Toutes les rues du quartier sud ne portaient pas forcément un nom. Dans
l'une de celles-là se trouvait la Hache Brisée, une auberge des plus
réputées où son ami apothicaire ne dédaignait pas de descendre, une
fois la nuit tombée. L'obscurité appesantissait les pas du devin alors
qu'il s'approchait de la porte. Des rais de lumière accompagnaient les
voix grasses à l'intérieur, ainsi que les paroles d'un conteur qui
comme beaucoup de soirs sur scène donnait sa vie à l'auberge. Il ne se
souvenait plus du nom de l'artiste mais comme la majorité des
fréquentations, le devin se souvenait l'apprécier. Il passa la porte
pour découvrir une salle bondée, en fête, nullement troublée par le
nouveau roi et le nouveau règne. Pour un instant dans la nuit noire,
ces pauvres âmes pouvaient se croire heureuses.
Mais l'apothicaire
n'occupait pas sa table en fond de pièce, dans un coin, table
qu'autrefois Vlades Jan lui avait imposée par les odeurs
pestilentielles qui les isolaient des autres occupants.
Le devin
ressortit après un large hochement de tête d'un bout à l'autre de
l'auberge. À peine dehors, se grattant la joue avec les ongles, il suça
au bout de l'autre main une petite pousse tirée de sa bourse, et il se
laissa aller à son goût âcre. Le froid transperçait sa peau en même
temps que la faim et la fatigue, mais très vite, ces sensations
s'altérèrent jusqu'à disparaître. Il repartit par les quartiers jusqu'à
un taudis plus petit, plus récent, encastré entre deux très vieilles
demeures prêtes de s'effondrer, là où résidait sa connaissance. La
porte était ouverte, comme toutes les portes de ce quartier tant les
loquets étaient chers pour le peu qu'il y avait à protéger. Dedans, il
faisait noir. Mais il savait qu'un rideau coupait la pièce en deux.
- Mon p'tit Quill ? Où tu t'caches, Quill, montre-toi.
Une
série de jurons éclata au fond du taudis. Une main épaisse, poilue
comme celle des hommes sauvages, écarta le lourd rideau et aussitôt un
flot lumineux permit d'y voir. Il avait allumé deux bougies près de la
table, là où lui et son hôte avaient étendu le noble Thorlof L'Fyls.
Thorlof souffrait encore, frissonnant, à part quoi il ne semblait pas
blessé. Personne ne savait exactement ce qui s'était passé le soir où
le roi avait été assassiné. Lui et son ami également noble, l'hôte de
l'apothicaire, se cachaient depuis des gardes jusqu'à ce que le seul
témoin de la scène, Thorlof lui-même, s'éveille pour l'expliquer.
- Vlades, vieille fripouille. On aime toujours autant l'odeur des cadavres, à ce que je vois.
- C'est lui Thorlof ? Bah, quelle expression !
Aux
mots du devin, l'ami de Thorlof se dressa d'une pièce. Le noble
n'allait pas laisser un loqueteux insulter une âme aussi noble ! Mais
l'apothicaire s'interposa à temps pour éviter des paroles
irréversibles. Il les calma tous les deux, non que le devin ait eu
besoin de calme mais pour éviter toute tension.
- Tiens ta langue, tu parles d'un L'Fyls. Le sang de toute ta famille ne vaut pas une goutte du sien.
- Quelle expression ! répéta le drogué sans rien écouter. À faire peur aux morts. Une sale tête, sale tête hein ?
-
J'ai épuisé tout mon savoir sur lui, reprit Quill. Les blessures
physiques étaient superficielles mais ce visage… ça me dépasse.
Cependant
le drogué ne se rendait même plus compte qu'on lui adressait la parole.
Il regardait la face figée de terreur du noble avec une fascination
presque macabre. Parfois ce visage tiquait, secoué par un spasme et il
hoquetait dans sa respiration mais dans ces yeux, dans ces yeux encore
vivants, Vlades voyait un rêve se réaliser. Il fut saisi soudain par
cet éclat terne, imperceptible au fond de l'iris qui l'avait fasciné,
une trace infime du crime que lui seul pouvait reconnaître pour l'avoir
croisée autrefois.
Son propre souffle lui manqua. Il crut un instant
que les drogues avaient enfin eu raison de son corps mais c'était une
autre cause, plus profonde, une sorte de terreur curieuse et avide qui
le possédait, l'impression vive qu'il n'avait jamais quitté la
Perception, qu'il était prisonnier des énergies et qu'elles le
broyaient lentement.
44 - Pion, chez l'apothicaire
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- Écrit par Vuld Edone
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