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Quirinal s’était levé pour, d’un geste en l’air, faire se refermer la porte, dès qu’il s’était assuré que Vlad avait bien pris en main le Libra. Le claquement avait été si brusque que le chroniqueur drogué s’était retourné dans un sursaut. Près de la pile de livres, le plus calmement du monde, le bonhomme s’était mis à applaudir, un sourire aux lèvres.
« Bravo ! Tu as gagné la partie. Qu’est-ce que ça fait, de tenir un Libra ? »
Malgré toute la bonhomie un peu docte avec laquelle il posa cette question, son attitude et ses mots le trahissaient déjà. Il avait déposé ses lunettes sur la table, puis s’était avancé d’un pas, d’un autre, jusqu’à couper l’accès à la porte.
« J’ai regardé ce livre flotter pendant une éternité. Mais tu te dis, ce n’est pas ce bon vieux Quirinal. Je te détrompe tout de suite. Je suis Quirinal et tu es bien aux Chroniques. Laisse-moi t’expliquer ce que tu n’as pas encore saisi. »
Il fouilla dans une poche, l’air absorbé, il en tira son poing serré qu’il présenta devant lui et, l’ouvrant, dévoila deux dés aux multiples faces. C’étaient les dés du jeu de société, celui qui se trouvait à deux tables de là, entrouvert, et où Quirinal avait dû les puiser. Autrement, ça aurait été impressionnant. Mais là, non.
« Je t’ai piégé, Vlad. J’ai utilisé le Libra comme appât pour t’obliger à entrer dans le jeu. Une fois la partie gagnée, le joueur ne peut plus lancer les dés. Tu es bloqué, Vlad, c’est fini. Là tu te demandes, mais pourquoi… »
« Dis Quir’ ? Quand est-ce qu’t’arrêtes d’causer ? »
« Ta raillerie aussi m’avait manqué. Sais-tu pourquoi a été créé Libra ? Sais-tu à quoi ça sert ? » Après quelques instants : « Tu peux répondre, quand tu veux. » Quelques instants de plus : « Tant pis. Dès que j’aurai lancé mes dés, je n’aurai plus qu’à marcher jusqu’à toi, et te tuer. J’ai toujours voulu essayer de tordre un cou, tu sais, littéralement. Sans mouvement, tu ne pourras même pas te défendre. »
Il fit tomber les deux dés. Ceux-ci ricochèrent contre le sol de pierre taillée, l’un partit rouler derrière un pied de chaise et l’autre, après plusieurs rebonds, atterrit sur l’une des peaux de bête du salon. « Zut » dit simplement Quirinal avant de s’avancer jusqu’à mi-distance, pour devoir s’arrêter. Les mauvais scores arrivaient aussi.
« En manque d’veine, Quir’ ? S’tu veux, j’connais d’bons gris-gris. »
« Simple contretemps. Je ne suis pas à quelques secondes près. Au fait, tu n’aurais pas pu ouvrir les verrous avec le Libra. Tu ne sais d’ailleurs pas t’en servir. C’est même bête que tu ne me demandes pas les réponses à tes questions, je les ai toutes. Non non, je suis bien Quirinal. »
Sans vraiment écouter ce que déblatérait son ami, Vlad avait tiré un crayon de la bourse suspendue à son cou et, la pointe au-dessus d’une page planche, il réfléchissait encore à ce qu’il allait écrire. Le petit bâtonnet noir dans sa bouche faisait un bruit mouillé. Dans son esprit l’effet des graines persistait, de sorte que lui apparut la solution la plus folle qu’il put trouver. Aussi se mit-il à griffonner et, en même temps, il énonçait à voix haute ce qu’il écrivait. Mais son écriture était différente. Ce n’étaient plus des pictogrammes au trait forcé. Le drogué ne s’était jamais intéressé à ce genre de détail.
« À… c’… moment… ar… rive… un… troisième… joueur. »
« Comme je le disais, tu ne sais toujours pas te servir d’un Libra. Ce n’est pas grave, au moins tu auras essayé. Ah, je crois que c’est mon jet. »
En effet, les dés avaient encore roulé dans le lointain. Un large sourire s’épanouit sur la face bonhomme de Quirinal. Il voulut avancer mais ses pieds restèrent cloués sur place. Son sourire se figea.
« Qui est le troisième joueur ? »
« Mignonne, mignonne p’tite bête, joue-nous ta berceuse, égaie donc mon ami Quir’… »
Un craquement effroyable parvint du vestibule, après avoir traversé tous les couloirs. Les murs vacillèrent, en même temps que le sourire, sur la face de Quirinal, s’était évanoui.

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