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La cloche ne sonne plus, maintenant. C'est à ma porte qu'on frappe. Trois coups. Puis quatre coups plus rapides. Puis six coups, de plus en plus rapides, mais irréguliers parce qu'il y a comme une pause entre le troisième et le quatrième coup. On frappe à ma porte. Quelqu'un attend derrière ma porte, sur le seuil de mon habitation. Une personne ? Deux personnes ? Je ne compte plus maintenant, les coups sont trop rapides et ne sont plus qu'un seul grand coup. Les coups accélèrent, comme s'ils insistaient et se crispaient sur les planches de mon habitation parce qu'ils avaient autre chose à me dire. Ils accélèrent, et, comme je n'arrive plus à compter, j'ouvre.

Quelqu'un et Alexandra. Alexandra.

« Mon ami ! Vous m'avez rendue tellement inquiète. Tellement !

Ce matin, les soldats ne sont pas venus chercher les ouvriers pour le travail. Il fait froid, il fait très froid, et il fait trop froid. Nous ne pouvons pas travailler s'il fait froid. La neige est blanche, mais je ne sais pas si c'est le jour ou la nuit. Le soleil n'arrive toujours pas à vaincre le ciel qui est épais comme une soupe ; et si on pouvait passer la main à travers ?

« Ilya m'a raconté ce que vous avez fait hier soir. Je trouve ça absolument magnifique, je vous en suis tellement reconnaissante ! Vous avez d'abord pensé à nous, à ce que nous pourrions faire ensemble, à votre grand destin ! Alors qu'il aurait été si facile de vous laisser mourir entre les mains de mon père cruel.

Alexandra, je n'ai pas le droit de la voir. Monsieur Andropov me l'a interdit avant que je sorte de son bureau. C'est pour ça que je ferme les yeux quand elle parle. Je l'entends quand même. Je n'ai pas le droit de la voir, mais j'ai le droit de l'entendre. Je comprends ses paroles et elles se mélangent avec le froid, la neige qui est blanche, et le soleil qui passe sa main à travers moi. Mais Alexandra, qui est toute en fourrure, me serre dans ses bras, et juste à ce moment-là, les picotements reviennent et les yeux s'ouvrent. J'ai beau essayer de les fermer, ils sont ouverts, et grand. Les picotements dans la nuque courent le long du dos, et jusqu'au bassin, et jusqu'aux jambes ; picotements dans les bras et la poitrine. Est-ce que je picote parce que je n'ai pas le droit de voir Alexandra, et les picotements sont mon châtiment personnel ? Non, parce que je picotais déjà devant Alexandra avant l'interdiction hier soir. Or, la faute ne peut pas précéder le jugement. Je picotais quand elle portait sa robe jaune et me parlait des étoiles.

« Savez-vous, mon ami, que votre gentillesse a été récompensée ? Je suis venue vous annoncer une grande nouvelle ! Une très grande nouvelle. Je... Je vais laisser Ilya vous la présenter, car l'émotion me noue la gorge.

Ilya est froid, mais il paraît tellement grand, alors que je le dépasse en taille. Je ne le reconnais pas tout de suite. Je le reconnais quand Alexandra me dit qui il est, mais pas avant, car il n'est pas habillé en contremaître comme je le vois toujours habillé, et son visage est un peu plus calme – un peu seulement. Son costume est très joli.

« Matricule 19, je suis venu vous annoncer, au nom de monsieur Andropov, qu'il accepte votre demande en mariage et consent à vous livrer sa fille unique, Alexandra Andropov. Le mariage est prévu dans trois jours. Il aura lieu à l'usine, puisque vous vous y êtes connus, et l'office sera dit par le patriarche de Likoutsk.

Ce n'est pas possible parce qu'hier soir, Alexandra m'expliquait que son père ne voulait pas de mariage parce que les parents n'étaient pas assez riches, parce que je n'étais qu'un ouvrier, parce que c'est un crime contre la morale. Et je ne dois pas la voir. Or, un mariage, c'est quand deux personnes se voient tous les jours. Est-ce que je vais devoir passer ma vie avec Alexandra et un bandeau sur les yeux ? Dans ce cas, est-ce que j'aurais quand même le droit d'enlever le bandeau, par exemple quand Alexandra ne sera pas autour de moi, ou bien ce bandeau devra-t-il être définitif. Dans ce cas, n'est-ce pas plus simple de me crever les yeux tout de suite ? Voilà ce que je demande.

« Mais, mon ami, un événement imprévu a été porté à notre connaissance ce matin-même. Je pensais que vous aviez aussi été mis au courant... Il faut dire que les informations circulent mal en ce moment, d'un bout à l'autre du pays, à cause des raids des révolutionnaires. Ilya, dites-lui.

« Matricule 19, puisque vous ne semblez pas en avoir été informé, sachez que monsieur Andropov a changé d'avis lorsqu'il a appris, ce matin, le montant exact de l'héritage dont vous êtes le seul bénéficiaire suite à la mort de toute votre famille il y a deux jours. Peut-être aimeriez-vous savoir ce qui s'est passé ?

« Ilya, crois-tu vraiment que notre pauvre ami a besoin d'être ennuyé avec ces histoires ? Père a déjà mis Gregor au travail pour régler tous les détails administratifs de l'héritage.

Alexandra sourit, et je souris aussi. Si Alexandra sourit, c'est que la nouvelle qu'ils viennent de m'apprendre – la mort de toute ma famille – est une bonne nouvelle, que je dois m'en réjouir parce qu'elle est la nouvelle cheville qui permet le mariage avec Alexandra. Parce que maintenant, je suis riche. Et puis cette nouvelle vient expliquer une autre anomalie dont je me souviens maintenant : cela fait un moment que je n'ai pas reçu de lettres de mes parents. S'ils sont morts, c'est une raison possible. Mais il y a le silence d'Ilya sur le fond de la neige qui ne me dit rien et que j'aimerais comprendre, parce que toutes les planches doivent pouvoir s'imbriquer les unes dans les autres, et pour qu'une cheville s'emboîte dans une planche, il faut un tenon d'un côté, et une mortaise de l'autre, et tout un jeu de chevilles les unes dans les autres. Il me manque des pièces. Alors je demande à Ilya de m'expliquer ce qui se passe, pour que je sache précisément la cause de ma réjouissance.

« Les morts successives de vos père, mère, grand frère et soeurs sont intervenues dans le cadre de l' attaque de leur ferme par un groupe de révolutionnaires parcourant la campagne pour piller les propriétés des fermiers travaillant pour le gouvernement. Ces terroristes profitent du désordre induit dans les campagnes par la propagation d'idées subversives pour s'adonner à des vols de nourritures ainsi qu'à d'autres exactions de diverses natures. Il est ainsi tout à fait probable que votre mère et vos soeurs aient été violées, et votre grand frère battu à mort, cela de manière tout à fait gratuite. Telles sont les pratiques de ces groupes et la probabilité qu'elles aient été mises à exécution lors de l'attaque citée plus haut est forte. Toutefois, il ne reste aucune trace de crimes potentiels dans la mesure où la ferme a ensuite été incendiée par lesdits révolutionnaires.

« Ilya, ce n'est pas pas la peine de nous détailler toutes ces horreurs ! Et puis il a déjà subi suffisamment de désagréments comme ça, avec l'incendie de l'usine. Viens-en plutôt à ce qui nous intéresse.

« Les morts simultanées des vos parents et de votre fratrie font de vous l'unique héritier de la famille. Or, il a été découvert que vos parents conservaient sur un compte bancaire, depuis plusieurs mois, les biens accumulés par votre grand frère au service du gouvernement central. Vous êtes désormais en possession d'une somme d'argent suffisamment importante pour pouvoir prétendre, tout d'abord à l'intégration au sein du conseil restreint des grands possédants, et, conséquemment, au mariage avec la fille de monsieur Andropov, troisième entrepreneur du pays.

Enfin quand je le comprends le mécanisme s'enclenche, et je souris. Je souris des terroristes révolutionnaires qui ont tué mes parents qui m'ont laissé un héritage qui annule l'interdiction de voir Alexandra que je peux même épouser. Alexandra, le pantin qui danse, qui flotte, qui parle des étoiles et de l'espace aux couleurs toutes nouvelles et joyeuses. C'est 19, c'est le 1, puis le 9, qui s'accomplissent, qui sont autour de nous et jouent avec nous et sourient, eux aussi, parce qu'ils sont fiers de moi. Les parents doivent être contents que ma vie prennent une sorte de consistance, et grâce à eux, en plus. C'est vraiment une grande joie que d'avoir une famille aussi attentionnée !

« Allons voir mon père. Il doit encore prononcer devant vous les voeux de confirmation.



Monsieur Andropov est en train de dormir dans son grand bureau dans lequel il m'a interdit de voir Alexandra. J'attends d'entendre, qui sortent de sa bouche, les vrais mots qui m'autorisent maintenant à la voir, ou qui annulent sa décision antérieure. Monsieur Andropov n'a pas sa canne dans sa main vide. Il n'a pas son chapeau, ni sa fourrure non plus. Il ne me regarde pas et ne bouge même pas quand j'arrive. Il n'y a que les deux soldats autour de lui qui bougent. Ou plutôt ils bougent la pointe de leur fusil, et ils bougent leur regard de monsieur Andropov jusqu'à moi, et jusqu'à Ilya qui marche jusqu'à monsieur Andropov sur le fauteuil en face de son bureau. Ilya se penche et parle. Lui dit des mots. Il lui dit sûrement que je suis arrivé. Monsieur Andropov a un cou énorme et un bouton à l'extrêmité du menton. Je n'avais pas vu ce menton hier – mais c'était à autre chose que je pensais : quand on va mourir, on n'étudie pas les mentons des autres. Son chapeau est là, mais pas sur sa tête. Sa fourrure ? Je ne sais pas. Monsieur Andropov a une bouche de crapaud que je n'avais pas remarquée non plus avant de mourir. Pourtant, c'est exactement ça.

« Le destin aime à se monter à nous tel un diable farceur dont les jeux nous échappent tout autant, et même plus, que ceux d'un dieu ordonnateur de lois implacables. Je dois à la vérité de te dire que rien ne m'est plus inattendu que de te laisser entrer ici pour la seconde fois. Plus inattendue encore est la raison précise de notre seconde rencontre...

Monsieur Andropov tousse. Ilya lui tape dans le dos et lui dit des mots.

« Les jours passent et je me prends à croire, quand un peu de temps m'est laissé pour la réflexion, entre deux voyages ou entre deux repas, que les rouages qui faisaient fonctionner l'usine jusqu'à présent ont été ralentis, non par l'usure bien naturelle qui ne nécessite que quelques ajustements, quelques manoeuvres subtiles et invisibles à qui ignore la technique, mais plutôt par la plus petite semonce, par un courant d'air dans la froidure. Par qui ? Pour quoi ? La levée des ouvriers. La destruction de l'usine par le feu. Maintenant, le mariage de ma fille unique, de ma Sacha, avec un de ces mêmes ouvriers. La machine s'est brisé, toute entière et sans nuance.

Ilya tape encore dans le dos de monsieur Andropov qui tousse. Il lui dit :

« Je crains que cet entretien ne vous fatigue, monsieur. Peut-être devriez-vous en venir au fait pour accélérer la procédure.

Ilya caresse le dos de monsieur Andropov. Il pousse un peu un des soldats, parce que le soldat est trop près de monsieur Andropov.

« La procédure, oui... Les noces de ma Sacha. Elles auront lieu dans deux jours. Un coursier rapide a été envoyé au patriarche de Likoutsk qui n'a pas vraiment de raison de refuser ma demande, compte tenu des sommes colossales que je verse régulièrement à son église. Que l'argent puisse au moins servir à placer ce mariage sous des auspices heureux, et à convoquer à l'usine un membre du clergé, dont la présence ne pourra être qu'éclairante au milieu de ce chaos. Le mariage de Sacha sera une grande fête. Il y aura de nombreux invités venus de la ville, des mets dispendieux et des alcools riches et variés. Il y aura des musiciens. Il y aura les ouvriers qui auront eu droit à une journée de congé pour célébrer eux aussi l'évènement, car tout le monde doit pouvoir apprécier les festivités qui rythment la vie de l'usine tout autant que les sonneries et les claquements des machines. Il y aura des surprises, à n'en pas douter.

Ilya se trouve maintenant très exactement à la place qu'occupait le soldat quand je suis entré dans la pièce. Le soldat s'est décalé, juste de quelques mètres. Le costume d'Ilya est dans un tissu qui reflète la lumière des lampes à huile et il brille un peu. Les gestes qu'il fait sont très précis. Une main sur les omoplates de monsieur Andropov. L'autre main le long de l'avant-bras de monsieur Andropov.

« Reste cependant un point qui m'échappe et que Gregor a soulevé ce matin lorsqu'il a pris en charge le transfert de l'héritage qui te revient. Que tu veuilles épouser ma Sacha, cela je l'ai parfaitement compris. L'escapade d'hier soir, tout criminelle qu'elle fût, ne répondait qu'à une passion que les suppliques appuyées de ma fille m'ont poussée à juger avec une indulgence attendrie. Le diable se cache dans les détails, dit-on, et ce qui manque n'est rien de plus qu'un détail qu'il nous faut régler, parce qu'il enraye la « procédure », comme dirait Ilya.

Ilya, derrière lui, arrête ses deux mains et je crois qu'il veut me parler avec les yeux, mais je ne comprends pas si c'est à moi qu'il s'adresse ou à Alexandra qui, je crois, se tient dans mon dos. Même si je ne la vois pas parce que je n'en ai pas le droit, c'est comme si je la sentais, dans mon dos.

« Pour que le patriarche puisse bénir le mariage, il faut que les époux aient été baptisés ; il faut que leur appartenance à l'église ne fasse aucun doute. Le baptême suppose un nom de baptême. Et de ce nom, je n'ai nullement retrouvé la trace dans les papiers renseignant ton entrée à l'usine. Matricule 19 prouve que tu appartiens à l'usine, mais pas à l'église. Alors il me faut un nom. Un nom à base de lettres, j'entends. Je te l'avais dit : ce n'est qu'un détail. Un jeu de lettres.

Alors, juste à ce moment-là, je ne sais pas trop pourquoi, mais Ilya se penche vers monsieur Andropov pour lui dire des mots à l'oreille. Ça dure un peu longtemps : c'est une vraie conversation, mais à voix basse et comme dans le noir, parce que je ne t'entends rien de ce qu'ils se disent. Je regarde le nombre de boutons du costume d'Ilya (exactement six, noirs).

« Anton ? Tu t'appelles Anton. Ilya me dit que c'est le nom retrouvé dans la ferme de tes parents, et dans les papiers de l'héritage. Soit. Alors Anton, je te confie ma fille le plus solennellement du monde.

*

Aujourd'hui, c'est le jour du mariage d'Alexandra. C'est un jour où il y a de la neige à l'entrée de mon habitation, mais elle est blanche et moins sale, et elle donne presque l'illusion que le soleil est invité dans l'allée qui traverse la longue ligne des habitations. La neige est douce et ne fait pas un seul bruit sous mes pieds quand je descends les marches pour aller à la rencontre des soldats qui m'attendent, en bas, avec leurs fusils. Ils viennent pour me chercher et me conduire jusqu'au jardin de monsieur Andropov où la fête du mariage d'Alexandra a lieu, ou va avoir lieu. Ilya m'a dit que les soldats étaient là pour éviter que d'autres ouvriers ne m'agressent, mais il se trompe. Les autres ouvriers sont contents parce qu'il y a une fête, et parce qu'ils ont un jour de congé grâce à moi. Les soldats sont les envoyés de mon destin exceptionnel ; ils ne sont pas là pour faire peur, mais pour avertir que la suite de ma vie est en marche et que cette machine là ne saurait s'arrêter de sitôt. Les soldats ont des fusils bien lustrés, aux crosses lisses et vernies. Ces crosses là sont soyeuses, comme la robe qu'Alexandra va porter aujourd'hui (je ne l'ai pas vu, mais Ilya m'en a parlé, et j'aime beaucoup que l'on me parle de jolies choses).

Ils sont là, les autres ouvriers. Ont-ils peur ? Non, je ne le crois pas. Ils sont tous sortis sur le pas de leur habitation et me laissent passer, moi et les soldats aux crosses vernies. Ilya m'a dit que quand la cloche sonnera le repas du midi, il y aura un repas de fête qui les attendra dans le réfectoire. De plus belles rations. Des plats meilleurs à manger. Tout ça grâce au mariage d'Alexandra. J'aime les jours comme aujourd'hui où les choses sont simples parce qu'elles s'expliquent d'elles-mêmes. Les ouvriers sont prévenus de la simplicité du jour par mon passage près de leur habitation, et je n'ai même pas besoin de parler. Heureusement d'ailleurs, parce que je ne sais pas très bien ce que je leur dirais.

« Anton ! Anton !

108 sort de son habitation. Il court vers moi pour exprimer sa joie ! L'un des soldats le met en joue ! Je suis bien obligé de me mettre devant le soldat, de lui faire signe que non, que c'est 108, que c'est un ami, qu'on ne menace pas les amis, et qu'il peut l'autoriser à me parler. Est-ce cela le début de mon pouvoir de suggestion, qui va avec mon destin exceptionnel : je commence à agir sur les autres, il m'obéit.

« J'ai appris pour ton mariage, Anton, et je tenais à te féliciter. Je ne réalise pas vraiment ce qui se passe, comment notre patron a pu accepter de te donner sa fille, mais, enfin, je ne souhaite rien moins que de gâcher ta joie. Si telle est la manière que tu as choisi pour t'élever socialement, je la respecte, même si je ne l'approuve pas entièrement, Anton.

C'est vrai que maintenant, je m'appelle Anton. Je n'arrive pas à m'y habituer et je ne réponds pas quand on crie : « Anton ! ». Pourtant, ce n'est pas un nom vraiment compliqué. Il n'y a que deux syllabes à retenir, comme il n'y avait que deux chiffres à mon matricule. D'autres ouvriers, je crois, ont des noms bien plus compliqués, avec en plus un nom de famille. Et Alexandra ! N'est-ce pas un nom compliqué, Alexandra ? Si j'ai réussi à retenir le nom d'Alexandra, je serais bien capable de retenir Anton qui, après tout, a bien moins de lettres.

« Il reste une seule chose, que j'aimerais te rappeler. Ta vie est tienne, Anton, mais souviens-toi toujours des premières étapes, et de ta vie d'ouvrier. Les problèmes de l'usine ne sont pas encore réglés. L'armée occupe toujours le terrain, et ce n'est pas avec quelques banquets qu'Andropov peut nous amadouer. Il le sait, mais nous respectons cette trève. Nous la respectons pour toi avant tout, Anton. Je me porte garant pour les autres ouvriers, qui comprennent que le temps de la lutte n'est pas encore venu. Face aux conflits qui perturbent le fonctionnement du pays, nos dirigeants ont décidé d'organiser une élection dans laquelle les comités d'ouvriers nouvellement créés sont invités à participer. Il semble donc que ton mariage annonce la chute du mur qui séparait sans condition les différentes classes sociales. Tu te rapproches d'Alexandra de la même manière que les ouvriers se rapprochent de l'Etat. Ma confiance en toi est suffisante pour croire que tu sauras opérer les choix les plus judicieux lorsque le moment propice sera venu. Tu est un honnête homme, Anton, je le lis dans tes yeux.

Il ne faut pas que 108 s'inquiète de trop : maintenant que mon destin commence à s'accomplir, les choses devraient aller mieux.



Le mariage est un jour unique. Ilya m'a expliqué qu'il n'y aura pas d'autres mariages, que ce jour n'aura plus jamais lieu. Alexandra a ajouté que c'est pour ça qu'il est précieux. Le jour du mariage, c'est moi qui m'avance au milieu des invités, dans le jardin de monsieur Andropov. Les arbres du jardin de monsieur Andropov (il y en a six, qui ont tous la même taille, mais avec des réseaux de branches différents) ont l'air morts, mais ils vont bientôt refleurir. Bientôt, c'est-à-dire quand il n'y aura plus de neige. Pourtant, aujourd'hui, la neige est une guirlande jolie tout le long des branches des arbres, avec des coulures jusqu'au sol. Elle abrite aussi la grande maison de monsieur Andropov que je n'ai jamais vue de ce côté-ci, ou en tout cas pas de près, ou en tout cas pas de jour. Les seules fois où j'ai vu les briques rouges avec leurs gouttières gris foncé, les rebords des fenêtres blanchis à la chaux, le toit de neige, c'était depuis la grande grille et des verticales de fer cachaient le tout. Elles cassaient le rythme des jointures et celui des réseaux des branches. Alors, la neige était froide et dure. Pas douce, comme aujourd'hui. Quand je marche dans la neige douce, mes bottes de fourrure – Alexandra m'a offert des bottes de fourrure pour le mariage, et un manteau avec des boutons en nacre, mais je ne sais pas ce que c'est que la nacre – ne s'enfoncent presque pas. Juste un tout petit peu. Juste là où s'arrête la semelle et commence la fourrure. Peut-être que la fourrure arrête la neige. Ou bien c'est la neige elle-même qui n'est pas la même que celle de l'usine ; celle que les ouvriers foulent derrière les grilles – parce que derrière les grilles, il y a plein d'ouvriers, il y a tous les ouvriers. Non. Il faudrait que je les compte pour savoir s'il y a tous les ouvriers, et pas seulement les visseurs, mais aussi les lamineurs et les autres. A moins que maintenant, avec la reconstruction de l'usine, il n'y ait plus vraiment de visseurs et du coup, tous les ouvriers sont juste des « ouvriers », et du coup, ils viennent tous voir ce qui se passe, même s'ils ne sont pas visseurs. Je peux tous les compter ou presque : je n'arrive pas à voir ceux qui sont derrière les soldats en rang devant les ouvriers et derrière les grilles. Comme je ne peux pas savoir s'il y a un seul, ou plusieurs ouvriers derrière un soldat – est-ce qu'une rangée de soldats c'est aussi régulier qu'une rangée de visseuses, ou une rangée d'habitations ? - je ne peux pas savoir si exactement tous les ouvriers sont là, et donc je ne peux pas savoir s'il y a seulement les visseurs. En tout cas, je sais que la neige n'est pas la même ici et là. Ici, je m'enfonce à peine et quand je porte la neige contre ma joue, elle est très très douce, elle ne pique pas, elle ne mord pas la chair. Quand je jette la neige en l'air, elle flotte tout doucement.

Beaucoup de voix m'appellent quand je commence à jeter la neige en l'air pour voir si elle flotte. Il y a l'homme qui est juste à côté de moi et qui me demande pourquoi il a de la neige dans le col de son manteau (qu'est-ce que j'en sais, la neige d'ici est tellement nouvelle pour moi ?!) ; il y a Alexandra et Ilya qui font des signes avec leurs mains ; il y a l'homme au chapeau conique (Alexandra m'a dit que son nom était « le patriarche » et qu'il avait le pouvoir de parler avec le dieu, mais je ne sais plus quel dieu) qui a de tous petits yeux, tout plissés, presque fermés, comme s'il était aveugle ; mais maintenant, après 108, je me méfie des faux muets et des faux aveugles. Il y a juste monsieur Andropov qui se tait.

« Venez Anton, la cérémonie va commencer ! Vous devez vous placer là, face au patriarche. Moi, j'arriverais derrière vous, accompagnée par mon père, et la célébration pourra commencer. Que tout le monde se mette en place !

L'hypothèse du patriarche aveugle se confirme : on dirait qu'il ne me voit pas quand je suis devant lui. Ou bien c'est parce qu'il parle avec le dieu. Alors il ne faut pas le déranger. Je me répète ce qu'Alexandra m'a dit : je dois être devant le patriarche, ne pas bouger, attendre qu'elle arrive. De toute façon, Ilya est à côté si j'ai besoin de lui. Il est « le témoin », c'est-à-dire qu'il confirme que la cérémonie a bien eu lieu. Et comme le mariage est un jour unique, qui ne se reproduira plus, il faut s'assurer qu'il se soit vraiment produit. Mais est-ce que ça vaut la peine d'avoir un témoin quand il y a autant de monde pour confirmer ? Je ne bouge pas, j'attends Alexandra. A moins que ce ne soit une des tâches du contremaître : après tout, je n'ai pas lu le règlement de l'usine et il se peut que le contremaître soit aussi le témoin quand il ne s'agit pas de tâches qui se répètent mais de tâches uniques. Tout cela doit avoir un rapport avec le drap gigantesque qui est derrière le patriarche. Que de mystères ! Je n'aime pas trop les mystères d'habitude, parce que je ne sais pas ce qu'ils sont, mais aujourd'hui, la neige est douce. J'attends Alexandra, quand monsieur Andropov se met à parler.

« Le mariage de ma fille unique, de ma Sacha, de la fleur de mon sang, du reflet nostalgique de ma défunte Katia, est un événement sur lequel je veillais depuis bien des années. Dois-je m'en prendre à moi-même si, dans les derniers instants, Sacha m'a devancé et a mérité l'atavisme ambitieux de sa lignée en me tenant tête et en acceptant d'épouser un homme jusque là inconnu de vous tous ? Quoi de mieux que cette cérémonie pour que vous appreniez à connaître Anton ?

Monsieur Andropov tousse. Monsieur Andropov crache son sang rouge dans la neige blanche. Monsieur Andropov perd son chapeau et se penche pour le ramasser.

« La faiblesse dans l'amour porté à sa famille est l'honneur des derniers survivants de la race. Je n'avais que Sacha pour me tenir compagnie ; je ne l'ai plus, et la famille Andropov est défunte, morte comme ces arbres dont mon jardinier m'assure, pourtant, qu'ils refleuriront au prochain printemps. Que mon propre déperissement serve au moins à distribuer un peu de bonheur au seul être à l'égard duquel j'ai éprouvé un jour un moindre sentiment (dans notre monde, personne n'aime, et vous tous ne m'aimez pas plus que je ne vous aime). Si Sacha veut ce mariage, elle l'aura. Il me reste l'usine, et juste l'usine et ses murs de brique, rongés par le charbon de l'incendie encore trop proche dans ma mémoire. Et j'y mourrais, dans l'argile, le fer et le charbon froid.

Monsieur Andropov s'écarte quand Ilya le pousse dans la neige. Je dois être le seul à l'avoir vu parce que les autres sont trop loin, et parce que le patriarche est aveugle (et même s'il ne l'est pas, ses paupières sont bien trop basses pour qu'il ait vu ce détail). Alors c'est Ilya qui parle, et monsieur Andropov qui ramasse son chapeau pour la deuxième fois.

« Maintenant que notre hôte a fini l'annonce par laquelle il cède de bonnes grâces sa fille Alexandra Katia Andropov à Anton ici présent, il reste un dernier acte à accomplir pour que les codes de la tradition soient intégralement respectés. Il est convenu que le père offre au couple un chêne, pour symboliser la solidité et la puissance du mariage. Ce cadeau, je vais le découvrir pour vous, car monsieur Andropov me semble un peu fatigué pour le faire lui-même.

C'était donc ça le drap géant. Je me disais bien qu'il y avait un rapport avec Ilya : le témoin, c'est celui qui soulève le drap et qui fait apparaître un arbre gigantesque avec une branche au bout de laquelle pend 457 !

457. Je me souviens de ne pas l'avoir vu derrière les grilles : je pensais juste qu'il était derrière un soldat. Non : il est le seul ouvrier a se trouver dans le jardin, à part moi ; pendu au bout de la branche du chêne.

Ce qui se passe précisément, c'est un frémissement. Ce n'est pas un tremblement comme le jour de la Destruction : un tremblement, c'est quand les murs sursautent, le métal vibre, les ouvriers hurlent au son de l'alarme. Ce n'est pas non plus un picotement, parce qu'un picotement, il n'y a que moi qui le ressent quand je vois Alexandra, et ce sont des milliers d'aiguilles qui rentrent dans ma peau, dans ma peau à moi, mais je ne vois pas les aiguilles chez les autres quand je picote. Ici, c'est un frémissement. Des petits cris du silence. Des manchons de fourrure qui glissent sur le manteau de velours de la dame derrière moi. De la neige qui suce par en-dessous les semelles des bottes. Du métal froid des grilles qui chauffe à blanc. Des fusils qui s'agitent sans pouvoir tirer. Des cheveux qui poussent les chapeaux. Des paupières trop fermées d'aveugle qui clignent, clignent, et accélèrent, accélèrent encore et tellement qu'on dirait qu'elles ne peuvent plus s'arrêter, qu'elles ne peuvent plus que cligner et qu'il n'y a pas de boutons pour arrêter le clignement, très très léger mais aussi fort qu'un toit qui s'effondre. Des glapissements qui me font penser à ceux des veaux de la ferme des parents, quand j'étais à la ferme des parents et que des petits veaux se sentaient seuls après que leur mère vache soit morte de fatigue juste devant leurs yeux. Je crois qu'il y a un peu de neige qui tombe des arbres, comme s'ils essayaient de s'en débarrasser, comme s'ils essayaient de débarrasser le chêne du cadavre de 457 qui pend comme les lambeaux de neige pendent aux arbres morts du jardin de monsieur Andropov.

La langue de 457 pend de 457. Elle est bleue, sûrement parce que le froid rend bleu ce qui reste trop longtemps à son contact, comme il rend bleu mes doigts après une journée à reconstruire l'usine. Sa langue est bleue et tout le long du cou, il y a des tas de tous petits canaux bleus qui forment des réseaux. Je suis surpris que 457 ne dise rien. En temps normal, il aurait réagi à ce parterre de patrons – ils ressemblent tous, dans leurs habits et leurs visages, à des patrons – qui le regardent en bougeant à peine les lèvres. Peut-être est-il, comme moi, trop content d'être accueilli dans les jardins de monsieur Andropov pour pouvoir dire quoi que ce soit. Peut-être ressent-il, comme moi, une sorte de reconnaissance. Ceci dit, si sa langue bleue pend comme ça, je ne vois pas bien comment il pourrait crier avec autant de force qu'il le fait d'habitude.

Peut-être est-il juste mort. Je serais mort à être resté dans le froid si longtemps, à moitié habillé. Je crois qu'il est encore un peu chaud, parce que la neige fond et c'est de l'eau qui coule le long du bras, qui coule le long des veines rouges sous la peau du bras, qui coule en colimaçon sur son index et quand elle tombe au sol, l'eau s'est encore retransformée en flocon de neige.



« Ilya, enlève ça tout de suite !

« Je m'en occupe Sacha, je m'en occupe. Une échelle, apportez-moi une échelle ! Et vous, les soldats, venez m'aider. Et surveillez les ouvriers. »

Quand 457 était un crieur de réfectoire, je le trouvais petit et laid ; mais là, en fait, il est presque beau.

« Monseigneur, veuillez commencer la cérémonie, les soldats se chargent de régler ce petit problème de maintenance. Il va de soi que cette exécution aurait dû se terminer il y a longtemps et que le décédé aurait dû être retiré de l'arbre.

Il n'est plus nu : il a une sorte de manteau de neige, qui vient flocon par flocon sur sa nuque, et puis sur ses épaules, et puis le long de ses bras. Sur sa tête, il y a comme une petite calotte blanche avec le bout qui brille, même si la lumière du soleil est très faible derrière les nuages. Comme les soldats font bouger sa tête, on dirait qu'il va parler ; après tout, c'est ça qu'il sait faire.

« Mes frères, mes soeurs, mes fils et mes filles. Aujourd'hui nous réunit un évènement sacré entre tous, lourd de sens pour l'homme et la femme qui, devant vous, vont accepter de vivre sous la bénédiction du dieu et sous ses commandements.

Il va parler et dire à tous les ouvriers (ils sont derrière la grille, et c'est 457 qu'ils écoutent, ce n'est pas l'archiprêtre qui raconte ses histoires, c'est 457 qui se tait) qu'il a eu tort. Qu'il a changé d'avis. Qu'il sait, à présent, où est l'endroit où il faut aller. Avec son bras, qui est tout dur et que les soldats n'arrivent pas à retirer de la branche de l'arbre qui le coince (et ils sont obligés d'y aller au couteau, parce qu'elle est devenue dur comme du rocher, la corde qui retient la main qui montre le ciel), avec son bras 457 montre aux ouvriers leur prochain but. Il leur dit de regarder en l'air, parce qu'en l'air il y a le ciel, il y a les étoiles et il y a l'espace, aussi. L'espace, c'est grand, et c'est beau. Ils ne le savent pas, parce qu'ils n'ont pas vu les images. Mais moi je le sais. Et 457 le sais sûrement aussi – je ne sais pas trop comment : est-ce qu'il a vu les images, lui aussi ? Est-ce qu'il est allé dans la chambre d'Alexandra pour lire les livres ? Ou est-ce que c'est parce qu'il est allé lui-même dans l'espace, rentré dans les images ?

« L'union que je m'apprête à bénir, et qui verra, à l'issue de cette cérémonie, l'échange solennel des voeux entre les deux êtres qui se trouvent devant moi, n'est pas qu'un simple accord mutuel. Si tel était le cas, nous ne serions pas ici aujourd'hui, sous le regard du dieu. L'union qui a pour nom mariage est l'état éternel auquel le dieu invite ceux qui désirent vivre à ses côtés, comme un rappel perpétuel de l'espoir qu'il nous a un jour accordé en nous donnant la vie et en nous guidant par ses paroles.

457 doit être quelque chose comme un messager de l'espace ; un signe des étoiles. Ce n'est pas ça qu'Ilya a dit quand il a retiré le drap, qu'il y avait un signe pour le mariage ? Maintenant que je sais que l'espace existe – parce que je l'ai vu en images – je sais aussi le nombre de choses qui deviennent possibles maintenant que l'espace existe. Alors sûrement que 457 est un messager de l'espace : il sera parti de l'usine hier soir, dans le noir qui permet tout, sans trop faire de bruit parce que les autres ouvriers dorment, il a trouvé les images d'Alexandra et il a visité l'espace et il est revenu pour dire aux ouvriers que c'est là-bas qu'il faudra aller plus tard, que l'usine n'est qu'une partie minuscule de tout le grand univers. Mais lui, 457, il est en revenu tout rigide, avec de la neige sur les bras et les épaules, avec un visage qui ne bouge jamais, avec la bouche fermée pour toujours (même sous la force des soldats qui le triturent, le vissent, le retournent dans tous les sens, et même s'il parle encore aux ouvriers).

« Alexandra Katia Andropov, consens-tu à prendre cet homme pour époux légitime, à le soutenir dans les missions qui lui seront confiées, à l'aider face au désarroi et à lui enseigner le savoir que les hommes seuls ne peuvent atteindre ?

C'est vrai qu'Alexandra m'a appris beaucoup de choses : si je l'avais écouté vraiment, j'aurais sû que 457 était en fait un messager de l'espace. Il a trop de chiffres : le 4, qui est l'ardeur au travail (or, il ne travaillait pas bien à l'usine, c'est donc qu'il devait travailler à autre chose autre part), le 5, qui est le goût du voyage (du voyage : dans l'espace bien sûr, parce quel autre voyage ?), le 7 qui est le chiffre de la connaissance suprême, m'a dit Alexandra. Je suis sûr que dans ce voyage dans l'espace, elle sera là. C'est elle qui m'a montré les images, et c'est elle qui sait ce que c'est que l'espace ; c'est elle qui me l'a appris. C'est pour ça que 457 est revenu juste aujourd'hui – c'est un jour qui n'existe qu'une seule fois, a dit Ilya – pour prevenir les ouvriers que les prochains voyageurs de l'espace, ce sera moi et Alexandra. On va finir sa mission. La mission qu'il n'a pas réussi à finir, juste à dire aux ouvriers avec sa main qui tremble sous les coups des soldats. Là-bas dans l'espace, il y a des couleurs et pas seulement de la neige et des rayons jaunâtres du soleil ; là-bas il y a d'autres formes que les cubes des habitations et la perspective est abolie. Comme le corps de 457 est tout tordu avec un bras qui se plie en angle obtus dans son dos, et le cou désarticulé, et plus de symétrie entre ses deux jambes. Le voyage l'a affaibli : alors il y a des dangers dans ce voyage dans l'espace. Mais ça ne me dérange pas d'y aller moi-même.

« Anton, consens-tu à prendre cette femme pour épouse légitime et à accepter les bienfaits qu'elle peut t'apporter tout au long du chemin, à l'aider face au désarroi et à lui accorder toute la confiance qu'un époux doit à son épouse.

Oui, c'est exactement ça. Comme il assiste à mon mariage, comme il sait l'influence qu'il a sur les autres ouvriers, 457 approuve mon propre destin. Il me passe le relais. Il dit : « Matricule 19, c'est toi qui va dans l'espace maintenant. Et quand tu seras dans l'espace, il faudra que tu reviennes pour raconter tout ce que tu as vu aux ouvriers, parce que c'est tellement beau que leur vie sera changée comme la tienne a été changée. Il ne faut pas aller trop vite et tous en même temps, et c'est pour ça que c'est toi qui a été choisi, matricule 19. » (457 m'appelle encore matricule 19 parce qu'il ne sait pas que j'ai un nom de lettres : il n'était pas encore revenu à l'usine quand on me l'a donné – enfin, je crois).

« Le dieu a pu entendre votre prière et son esprit est de tout son poids tourné vers les désirs de paix de vos âmes. Il comprend vos voeux les plus chers et les approuve, parce qu'ils sont porteurs d'une nouvelle vie. Par cette union se dessinent tout à la fois un nouveau contrat et la répétition des actes qui ont précédés cette vie, et qui marqueront les suivantes.

Les ouvriers derrière la grille ne regardent que 457. C'est qu'ils ont entendu son message. Ils me regardent maintenant et ce sont des questions qui me posent. Eux aussi se mettent à se poser des questions, comme je m'en suis posé quand j'ai commencé à voir Alexandra. Pourquoi faut-il aller dans l'espace, Anton ? Qu'est-ce qu'il y a dans l'espace, Anton ? Est-ce que nous aussi on pourra quitter l'usine un jour, Anton ? Est-ce que dans l'espace, il y a aussi des rangées de visseuses et des repas servis tous les jours à la même heure ? La tête bleue et blanche de 457 bascule en avant parce que les soldats le secouent et parce qu'elle répond à toutes leurs questions. Bientôt, c'est moi que les ouvriers vont voir partir et quand je reviendrais, j'aurais vu l'espace et je leur raconterais avec des images.

« Un dernier acte se doit d'être accompli simultanément par les deux époux afin de manifester l'union voulu par le dieu. Voici les bagues, signes de votre foi et de votre volonté.

Alexandra me prend ma main. Le patriarche lui donne une bague. Alexandra me glisse la bague le long d'un doigt. Il (le patriarche) me donne une bague. Je suppose que je dois le laisser glisser le long du doigt d'Alexandra. Je le fais en levant très haut la main pour que les ouvriers puisse la voir (c'est le signe de notre départ), et je reçois un peu de la neige qui tombe encore des cheveux gris de 457 que les soldats n'ont pas encore réussi à descendre. C'est qu'il fallait le laisser terminer sa parole.

« Et que l'avenir ensemble vous soit le plus heureux possible. Que le dieu laisse s'accomplir dans le calme des cieux votre destin commun.

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