Le commandant Saures avait ordonné au lieutenant Ertanger de le trouver dans sa cabine. Là, secondé par le capitaine Arnevin, il offrit de lui faire quitter le bord.
« Je ne suis pas sûr de comprendre, colonel. »
Frederic Ertanger, bien malgré son engagement, n’était toujours pas au clair quant aux grades et aux fonctions. Néanmoins une joie peu commune avait éclairé son visage à cette idée. Il ne faisait plus de doute pour personne que le Dominant allait couler. Le bord s’y préparait passivement. Il demanda encore comment c’était possible. Le Liscord s’occuperait du transfert, après quoi il serait libre d’aller où il voudrait.
Bien entendu le lieutenant accepta. Quand il eut accepté, quand plus rien ne le retint dans la petite cabine du commandant, le lieutenant se retira et aussitôt, il se sentit perdu et étranger à tous les couloirs de métal qui encoffraient l’équipage. Il hésita entre dire adieu à Tristan ou à Quirinal. Le premier se trouvait plus proche, sans doute. La tour d’ordinateur isolée entre les deux systèmes de refroidissement le reçut plutôt chaudement. Toute sa puissance passait à brouiller l’avion radar de la première flotte, et à fouiller les bas-fonds proches en quête du Tregare. Il demanda à l’officier de lui faire son tour de cartes.
Il lui sembla que l’ordinateur ne pouvait pas comprendre qu’ils allaient se séparer, qu’aucun d’eux ne reverrait l’autre. Un fusilier frappa à la porte. Il alla ouvrir. Roland avait déjà planifié un transport par hélicoptère jusqu’à Darnelle, d’où un avion permettrait l’évacuation du professeur de la chaîne d’îles. Frederic Ertanger crut sentir des larmes à ses yeux en retrouvant ce titre. Il remercia, referma, se rassit sur la chaise de métal devant la tour et, sans dire un mot, plongea la tête entre ses bras.
Dans le hangar l’officier Bramelin appliquait l’ordre prioritaire de réparer l’ascenseur. Elle dirigeait donc à grand bras ses équipes et hurlait fort pour faire avancer les travaux, alors que crépitaient les fers et que s’acheminaient les pièces des magasins. Sur eux se découpait la lumière du jour, voilée de nuages. Ils retrouvaient l’air libre après presque deux semaines et inconsciemment, ils en profitaient. Sentir le vent, respirer l’air salé du large les grisaient. Bramelin voulait refermer cette plaie au plus vite.
Elle jaugea d’un œil sec l’aide médical qui se présenta. Fernier avait été envoyé par Quirinal en quête de derniers blessés sur le pont arrière. Elle en profita pour décharger sur lui ses sentiments et trouva, surprise, une oreille plus attentive qu’aucune autre dans tout le bord. Et quand il partit, Bramelin qui jusqu’alors s’était montrée la dernière intéressée se sentit le besoin de visiter la tourelle quatre. Cette tourelle, comme la trois, était désertée car hors de combat. Leurs sections avaient pris part aux luttes de couloirs.
Enfin la plate-forme épaisse de huit cents millimètres se souleva. Les équipes suivirent sa progression, centimètre par centimètre, jusqu’à ce qu’elle se verrouille à hauteur du pont. Les lumières artificielles dérangèrent les personnes présentes puis, très vite, ils y retrouvèrent leur normalité. Fière de son œuvre, l’officier logistique informa que le transfert pouvait avoir lieu. Puis elle se rendit en station médicale.
Deux salles attenantes avaient été réaménagées pour recevoir l’ensemble des blessés du bord. Presque septante hommes et femmes se morfondaient sur leurs couchettes, pansées ou fiévreuses. Elle ne trouva ni agitation ni même une odeur particulière, sinon celle de toutes les pharmacies. L’ordre et la propreté régnaient. Quirinal la reçut d’un air interrogateur, lui demanda pour qui elle venait. Elle se trouva tous les maux du monde, jusqu’à ce que son entêtement prenne le dessus sur l’entêtement du vieux docteur.
Avant qu’il ne la laisse entre trois blessés, elle le retint par l’épaule et lui demanda comment se portait Ertanger. Son inquiétude était réelle. Elle n’avait pas de meilleur ami à bord. Alors Quirinal prit le temps d’ajuster ses lunettes sur son nez pour la regarder comme il ausculterait un patient. « Vous savez qu’il part ? » demanda-t-il gentiment.
Le lieutenant Ertanger sortit de sa tanière non pour se rendre au hangar mais pour monter en passerelle annoncer directement à Arnevin, alors seul derrière la barre, où avait été repéré le Tregare. Le sous-marin d’attaque les cherchait trop à l’est mais quand ils seraient forcés de virer, alors à moins d’affronter toutes les escadres de la première flotte, la rencontre serait inévitable. Puis il demanda pourquoi seul le Tregare les poursuivait. À quoi Arnevin haussa les épaules, avant de lui faire remarquer que tout cela ne le concernait plus.
Une annonce informa le rang que l’officier magasin avait été remplacé.
À Darnelle mouillait le croiseur Dine, au large du port. En compagnie de Pumal le professeur Leberon attendait son collègue dont l’hélicoptère serait sur eux d’ici moins de dix minutes. Ils parlaient des défenses qui auraient pu être installées sur l’île et Pumal, tranquille, y ajoutait des anecdotes quand à ce qu’il avait vécu quelques heures auparavant. Ensuite ils retournaient s’asseoir sur le banc pour regarder au large, baigné par des rayons de soleil, le croiseur et fierté du Liscord, qui était autre chose qu’un tas de ferraille, et superbe.
Ils parlèrent aussi des deux ogives magnétiques détruites récemment, et dont ils avaient visité les sites.
L’hélicoptère fut annoncé en approche. Enfin la machine se posa devant eux et Ertanger, retourné à ses habits civils, resta bête sur le pas de l’habitacle. Il fallut que le colonel, plein de paroles amicales, le tire par le manche pour le décider à descendre. L’hélicoptère redécolla, le professeur le suivit comme un mirage qui disparaîtrait, après quoi devant ces deux personnes qui lui demandaient comment s’était passé son voyage, il se mit à ricaner.
« Iowa à onze… »
Roland ordonna d’armer un intercepteur hors-écran. Dans son bloc le javelot s’activa mais il ne devait jamais être tiré. À l’est le sous-marin virait pour les attaquer. Il se trouvait dans le second écran. Arnevin fit remarquer qu’il était déjà trop proche, qu’il fallait le détruire maintenant. Mais le commandant devant lui n’écouta pas. Le commandant regardait, calme, un point au-delà des meurtrières. Il souriait et ses dents rappelaient des pointes de scie. Un nouvel ordre fit s’aligner le bâtiment plein est et les deux combattants se firent face.
Le combat devait se dérouler au nord des pics, sur le plateau marin profond seulement de cent vingt mètres et dont le relief très accidenté offrait de multiples pièges aux sonars. Dès qu’il atteignit les huit mille le Tregare s’immergea au plus profond et glissa derrière les obstacles naturels pour surprendre sa cible. Dans le même temps le Dominant virait en un large arc à la recherche de son ennemi. Arnevin sentit le goût du sang entre ses lèvres : il avait mordu son index et le derme s’humectait.
Une annonce donna le sous-marin à deux et seulement trois mille du bâtiment. Aussitôt l’officier de pont Hersant pressa sur le chronomètre et à la voix de Roland, une nouvelle manœuvre pressa l’arc du Dominant. Radens confirma les différents systèmes engagés. Il attendait l’autorisation de tirer. La minute d’après un nouveau rapport donna quatre deux quatre cents. Les cœurs des officiers se serrèrent. Ils écoutaient en silence la houle de l’océan, l’horizon vide et le vol de quelques oiseaux, les bancs de poissons. Hersant annonça encore deux minutes, puis une, puis vingt secondes. La troisième annonce donna cinq et mille huit cents, puis deux torpilles à bout portant.
Avant même d’avoir transmis les ordres le bâtiment virait sur l’autre flanc et dans une accélération brusque chercha à perdre les munitions. Ils larguèrent les leurres neuf secondes après et alors penchés sur l’autre flanc, tirèrent encore les paillettes. Sous la pression soudaine des turbines l’arrière du bâtiment bouillonnait. La première torpille éclata à deux cents, ils en ressentirent la vibration. Sur leur arrière s’éleva une colonne d’eau que personne ne pouvait voir sinon Tristan. La seconde torpille passa dessus, se trouva prise sous un espace encore défendu et confrontée au blindage actif. Elle détona et malgré la surpression le Dominant en ressortit indemne.
Arnevin répéta : « Il faut riposter ! » Roland cria : « Non ! » Le commandant fit taire son second d’un visage noir.
Mais déjà le Tregare réapparaissait à sept et cette fois seulement huit cents. Il était prêt à se laisser prendre dans ses propres explosions pour toucher le navire. Une nouvelle torpille quitta son tube et, quatre secondes après, une seconde. Malgré la distance, le sous-marin continua droit sur sa cible, à mi-hauteur des flots. Il avait pu tirer malgré sa vitesse et malgré la pression. Son premier tir déclencha les contre-mesures puis se fit intercepter à vingt-cinq mètres. La seconde munition traversa.
Un souffle de flammes mêlé d’arcs bleutés souffla le flanc de la citadelle. Le chargeur du canon rapproché huit, en tour arrière et flanc droit, avait éclaté. La coque était ouverte béante sur presque quinze mètres. Plus qu’une déchirure, la surface homogène avait volé en pièces et derrière se trouvait le chargeur blindé, vidé de ses munitions. Sur le coup, le canon six fut mis hors de combat. La passerelle n’eut pas le temps de recevoir le rapport de dégâts, alors que Bramelin verrouillait plusieurs compartiments engloutis, qu’une nouvelle torpille surgissait à cinq cents mètres suivant la même trajectoire.
Il y eut un silence de mort sur la passerelle. Hersant avait appuyé sur le bouton du chronomètre, à cinq secondes de l’impact. Le cuirassé vira et engageant toute sa puissance au lieu d’accélérer, ralentit éperdument. Une traînée nouvelle battit ses flancs. Tout ce qu’il restait de contre-mesures y passa. Roland donna laconique les consignes de choc.
Puis sans explication la torpille réapparut sur leur sonar, devant leur proue et filant droit. À l’exception de Saures, tous les membres présents sur la passerelle se jetèrent aux meurtrières pour constater l’infime traînée à la surface qui s’éloignait encore. Dans leur dos la voix rugissante de Saures les fit frémir :[/i] « Si c’est la guerre qu’ils veulent, je vais leur donner la guerre ! » Tristan annonça le Tregare à six et trois cents mètres. Alors Arnevin, resté aux meurtrières, constata que les deux tourelles avant avaient tourné et braqué leurs canons de cinq cents millimètres chacune sur un flanc. Les deux canons au centre laissèrent s’échapper dans un souffle deux obus longs d’au moins sept mètres.
À peine dans l’eau, ces obus s’ouvrirent pour laisser échapper chacun une torpille.
Mais déjà Arnevin, bouche bée, relevait les yeux. Les quatre lanceurs de flanc du cuirassé s’étaient ouverts. Quatre traînes de fumée grimpaient dans le ciel, à mille, à deux mille, à trois mille mètres avant d’éclater. Aussitôt huit branches gigantesques recouvrirent le ciel sur plusieurs kilomètres. Une ombre épaisse confondit la coque et l’océan. Le bout de ces branches à leur tour éclatèrent et ce fut l’horizon même qui, à son tour, se confondit au ciel. Un brouillard vaste de quarante kilomètres retomba lourdement sur le champ de bataille.
Entretemps les torpilles avaient éclaté des deux côtés et des deux côtés n’avaient pas atteint leur objectif. Trois gerbes d’eau avaient essaimé les vagues. Le Tregare replongea et disparut dans le relief. Arnevin n’écoutait pas l’annonce : il regardait émerveillé la brume blanchâtre comme de la craie qui lui permettait à peine de distinguer la tourelle juste au-dessous de la passerelle. Ils n’avaient plus le moindre écho radar, plus de radio externe, plus de vision au-delà de cent mètres. Les deux combattants étaient aveugles.
Quand il se retourna, le second rencontra la face de son supérieur. Saures ne dissimulait plus une fureur qui se communiquait au métal même. Il donnait vingt minutes au Dominant pour détruire son adversaire. Tristan calcula sa position probable, vérifia les échos résiduels et l’annonce tomba à cinq et cinq cents. Le virage était trop large sans les turbines : Saures ordonna leur puissance. Soudain le sous-marin découvrit sa cible à cinq cents cinquante mètres et tournant en un arc serré pour l’intercepter.
L’expert à bord ordonna le tir de tous les missiles embarqués. Avant que son équipage n’en soit informé, seize silos s’ouvraient et tous les engins programmés partirent l’un après l’autre en une salve d’une demi-minute.
Quelques secondes après le dernier tir, une fois les silos refermés, une première torpille explosa à vingt mètres du sous-marin. Pris dans le souffle le bâtiment eut le blindage comme enfoncé puis arraché et la coque mise à nu. Une seconde torpille passa au-dessus, à cent mètres détona également. Hersant appuya sur son chronomètre. Elle leva la tête et attendit jusqu’à ce que Tristan annonce un coup au but. La station de tir appela à son tour pour un total de neuf munitions abattues. Ils n’avaient rien pu voir, seulement présumé leur position future et envoyé là des missiles Dard, dans l’espoir d’une interception de dernière seconde. Roland conseilla un nouveau chronométrage.
Blessé à mort le Tregare cherchait un dernier écho radar du Dominant. Cependant l’unique et très faible grésillement que provoquait sur le flanc gauche le blindage endommagé ne suffisait pas pour le faire repérer. Le sous-marin aveugle en était réduit à calculer la position du cuirassé de cent mille tonnes. Quant à ce dernier, il fouillait mètre après mettre la surface sous-marine en quête d’une fuite de ballast, d’une traînée d’air ou d’une surface artificielle. Les paniers de propulsion du bâtiment, au ralenti et sur ce fond, ne permettaient pas son repérage. Ils manquaient de temps pour le retrouver.
Sans hésiter Saures ordonna un nouveau déclenchement de feu, ordre relayé par la station transmissions à la station de tir où Radens, tendu à la verticale devant son siège, transmit à ses tourelles. Le chargeur glissa d’un pas puis chaque canon activa le souffle et les torpilles glissèrent dans l’eau dans un choc avant de se libérer. Elles commencèrent à tourner en cercle autour du cuirassé, à cent mètres de profondeur, et cela pendant presque trois minutes. Soudain à court d’autonomie, toutes deux ensembles détonèrent.
Alors le Tregare réapparut à moins de cent mètres du Dominant. Personne à bord ne comprit ce qui se passa. Le sous-marin passa à septante puis à trente et avant qu’aucune annonce ne soit faite, un fracas assourdissant parcourut toute la coque. Il dura encore et encore, le long du pont avant, jusqu’à dix mètres de la première tourelle, quand enfin les tubes chargés du sous-marin, alors comprimés par le choc, explosèrent. Le presque tiers de la coque sur le flanc droit avait été ouvert ou endommagé et sept compartiments noyés. Roland ordonna aussitôt aux magasins un transfert de matériel sur le flanc gauche, alors qu’ils penchaient fortement.
Puis l’alerte prit fin.
Le commandant en second Arnevin se fit prier d’aller se reposer dans ses quartiers. Il descendit les escaliers, rejoignit les couloirs et vit le matériel épars, certaines portes défoncées, en certains points des couloirs de l’eau qui gouttait. Puis il quitta la citadelle et arrivé aux quartiers, constata la puissance des chocs. Le mobilier de bois avait été fendu. Des copeaux jonchaient le sol. Il s’assit sur sa couchette défaite comme lui et le sommeil le prenant, il crut bien s’effondrer.
Quand il rouvrit les yeux, quelques minutes seulement s’étaient écoulées. Déjà les meubles avaient retrouvé leur état d’antan. Toutes les couchettes sauf la sienne étaient faites et propres. La porte qu’il avait vue sortie d’un gond s’ouvrait sans dommage sur le couloir. Il écouta le conseil de Roland, il tenta de se rendormir. À chaque fois qu’il fermait les yeux, au lieu des secousses, au lieu des explosions, il n’entendait rien et ne voyait que le brouillard blanc par les meurtrières. La peur restait la même. Il suait et se retournait sans cesse.
Il se redressa d’un bond quand Simon Rhages frappa à la porte. Le journaliste venait lui demander sa version du conflit. Arnevin demanda : « Un conflit ? » Mais son étonnement retomba après un bref échange. Rhages lui exposa avec détachement la totalité des dommages subis et la réponse de la première flotte à ces actions. Seulement Arnevin, une main contre l’arête du nez qui le faisait souffrir, demanda : « Qu’y a-t-il après le conflit ? »
« Attendez. Voilà, regardez. La lutte ouverte. Puis l’affrontement. »