante, qui faisait se tendre ses muscles : il n’avait jamais, à aucun moment, abandonné sa mission. Il avait fait halte pour réparer, aussitôt la réparation achevée Saures mettrait cap sur les cent bâtiments du Liscord, en vitesse de combat s’il le fallait. Les officiers accoururent à ses côtés pour le calmer. Il répéta encore, et Arnevin se demanda s’il jouait une comédie, que le Dominant maintenait sa mission.
« Bien. »
Nullement touché, l’amiral Prévert tint cette fois tête à son subordonné, et ne lui répondit que « bien. » Puis il se tourna vers Ertanger et lui ordonna directement de détruire Roland.
« Je ne le ferai pas, amiral. »
« Et pourquoi ? »
Le lieutenant se permit de ricaner. Il lui sortit l’enveloppe, endommagée par le temps, où se trouvaient ses ordres, l’enveloppe jaune qu’il avait lue devant Tristan. Les deux conditions pour ordonner la destruction était, sur ordre du commandant ou, sur intuition personnelle. Ertanger se tourna vers Saures, qui ne prit pas la peine de répondre. Après quoi le lieutenant ajouta qu’il suivait son intuition personnelle.
Sans se démonter, Prévert ordonna que l’unité des forces spéciales entre en action. Le capitaine Londant s’avança alors, en hochant négativement la tête. Il avait bien transmis l’ordre, et le sergent avait aussitôt informé qu’il avait ses ordres. L’amirauté se retrouvait impuissante à contrôler l’équipage, et sans le haut commandement, ne pouvait rien faire. Mais Prévert sut que même le haut commandement ne l’emporterait pas, pas sans affronter l’équipage. Il eut le même réflexe de porter la main à son pistolet et cette fois tous les officiers suivirent son geste.
Alors Prévert se mit à sourire, d’un sourire en coin, puis à rire, par éclats, puis franchement, d’un grand rire presque fou.
« Vous me défiez ? Vous osez me défier ? » Aussitôt sérieusement : « Non, vraiment. N’essayez pas. » L’équipage se tenait en garde. Arnevin s’excusa, mais ils étaient en mission. Alors Prévert regarda sa montre, prit une pose qui mimait la réflexion, et soudain : « Vingt-quatre heures. Si le Liscord vous découvre, on vous remorque. S’il y a une panne, on vous remorque. Si vous n’êtes pas reparti d’ici huitante-six mille quatre cents secondes, on vous remorque. »
De retour à son hélicoptère, sur la poupe du Dominant, l’amiral se retourna pour voir les officiers, les fusiliers et les forces spéciales le saluer, et il crut lire cette fois le contentement qui aurait trahi une volonté derrière cette panne. Mais la complicité qu’il cherchait à faire naître dans l’équipage, il la retrouva en lui. Déjà l’amirauté le rappelait pour ordonner le départ du Dominant, ou toute mesure nécessaire. Prévert répondit qu’il avait des éléments nouveaux, que la situation était sous contrôle et que la mission se poursuivait.
Arnevin suivait, la main en visière, l’hélicoptère qui décollait. Il fut interpellé par le lieutenant de magasin qui le trouva bien allègre, presque trop content. Le lieutenant lui proposa une partie de cartes, puis : « Mais croyez-vous que c’est le bon choix ? » Ils savaient que non, que leur décision déraisonnable pouvait entraîner la guerre. Arnevin laissa entendre qu’ils la voulaient, peut-être. En tout cas il en était sûr, il n’y avait pas de panne. Ils n’étaient que les marionnettes de Roland, opposés aux marionnettes de Gilles : ce fut ainsi qu’Ertanger, dans un dernier ricanement, lui présenta toute l’histoire.