Restés seuls à bord le commandant Saures et son second le capitaine Arnevin attendaient la visite des officiels venus de la capitale qui devaient décider de leur sort. Ils étaient sur le bâtiment tout ce qui restait de l’équipage, les totalité des cent treize membres d’équipage ayant autrement débarqué pour profiter de l’île et de l’air frais. Le soir tombait sur le port illuminé, si fort qu’ils ne pouvaient pas voir d’étoiles, la houle allait battre contre les coques et clapotait. Derrière les meurtrières, dans la pénombre, les deux officiers observaient l’extérieur, en même temps veillaient à ne pas échanger un mot.
Un sergent vint les trouver, à son arrivée les lumières successives l’annoncèrent bien assez tôt il se mit au garde-à-vous rigide, attendit d’en être libéré et annonça l’arrivée d’un hélicoptère depuis le continent. À son bord les trois représentants de l’Atasse détenaient la décision de Gilles avec pour mission de la transmettre de vive voix aux responsables du cuirassé Dominant. Le sergent se retira après avoir rappelé que sa section était à disposition. Ils recevraient l’hélicoptère sur la tourelle trois.
Ensuite les lumières s’éteignirent l’une après l’autre, à nouveau les lueurs de la ville reprirent le dessus. Arnevin se sentit obligé de briser leurs rapports. Il fit remarquer qu’Ertanger aurait dû être présent, puis attendit avant de demander ce que risquait son cuirassé. « Rien. » Roland intervint pour préciser qu’en l’état l’issue la plus probable était l’absence de sanctions. Aussi restaient-ils dans l’obscurité, à la tête du bâtiment de guerre, comme en poste et prêts pour un futur engagement.
Le premier l’amiral Prévert, à la tête de la quatrième flotte, passa la porte blindée de la passerelle, aussitôt annoncé il retira sa casquette où se montraient ses cheveux blancs. Il se montrait cependant incroyablement calme, dû à la situation, entre les mains les lettres d’ordre du continent. À sa suite entrait Pumal l’air d’un visiteur, en tenue allégée sa canne à la main qui observa dans tous ses recoins la petite pièce encombrée de postes. Puis s’avançant aux meurtrières le colonel observa la proue à moitié plongée dans le noir, confondue aux flots, il fit remarquer combien le navire était laid et dépourvu de défenses. Mais venant de l’arme de terre, ce n’était pas sa fonction d’en juger.
Enfin entra la conseillère du président. Les quatre officiers présents dès l’annonce de Roland se tournèrent vers elle pour la saluer. Nathalie Taquenard rajusta ses lunettes, leur demanda d’arrêter leurs manières et, d’un large mouvement de tête bousculant ses cheveux elle poussa un soupir de déception. Elle leva la tête, demanda où était Roland, se fit montrer les haut-parleurs en coins, les radios du bord. L’interpellé la salua selon le protocole.
Depuis que la présidence avait pris connaissance du dénouement à l’ouest de Vargesule, et l’intention du Dominant de se rendre au port militaire de Beletars, bien avant cela certainement la décision avait déjà été prise. Elle fut énoncée en termes simples et clairs : le remplaçant de Roland était en route. La décision de Gilles avait été mûrement calculée et, sans aucun doute, elle consistait la meilleure option. La voix dans la radio du bord, après une seconde, approuva cette décision puis s’adressant au commandant Saures lui demanda l’autorisation nécessaire au dernier détail.
Lui laissa en suspens les mots, plutôt que de répondre préféra se rapprocher des meurtrières. Il fit remarquer que la première flotte du Liscord se trouvait toujours au nord devant Minsule, qu’ils étaient officiellement toujours au-delà de la frontière, et en-deçà des ordres.
« Au diable la frontière ! »
S’emporta Taquenard. Elle allait ajouter un mot quand derrière elle fut annoncé une personne supplémentaire, au salut maladroit, presque comique, tout à fait décalé. Sans grande gêne le journaliste s’invita parmi tous les officiers pour, au nom de la presse, les remercier d’être monté à bord du Dominant, pour le commandant de les y avoir reçus. Puis Rhages alla se planter près du second un air connaisseur à son visage, de celui qui aurait sa place. Il triomphait de voir le visage de Taquenard se décomposer. Elle prit bien soin de répéter, comme interrompue, l’ordre du continent, en le dictant elle trébucha sur la fin vite précipitée. Le journaliste prit une photographie.
Ils en étaient arrivés là. Aussi le commandant Saures préféra-t-il énoncer distinctement la situation, cela malgré que tous dans la pièce, à un certain degré, en étaient conscients. Avant tout que Roland n’avait pu commettre aucune erreur, aussi il ne pouvait être coupable de rien dans ce qui s’était produit jusqu’à présent. Il coupa la parole à Prévert, haussa le ton assez fort pour faire taire son supérieur. Tout le monde pensait l’équipage coupable, lui le premier, d’avoir commis d’innombrables erreurs dont la première l’ordre de s’arrêter daté du six août, voilà deux semaines, et qui avait coûté la vie à nombre d’hommes.
D’un mouvement plein d’humeur le commandant demanda pourquoi il aurait la lâcheté de se cacher derrière une vulgaire machine. Le cuirassé l’avait protégé d’une pluie de missiles, il n’avait pas peur de s’exposer à ses propres torts. Taquenard la tête penchée, une moue d’ennui aux lèvres, lui demanda quand il aurait fini, lui rappela qu’il devait détruire Roland. Ce même Roland insista pour que l’officier obéisse. Ils ne prendraient pas seulement la peine de répondre parce que tout avait été mûrement calculé, estimé, pesé. Rien de ce que dirait Saures ne le changerait, avant tout parce que la décision venait de Gilles.
Dans le dos de son supérieur resté muet le capitaine en second s’avança. Il demanda pourquoi ce n’était pas le cuirassé lui-même qui était envoyé à la ferraille et rappela, assez vivement, que c’était là la posture du gouvernement deux mois plus tôt, avant que tout ne prenne place. Tant qu’il y aurait le Dominant il n’y aurait qu’une doctrine possible et quelque ordinateur qui en prenne la charge ce dernier se rendrait coupable des mêmes erreurs que Roland. C’était au cuirassé, aux cent mille tonnes d’un projet vieux de vingt-deux ans qu’il fallait s’en prendre. « Taisez-vous, Arnevin. » La voix de Saures renvoya son subordonné au fond de la pièce, surpris et bouleversé.
Cependant Taquenard avouait qu’elle n’aurait rien souhaité de mieux. D’un ton plus vif, et connaisseuse, elle marchait dans la pièce, faisait claquer ses talons, touchait du doigt le métal épais des cloisons et se plaisait à suggérer qu’Arnevin avait raison. La conseillère s’arrêta net pour répéter, une troisième fois, l’ordre de l’Atasse, du président Rougevin en personne qui impliquait de détruire Roland. Une troisième fois la voix dans les haut-parleurs, au travers du grésillement, demanda au commandant d’obtempérer.
Elle s’amusait de ce commandant qui bouillonnait intérieurement, elle le sentait près de les étrangler tous mais, tenu par quelque loi supérieure, rigide aussi bien qu’une corde de violon, l’officier se trouvait à refouler tous les sentiments. Le grand officier colérique n’était qu’un sentimental refoulé. Elle le persifla entre deux mots, d’un ton amical et cajoleur qui n’échappa nullement à Rhages. Celui-ci cantonné à son rôle de journaliste gardait un air satisfait, dégagé malgré ses propres sentiments. Il était face à une étrangère.
La lumière de la ville se découpait nettement sur le port, dans l’eau tranchait entre un espace plongé dans l’ombre et une ligne nettement découpée de reflets luisants. Le bruit de la houle était le seul langage que comprenait Saures. Ils étaient toujours au-delà de la frontière, en territoire du Liscord et donc toujours en mission. Il était toujours le seul maître à bord. L’amiral balaya ses objections, rappela qu’il était à quai avec la nécessité de réparer et réarmer absolument. Or le port militaire appartenait à l’Atasse.
« Je ne peux pas détruire Roland. »
Il revint jusqu’aux représentants de la capitale pour, de but en blanc, leur demander quand il avait désobéi à un ordre. Ce fut Prévert, une fois encore, qui lui en cita la liste d’apparence interminable, et parmi les plus graves, d’avoir compromis sa mission. À quoi Taquenard triomphante ajouta qu’ils avaient failli déclencher la guerre. Aussitôt le commandant Saures se mit au garde-à-vous, le regard perdu à l’horizon et, à la manière d’une machine, il se mit à citer ses ordres. Tous ses ordres. Absolument tous ses ordres. La liste laissa muets de stupeur l’ensemble des personnes présentes et même Roland, interpellé, ne répondit pas. Devant ce silence Saures rappela à son supérieur, l’amiral de la quatrième flotte, qu’il avait déjà demandé de lui retirer son commandement, qu’il était désormais trop tard.
Ses ordres avaient été de se positionner à la frontière et de la franchir, d’intercepter l’ennemi avec le seul droit de se défendre, de tirer le second. Ses ordres avaient été de prévenir la guerre et d’escorter la section des forces spéciales pour la destruction des ogives magnétiques. Il avait appliqué chacun de ces ordres donnés par autant de supérieurs, à commencer par le président lui-même dans ses allocutions, il avait suivi ses ordres à la lettre, machinalement, par la seule stratégie possible.
Emporté par l’émotion l’amiral Prévert lui demanda ses ordres, aussitôt reçut l’enveloppe de couleur militaire, ouverte, ainsi que l’enveloppe jaune qu’il avait lui-même remises au commandant. Ce devaient être là ses seuls ordres. Ces ordres contenaient en eux tous les autres si bien qu’il avait eu raison d’en tenir compte. Ayant dit cela Saures se tourna vers Roland et, d’une voix qui maîtrisait à peine sa colère, il demanda quelle erreur avait été commise. Ce fut Tristan qui, posément, répondit à la place en affirmant qu’il n’y en avait eu aucune. Et Taquenard de s’emporter que ce n’était pas à un radar de décider cela.
« Commandant » intervint Pumal, « contentez-vous d’obéir. »
Le capitaine Arnevin trouva la force de répliquer que c’était impossible, pas à la tête du Dominant. Il fut rabroué encore une fois, plus violemment encore, sans regret. Il commençait à percevoir ce qui était en jeu.
Interrompu par cette intervention, le colonel n’en parut pas plus mal mais, rajustant ses gants, il fit remarquer que le jugement du colonel Saures, trop impliqué, n’était pas assez fiable, qu’il ne pouvait pas s’opposer au calcul de mille milliards de processeurs et que même s’il avait raison, les causes qui poussaient au remplacement de Roland ne faisaient que changer, sans conséquence sur le remplacement lui-même. Il se garda bien de préciser quelles pouvaient être ces causes. La conseillère éprouvée en avait assez de toutes ces manières, de cette cabine trop étroite et de l’insupportable arrogance des militaires.
C’était simplement que Saures avait besoin de Roland. Pas d’un autre système, d’aucun autre ordinateur mais de Roland. Il n’avait pas à se montrer raisonnable, rejeta sans un geste toutes les raisons qu’elle lui lança au visage. Simplement, s’adressant à l’ordinateur, il lui demanda s’il était prêt à se battre. Dans le même instant enjambant sur les derniers mots du commandant et plus fort qu’à la normal la voix répondit : « J’écraserai tous mes adversaires. » Cette raison suffisait à Saures, contre toute autre, pour conserver Roland.
« Vous vous enfoncez, commandant. »
Ils se faisaient face dans la pièce, tous debout de leur côté et bien ordonnés, ils répétaient ces phrases tour à tour et si précisément qu’en les voyant faire Simon Rhages était persuadé d’avoir affaire à un spectacle. Il se permit alors, en tant que journaliste, de poser des questions. Il demanda, d’abord à Prévert, qui avait désigné le commandant Saures à cette fonction, qui lui avait conseillé de rendre son poste, qui lui avait assigné Arnevin puis se tournant vers le capitaine et commandant en second, et continuant, il demanda qui avait programmé Roland, qui avait écrit les ordres, qui avait proposé la stratégie, qui, en définitive, avait conçu le Dominant.
« Je ne sais pas » fut la réponse à la dernière question. Le journaliste surpris se le fit répéter, personne ne savait qui était à l’origine des plans. Mais il pouvait répondre sur qui avait mené la construction. Alors se tournant vers Taquenard, sans attendre d’elle la moindre réponse, qui l’avait nommée à ce poste, qui lui avait proposé de rejoindre les transmissions, qui avait recruté Edone, qui avait établi la frontière et ses conditions. Enfin à Saures, il demanda qui, avant tout autre, lui conseillait de refuser de détruire Roland.
La machine répondit : « Je ne comprends pas. » Après quoi s’adressant à Rhages la voix ajouta : « Sa fonction est de me détruire. » Au milieu de tous le journaliste haussa les épaules, nonchalant, décocha un sourire à Taquenard qui fulminait et, après un clin d’œil à Arnevin, il rappela le principe de tout, le premier postulat, celui que les hommes commettaient des erreurs. Le calcul se fondait simplement sur cela, qu’à cet instant une erreur supplémentaire devait être commise par Saures pour accomplir sa fonction.
« En d’autres termes, c’est la fonction du commandant ici présent que de refuser. »
« C’est absurde ! »
« Non » fit remarquer Arnevin, « c’est programmé. »
Il fallait qu’à cet instant le commandant du Dominant refuse pour que la fonction du Dominant soit remplie, tel était le calcul d’une machine avec des variables humaines. En cela Roland n’avait commis aucune erreur lorsqu’il permettait à Saures d’en commettre, et Saures commettant des erreurs avait accompli exactement ce qui était attendu de lui, enfin le calcul d’ensemble ne comportait aucun défaut. Taquenard avait été envoyée à Beletarsule pour essuyer un refus et le rapporter au président.
Elle avait une autre théorie, celle des armes. La conseillère répliqua plutôt que les militaires n’obéissaient qu’à la loi du plus fort, qu’ils étaient une plaie qui minait encore la société et que quand tous les militaires se seraient entretués, alors il n’y aurait plus de guerre. Le commandant Saures ne répondit rien, si bien qu’Arnevin se sentit obligé de dire à sa place :
« Vous vous enfoncez, conseillère. »
Elle chercha un appui chez les deux autres officiels, Prévert et Pumal, mais ceux-ci considéraient la situation d’un air calme, ne sentaient pas le besoin de répliquer. En même temps le journaliste ajoutait, après avoir consulté son appareil, qu’il était absurde pour un humain de vouloir avoir raison sur le calcul d’un millier de milliard de processeurs. Si Gilles voulait la fin de Roland, il l’aurait obtenue par un moyen plus sûr. Une dernière fois Roland demanda au commandant de le détruire mais celui-ci ne prenait même plus la peine de l’écouter. Son amiral conclut qu’ils n’avaient plus de raison de rester.
Ils étaient partis.
Quand leur hélicoptère eut quitté le bord le sergent vint les en informer, le port allait enfin opérer les réparations et le réarmement du cuirassé. Restés seuls dans l’obscurité de la passerelle, les deux officiers et le journaliste contemplèrent l’immensité de l’océan. Ils se sentaient, tous les trois, seuls. « Roland, » demanda Arnevin. Il attendit quelques secondes que la machine réponde, avant de lui demander quelle était leur vraie mission. Demandant cela il voulait savoir s’ils allaient vraiment déclencher la guerre. Elle aurait lieu le quatre, d’après le président.
Vers minuit ivre comme après une fête le journaliste quittait le bord, se laissait emporter par une vedette pour les hôtels de la cité portuaire. Une heure plus tard vaincu par la fatigue le capitaine demanda le droit de se retirer. Il se rendit aux quartiers des officiers, dévastés, il trouva une couchette encore en état et sans songer au froid ambiant, s’y allongea les bras raides. D’entendre la structure du cuirassé, de sentir son poids autour de lui, tout cela rassurait Arnevin, contrairement à tous cet enfermement lui devenait nécessaire. Il ne s’endormait plus que certain qu’il serait là pour donner l’ordre aux tourelles de tirer.
Le Liscord rendait compte le soir même de l’engagement de Vargesule comme d’un fait divers. Ils affirmaient dans le même temps qu’ils éviteraient la guerre et que leurs deux flottes étaient prêtes à les défendre. Enfin ils confirmaient la présence d’armements développés au Jutlosges, tels l’armement brouillard. Un journaliste avec l’accent du nord demanda s’il s’agissait d’un armement offensif. Le général de la première flotte confirma. Le journaliste demanda si le cuirassé avait un armement fournaise.
Resté seul sur la passerelle, le commandant Saures ne parvint pas à fermer l’œil. Il n’attendait plus que l’occasion d’anéantir le Liscord au nom d’une seule phrase de Roland.