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Catégorie parente: Fantasy
Catégorie : Jeunesse, vie et déclin
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L’humain :

 

Ce matin, je me suis levée de très bonne heure, avant même le soleil et avant les premiers chants d’oiseaux. Impossible de tenir en place, ni assise, ni debout. Je tourne comme un animal en cage dans ma chambre, sans un mot, simplement pour faire passer le temps au plus vite, car il me tarde de voir le zénith et, par là même, l’arrivée de l’humain.

 

Car mon rêve de hier soir n’en était pas un. La nouvelle, rapidement, me fut confirmée, et les festivités en l’honneur du retour du roi se transformèrent en un vaste tumulte sur l’arrivée de l’envahisseur.

 

D’aucuns se demandaient qui il était, et s’il était bien prudent de le laisser entrer, d’autres, plus jeunes, voyaient là une expérience des plus étonnantes, et tous, enfin, faisaient un grand tumulte dont la voix d’Aerion les tira. En une phrase rapide mais claire, il les informa qu’il acceptait la requête de l’humain au nom de la parole donnée, et interdisait que quiconque lui fît du mal. Il ajouta aussi qu’une escorte avait été envoyée à sa rencontre et qu’elle ne reviendrait que le lendemain, c’est à dire aujourd’hui.

 

À quoi peut-il bien ressembler ? Comment seront ses habits, sera-t-il accompagné ou viendra-t-il seul ? Ces questions me hantent et me rendent folle. Un instant, comme pour me raisonner, j’essaie de me demander pourquoi je fais de l’arrivée de cet humain un tel événement, plutôt que de n’y voir qu’une simple anecdote, mais j’en connais trop bien la réponse, et celle-ci m’est tout simplement insupportable, alors je préfère l’oublier.

 

Pourtant, puis-je ignorer qu’il m’est très agréable, et même salvateur, de voir enfin l’un de mes semblables ? Puis-je ignorer que depuis mon arrivée dans la forêt je n’ai cessé de me sentir étrangère où que je sois et quoi que je fasse, sinon dans les bras d’Aerion, à de bien trop rares occasions ? Puis-je enfin ignorer que, tout simplement, les histoires de preux chevaliers ont hanté mon enfance, et que toute ma curiosité bouillonne à l’idée d’en voir un, même de loin ?

 

Les heures s’écoulent, et je m’épuise doucement, mais sûrement, jusqu’à m’effondrer dans un fauteuil dont je me relève aussitôt. Exténuée, je n’en reprends pas moins ma ronde lorsqu’une grande clameur se fait entendre.

 

Aussitôt je m’élance, descend les escaliers, coure au milieu des autres elfes et, après quelques minutes, me retrouve avec eux le long du sentier par lequel va entrer l’humain. Mon cœur bat à tout rompre. Un cheval apparaît, mais c’est celui d’Aerion, suivi des plus vieux elfes de la Loren. Je vois les armures briller, les bannières flamboyantes, les heaumes étincelants et comprend que tout a été mis en œuvre pour impressionner l’humain. Qu’importe, cela ne peut que renforcer ma curiosité, et si un tel étalage a été fait, cela ne peut être que pour recevoir un invité de marque, quelqu’un d’important. Aerion s’arrête à ma hauteur et, à ma grande surprise, après avoir mis pied à terre, m’invite à monter avec lui pour recevoir ensemble l’invité. Dans la main qu’il me tend, je reconnais le diadème de la reine, plus brillant que jamais. J’accepte et peu de temps après me retrouve sur une vaste tribune élevée pour l’occasion et ceinte d’un grand nombre d’elfes en armes à l’air sérieux. Du haut de notre perchoir, nous avons l’air d’une forteresse prête à tenir un puissant siège, et il me tarde vraiment de voir venir celui qui, de sa seule présence, peut nécessiter un tel déploiement de force.

 

Mais à peine ais-je formulé cette pensée qu’apparaît le premier cavalier humain. Facile à reconnaître, il est couvert de boue jusqu’aux oreilles, que ce soient celles de la monture comme du cavalier. Ce dernier, d’ailleurs, est courbé sur le cou de son destrier, pitoyable dans sa posture, ses vêtements sont troués, son armure cabossée et sur son côté pend une épée sans fourreau, faite d’un métal rongé par la rouille.

 

Je vois ainsi approcher toute une procession de ces humains repoussants et indignes, et commence à voir mes espoirs disparaître lorsqu’il m’apparaît soudain…

 

Plus de boue, plus d’être prostré, courbé sous le poids de l’infamie. Son éclat est sans autre pareil, son armure semble faite d’argent, et partout courent des filets d’or aux formes infiniment belles. Son maintien est noble, son destrier magnifique et grand, son casque au bras, il laisse voir un visage puissant, ferme et beau. Il est jeune, ses cheveux sont d’un blond d’or et ses yeux sont empli d’une assurance que n’aura jamais aucun elfe. Il avance seul au-dessus de la basse engeance, sans se soucier des malheureux qui rampent à ses pieds et s’approche de nous en maître, insouciant de tout les soldats accumulés comme des fétus de paille face à lui. Il n’est que force et puissance, un roc inébranlable, un véritable chevalier. Je me recule un peu et cherche à me faire toute petite en le voyant s’arrêter juste devant nous. Je crois le voir me regarder, mais c’est à Aerion qu’il s’adresse, allant droit au but, sans s’avilir, fidèle à lui-même, comme un dieu en son royaume.

 

En quelques mots, il lui est évidemment accordé de rester autant qu’il lui plaira en la Loren, jusqu’au jour où il décidera de nous quitter, après quoi le serment serait considéré comme rempli. Il fait un signe dédaigneux d’accord et s’éloigne, emportant avec lui les autres humains. Les elfes semblent un peu indignés de son outrageante conduite, mais je n’y fais pas attention. Rêveuse, je reste un moment à le suivre des yeux, puis m’éloigne sans mot dire, laissant derrière moi Aerion et le diadème.

 

Ce que veut l’humain :

 

Voilà une semaine que Gilles est arrivé. Gilles, c’est l’humain, le chevalier. Peut-être devrais-je dire « mon » chevalier , car il ne cesse de venir me voir, et s’il reste distant, pris dans ses nombreuses préoccupations, il ne manque jamais de m’apporter présents et cadeaux en grands nombre, et jamais aussi je ne me suis vue entourée de tant de fleurs et de bijoux.

 

Il dit que c’est bien le moins qu’il puisse faire pour honorer comme il convient la reine des elfes, mais je sais qu’il n’en est rien. Je lui ai déjà dit que je n’étais qu’une simple humaine, et bien que j’aie préféré omettre, peut-être par distraction, mon origine paysanne, il doit bien avoir compris ce que je suis, ou peut-être pas.

 

J’apprends beaucoup avec lui, plus que jamais, et surtout sur lui. Je sais à présent comment, après avoir repris en main le fief de son père, il a vaincu la manticore, abattu brigands et vilains, maté les révoltes, défait ses ennemis et, une fois l’ordre et la justice revenue, il s’en est allé trouver le grall. J’en avais déjà entendu parler, mais il a su me le décrire en détail, car, m’a-t-il dit, il a eu l’occasion de l’approcher, mais non d’y boire encore, car, à ce moment, la dame lui aurait demandé de faire preuve de patience. Instinctivement, je lui demandais de me décrie la dame, avec, je dois le dire, un accent de jalousie dans la voix, mais la personne dont il me parla n’était autre que moi.

 

Ainsi passèrent les jours en sa compagnie, heureux et simples. Il riait beaucoup et mettait tout en œuvre pour me voir rire autant. Il ordonnait à ses gens de faire mille tours pour m’amuser, m’appris à me tenir comme une grande dame et me permis même de soulever son épée, ce dont je fus, je dois bien l’avouer, incapable tant elle était lourde.

 

Je l’accompagnais aussi lorsqu’il allait rendre visite à Aerion, pour lui rendre compte de sa décision de rester ou partir. J’y revoyais les elfes, les arbres et animaux, mais n’y faisais pas attention. Si la première fois l’on me proposa de monter aux côtés d’Aerion, telle proposition ne me fut plus jamais faite après que j’aie refusé. Du reste, je voyais trop bien Aerion qui, malgré ses tentatives pour rester inflexible, ne manquait jamais de jeter un ou deux éclairs lors de nos entretiens. Le pauvre croit sans doute que je l’ai oublié, mais c’est faux. Je l’aime toujours, immensément fort, mais je profite juste de l’occasion qui m’est donnée de passer un peu de temps avec l’un des miens. Je sais qu’il me pardonnera, et peut-être qu’après cela, lorsque nous nous retrouverons enfin seuls, ensembles, il acceptera de me prendre vraiment, ou peut-être avant cela s’avouera-t-il à moi…

 

Mais les choses prirent une autre tournure. Trois semaines après l’arrivée de l’humain, plusieurs elfes se présentèrent à ma porte et m’apportèrent or, argent, bijoux, ivoire, trésors en quantité incroyable et gerbes de fleurs en nombre tel qu’il était impossible de les faire entrer dans ma demeure. Il vinrent aussi transformer cette dernière en un véritable palais, avec des colonnades, de nombreuses salles, des miroirs et des argenteries au point que je me retrouvais à vivre comme une véritable reine. Enfin, il me fut offert un nombre considérable de robes tant elfiques qu’humaines, et des parures en quantité. En quelques heures, je me retrouvais plus riche que ne l’ont sans doute jamais été toutes les reines de ce monde.

 

Pourtant, je restais indécise devant tant de richesse. Que se passait-il, qui pouvait m’envoyer tout cela ? Le nom d’Aerion, bien évidemment, s’imposait, mais je ne comprenais pas ce soudain revers d’attitude, en particulier car, lorsque je voulus aller lui parler de cet étrange fait, il refusa de me recevoir, et lorsque je trouvais le moyen de forcer le passage, il avait fui sans laisser ni mot, ni explication d’aucune sorte.

 

Durant deux jours le cortège de richesse continua, empilant à mes pieds tout ce que pouvais contenir la Loren sans discontinuer, puis cessa, plus, aurais-je tendance à dire, faute de place pour entreposer les richesses que faute d’en avoir encore à apporter. Trois journées entières passèrent sans que je n’eus de nouvelles d’aucune sorte. Gilles, entre temps, vint me rendre visite, s’étonna de tout ces trésors et m’invita à en profiter, mais je lui fit comprendre que j’avais d’autres soucis.

 

Ils se confirmèrent lorsqu’enfin un elfe se décida à me donner une explication, et cette elfe fut Ikha, évidemment, qui, à son habitude, m’apparut comme tombée du ciel.  Mais elle ne souriait pas, plus encore son visage était blême, comme rongé par un mal terrible, et la marque de la faim et de la fatigue montrait trop bien que depuis longtemps elle n’avait ni mangé ni dormi. Son discours ne manqua pas d’attiser en moi maintes craintes.

 

« Je reviens du refuge d’Aerion, me dit-elle, et malgré toute l’interdiction qu’il m’en ait faite, je penses qu’il me faut absolument te parler. »

Elle s’arrêta un instant, puis continua :

« Claire, par pitié, dis-moi ce qu’il se passe ! Aerion est devenu fou, il fulmine, crie contre les dieux, contre les hommes, contre les elfes et la forêt, puis s’écroule en pleurs sans que rien ne puisse sembler pouvoir le calmer. J’ai bien essayé de le réconforter, mais il m’a repoussée avec rage, s’est excusé puis s’est renfermé à nouveau. J’ai très peur pour lui, et plus encore car il semble clair que la cause de son mal ne peut être que toi. »

J’aurais voulu répondre, mais elle ne m’en laissa pas le temps, car elle venait soudain de s’apercevoir, en sortant de l’aveuglement dans lequel l’avait plongé son inquiétude, de toute la richesse dans laquelle je baignais :

« Claire, mais d’où viennent tout ces biens, tout ces trésors ? Est-ce donc l’humain qui te les a offert ? »

Je lui fit signe que non, et doucement, je répondis :

« C’est Aerion… Je crois… »

 

Elle leva les bras au ciel, comme touchée à mort, et m’en fit si peur que je tombais de ma chaise. Ses yeux reflétaient à la fois la rage et la folie lorsqu’elle se jeta sur moi pour continuer :

« Si ce que tu dis est vrai, alors nous vivons des heures bien sombres ! Faut-il être désespéré pour espérer acheter l’amour ! Vois dans quels retranchements tu l’as poussé, vois ce que tu lui as fait, vois l’œuvre de ton… de cet… de la compagnie de cet humain ! Il a raison, peut-être vaudrait-il mieux le tu… »

Elle s’arrêta, puis me regarda à nouveau, l’air soudain triste, empli d’une pitié qu’elle implorait, et s’effondra en larmes :

« Sauve-le, Claire, je t’en supplie, je ferais tout ce que tu voudra, je te donne ma vie si tu la veux, mais cesse de torturer Aerion, cesse ton jeu cruel, cesse donc et sauve-le. »

Elle resta ainsi prostrée, et moi aussi. J’aurais voulu répondre, mais elle s’en fut, rapidement, en fuyant, me laissant seule et malheureuse. Lorsque Gilles, comme à son habitude, vint me trouver, je me jetais dans ses bras, en lui demandant de me serrer très fort, ce qu’il fit de bonne grâce, puis il me consola, sans même savoir de quoi, et nous restâmes l’un contre l’autre longtemps jusqu’à ce que je réussisse à oublier mon chagrin.

 

Mais le jour même, un messager elfe arriva au campement humain, portant une lettre que Gilles me fit lire, et qui lui intimait l’ordre de quitter la Loren dans les deux  nuits à venir sous peine de terribles conséquences. Lorsque je lui demandais ce qu’il allait faire, il me répondit avoir décidé de partir, ne voulant pas faire souffrir les elfes, malgré l’évident manquement à leur parole donnée. Je voulus parler, mais les sons moururent dans ma gorge. Je laissais donc parler mes yeux, et lui aussi me regardait, incapable de s’en aller comme il devait pourtant en avoir eu l’intention. Enfin, après bien des hésitations, il céda, et me fit part de son projet :

« Claire, me dit-il, ma très chère Claire, lumière de toute les lumières, je ne saurais vivre sans toi, et le monde, aussi beau soit-il, aura perdu tout intérêt à mes yeux si tu n’es pas à mes côtés… Claire, ajouta-t-il sans me laisser le temps de répondre, ce que j’ai à te demander n’est pas facile, ni pour moi, ni pour toi, et je ne le sais que trop, mais je crois savoir que je ne te suis pas non plus indifférent, alors… Claire, je t’aime, je ne peux le cacher, je t’ai aimé dès que je t’ai vu, et n’ai depuis cessé de t’aimer encore plus que je n’ai jamais aimé même la dame ou moi-même, Claire, je t’aime et j’aimerais que tu m’accompagnes en mon domaine pour devenir baronne à mes côtés, porter mes enfants et vivre enfin dans un lieu qui serait le tien, loin de ces elfes qui t’ont enfermé dans leur forêt comme le seul trésor qu’il possèdent vraiment. »

 

Je voulus détourner le regard, mais cela m’était impossible. Je voulus retenir mes larmes, mais ce l’était encore plus. Soudain, je me pris à me demander pourquoi je n’avais pas déjà refusé… Était-il possible que j’hésitasse ? Voulais-je vraiment partir avec lui ? Ma tête bourdonna et mille questions enterrées depuis longtemps remontèrent à la surface et se transformèrent en évidence. Mon sentiment d’être une étrangère, ma solitude et mes larmes trouvaient un sens clair et précis, tout devenait limpide et lorsque je regardais à nouveau Gilles devant moi, fier, beau, vaillant, noble et sincère, ma décision fut prise. Je le relevais, et après l’avoir embrassé, lui dit doucement :

« Je viens. »

 

Quelque chose se brisa, je sentis les vents tourner, l’air se faire ni plus lourd, ni plus léger, mais différent, et les couleurs de la forêt, à mes yeux, se firent plus ternes, comme si soudain on avait déchiré un voile qui depuis longtemps m’aveuglait.

 

Fin de partie :

 

Tout était décidé, et Gilles en était heureux, mais, m’avoua-t-il, jamais Aerion ne me laisserait partir ainsi. Quelque fut la parole donnée, il la romprait au dernier moment, trop soucieux qu’il devait être de me voir le quitter. Je l’assurais du contraire, et lui affirmais avoir confiance en Aerion, mais cela ne sut le rassurer, jusqu’à ce qu’il me propose une manière de savoir de quoi il retournait. Il me demanda de faire à Aerion une demande qui prouverait son amour, et donc l’assurance qu’il me laisserait libre. J’acceptais, mais ne vis pas quelle demande pouvait faire l’affaire. Il me fit donc part de son idée. Il avait entendu parler du diadème de la reine, et croyait savoir qu’il n’existait pas de plus précieux bien en toute la grande forêt de la Loren. Si Aerion acceptait de me le confier sans discussion, alors Gilles accepterait de croire qu’aucune résistance ne serait faite à mon départ. Sans réfléchir plus avant, j’inclinais la tête en signe d’obéissance. Peu m’importait le moyen tant que, au bout du compte, nous nous retrouvions hors de la forêt.

 

Je m’arrangeait donc pour me faire recevoir par Aerion, et il accepta. L’entrevue se fit dans une petite clairière sacrée où avait été élevée un trône dans lequel il siégeait.

 

Sa vue m’effraya. Son visage avait changé, il s’était fait vieux à force de rides, ses yeux ne brillaient plus et tout son corps semblait vidé de son âme. Il se tenait droit, ferme comme un véritable bloc de pierre face à l’assaut de la mer, et attendit sans un mot que je lui parle de la raison de ma visite.

 

En peu de mots, je lui fit comprendre que toutes les richesses dont il m’avait fait la dépositaire ne m’intéressaient pas, et que s’il m’aimait vraiment, alors seul le diadème sacré saurait me le prouver. Je lui demandais de me le remettre et de me laisser l’emporter après quoi je prendrais une décision. Il tourna lentement son visage vers un elfe à ses côtés et fit un signe. L’elfe hésita mais Aerion recommença son ordre muet et l’elfe s’exécuta, partant et revenant rapidement un coffret à la main, l’ouvrit devant moi pour que je voie le diadème resplendir, ce qui ne manqua pas de donner un haut-le corps à Aerion, puis me le remit sans autre attitude que celle du mépris. J’aurais voulu m’expliquer, dire ce que j’avais sur le cœur, mais je me contentais de m’enfuir aussi lentement et dignement que possible sous un nombre considérable de regards tristes ou accusateurs. Par moment une petite prière elfique se faisait entendre, qui implorait un être de revenir des terres sombres vers la lumière…

 

Lorsqu’il vit le coffret, Gilles exulta, mais s’enquit rapidement de ma santé, car il me trouva pâle, et je l’étais vraiment. Il me rassura, me fit comprendre que tout serait bientôt fini, que nous serions loin dans très peu de temps, et qu’une ultime démarche était nécessaire. Il me fallait enfin signifier à Aerion la décision de mon départ. Je demandais à être exemptée, mais il m’assura que c’était nécessaire, invoquant le déshonneur qu’il y aurait à partir comme des voleurs. J’étais effondrée, je ne discutais plus et c’est pourquoi, j’imagine, j’acceptais cette dernière mission.

 

Je retrouvais Aerion où je l’avais laissé, mais les elfes étaient partis. Il n’était plus question de droiture ou de fermeté, l’être qui se tenait assis en face de moi était courbé, tenait sur son siège à grande peine et me regardait comme au travers d’une vitre, tel qu’il en aurait été s’il avait rêvé.

 

Je m’approchais un peu, mais il recula, ou plutôt essaya de s’adosser encore plus, de se recroqueviller dans son fauteuil, et je cessais donc mon avancée. Que fallait-il faire, que dire, par où commencer ?

« Aerion… commençais-je. »

Il ne réagit pas. Je continuais donc :

« Aerion, il me faut te parler d’une décision que j’ai prise. »

Il ne fit toujours aucun mouvement et je pris donc le parti d’aller droit au but en priant pour qu’il survive au choc :

« Aerion, j’ai décidé de quitter la forêt, de partir et de m’installer en terre humaine. »

et j’ajoutais rapidement, avec un accent de culpabilité :

« Je crois que je ne compte pas revenir, désolée… »

 

Alors un miracle se produisit. Le vieillard retrouva un semblant de force, certains rides disparurent et il retrouva un instant suffisamment de maintient pour énoncer d’un ton sans vie, comme récitant une leçon apprise :

« Tu es ici mon invitée, et tu peux rentrer et sortir de la Loren à ton gré, autant de fois et aussi longtemps que tu le voudra bien. Quiconque s’y opposerait devra en répondre devant moi. »

Il retomba aussitôt dans sa posture d’origine, sans plus même me regarder, et je me retournais pour ne pas m’avouer avoir aperçu au coin de son œil l’éclat d’une larme naissante.

 

Je me mis en route sans regarder en arrière, et lorsque j’entendis derrière moi un grand bruit suivi d’un tumulte, je ne fis qu’accélérer en priant pour que le cauchemar prenne fin. Je ne savais alors qu’Aerion, à bout de force, avait cédé et s’était effondré au sol, face contre terre, les yeux vides de toute lueur de vie, en prononçant faiblement mon nom avec un long soupir de profond chagrin.

 

Fin de partie, réalité :

 

On ne peut imaginer quelle fut ma joie de revoir les humains et surtout Gilles, et celui-ci fut tout aussi heureux, tant et si bien qu’il me souleva du sol et ne m’y reposa qu’après m’avoir fait faire au moins trois tours haut au bout de ses longs bras. Je l’embrassais, mais m’aperçut soudain que derrière nous passaient des hommes transportant de nombreux coffres, trop nombreux pour être ceux de l’expédition humaine. Je voulus questionner Gilles, mais celui-ci me fit durement signe de me taire, et ajouta :

« Ne te mêles pas de ça, c’est une affaire entre hommes et elfes. »

Puis il fit signe à deux de ses vilains qui m’empoignèrent et me firent m’asseoir sur un chariot, au milieu d’une bonne douzaine de gueux. Tout autour s’affairaient les autres, les uns pour piller tout ce qui pouvait l’être des richesses qui m’avaient été confiées, les autres brûlant et saccageant la forêt du mieux qu’ils pouvaient, simplement par rage destructrice. Bientôt, un grand incendie débuta, et nous nous mîmes en route aussi vite que possible pour ne pas devenir ses proies. Je regardais cela avec horreur, et ce qui me blessa le plus durement fut sans aucun doute de voir Gilles qui riait à gorge déployée à la vue de ce triste spectacle.

 

En nous éloignant, j’entendis les clameurs des elfes alertés par le feu, et les hurlements des animaux pris par les flammes. La ruse semblait réussir, et nous allions atteindre la lisière sans que l’on ne se soucie de nous, lorsqu’un bruit plus fort que tout les autres se fit entendre. Le soleil fut caché un instant par une ombre gigantesque et bientôt, au milieu des cris des humains, Erdraug, l’esprit protecteur, vint se poser, rugissant, fulminant et pressé d’en découdre avec ceux qui avaient osé le défier. La plupart, parmi les humains, furent pris de terreur et cherchèrent à s’enfuir, mais furent déchiquetés pas la mâchoire du grand Erdraug, d’autres par la longues lance d’Aerion.

 

Car c’était Aerion en personne qui chevauchait Erdraug, plus vivant que jamais. Le voir ainsi me redonna espoir. Il avait revêtu son armure de combat et retrouvé toute sa fougue et sa jeunesse. D’une main il tenait Sephir, la donneuse de mort, sa lance, et de l’autre le cor d’ivoire avec lequel il appelait les elfes devant lui prêter main-forte. Enfin, au profit d’une attaque particulièrement violente, j’eus l’occasion d’apercevoir, prise entre deux lacets d’or à ses côtés, une rose blanche.

 

Le combat était clairement en défaveur des humains, et bien qu’Aerion fut seul contre eux, la puissance d’Erdraug ne manquait pas de lui donner un avantage décisif. Pourtant, malgré cela, Gilles s’avança, sûr de lui, à la rencontre du terrible adversaire et, pour le défier, fit faire à sa monture une puissante ruade. Il appela Aerion de sa lourde voix, l’incitant à bien observer ce qu’il avait à lui montrer, puis sortit, à ma plus grande horreur, le diadème que j’avais eu le tort de lui confier. Soudain, ce fut un grand cri de la part d’Erdraug qui semblait paniqué, et Aerion perdit instantanément toute la prestance dont il s’était revêtu. Son regard parcouru alors le convoi humain et il m’aperçu sur le chariot. Que put-il se dire alors, je n’en sais rien, mais il prononça un mot qu’évidemment je n’entendis pas, en fronçant les sourcils, puis chancela alors que Gilles, la lance tendue, chargeait Erdraug et enfonçait la longue et froide arme au plus profond de ses chairs, faisant s’écrouler le monstre. Voyant le cavalier étendu à terre, il sourit puis ordonna à deux gueux de le relever, après quoi il s’approcha et se mit à le frapper d’un grand revers de la main avant de laisser ses vilains s’acharner sur lui de toute part tandis que nous nous étions remis en route, m’empêchant de voir, mais non pas d’entendre, Erdraug pousser son ultime cri d’agonie, un cri qui glaça la forêt et sembla faire cesser toute vie. De fait, malgré tous mes espoirs, nous ne fûmes pas une seule fois inquiétés et quittâmes la forêt sains et saufs…

 

Les humains :

 

La forêt est bien lointaine à présent, inexistante, elle n’appartient plus qu’à un passé oublié. Les champs se sont succédés aux champs, et parfois une colonne de mendiants. Je n’y fais plus attention, ni à rien d’ailleurs, je ne veux plus penser, je dois être forte car, je le sais, le rêve est terminé, je reviens à l’humanité…

 

Les murailles de la ville ont fini par nous apparaître, grisâtres, ternes, irrégulières elles enserrent la cité comme une mère étoufferait ses enfants. Nous n’y entrons pas tout de suite, évidemment…Quelle image pour les paysans que ces chevaliers dépravés, couverts de boue et aux montures épuisées.

 

Le camp monté, ils ont fait venir de nouveaux destriers, des habits propres et de quoi se laver. On m’a déshabillée de force et jetée dans un bac d’eau froide, après quoi on m’a fait enfiler une robe ridicule, couverte de feuillages et de branchage pour bien montrer qui je suis, d’où je viens, pour bien montrer que je suis à lui. Je n’ai pas résisté longtemps : c’était inutile.

 

À présent nous sommes prêts à rentrer, à jouer notre comédie. À les voir tous ces hommes sont de preux chevaliers, eux qui quelques heures avant auraient été pris pour des bandits égarés. Qu’ils ont l’air beaux en pantins sur leurs grands chevaux, que j’ai l’air soumise sur mon destrier… Un moment je pense à défier la foule du regard, à leur prouver qu’il me reste encore suffisamment de force pour me relever, mais je n’arrive pas à en trouver et c’est le regard baissé que je me laisse guider aux travers des sinueux sentiers de la ville, au milieu des cris de joie, des hourra, des hurlements des enfants et de l’extase de la foule pour celui qui a vaincu le grand roi des elfes.

 

Arrivés au château, nous sommes séparés des gueux par quelques hommes zélés et on me fait passer la sombre entrée. Au travers des planches de bois vermoulues de cet étrange pont je peux apercevoir le vide : je n’ai qu’une envie, m’y jeter. Mais pour cela non plus, je ne trouve pas de force.

 

Je suis rapidement séparée du groupe, dans une petite salle sombre à l’odeur nauséabonde. On me retire ma robe pour m’en donner une autre, plus sobre, de manière à ce que j’aie un peu l’air d’une reine. A-t-on jamais vu reine aussi triste que moi ?

 

Une porte dérobée s’ouvre et l’on m’y pousse brutalement. Je vois la blancheur des nappes, j’aperçois les mets qui ornent les tables, le vin que l’on verse et les tapis sur le sol, mais des visages je n’entrevois que des masques abominablement mutilés par la suffisance et l’ignominie.

 

On me pousse, j’avance et me retrouve au centre des tables. À peut-être deux mètres de moi se trouvent trois sièges plus grands que les autres et dont deux seulement sont occupés. Dans l’un j’aperçois un vieil homme boudiné à l’air rieur et mauvais. Dans l’autre je vois Gilles, souriant, sûr de lui, qui me présente du doigt à celui qu’il nomme son père. On me fait me tourner sous les glapissements admiratifs et étonnés de la foule incrédule, puis je vois le père se pencher vers son fils, puis le fils vers le père, et ce sans qu’ils ne cessent de m’observer. J’ai peur, j’ai froid, je tremble, je voudrais m’évanouir mais ne peux pas, je voudrais mourir mais ne peux pas, je voudrais partir, mais ne peux pas…

 

 

 

La nuit :

 

J’avais bien joué mon rôle lors de leur dîner et peut-être est-ce à cause de cela que je fus amenée avec plus de douceur dans une grande chambre aux minces fenêtres. Je l’observais un instant et constatais la présence d’un grand lit, d’une commode, d’une armoire et même d’un tapis sur le sol. Après mon périple assise au bord d’une charrette, j’avais l’impression de retrouver un petit quelque chose d’accueillant. Je m’écroulais donc dans le lit.

 

Pas longtemps, car la porte s’ouvrit avec grand fracas. Une large silhouette se découpait dans l’ouverture à présent béante, qui s’avança rapidement en riant et titubant jusqu’à s’écrouler au pied du mobilier. Dans un rot sonore elle se releva tandis qu’une seconde se dessinait à son tour dans le couloir.

 

Le père, bien qu’Ivre, n’eut aucun mal à se relever et se saisir de moi, faisant la sourde oreille à mes cris, tout comme son fils qui, sans bouger, se délectait de la scène. Je remuais, mordais, tapais, puis me résignais. Ni mes mouvements désespérés pour me défaire de la solide étreinte, ni mes morsures pour la faire lâcher, ni même mes coups ne surent et n’auraient su l’arrêter. Je me relâchais complètement et il me souleva les jambes. La suite, heureusement, ne fut pas longue et il se retira, toujours titubant, félicitant son fils pour le cadeau qu’il lui avait fait. Je restais, pour ma part, seule, faible, comme dépouillée au fond du lit où je m’étais recroquevillée. Partout sur mon corps je ressentais encore les séquelles de son toucher, et au fond de mon ventre la violente morsure de son intrusion. J’avais mal, non pas physiquement, mais simplement mal. La porte se referma et aucune lumière ne réussissant à percer par les minces ouvertures au travers du mur, je me retrouvais dans le noir le plus total.

 

Quant à dire ce qui m’arriva à ce moment, moi-même je ne saurais le dire. Je fermais et rouvrais mes yeux, voulait me réveiller et savait trop bien que tout ne pouvait être que réel. Plusieurs fois je me crus à la ferme, dans ma petite chambre. Je m’apprêtais alors à sortir, heureuse sans l’être, pour changer l’eau des cochons. Mais la douleur toujours persistante me faisait revenir aux froids murs de pierre. Je passais le reste de la nuit ainsi, entre rêve et cauchemar prostrée, terrorisée, malade.

 

Au réveil j’aperçus une vieille femme aussi sèche qu’une vieille noix et qui me regardait sans la moindre lueur de pitié. Elle devint ma servante, l’une de toutes celles qui se succédèrent à mon service au fur et à mesure de leur décès ou des fantasmes érotiques de Gilles suivant qu’elles étaient soit vieilles et ridées ou jeunes et frivoles, mais ce fut d’elle que j’appris, rudement il faut le dire, les rudiments de la vie en ces lieux. Bientôt j’avais appris où était ma place et combien il valait mieux s’y tenir. C’est aussi elle qui introduisait Gilles dans ma chambre lorsqu’il venait me prendre, comme le feraient toutes les autres par la suite, mais c’est surtout elle qui assista et m’assista pour mon mariage.

 

À cette occasion, elle m’avait fait apprendre par cœur tout ce que je devais dire, me frappant lorsque je me trompais, parfois au bas du corps, parfois à la tête. Elle me conduisit à l’autel où m’attendait Gilles et me surveilla d’un œil attentif. Elle n’en avait pas besoin, j’avais bien compris la leçon et ne fit aucune faute d’aucune sorte si bien que tout les gens présents crurent réellement à cette union. À mon grand soulagement, plutôt que de m’embrasser, Gilles se proclama simplement, en tant que mon époux, roi de toute la Loren. On lui apporta une couronne faite d’argent et de fleurs de lys et il se fit ainsi couronner sous les applaudissement hypocrites ou non des spectateurs. J’eus encore à subir ses assauts dans l’heure qui suivit, puis mon rôle se borna à me montrer à ses côtés en douce épouse soumise, et à lui prêter mes fesses lorsqu’il manquait de maîtresses.

 

À la mort de la vieille femme, j’acquis donc une certaine autonomie dont je ne pouvais jouir. Les jours s’étiraient les uns sur les autres, mornes, long, interminables au point que le temps semblait sans cesse s’arrêter. Puis je découvris des moyens de m’occuper, surtout grâce à l’arrivée de Christelle, une nouvelle servante qui avait eu l’avantage de plaire à la fois au fils et au père. En plus de m’amener à faire ménage à trois durant des nuits que je préfère oublier, elle m’appris, ou plutôt me réapprit d’une manière détournée ce que j’avais depuis longtemps oublié : la ruse, l’astuce et la méchanceté. Je gardais les deux premiers et résistait au dernier.

 

La ruse :

 

C’était durant une de ces journées comme il s’en passait tant que je surpris durant une discussion avec Christelle des propos sur son amant. Intriguée, je lui en demandais plus et elle m’appris qu’elle n’avait pas moins de neuf hommes qui venaient la voir au castel. Prise par le sujet, elle m’en décrivit un qui, à ce qu’elle me disait, était jeune, fort, beau et surtout sincère et aimant. Et pour aimer il l’aimait m’ajouta-t-elle en riant, me contant comment il balbutiait lorsqu’ils passaient à l’acte, comment il hésitait à rentrer dans son intimité et comment ses joues rougissaient lorsqu’elle lui faisait des allusions coquines ou lui déposait, sur le coin de la joue, un doux baiser sucré.

 

Au départ, je ne voulus pas la croire, et lui fit remarquer qu’il n’existait pas d’être humain capable d’aimer réellement nul part en ce monde. Elle m’affirma le contraire et prit le pari de me le prouver dans les deux nuits qui suivraient. Par dédain, ou pour me sentir supérieur à quelqu’un j’acceptais le défi. Toutefois j’y ajoutais la condition suivante, à savoir que s’il l’aimait vraiment il devait prendre de réels risques pour venir la voir, et qu’il fallait donc qu’il le fasse lorsque le comte et son fils seraient présent dans le château. Est-ce de la folie ou de l’assurance que je lus dans ses yeux à cet instant ? Toujours est-il qu’elle se contenta de répéter les termes du pari et de me quitter en souriant.

 

Deux jours passèrent et j’avais oublié cette stupide conversation lorsqu’elle revint me voir, souriante en me disant simplement:  « Il arrive ».

 

Je ne compris pas tout de suite et l’obligeais à répéter, mais bien vite tout devint clair. Son amant allait pénétrer ici cette nuit… D’un coup je pris peur. Quelle folie avait été la mienne que de provoquer ainsi une situation aussi dangereuse. Que Gilles apprenne qu’un homme autre que lui pénétrait dans ma chambre et j’aurais à subir ses foudres. Pire encore, je voyais déjà un de ces gros bourgeois satisfaits de leur pitoyable existence pénétrer ici, se saisir de moi et m’abandonner peu de temps après. Je frémissais, mais étrangement n’osais partir comme la raison l’imposait. Quoi qui ait déclenché chez moi ce besoin, je voulais voir ce fameux homme, je voulais savoir si vraiment il était comme Christelle l’avait décrit et sans doute espérais-je au fond de moi qu’il pourrait, sinon me sauver, du moins me faire oublier un instant mes malheurs.

 

Un pas se fit entendre dans le couloir, rapide, étouffé, furtif. Il s’arrêta devant la porte et l’ouvrit lentement, silencieusement. Il ne me restait pas longtemps pour fuir, la porte déjà était sur le point de tout dévoiler. J’aurais voulu sauter, courir, me couler sous le lit ou devenir ombre parmi les ombres, mais je restais là, stoïque, secouée de spasmes incontrôlables tandis que la planche de bois continuait son mouvement puissant dans un silence terrifiant.

 

L’astuce :

 

Il fit alors son entrée. Il était très jeune, avait de grands yeux d’un bleu merveilleux, d’une naïveté touchante. Il pénétra prudemment et s’agenouilla devant nous avec respect. Lorsqu’il releva le regard sur moi, il ne put s’empêcher de sursauter tant il s’émerveillait. Son visage devint rouge et s’il tenta de prononcer une parole, aucun son ne sortit de sa bouche. De fait, il était aussi gêné et intimidé que moi lorsque Christelle le fit se relever en le tirant par la main. Elle me le présenta, puis me présenta à lui après quoi il fit une large révérence. S’approchant plus, il trouva enfin le courage de m’avouer la cause de son trouble :

« Votre visage, madame, me dit-il, est bien au-dessus de ce que l’on dit de vous. Aucun poèmes, aucun mot d’aucune personne n’aurait su me préparer à telle beauté… »

Et ce disant il me fixa d’un air qui me déconcerta totalement tant il était empli de bonté et de sincérité. Il détourna un instant le visage, se recula un peu car il venait de constater que nous étions serrés l’un contre l’autre. Christelle vint vite entre nous et lui demanda :

« N’est-il pas vrai qu’elle est belle ? »

Il hocha de la tête timidement sans ajouter mot, visiblement gêné. Elle ajouta :

« Dis-lui donc pourquoi tu es venu ! ».

Il se tourna vers moi d’un bond en s’écriant aussi doucement que possible :

« Je ne voulais que la voir, et ce que je vois dépasse tout ce que j’aurais jamais pu espérer. »

 

Cela faisait si longtemps qu’on ne m’avait parlé sur ce ton que je lui jetais un regard de reconnaissance, mais Christelle se fit plus entreprenante, et amenant sa main sur ma cuisse elle déclara :

« Vois comme sa peau est douce, sens ! »

Mais il se retira rapidement tandis qu’elle me contourna et soulevant mes cheveux les lui fit humer tandis qu’il se rapprochait. Elle lui fit poser ses mains sur mes seins et nous restâmes deux secondes ainsi tandis qu’elle disait :

« Oui elle est belle ma maîtresse, ses cheveux sont d’or, ses seins sont tendres et doucereux… »

Et le visage de l’homme qui s’approchait du mien, les yeux implorant. Soudain je sentis sa main qui descendit le long de ma poitrine tandis que Christelle lui caressait l’épaule en se coulant contre lui. Il se colla à moi et j’aurais crié s’il n’avait posé un doigt sur ma bouche en me murmurant qu’il ne fallait pas que le comte m’entende sans quoi nous serions tous punis. Sa main descendis encore et je ne pus me dégager. Christelle lui défit sa ceinture et se mit en devoir de lui forger un argument de taille tandis qu’il me mettait à nu en m’embrassant malgré mes faibles protestations, et soudain me coucha et s’apprêta à s’introduire lorsqu’un puissant fracas figea la scène et un rayon de lumière vint nous éclairer.

 

L’homme se retira un instant de moi et je pus alors apercevoir son vrai visage, dur, bestial, sûr de lui, et juste derrière Christelle, dans l’ombre, qui nous avait observé en riant et se touchant au fur et à mesure de sa progression. Tournant la tête rapidement, j’aperçus Gilles sur le pas de la porte, l’épée au clair et deux chevaliers à ses côtés. Il avait l’air furieux et, sans vraiment réfléchir, instinctivement, j’étendis la main dans sa direction en émettant un léger gémissement. Je voulais m’excuser, l’implorer, mais Christelle, voyant que je semblais le supplier de venir me sauver, cria et se mit à frapper l’homme, bientôt aidée des chevaliers. Gilles s’approcha de moi tandis qu’on nous laissait seuls et me gifla aussi fort qu’il le pouvait avant de s’en aller à son tour. Je ramassais mon vêtement à terre et voulus méditer, mais on vint me chercher.

 

La méchanceté :

 

Peu de personnes étaient présentes, et il était clair que Gilles voulait garder cela secret. Il y avait avec moi l’homme et Christelle. Si le premier était abattu, portait les traces visibles de coups violents et des blessures multiples, la seconde semblait relativement tranquille. En me voyant entrer, elle recommença vite son plaidoyer pour bien que je comprenne ce que je devais dire :

« Monsieur, je vous assure, il est entré comme un voleur et m’a frappée, puis s’est attaqué à madame. Il est venu comme ça monsieur, sans doute un voleur qui a vu une occasion de se satisfaire, mais nous ne nous sommes pas laissées faire, ah ça non. Madame n’a pas arrêté de gigoter et aurait bien appelé s’il n’avait réussi à l’en empêcher ! Heureusement que vous êtes arrivés à temps pour le stopper… »

Gilles fit un geste et elle s’arrêta. Il se tourna vers moi et me demanda, les yeux rouges de colère :

« Que s’est-il passé ? »

 

Je répétais à peu de choses près ce qu’avait dit Christelle, pleurait beaucoup, n’ayant pas besoin de me forcer pour cela, et fit tant et si bien qu’il finit pas nous croire. L’homme tenta bien de répondre, de se défendre, mais après un regard plein de sous-entendu avec Christelle, l’un des gardes le frappa à la mâchoire si violemment que du sang s’en échappa et que les mots se transformèrent en râle.

 

Nous fûmes relâchées et l’homme fut condamné à être châtré puis fouetté avant d’être pendu par les pieds. Nous reçûmes encore l’ordre de ne parler de cela à quiconque et nous nous retrouvâmes seules. Me voyant triste et songeuse, elle partit dans un grand rire et me déclara :

« Allons, tout est bien allé, nous ne risquons plus rien. »

Puis elle s’approcha de moi et me parcourut l’échine d’une main avait de chercher à m’embrasser en ajoutant :

« Tu as aimé ses caresses, c’est-ce pas, tu aimais quand il te disait qu’il t’aimait ? Tu peux encore être aimée si tu veux… »

 

Je la repoussais violemment et allait m’enfermer dans ma chambre tandis qu’elle éclatait de rire derrière moi.

 

Peut-être n’aurais-je pas dû, mais bientôt je fis venir d’autres amants chez moi. J’allais les chercher dans la rue, parmi les chevaliers ou parmi les gardes et me laissait faire sous leurs mains. Je n’appréciais pas ce qu’ils me faisaient, mais j’avais besoin de compagnie, plus que de la compagnie j’avais besoin de voir du monde. Du reste je devins bien vite insensible à leurs caresses car il n’y avait en elles aucune douceur.

 

Quant à Christelle, elle eût un malheureux accident deux jours après la visite de l’homme. Elle chuta du haut du donjon et se rompit dans un grand bruit d’os brisé sur une guérite en contrebas. Je ne fus jamais suspectée, ce fut le premier sang qui coulait depuis mon arrivé au castel, et le seul que je laissais couler. J’ai récupéré sur son cadavre une mèche de cheveux et s’il me vient l’envie de faire du mal je n’ai qu’à la regarder pour m’apercevoir et voir de qui je suis et ce que je fais. Pourquoi je ne sais pas, mais c’est tout ce qui me reste de mon ancienne vie, de mon ancien rêve, un peu de ce qui manque chez tous ces hommes : de l’humanité.

 

Rédemption:

Ma vie aurait pu s'arrêter à cela, à cette succession sans sens d'hommes et de femmes... C'était le plus sûr chemin pour la destruction et la seule voix que je pouvais emprunter alors, la plus déshonorante, la seule que le destin m'offrait et que j'acceptais comme un libération.

Mais s'il est des dieux en ce monde, ceux-ci furent assez cruels pour m'infliger une ultime blessure, la pire qui pouvait m'être octroyée, le souvenir vivace de mon passé, d'une joie qui avait été, si peu de temps hélas, la mienne et d'un visage que j'avais préféré oublier.

Tout a commencé lors d'une des nombreuses réceptions qui se déroulent au château. Je venais d'entrer dans la salle à manger, ombre parmi d'autres ombres, marchant sans but au travers des convives. Je ne pensais alors à rien, ne ressentait rien et, pour être tout à fait franche, n'entendait même pas ce qui se disait autour de moi, comme si toutes les paroles échangées aussi puissamment pourtant n'étaient que les murmures impossibles des muets. Pourtant j'entendais, oui, j'entendais et ce fait éveilla ma curiosité trop longtemps engourdie pour que je m'en méfiasse. Tendant l'oreille, je prêtais attention au son particulier qui m'avait attiré, une mélodie étrange, et soudain propulsée par une énergie qui m'était devenue totalement inconnue, je fendis la foule en sa direction, pour en trouver l'origine, comme si celle-ci pouvait m'apporter autre chose que la mort après laquelle, depuis des semaines alors, je courrais.

Mais ma course cessa aussi subitement qu'elle avait commencée aux pieds de Gilles. Il avait revêtu son plus beau vêtement, et entourant sa prestance de ce torchon, me regardait d'un air contrarié, furieux même, mais d'une fureur qui s'éteignit bien vite.
"Nous parlions justement de toi.", me dit-il alors pour mon plus grand étonnement, en se tournant vers un gros homme dont le ventre n'aurait rien eu à envier aux plus fortes barriques.

Pourtant ce ne fut pas son ventre qui m'attira vers lui, mais bien son visage, un visage que, malgré les années écoulées, je reconnus immédiatement et avec frayeur, car celui qui le possédait alors m'avait été donné comme mort. Ce visage n'était autre que celui de mon oncle, ou celui qui, le premier, avait tenu ce rôle, mon premier gardien, celui que je nommais "Kal’".

Sans faire attention à mon trouble, il me tendit une cage dorée aux fines ciselures et recouverte d'un magnifique drap blanc aux motifs dorés eux-aussi. J'abaissais les yeux sur la cage, puis les relevait et, sans comprendre, dit:
"Merci."

Gilles se retourna devant moi, l'air furieux, m'insultant pour l'avoir dérangé et à côté de lui se tenait un gros homme dont le ventre d'aurait rien eu à envier aux contrepoids des trébuchets et au visage joufflu à ce point recouvert par la graisse que les yeux apparaissaient comme deux points noirs sur sa face. Son rire, enfin, faux, cassant, moqueur, finit de me mettre en fuite, laissant ainsi le loisir aux deux hommes de reprendre leur discussion.

Ce n'est qu'une fois dans ma chambre que j'aperçus dans mes bras la grande cage dorée. J'ôtais le drap et un petit chant m'en remercia joyeusement. Dans la grande cage il y avait deux oiseaux, un jaune et un blanc. Le jaune semblait avoir du mal, parfois, à rester parfaitement cohérent, comme si ses os refusaient de se tenir les uns les autres, et sur le ventre de l'oiseau blanc j'aperçus des traces nettes de sang, un sang rouge clair, mais déjà sec.

C'en était trop en une fois, et je sombrais dans un profond sommeil, incapable de savoir si je ne rêvais pas déjà. Au milieu de cette pensée, je ne sais pourquoi, je me suis prise à souhaiter ardemment que tout cela ne fut pas un rêve. Plus encore, j'implorais que ce ne le fut pas.

Passé…

 

« L’âme est immortelle… »

La voix est lointaine.

« L’âme, comme l’amour, est immortelle… »

Un tourbillon, c’est un tourbillon de colère.

« Chaque chose a une place dans l’univers… »

J’ai si froid.

« Le mal qui a été fait n’existe plus… »

Tout a brûlé, tout, ils criaient si fort…

« Dors, il faut dormir pour vivre. »

Il y a quelque chose sur moi, je sens une présence.

« Ce qui a été commencé doit finir. »

Je sens son souffle chaud sur mon visage, si proche du mien…il a mal, il crie soudain :

« Je suis là !»

 

Je m’éveille en sursaut ! Mais les ténèbres ont disparus, je suis seule, sur le lit. Quel affreux cauchemar, quel rêve épouvantable ! Mais il est déjà oublié. Dehors le soleil peine à se montrer, mais l’on entend déjà les chants des soldats, et au loin les bruits de la ville. D’instinct je touche une pierre, pour ressentir son contact froid, solide, râpeux. J’ai besoin de m’assurer de son existence, de mon existence. Dans ma tête, une parole résonne sourdement : « je suis là… ».

 

Je ne sais pas où j’ai pu l’entendre, je n’arrive pas à m’en souvenir. Il y avait des tourbillons de flamme, des démons partout, grands et petits, des gens qui souriaient d’une manière inhumaine, comme s’ils se moquaient, comme s’ils se forçaient. Les yeux étaient vides, ils m’accusaient, et après j’ai chuté.

 

À quoi bon se souvenir de ses rêves ? Pourtant cette cage, au pied de mon lit, aurait dû en faire partie. Les deux oiseaux, insouciants, continuent à voleter de part et d’autre de l’espace dans lequel ils sont confinés. Je les observe un instant, puis, de colère, je saisis leur prison et, l’amenant à la fenêtre, ouvre la porte dorée pour les voir partir, pour laisser s’échapper à jamais la dernière trace de mon passé. Aussitôt ils s’élancent, et s’échappent au dehors pour s’éloigner, l’un à l’est, l’autre à l’ouest, jusqu’à disparaître de ma vue. Je m’effondre alors contre le mur, soulagée mais triste, comme si au fond de moi j’avais espéré les voir rester, et mes mains viennent tenter de retenir désespérément mes larmes. Pourtant je les retire vite de mes yeux pour observer, tétanisée, les deux volatiles posés sagement sur mes genoux, qui semblent m’observer. L’un est jaune, l’autre a une tache rouge sur le ventre. En les voyant, une seule chose me vient à l’esprit, une seule voix, douce et réconfortante : « je suis là… »

 

Je me relève, sans savoir pourquoi, sans savoir où je veux aller, ce que je vais faire. Je n’ai plus envie de reculer, mais pas non plus d’avancer. Je voudrais rester là, simplement, pour goûter durant l’éternité la puissance de cet instant. Peut-être aussi, m’attends-je à ré-entendre la voix me parler, mais les souvenirs sont bien éteint, et je ne rencontre qu’un silence troublant, et à peine troublé par les bruit du dehors. Je regarde les oiseaux, mais ils sont allés se nicher dans un recoin de la roche et s’y sont endormis. Sachant n’avoir aucun secours à attendre d’eux, je me décidais à aller à la rencontre du destin.

 

1ère rencontre :

 

Éreintée, je m’offre enfin un peu de repos, adossée contre un mur, le long d’un couloir sombre de la forteresse. Combien de salles ais-je visitées, combien de couloirs ais-je arpentés ? La question serait plutôt de savoir ce que j’y cherchais. Un signe, sans doute, pour me mener à je ne sais quoi, à je ne sais qui ou je ne sais où. Il me prend l’envie de pleurer, de me laisser tomber, là, maintenant, pour ne plus jamais me relever. À tout prendre, c’est bien la seule chose qui me reste à faire, la seule et dernière.

 

Devait-ce donc être là la dernière torture qui devait clore ma déchéance ? Mais alors ces oiseaux ? Cette voix ? Il me prend l’éclair d’un instant l’envie de croire que je ne suis plus que le jouet de dieux cruels cherchant à se venger de moi par une lente et douloureuse agonie, car qui d’autre que des dieux auraient pu me tromper à ce point ? Mais peut-être ais-je rêvé les oiseaux, peut-être ais-je inventé tout cela… Peut-être, simplement, suis-je folle ?

 

Ce constat me pousse au silence. Je reste là, immobile, durant de longue secondes. Oui, je suis devenue folle. Voilà la triste réalité, voilà la seule réponse plausible à toutes mes questions, à tout ce qui m’a poussé jusqu’ici, dans ce couloir sombre, froid et humide, dans les tréfonds de la terre, simplement ma folie. Est-ce bien ? Est-ce mal ? Il me prend à croire que cela peut changer quelque chose à ma situation que je m’en sois rendue compte. Mais qu’est-ce que cela pourrait bien changer ? Je suis prisonnière d’un monde que je déteste, mon âme est morte dans une forêt lointaine, qui n’a sans doute jamais existé, et moi-même, peut-être, je suis déjà morte. Non, je suis simplement folle, une déjà vieille folle, accroupie contre un mur sale, à la recherche de quelque chose qui n’existe pas.

 

Voulant mettre fin à ces pensées qui m’exaspèrent, je me force à observer ce qui m’entoure, pour m’occuper, pour me forcer à rester lucide encore un instant.

 

Le couloir est fais de grosses pierres qui se joignent en un demi-cylindre tronqué. Plusieurs clés de voûte soutiennent de part et d’autres le poids de la terre accumulée au-dessus. Je suis descendue dans les bas-fonds de la forteresse, et ce couloir est sans doute celui qui mène aux cellules, aux geôles. La présence si proche de la racaille et de la mort m’attire. Irrésistiblement, je me lève et me met en route. Bientôt je découvre une grosse porte de fer forgé gardée par un non moins gros homme joufflu et sale. En me voyant arriver il s’exclame, s’insurge, s’émeut et cherche à me faire faire demi-tour, mais en quelques mots je l’oblige à me céder passage. Deux pièces de bronze aidant, la porte s’ouvre et je pénètre dans un nouveau couloir bordé de nombreuses cellules. Celles-ci contiennent les petits malfrats, des hommes et des femmes qui ont eu le tort de déplaire par un mot ou une action à Gilles ou l’un de ses comparses. En m’apercevant certains se lèvent pour me supplier de les faire sortir, d’autres se soulèvent avec peine pour implorer un peu de nourriture, d’autres un peu d’eau. Certains, enfin, se contentent de me voir passer avec des yeux remplis de frayeur, figés dans le temps par de trop grandes souffrances.

 

Mais ce n’est pas là ce que je suis venu chercher, si tant est que je sache exactement ce que je suis venue faire ici. Je pousse une grande porte et ouvre une puissante grille avec les clés du gardien, puis me met à descendre un escalier en colimaçon. Rapidement, je débouche sur une grande rotonde dont les murs sont ouverts en plusieurs endroits par de minces espaces menant chacun à une cellule. Je sais être arrivée dans l’endroit réservé aux traîtres et à ceux qui, à un moment ou à un autre, ont menacé Gilles. Derrière les grilles qui ferment leurs prisons, et grâce à la lumière d’une torche, j’aperçois de multiples être attachés aux murs, les uns suspendus, les autres simplement abandonnés là. Dans chacune j’aperçois des ossements, des cadavres en décomposition dont certains semblent avoir été dévorés par quelque créature monstrueuse. Il me prend l’envie d’ouvrir l’une de ces grilles, d’entrer et de me laisser moi aussi prendre et dévorer par ces êtres abrutis et sauvages. Mais l’un d’eux, soudain, réagit à ma présence et son cri, bestial, réveille les autres. Tous crient, mêlant la colère à la tristesse, tous s’agitent et, instinctivement, je recule lorsqu’un grand homme se jette contre la grille de la cellule dans l’espoir vain de me tuer.

 

Je l’observe un instant, mais son visage a déjà disparu, happé par une foule nombreuse de bras et de cris qui ont envahi la place qu’il occupait. Je me recule encore et me retourne pour tomber nez à nez avec le gardien de la prison que le bruit avait attiré. Sa seule présence suffit à faire cesser les cris et lui-même cherche à me faire remonter, argumentant que ce n’était pas là l’endroit pour une dame comme moi. Mais déjà je l’interrogeais sur une trappe, au sol, que j’avais jusque là délaissée. Sans même écouter sa réponse, je tentais de l’ouvrir, mais aucune des clés ne fonctionna. La trappe était entièrement faite de métal et ne pouvait être bougée que grâce à un complexe mécanisme que bloquait un puissant cadenas. J’intimais l’ordre au gardien de m’ouvrir, mais il refusa, et son refus ne fit que me pousser plus encore à vouloir descendre voir ce que cachait ce passage. Comme l’ordre ne suffisait pas, je le menaçais de lui faire perdre son poste et, joignant le geste à la parole, lui promit quelques richesses s’il consentait à m’obéir aveuglément. D’un geste je lui fit même comprendre que s’il me servait bien, il aurait droit à plus que des richesses de ma part, et à l’étincelle qui traversa ses yeux, je compris l’avoir gagné à ma cause.

 

Sans m’attarder sur cette nouvelle conquête, je lui fis signe de m’ouvrir le chemin, et il s’acquitta aussitôt de la tâche. Bientôt je pus apercevoir une échelle de bois qui s’enfonçait dans un trou dont je n’apercevais pas le fond. La première frayeur passée, je saisis la torche et me mit à descendre. Échelon après échelon, je continuais mon voyage, toujours plus profondément, jusqu’à ce que mon pied touche un sol de pierre. À ce moment-là, je pris vraiment peur, peur de ce qui m’avait amené ici, peur de ce qui pouvait se cacher dans la noirceur de cette prison, peur simplement de la mort que j’étais venue y chercher.

 

Pourtant je ne pouvais remonter, non pas que cela m’était impossible, mais que de l’endroit où j’étais, je pouvais entrevoir une faible lueur au loin, bien plus rassurante que la vision de nuit qui me surplombait. Je prit donc le parti d’explorer prudemment l’endroit où je me trouvais.

 

Un instant passa et mes pas me menèrent jusqu’à une grande salle taillée dans le roc à l’intérieur de laquelle était posée comme sur un piédestal une gigantesque cage. Tout en haut de la salle, il y avait trois minuscules ouvertures par lesquelles passaient de la lumière, en très petite quantité, mais qui permettait tout de même de voir.

 

Et ce que je voyais me laissait bouche bée. Dans la cage il n’y avait qu’une homme, un seul, assis au milieu, comme endormi. Il était vêtu de haillons, couverts de diverses saletés et portait en de multiples endroits des signes évidents de torture. Pourtant ce qui attira mon regard furent ses mains, fines et graciles malgré les épreuves visiblement endurées, et sa tête, noyée dans l’ombre, mais où se distinguait un visage fin et doux, et aux côtés duquel étaient deux oreilles, des oreilles pointues.

 

"Je suis là..." fit la voix dans ma tête...

 

Je m'approchais des barreaux sans qu'il ne fît un mouvement et l'appelait sans plus de réponses. J'appuyais mes mains contre les barres de fer, tirant, poussant, dans l'espoir de les traverser et, à ma grande surprise, ils cédèrent sans grande résistance. Je n'y prêtais bientôt plus d'attention, agenouillée auprès de l'elfe, auprès de mon ami de toujours, et je pleurais.

 

À aucun moment il ne devait réagir, ni parler, ni même bouger. Recroquevillé, il paraissait coupé du monde extérieur, et ses yeux demeuraient d'une fixité inquiétante. Je devais rester longtemps à ses côtés, pressée contre lui avec l'intention peut-être de mourir à cet endroit. Il devait en être autrement.

 

Je me levais et quittait l'endroit, machinalement, sans plus penser. J'eus un dernier regard vers Aerion, à l'idée que je devais l'abandonner là, mais au fond de moi ma ligne de conduite était écrite et je devais la suivre. Je remontais, rendais les clés et fit comprendre au geôlier qu'il se devait de tenir sa langue et me laisser libre passage autant qu'il me plairait. Quelques pièces d'or appuyèrent mes paroles, et je remontais à ma chambre.

 

Le dernier voyage:

 

Elle n'a pas changé, ce sont toujours les mêmes murs, la même fenêtre, la même porte et le même lit. Je ne reconnais rien. Les images me reviennent, le visage d'Aerion qui ne me quitte plus. Était-ce du désespoir dans ses yeux, de la haine, de l'amour ou tout à la fois? Je rêve de retrouver ces yeux, y plonger pour n'en jamais ressortir, et lorsque je me réveille la lune a pris possession du ciel.

 

Je dois partir, je n'ai que trop attendu. La fin est proche, que ne l'ais-je plus tôt affrontée? Qu'importe...

Je fais mander l'un de mes amants et l'oblige à me fournir monture et escorte. Il tremble, le malheureux. Cette escapade, de toute évidence, ne lui plait pas, mais il ne pose pas de questions. Sa faiblesse nous emmène loin du château, loin de mon coeur, loin vers la grande forêt du sud et l'inconnu.

 

Trois montures seront mortes sous nous, et mon compagnon a piètre allure, mais nous sommes parvenus sous les bois de la Loren. Je n'ai pas revu le soleil depuis mon départ, uniquement nuit et orage. Les bois sont silencieux, en dehors des gémissements de mon camarade. J'ai un instant peur de m'être trompée, ou plus encore, d'être arrivée trop tard. Nulle trace des elfes, nulle vie. La forêt toute entière parait morte.

 

"Tu as tardé."

Mon amant tombe de cheval, mais je n'ai plus la force d'en rire. Je regarde Deleth, lui aussi a changé, mais pas sa manière d'apparaître. Assis sur un rocher comme s'il n'en était jamais parti, il nous observe un instant, puis reprend:

"Quelles nouvelles du nord?"

Je n'ai pas besoin de penser. Machinalement, je lui explique tout, le voyage au château, l'arrivée des oiseaux, la découverte d'Aerion, son visage, ses yeux, sa fixité, sa douleur...

Il m'écoute et, lorsqu'enfin je m'arrête, nos regards se croisent. Ses yeux n'ont pas le même reflet que ceux d'Aerion. Je frissonne, je me sens fouillée de part en part, vidée, nue sans aucune chance de me dérober, puis la sensation passe, et c'est de nouveau le vieux Deleth que j'ai en face de moi.

 

Sans répondre, il se retourne et commence lentement à s'en aller. Reprenant le dessus, je lui demande de m'informer sur ce qui va se passer à présent. Me faisant face à nouveau, il déclare:

"C'est le dernier voyage, nous allons venir."

Il veut partir, mais avant de disparaître derrière un vieux tronc, le voilà qui ajoute:

"Claire, nous ne pouvons pas le sauver."

Et son image se voile. Nous restons seuls, moi et mon compagnon. Sans me soucier des questions de ce dernier, je tourne bride et nous repartons au galop vers le château. Je refuse de le montrer, et plus encore de me l'avouer, mais la dernière réplique de Deleth m'a bouleversée. Comment expliquer qu'avant même de l'entendre je le savais, et comment exprimer ma honte, car à en y pensant je n'ai aucune tristesse, mais au contraire un grand sentiment de soulagement. Que suis-je donc devenue?

 

La fin du voyage:

 

"Des elfes, les elfes arrivent!"

Le guetteur crie à n'en plus finir, et sa peur résonne dans la forteresse. Il a tort, car leur arrivée n'est plus une surprise depuis longtemps.

 

Voilà deux semaines que Gilles a eu vent d'une armée sortie de la grande forêt du sud. En les voyant s'extraire des arbres, les paysans avaient parlé de spectres, et tous s'accordaient à dire qu'aucune parole n'était échangée, qu'aucun cri ni aucun bruit ne s'échappait de la horde guerrière.

À ces nouvelles, tous les alliés avaient été appelés en renforts, et bon nombre avaient répondu à l'appel. Si pas moins de six mille elfes se pressaient aux portes du fort, il y avait trois mille chevaliers venus de divers horizons et pas moins de treize fois plus d'hommes d'armes. Des lointaines terres de l'empire Gilles avait fait apporter de grands canons et de gros mortiers. Chaque mur avait été renforcé, les champs et fermes avaient été incendiés pour que l'armée d'elfe ne puisse trouver aucune nourriture et ne rencontre que vide et désolation sur son chemin et jusque sous les remparts. Gilles espérait les affaiblir, mais ils n'en avaient pas besoin.

 

Nulle autre créature que des elfes, des armures à l'éclat terni, des visages décomposés, une allure lente mais inexorable. Les récits des éclaireurs étaient saisissant quant aux troupes levées contre les humains. Il y avait des chevaux en assez grand nombre, mais aucune grande lance, ni lourde protection. Aucune machine de guerre ni aucune échelle. Craignant quelque mauvais tour s'il laissait à d'éventuels mage le moindre répit, Gilles avait prévu une grande sortie pour écraser cet embryon d'armée et réduire une bonne fois pour toute la menace à néant.

 

Qu'ais-je fais alors? Tout au plus suis-je descendue deux fois voir Aerion, m'assurer qu'il ne souffrait pas trop, lui apporter une nourriture à laquelle il ne touchait pas, et une couverture pour ne pas qu'il ait froid. En tant que reine de la Loren, on avait cru que c'était pour moi que les elfes s'étaient levés, "on" mais pas Gilles qui devait pertinemment connaître la vraie raison. C'est d'ailleurs lui qui s'opposa à ce que l'on me fît le moindre mal. Dans un de ses regards, je crus même voir une trace d'affection, le regret, tout au plus, d'un souvenir révolu. Définitivement je sus qu'il ne m'aimait pas et était incapable d'aimer. Je ne m'en souciais pas, et m'en serais-je souciée je l'eus bien vite oublié.

 

Mais voici qu'à présent les elfes sont parvenus à leur but. Ils s'étendent devant la forteresse, ils paraissent faibles, fragiles. À les voir on croirait avoir affaire à quelque illusion qu'un souffle de vent suffirait à disperser. Alors le courage revient dans le coeur des hommes, et à l'idée d'une victoire facile les cors résonnent, et les cris des soldats y répondent dans une grande allégresse.

En face, les elfes entonnent un chant, lent et langoureux. Une longue complainte, aussi faible et terne qu'eux, à peine audible. Et tandis qu'ils chantent, on les voit s'aligner, des archers, des lanciers, des cavaliers. Il est probable qu'aucun d'eux n'a jamais combattu à découvert, et sur la plaine stérile ils ont l'air dénudé.

Les cors résonnent une dernière fois, plus puissants que jamais, et le pont-levis s'abbat dans le tonnerre des sabots et des cris des chevaliers. C'est un torrent de haine et de violence qui s'abbat sur les fragiles êtres dont beaucoup sont balayés à l'impact. S'attendant à rencontrer une faibles résistance, les humains sont perplexes de ne se voir opposer aucun véritable force ni aucun danger. Ils abattent elfe après elfe et ces derniers ripostent tant bien que mal, mais lentement et sans vigueur. La bataille qui s'annonçait déjà difficile pour eux tourne rapidement en un immense massacre. Je l'observe encore un instant de la fenêtre de ma chambre, puis, voyant le dernier espoir balayé, je me laisse tomber sur mon lit et ferme les yeux pour ne plus avoir de la bataille que les bruits à présent lointains, si lointains.

 

Un piaillement joyeux me sort de mes pensées. Dehors, rien n'a changé, le temps ne s'est pas écoulé. Au contraire, la furie des hommes a redoublé, sans doute après avoir rencontré un noyau des plus fiers guerriers elfes. Mais ouvrant les yeux, je ne vois qu'un oiseau, un magnifique petit oiseau jaune qui voltige au-dessus de mon lit, bien vite rejoint par son compagnon au ventre rouge de sang, et ensemble ils chantent la joie et le bonheur, comme si rien de triste n'était à déplorer. Alors je souris, tends les mains pour les voir s'y poser. Je les embrasse, chacun son tour, puis leur murmure:

"Merci."

 

Mais déjà je suis dans le couloir, puis l'escalier, et d'escalier en escalier, me voici dans les geôles. "Nous ne pouvons pas le sauver." Les paroles de Deleth me sont plus claires que jamais. Ils ne peuvent le sauver, puisque c'est à moi de le faire, la fin de mon voyage, ma dernière épreuve.

Je parviens facilement jusqu'à lui. Tous les hommes sont allé se rassasier du spectacle, de la mort et du sang. Retrouvant tout mon esprit, je me jette sur Aerion et le secoue.

"Lève-toi, il est temps!"

Je crie, pourquoi? Il ne bouge toujours pas, que dois-je faire? Nous sommes arrivés au bout du périple, et à présent que le destin s'accomplit je vois mes efforts réduits à peau de chagrin. Je pousse, je tire, je frappe, rien n'y fait. J'essaie de lui parler, je lui rappelle nos instants heureux, je lui parle de ceux qui, dehors, meurent pour qu'il soit libre, mais rien n'y fait. Je le caresse, l'embrasse, le serre contre moi, mais rien n'y fait.

 

Alors je me laisse tomber contre la cage, à ses côtés, et je pleurs comme jamais je n'ai pleuré, et avec les larmes c'est tout mon être qui s'écoule. Je sens mes pensées s'en aller, mes peurs, mes doutes, mes chagrins et mes joies. Chaque goutte est une partie de moi qui s'échappe et que je ne veux pas rattraper: ça fait du bien de pleurer.

Un doigt effleure ma joue et vient sécher l'un de mes yeux.

"Je t'aime, Claire, et je te suis à jamais reconnaissant de tout ce que tu as fais pour moi."

Il m'embrasse, puis se lève. Je veux le retenir, je lui dis:

"Je ne veux pas que tu partes, je voudrais rester avec toi, même si pour ça je dois mourir. Au moins nous mourrions ensemble..."

Mais il rit:

"Tu sais déjà que tu vas mourir. Mais nous nous reverrons très bientôt. J'ai à faire à présent, il est des êtres à sauver, et puis..."

Il me fait un clin d'oeil:

"Je crois que j'ai aquis au travers de toi le goût de la vengeance, et il est temps que l'humanité paie pour ce qu'elle t'a fait subir."

Il éclate de rire à nouveau, et je ris avec lui. Pourtant, tristement, je lui réponds:

"Mon temps est révolu, je suis vieille aujourd'hui, mais j'ai beaucoup vécu. Sois libre à présent, je retourne au néant. J'aurais toujours une pensée pour toi, et tu me rejoindra lorsque le temps sera venu pour toi de le faire. Mais en cet instant, vas faire ton devoir, et promets-moi seulement que je serais pas seule au moment de mourir, et que tu veillera sur elle."

Le voilà surpris.

"Alors tu sais déjà?"

Il fait une petit moue et sourit:

"Je voulais t'en faire la surprise..."

 

Je l'embrasse.

"C'est un merveilleux cadeau, le plus beau qui m'ait jamais été fais. Vas, j'ai moi aussi une dernière tâche à accomplir..."

Il le sait, il verse une larme, rit puis s'en va dans le sombre couloir et y disparait. J'attends un instant puis m'y engage à mon tour, mais je sais qu'il doit déjà être parvenu à l'extérieur...

 

Fin:

 

Au milieu des râles des mourrants, au milieu du chaos de la bataille, il parvint à se faire entendre, et les humains cessèrent l'assaut à ce son. Dans le coeur des elfes, la flamme se raviva, non pas de l'espoir, mais la chaleur d'être à nouveau guidé, et sous les yeux remplis de joie il fit face aux chevaliers amassés là tandis que le peuple de la forêt se ralliait derrière lui.

Mais avant que quiconque puisse bouger, il y eut un éclair dans le ciel, et le sol s'effondra sous Aerion qui s'engouffra alors dans le trou pour en ressurgir, dans un hurlement, sur le dos d'Erdraug le puissant, revenu à la vie par la volonté d'Isha pour accomplir enfin la destinée. Alors, devant cette vision et les soudains cris de guerre des elfes qui semblaient s'être mués en terribles machines de guerre sous l'effet d'un flot de rage, les hommes prirent peur comme jamais homme n'eut peur, terrifiés car ils sentaient que ce n'étaient plus des êtres vivants qu'ils combattaient, mais les enfants d'un immortel. Il y eut un flottement puis chacun chercha à sauver sa vie tandis que l'armée reconstituée dans leur dos chargeait. La mort changea de camp, fauchant allégrement sans jamais toucher le moindre fils de la forêt. De la terre stérile se mit à surgir herbe et épis, arbres et mille plante vertes animée de magie qui s'en prirent à leur tour aux humains tandis que des bois nouvellement nés sortaient sangliers et loups affamés, et mille créatures en furie. Pourtant, il y eut un cor dans le lointain, Aerion qui rappelait ses légions, et comprenant que ce serait là leur seule chance, tous, chevaliers ou gueux, profitèrent du répit pour partir et ne jamais revenir. Alors la fureur d'Isha se tourna vers l'insolente forteresse. C'est à cet instant que je vis Aerion dans toute sa splendeur, pour la dernière fois...

 

J'avais parcouru les froids couloirs, pressant le pas autant que possible. Il ne me fallut pas long pour trouver ce que je cherchais: la salle des coffres et le diadème. Depuis tout ce temps, il était resté là, et Gilles venait souvent le contempler car il ne possédait rien d'aussi beau ni d'aussi précieux. J'entendais d'où j'étais le reflu des hommes, leurs doutes et le renouveau elfique. Je m'approchais d'un coffret d'or lourdement cadenassé et, sans m'y arrêter, me saisit d'une lourde malle avec laquelle je défis tout obstacle. Reposant alors mon fardeau, épuisée, je me mis à concentrer toutes mes forces pour ouvrir le coffret qu'une mince chaînette tenait encore clôt. Je crus en mourir tant je me faisais mal à forcer ainsi le passage, lorsque je sentis quelque chose céder, deux choses, mon corps et le coffre. Sortant de son contenant, le diadème chuta à terre. Le diadème de la reine, le "Ferinjen", dont j'avais ignoré jusqu'à ce jour l'exacte signification. Le Ferinjen, le coeur d'Isha, et lorsque je m'en saisit, il se mit à rayonner, comme appelant, ou implorant, et je pus entendre dans le ciel le bruit d'un éclair qui traversait le vide et je sus que la réponse allait venir. Je voulus m'en aller, mais alors que je me dirigeais lentement vers la sortie, Gilles et plusieurs de ses gens firent irruption dans la pièce. À leur air affolé, je compris qu'ils avaient l'intention de prendre autant de richesse que possible avant de fuir, mais voyant dans ma main son plus précieux bien, Gilles s'arrêta, et j'en profitais pour m'enfuir.

 

Pas loin. Je réussis à atteindre le sommet du donjon, mais pour m'y retrouver prise au piège, et déjà j'entendais les pas des mes poursuivants. Gilles, le premier, parvint jusqu'à moi. Je n'eus pas le temps de parler, réfléchir ou tenter de le raisonner. À peine avait-il surgi et s'était-il élancé que j'avais jeté le diadème loin vers l'extérieur.

À cette vision, Gilles n'en redoubla que plus de violence et se saisissant de moi me mena vers le rebordsde la tour et, me suspendant au-dessus du vide, me permit de voir la victoire de mon aimé, et de nous observer l'un l'autre encore une fois avant de chuter.

 

Aerion implore, je lui souris, ses yeux parlent de vengeance, je lui exprime la paix de l'âme, il me dit qu'il m'aime et je lui rend tout dans un baiser qu'aucune distance n'arrête.

Voyant que je n'ai plus peur de rien, Gilles relâches son étreinte et je chute. Les étages de la tour défilent, mais le sol ne semble pas se rapprocher, ou peut-être que si, mais je ne le vois plus. Je repense au visage d'Aerion, au jour où il me découvrit dans son chargement, à toutes les épreuves traversées, de mon enfance à ma vieillesse sans que jamais mon amour pour lui ne faiblisse. Et je sais qu'il est là, non loin. Il me voit chuter sans doute, mais qu'il n'en conçoive aucune tristesse. Je l'ai aimé comme un père, je l'ai aimé comme mon ami, et aujourd'hui je l'aime comme une mère pourrait aimer son fils, car lui restera tandis que je vais m'en aller. Avec bonheur je pense au cadeau qu'il m'a fait, et je ferme les yeux pour ne plus voir que ça. Je ne sentis jamais le sol, ni ne devais jamais le toucher. En fermant les yeux, je vidais ce qui restait de mon âme et partait dans l'au-delà pour y attendre mon aimé...

 

Épilogue:

 

"Papa?"

"Oui, Claire?"

"Qu'est-ce qui s'est passé ensuite?"

"Je l'ai vue chuter, et Erdraug s'est élancé pour la rattraper, mais il était déjà trop tard. Alors les treants ont été appelés, les arbres vivants, et Isha leur a commandé de mettre à bas la forteresse. Ils ont détruit un grande partie des murailles, créé de larges brèches dans le donjon, mais nous n'avons pas achevé la destruction, car nos coeurs étaient devenus plus calmes et plus aucune haine ne nous animait. Les humains maudirent le lieu pour nous, et la cité fut abandonnée. Plus personne n'y habite ni n'y habitera avant longtemps, et cela me convient car j'aime savoir que mon aimée repose là en paix sans plus jamais personne pour l'angoisser. La légende veut qu'au clair de lune, quiconque aurait osé s'aventurer sur ces terres pourrait apercevoir le dragon d'or, et qu'il revient pour veiller sur une reine elfe défunte en ces lieux..."

"..."

"Tu es fatiguée Claire, il te faut dormir à présent, et tout oublier. Demain sera une dure journée."

"C'est demain que tu pars..."

"Non, Claire, je ne partirais plus jamais. Nous resterons ensemble pour voir la fin de ce monde et le début du prochain.

"Papa?"

"Oui Claire?"

"Je t'aime..."

"Moi aussi je t'aime."

 

Je fis cesser toute lumière et m'apprêtais à m'en aller...

Je murmurais encore:

"Oui Claire, je t'aime, je t'ai toujours aimé. La mère dans la fille et la fille dans la mère, plus jamais nous ne nous quitterons. Ici prend fin notre périple..."

 

Dans un petit nid, au plus profond de la forêt, s'endormirent deux oiseaux, l'un jaune et l'autre blanc au ventre taché de sang. Ils ne devaient jamais plus se réveiller.

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