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Catégorie parente: Science-Fiction
Catégorie : Pandemonium
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Nantes

L'agglomération nantaise avait été complètement détruite pendant la guerre et il ne restait d'elle que quelques pâtés de maisons autour de la gare ainsi qu'une zone industrielle. Quelques rares villes restaient actives de cette manière au long de la côte Atlantique, depuis la mer du Nord jusqu'au détroit de Gibraltar. La population disséminée dans les terres avait ainsi accès à des ressources disponibles en Asie grâce aux arrivages quotidiens. Malgré tout, aucune agglomération ne se formait. Beaucoup trop de personnes avaient été tuées lors de la guerre du fait de leur densité et leur proximité en points donnés, facilitant les frappes nucléaires efficaces. L'élan autrefois présent rassemblant les gens en ville était freiné par l'absence de bouclier et la crainte d'attaque du Nouveau Monde.

La lune était encore haute dans le ciel alors que les rescapés du Groenland reprenaient peu à peu leurs esprits après quelques heures de sommeil difficiles. Noé, Naïa et Tetsuo avaient ainsi souffert de maux de têtes et troubles de la digestion, sûrement dus aux effets secondaires de leur exposition au biod, ou même résultants de l'antidote. Tetsuo avait alors mis à profit son insomnie à consigner par écrit les symptômes et les possibilités offertes par leur métabolisme de recréer l'antidote en Eurasie, puisque celui-ci semblait fonctionner.

Un vent frais balayait les quais de la gare, caressait les cheveux d’Angie, couvrant et découvrant son visage. Alors qu’elle allumait une cigarette Noé se posta à ses côtés, face aux rails.

_ Notre train arrive dans dix minutes, annonça-t-il.

Angie souffla la fumée et scruta son billet.

_ Nantes-Canton en deux heures… ce seront deux longues heures avant d'être enfin à l'abri.

Elle réfléchit et reprit :

_ Il est deux heures du matin mais nous arriverons à dix heures et demie, heure locale. C’est une sacré perte de temps. Si les soldats de Naem mettent les pieds sur le continent, il ne leur en faudra pas beaucoup pour nous retrouver. En avion, nous aurions été moins exposés à un attentat.

_ L’Eurasie a stoppé son trafic aérien et le train est plus rapide… le tunnel magnétique supprime la résistance de l’air.

_ Toujours passionné de science, hein ? sourit difficilement Angie, exhalant à nouveau la fumée.

Noé se rendit compte qu'elle s'inquiétait réellement d'avoir à ses trousses les troupes de Naem. Il était habitué à ce genre de pression de part son service au CRIJ mais pour elle, ce n'était pas commun.

_ Ne t’en fais pas, ce doit être un vrai foutoir dans leur base. Cinq ou six commandants doivent se battre pour en prendre le contrôle.

Il la regarda dans les yeux.

_ Merci p’tite sœur. Merci.

Il la serra dans ses bras.

_ Je te croyais… morte dans la dernière attaque du Groenland pendant la guerre, fit-il. J'ai cherché…

_ Je sais, coupa-t-elle, tu n’as rien à te reprocher. Dwaïn m’a protégée des Kosaks,  nous nous sommes fiancés et quelques temps après, la CITL en a fait un agent infiltré. Je n'ai pas cherché à savoir si tu en étais sorti, de peur de la réponse. Mais rapidement la nouvelle de la création du CRIJ nous est parvenu ainsi que les personnes influentes y oeuvrant. J'étais fière de toi et je crois que j'attendais que quelque chose me dise que tout était fini, que l'on ne risquait plus rien pour reprendre contact.

Elle tira nerveusement sur sa cigarette. Noé pouvait presque palper l'émotion que ressentait sa sœur.

_ Lorsque le Nouveau Monde a pris la base il y a quelques jours, j’étais chef du centre de communication. Ils m’ont laissée à mon poste sans se méfier et pour cause : je n'étais pas une menace. Mais au fond de moi quelque chose me disait que cette fois ci je ne resterai pas à subir, que je ne voulais pas revivre cette enfer d'être ballottée par les évènements. Puis j'ai appris votre arrestation et avec Dwaïn nous avons mis sur pied votre évasion.

Elle prit une dernière bouffée, plus détendue d'avoir confessé ses angoisses.

_ Merci encore, si tu savais à quel point je suis heureux de te revoir.

Angie sourit.

_ Heureusement que je le sais ! Tu n’as jamais été bien expressif, mais à présent je sais lire en toi ce bonheur. Maintenant que j'ai vécu ce moment de calme avant l'action, d'adrénaline pure qui noie ton esprit et t'aide à faire des choses dont jamais je ne me serais crue capable. Oui, j'arrive à voir ces sentiments chez toi à travers ton calme singulier.

Noé regarda sa sœur qu’il avait crue perdue lors d’une attaque éclair contre la base du Groenland. C’était la seule famille qui lui restait et il entendait à présent conserver ce lien retrouvé. Un mouvement sur sa gauche attira son attention, il tourna la tête vers Naem, assis sur un banc. Prenant congé de sa sœur d'une main rassurante sur son épaule, il rejoignit leur prisonnier et se posa à ses côtés. Le colonel avait la bouche figée en rictus de défi.

_ Tu viens savourer ta prise de guerre ? fit-il amèrement.

_ Je t’aurais préféré mort, contra Noé d’un ton acide.

_ Tu m’as attaqué dans le dos. Ta lâcheté t'a-t-elle interdit de me tuer ? N’as-tu donc pas d’honneur ? répliqua Naem.

_ Comme quelqu’un l’a si brillamment dit, l’honneur a fait des millions de morts mais n’a jamais sauvé personne. Et remballe ce sourire, garde-le pour la faucheuse : en Eurasie je doute qu’ils te laissent partir autrement que les pieds devant, asséna Noé.

Il pencha la tête sur le côté.

_ La batterie est à plat, tu voulais peut-être que l’on passe acheter des piles ? Tu as peut-être un chargeur sur toi ?!

Naem effleura son visage de la main, il reprenait son aspect cyborg. Ses pommettes avaient déjà retrouvé leur aspect métallique. Il serra les dents, Noé souriait. Le générateur de champ magnétique se mit en marche dans un sifflement aigu. Le train arrivait. A défaut de transport civil, le convoi était plutôt une suite de wagons de marchandises avec néanmoins deux voitures dédiées aux voyageurs.

Tetsuo et Dwaïn livrèrent Naem aux patrouilles MP[1] du train puis Angie les suivit dans leur compartiment. Naïa regarda Noé scrutant le ciel, avant de monter dans le train.

L’Ange veillait et le cherchait. Il était sûrement arrivé à maturité et compulsait tous les flux d'informations émanant des réseaux pour trouver trace de sa proie.

***

Le Train filait à vive allure dans son tunnel magnétique. Déjà ses passagers traversaient les Alpes après moins d'une demi-heure de voyage et passeraient ensuite entre une zone radioactive au sud de l'Ancienne République Confédérée Allemande et un bout de territoire appartenant aux intégristes du Moyen Orient. Cet état ne faisait pas plus d'un millier de kilomètres de large, partant des anciennes cotes grecques et se prolongeant vers l'ex-RPE. Le train continuerait alors sur son coussin magnétique qui le conduirait près de la communauté des Hôs qui avaient pris place aux Indes. Il finirait alors sa course à Canton, nouvelle capitale asiatique et place forte politique.

La plupart de l'Eurasie restait néanmoins un no man's land. La majeure partie de ses habitants s'étaient réfugiés dans des villes protégées par les boucliers magnétiques : Canton, Pékin, Sandoping, et Nankin liée à Hong Kong pour l’ancienne Chine. Kiev, Séoul, Hô Chi Minh -anciennement Saïgon-, New Delhi, Kuala Lumpur et plus récemment Jakarta et Bangkok pour l’ex-RPE, la Corée, le Vietnam, l’Inde et la Nouvelle Thaïlande. Tokyo et Shanghai avaient malheureusement été détruites avant la mise en place de leur bouclier, processus qui restait long et très couteux en énergie. Mais quelques autres villes, largement plus petites, possédaient ce type de défense : souvent refuges de riches influences pouvant se permettre de collaborer à l'achat d'un tel dispositif, celles-ci étaient éparpillées à travers le territoire et autonomes approvisionnement. Au final elles étaient bien souvent considérées comme des principautés.

L'énergie nécessaire pour maintenir la défense eurasiatique seule, était fournie par une dizaine de grands barrages hydrauliques à travers le territoire... ses habitants avaient alors compris que s'ils ne pouvaient se joindre aux villes surpeuplées il leur fallait donc vivre les plus dispersés possibles, évitant ainsi les frappes massives du Nouveau Monde. Moscou, Washington, Paris, Oslo et Athènes en avaient fait les frais lors de la guerre et sûrement autant d'autres cités dont personne ne se rappelait.

En contrepartie les cotes eurasiatiques étaient protégées par des tourelles anti-aériennes et sous marines espacées d'un kilomètre les unes des autres. Ainsi même les habitants les plus isolés se sentaient en sécurité dans cette psychose, cette peur de l'attaque ennemie, à défaut d'être dans un cocon magnétique, pressés les uns contre les autres, respirant le même air pollué, stérilisé, filtré puis repollué des villes. Heureusement le Nouveau Monde ne disposait pas de la technologie anti-gravitationnelle qui faisait la gloire de la CITL et de quelques riches personnages, ce qui excluait toute attaque venant de l'espace.

Mais en ces temps, personne ne savait vraiment rien des réelles avancées technologiques ou militaires, celles ci évoluant trop rapidement... ou très peu. Cela dépendait du recul pris. Les théories scientifiques et toutes leurs salades sur la marche de l'humanité n'intéressaient plus les civils, seule leur survie comptait.

Le mouvement perpétuel avait été mis en évidence en 2067.

Personne ne s'en souvient. Toutes ces remarquables découvertes tombaient dans l’oubli si elles ne pouvaient déboucher sur un armement quelconque. La science a toujours dû prouver que ses recherches sauveraient des millions de personnes, l’armée n’avait qu’à prouver la mort potentielle de millions d’ennemis. Facile.

 La population mondiale n'était plus qu'une grossière estimation à quelques centaines de millions près. Trois milliards. Ce qui sous entendait pour beaucoup que plus de six milliards d'humains avaient trouvé la mort pendant la dernière guerre, entre les bombardements intensifs, chirurgicaux ou les frappes nucléaires et autres conséquences médicales. Les anciennes steppes russes n'étaient plus que carte postale brûlée et souillée. Le sabotage des missiles russes par les américains fut leur dernière action. Soixante-dix pour cent du territoire communiste fut marqué au fer rouge pour une dizaine de siècles, donnant lieu à de nombreux revers climatiques ou physiologiques... La RPE était déclarée zone morte et les russes avaient fait payer cette cruauté aux américains qui pensaient mener leur nation vers de grands desseins...

La création de l'Ange Noir avait fait gravir à l'humanité une nouvelle marche dans leur capacité à s'autodétruire. Et quelle marche.

 _ Il doit te rechercher à présent…

_ Je sais bien, c’est comme si je le ressentais au fond de moi.

_ Les ingénieurs qui ont travaillé à son développement parlaient d’une sorte de lien psychique mis en place. Un sixième sens artificiel en quelque sorte… pour déstabiliser la cible. Certains pensent même que l’Ange agit sur ta Puce Bleue[2].

Noé restait silencieux, la tête posée contre la vitre du train. Le paysage défilait à grande vitesse, trop rapidement pour permettre de fixer un point quelconque. Debout dans le couloir près de lui, Naïa le regardait, comme cherchant à percer ses pensées.

_ Il sonde toutes les communications dans l’"espoir" de trouver ta position. Il n'en aura pas pour longtemps.

Noé semblait sur un nuage.

_ Tu penses que l'Eurasie acceptera de nous laisser entrer ? S'ils apprennent sa présence…

Noé tourna la tête :

_ Qu'est ce que tu cherches à faire ? demanda-t-il.

_ Discuter, j'ai l'impression.

_ Discuter ? Je n'ai rien contre. Pourtant ce n'étaient pas nos discussions qui nous étouffaient lorsque nous étions ensemble.

_ Tu penses que ça n'aurait pas pu marcher entre nous… c'est ça ? questionna Naïa, la boule au ventre.

_ Je ne sais pas, soupira-t-il.

Il se tourna à nouveau vers le paysage désert, vide de toute habitation. Des champs à perte de vue, pauvres de toute semence, désemplis de toute faune. Il fallait une sacrée motivation selon lui afin de se battre pour un tel héritage. Alors les hommes restants se contentaient de mener leur vie privée, souvent déchirée par la guerre, ne trouvant réconfort que dans leur corps familial, acceptant avec absence les entreprises politiques ou économiques.

Naïa et lui avaient partagé de profonds sentiments mais il leur avait toujours été difficile de se dire ce qu’ils éprouvaient, ce qu’ils pensaient et attendaient l’un de l’autre, de leur relation. Noé aurait aimé que ç’ait été plus facile, que rien autour d’eux ne vienne entraver ces moments partagés. Mais il était aussi conscient qu’il n’avait pas non plus été capable de consolider cet amour, tout comme il n’avait su protéger son lien familial avec sa sœur. Il réfléchit néanmoins à la question de Naïa, ne devant pas fermer des portes à cause de son état d’esprit :

_ Peut-être plus tard. Je ne suis pas contre retenter quelque chose.

_ Tu te rends comptes que tu es parti et que je cherche à renouer ? rajouta-t-elle, la gorge serrée.

Noé ferma les yeux.

_ Je suis perdu dans un autre monde et les évènements actuels ne m'aident pas à relativiser.

Il découvrit son poignet révélant une tache bleutée.

_ Si cette capsule n'était pas là, on me penserait junkie. Merci Naïa de ton attention, même si pour beaucoup je ne la mérite pas. Une fille de sénateur comme toi ne devrait pas côtoyer les soldats. Nous ne sommes pas de la même branche sociale et tu sais ce que cela signifie pour la CITL.

_ Nous sommes tous orphelins à présent. Le passé, tout le monde veut l'oublier. D'autre part, nous ne faisons plus partie de la CITL depuis que nous avons choisit d'être transfuges en Eurasie. Et les futures générations auront le devoir ou la chance de construire un monde à leur image. Reste à affronter notre court avenir et tenter d'en finir avec le Nouveau Monde.

Elle tourna les talons puis s'arrêta devant la porte du compartiment où se trouvaient leurs amis.

_ Nous devrions plus accepter de parler de nos sentiments. Ce n'est pas une faiblesse.

Noé aurai juré qu’il avait aperçu des larmes au coin de ses yeux.

_ En ces temps ?! Si. Il est difficile de trouver ses marques sachant qu'on peut les perdre le lendemain, objecta-t-il.

Elle se tourna vers lui :

_ Je pense que je t'ai aimé Noé, même si on ne passait pas beaucoup de temps ensemble.

Elle baissa la tête et apposa sa main contre le biomètre :

_ Même si aujourd'hui je ne sais plus.

Le panneau coulissa sans bruit et dans le compartiment Tetsuo leva la tête :

_ J'ai terminé le programme.

Noé apparu dans l'encadrement et le regarda, son portable sur les genoux, faisant face à Angie qui sommeillait sur l'épaule de Dwaïn. Ils se devaient de détruire la menace actuelle avant d'entrer dans la ville, s'ils ne voulaient pas être refoulés aux portes. L'Ange pouvait en effet déjouer le bouclier, en tant que structure organique, et pénétrer dans la cité si sa proie s'y trouvait au péril de toute la population y vivant. Mais s'il explosait avant d'y pénétrer, à l'extérieur, le feu dévastateur qui suivrait serait, lui, stoppé par le bouclier. Ils devaient l'arrêter préalablement, quittes à rater.

_ On peut le lancer ? fit Noé.

Il savait Tetsuo concis et que, même s’il ne le disait pas, il avait travaillé avec acharnement sur le programme dès qu’il avait un moment à lui depuis leur crash sur la plage. Les évolutions technologiques de la dernière guerre avaient été essentielles pour la rédaction de ces lignes de code. Sans ça, il aurait fallut des mois pour écrire ne serait-ce que l’algorithme et même pour quelqu’un comme Tetsuo, moins de deux semaines aurait été un délai impossible à tenir avant les dernières percées en matière de calculs et transmissions.

Celui-ci lança une feuille de calcul et analysa les résultats :

_ Le hack utilise une porte dérobée installée pour désactiver l'Ange. A la base c'était surtout pour pallier à toutes les raisons que ses commanditaires auraient d'abandonner l'objectif donné. Lorsqu'il est piraté, il se défend et cherche à détruire la source de l'agression, prévenant ainsi l'accomplissement de son premier assignement. Il recherchera donc cet ordinateur et s'il s'approche trop…

_ Trop ?

_ 50 kilomètres peut-être plus… répondit-il

_ Il me trouvera, c'est bien ça ? demanda Noé baissant les yeux vers son interlocuteur. Alors au lieu détruire nos communications, il préférera remplir son objectif de mission.

_ C'est une manœuvre risquée, approuva Tetsuo.

_ Quand arriverons-nous ? demanda Dwaïn.

_ Dans un peu moins d'une heure, pourquoi ?

_ Et où se trouve l'Ange ? s'enquit-il à nouveau.

_ Il est probable qu'il se trouve au dessus de l'Atlantique, proche de son lieu de largage, loin de toute activité humaine, où il lui était alors possible d'arriver à maturité sans être dérangé. A présent qu'il te cherche, il n'avait aucune raison de se mettre en mouvement, n'ayant aucune idée de la direction que nous avions prise.

Il s'avança et Angie glissa un peu le long de son dos.

_ Si nous arrivons en ville, Oria ne lancera pas le biod sachant Naem entre nos mains.

_ Elle ne le sait peut-être pas encore.

_ Elle le saura bien assez tôt par la télé ou bien de la base au Groenland. Nous ne pouvons donc pas nous permettre d'arrêter le train. Comme nous sommes en mouvement, nous avons la chance de nous en éloigner à chaque seconde qui passe, augmentant la distance qu'il aura à franchir pour nous atteindre. Ce qui donne aussi plus de temps à Tetsuo pour le désactiver. Plus nous serons loin, mieux ce sera.

_ Le bouclier arrêtera son explosion mais si l'Ange est actif il passera au travers et, dans ce cas, la ville se transformera en four géant, objecta Noé.

Tout le monde se tu.

_ Nous courrons deux lièvres à la fois. Quelles sont nos chances ?

_ Je ne sais pas, fit Tetsuo, mais effectivement nos probabilités de réussite augmentent à mesure que nous approchons de Canton : empêcher le tir du biod et pirater l'Ange.

Naïa qui n’avait rien dit jusque là pris part à la conversation :

_ Avons-nous une autre solution ? Nous mettons en danger la vie de près de quatre-vingts millions de personnes.

_ Si Naem n'entre pas en ville afin de bloquer le tir du biod par Oria, ce sera la fin de l'Eurasie, remarqua Tetsuo. J’ai amplement le temps de déprogrammer l’Ange à partir de maintenant, reste que plus on sera loin de lui plus on aura de chances. Par contre plus on est loin de l’Ange plus on approche de Canton et moins j’aurais de temps avant d’entrer dans la ville, auquel cas nous créerions une situation dangereuse. Je vais calculer le moment précis pour commencer.

Naïa continua néanmoins :

_ Nous pouvons aussi larguer Noé ici, en plein désert, et désactiver l’Ange quand nous serons à Canton… nous pouvons aussi le tuer.

Elle leva les yeux. Tetsuo s’était arrêté de taper et guettait la réaction de Noé. Il n’en savait pas beaucoup sur son supérieur et une situation comme celle-ci lui en apprendrait un peu plus. Dwaïn ne comprenait pas cette proposition, après ce qu’ils avaient fait, lui et Angie, pour les sortir du pétrin, voilà qu’elle proposait de sacrifier un membre de l’équipe.

_ Si tu n'étais pas un atout pour l'Eurasie… un officier supérieur connaissant les failles d'Aïo, de la CITL et peut-être même du Nouveau Monde, continua Naïa, quel intérêt aurions-nous à risquer la vie de ces citadins pour la tienne ?  Quelle aubaine, fit-elle amèrement.

Le silence s'appesanti. Noé l'observait d'un attentivement sans laisser paraître aucune émotion. Naïa reprit :

_ Je suis en accord avec la solution prise, mais aurions nous fait la même chose pour toi, Tetsuo ? Ou pour Dwaïn et Angie ? Pensons-y avant. Là bas, les habitants n'ont pas cette valeur aux yeux de leur gouvernement, Noé. Là bas, le peuple est débiteur et apporte le pouvoir aux dirigeants… L'Eurasie est un peuple pour lequel nous devons nous battre parce que nous avons choisi de défendre la victime. Le Nouveau Monde aurait attaqué tôt ou tard pour acquérir les richesses énergétiques et nourricières du territoire. La CITL soi-disant neutre aidera sûrement Akdov pour ne pas y passer aussi, elle se rangera, si ce n'est pas déjà le cas, du côté du plus fort.

Elle attendit que ses interlocuteurs assimilent l'information et poursuivit sur un ton plus dur :

_ Ce choix nous l'avons fait et j'étais aussi d'accord. Aider l'Eurasie, la prévenir de la menace et protéger sa population quelque part innocente.

Elle tut son intime conviction selon laquelle ils allaient faisaient aussi ce choix car l'Asie Nouvelle restait le meilleur espoir de survie de l'humanité, d'avoir un avenir permettant de reconstruire une civilisation viable.

_ Mais nous devrons d'abord affronter son gouvernement. Cette guerre opposera une population à ses "élus", autoproclamés chefs, avant même d'opposer l'Eurasie au Nouveau Monde, car ils prendront des décisions qui n'iront peut-être pas dans le sens que nous espérons. Des décisions qui seront peut-être même opposées aux raisons qui nous amènent à trahir la CITL. C'est triste à dire, mais il viendra aussi un moment où Noé sera un atout pour les dirigeants de l'Eurasie et donc un ennemi aux yeux de la population.

Angie s'était éveillée et bouillait sur place, Dwaïn était bouche bée et Tetsuo attendait une réaction de Noé.

_ Aider Noé maintenant pour aider l'Asie à contrer le Nouveau Monde ne rimera pas forcément avec quitter la CITL pour aider la population eurasiatique.

Un silence de plomb prit place dans le compartiment. Le très faible ronronnement des coussins magnétiques du train ne faisait que renforcer l'ambiance qui régnait entre les futurs transfuges. Tous attendaient une réaction de Noé, guettant ses troubles et sa possible colère. Il attendit encore quelques instants comme mesurant la portée de ce que Naïa avançait.

_ Merci, je ne savais pas que tu m'appréciais à ce point, fit-il ironique avec un sourire en coin.

_ Je tenais simplement à vous faire part de la probable suite des évènements, répondit-elle aussi avec un sourire.

_ Je le sais bien.

Le silence revint quelque peu puis tous sursautèrent à l'annonce automatique inattendue de la compagnie de voyage :

_ Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs, dans quelques minutes nous arriverons dans la gare Ouest de Canton. Ceci est notre terminus, veillez à ne laisser aucun bagage dans le train et à vous identifier au biomètre à la sortie de la gare. Merci d'avoir voyagé avec notre compagnie et à bientôt sur nos lignes.

Tetsuo connecta sa clef dans la prise prévue à cet effet sous son accoudoir. Devant la recrudescence des ordinateurs portables, les trains s'étaient en effet équipés d'une connexion sans fil et mettaient deux cent téraoctets d'espace disque à disposition des voyageurs le temps de leur trajet. Un écran plat sortit de la tête de siège, fixé à un bras articulé qui vint se positionner face à Tetsuo. L'écran clignota puis un clavier magnétique se présenta en dessous. Tetsuo exécuta son programme qui demanda alors une confirmation de commande.

Naïa hocha de la tête suivie de Noé puis Angie et Dwaïn plus vigoureusement. Tetsuo effleura de son gant électronique la surface du clavier virtuel. Une barre de progression s'afficha ainsi qu'un compte à rebours.

_ Connexion avec l'Ange, commenta Tetsuo. Seule éventualité de problème, il se peut que nous ne puissions le joindre. Si nous réussissons, je serais peut-être en mesure de créer un système pour désamorcer les menaces à venir en provenance des Anges.

_ Parce qu’il y en a plusieurs ?! s’étonna Dwaïn.

_ Il y en a déjà eu deux pendant la précédente guerre, celui-ci est le troisième. J’ignore combien ils en ont en réserve, mais dans cette guerre être capable de détruire la seule arme passant à travers les boucliers eurasiatiques sera un atout majeur, expliqua Noé en jetant un œil à Naïa, comme pour ajouter un argument de poids à leur décision.

Tout le monde se tint silencieux. Le train sortait de la zone radioactive et la réception satellite se faisait plus précise.

_ Connexion établie. Fin de l'opération dans… 14 minutes 30 secondes, 29, 28…

L'écran vira au rouge.

_ Il nous a détectés. Il n'a pas la possibilité de couper cette connexion de secours, il va donc tenter d'éliminer la source. C'est le moment de croiser les doigts.

L'Ange amorça sa descente à travers les nuages survolant ainsi le détroit de Gibraltar puis la Méditerranée. Son fuselage prit rapidement une forme d'aile delta, plus aérodynamique. Sa couleur vira au blanc cassé, signe d'autodéfense. Une vingtaine de kilomètres au nord de sa position, les tourelles de défense de l'Eurasie pivotèrent dans sa direction, tirant quelques salves. Le camouflage thermo-optique de l'Ange s'activa et les tourelles perdirent sa trace. Puis il dériva lentement vers le nord afin d'optimiser sa durée de vol. Quelque chose tentait de le déprogrammer, affectait son intégrité, il lui fallait éliminer la menace avant de continuer sa mission.

A moins d'un millier de kilomètres des anciennes côtes grecques, les tourelles détectèrent à nouveau sa présence à travers le déplacement anormal des particules radioactives qui composaient les lieux. Il ne pouvait s'en tirer qu'en se défendant. Des rampes de missiles se formèrent sous ses ailes et entre ces rampes s'articula une tourelle en acier poly-mimétique. L'Ange descendit plus près du sol, d'où plusieurs dizaines de ses rockets détruisirent autant de missiles tirés des côtes. La mitrailleuse entra en action et pulvérisa une à une les tours de défenses qui s'obstinaient à vouloir sa perte. S'il aurait pu, il en aurait ri de ces tentatives de l'abattre. Rien ne lui résistait et dans quelques minutes il décimerait un rigolo et sûrement le train entier avec. Pourquoi pas la gare aussi…

Jouissance électronique.

Dans le compartiment du train, un silence de mort régnait.

_ Plus qu'une minute et…

Les lumières de nuit s'allumèrent, le blindage du train descendit de part et d'autre de ses flancs obstruant toute visibilité extérieure.

_ Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs, nous entrons à présent dans la gare Ouest de Canton, veuillez patienter quelques minutes pendant la décontamination radioactive du train.

_ La connexion ralentit ! s'exclama Tetsuo.

Deux soldats qui passaient dans le couloir s'arrêtèrent à leur hauteur.

_ Z' inquiétez pas, la décontamination dure qu'dix minutes.

Tetsuo ouvrit de grands yeux et lança un regard désespéré autour de lui. Tous le lui rendirent alors que les soldats tournèrent les talons et s'appuyèrent à la rambarde du couloir. Angie se leva précipitamment et fit descendre les lunettes de soleil de Tetsuo du sommet de son crâne sur son nez. Ses yeux se mirent à dégager une lumière intense : L'Ange le tenait pour responsable.

_ C'était donc vrai ! Il agit sur la puce bleue, souffla Naïa.

_ Il est plus rapide que je ne le pensais, réparti Tetsuo.

Un frisson lui parcouru le dos. Il baissa les yeux pour éviter d'être vu des soldats qui étaient formés à ce genre de phénomène et avaient pour ordre d'éliminer la victime de ces troubles.

L'un d'eux revint dans le compartiment.

_ 'scusez moi, z'auriez du feu mam'selle ?

Angie fouilla son sac maladroitement. Plus vite le bidasse serait parti, mieux ce serait. Personne n'avait remarqué Noé qui se frottait les yeux dans un coin… à part le deuxième soldat.

_ Z'avez mal aux n'yeux ? Normal, le produit d'décontamination est…

Noé le fixa de ses yeux orange vif. L'Ange l'avait aussi repéré, il détruirait la source de la menace, Tetsuo et son ordinateur, ainsi que sa cible principale, Noé. Pour le coup l'explosion détruirait la gare dans laquelle ils entraient actuellement. Le soldat se tu, porta la main à sa ceinture et empoigna son arme. Ce faisant il porta un pied en arrière et trébucha sur la jambe tendue de Dwaïn qui lui écrasa son poing sur la figure une fois au sol. Le deuxième soldat laissa tomber sa cigarette et sortit d'un bond en arrière dans le couloir, arme au poing. Ses mains crispées sur la crosse de son automatique traduisaient les symptômes de Parkinson chez un lapin. Il affichait à peine vingt ans et son service dans l'armée devait se chiffrer en mois.

_ Bougez pas ! hurla-t-il.

Sa voix tremblait encore plus que ses mains, ses yeux étaient grands ouverts, pupilles dilatées comme tremblantes elles aussi et des gouttelettes de sueur apparurent sur son visage. Angie avança ses mains faisant signe de se calmer.

_ Doucement, ne fais pas de connerie.

Le soldat ajusta Angie une seconde avant de reprendre Noé en joue. Tetsuo, les lunettes de soleil sur le nez regardait l'écran.

_ La connexion est ralentie mais on progresse toujours.

_ Ta gueule putain ! beugla le bidasse surexcité.

_ Ecoute, reprit Tetsuo, l'Ange arrivera sur nous dans deux minutes.

Il ravala sa salive.

_ Avec le blindage il nous en faut cinq pour le désactiver… Pas besoin d'être un génie pour comprendre que ça risque d'être juste !

_ Ferme la ! … Ferme la j'te dis ! Nous n'avons pas à négocier avec les Déchus[3].

_ Sache que même si tu tues Noé, il viendra détruire le programme qui l'attaque.

Tetsuo mimait la situation avec des gestes simples et précis, désignant son supérieur puis son ordinateur.

_ C'est une autodéfense… on a pas le choix. On doit…

_ Recule !

Le soldat pointait à présent Dwaïn dont la main s'approchait du flingue de son collègue, toujours au sol. Il repoussa l'arme du pied, dans le couloir.

_ Reculez tous ! Mains sur la tête !

Tous s'exécutèrent à part Dwaïn qui s'approchait tentant de le calmer. Le soldat tentait d'extirper sa radio de la poche sur son torse.

_ Il suffit juste de lever le blindage.

_ Recule merde ! J'ai pas autorité pour le faire alors recule ou j'te tire dessus !

Ses mains tremblaient tellement, laissant penser à un début de crise d'épilepsie. Il essuya maladroitement la sueur de son front avec sa manche gauche pendant qu'il alertait les patrouilles stationnées dans la gare. Dwaïn articulait lentement :

_ Il suffit juste de…

Le bidasse tira. Angie cria et se précipita sur son fiancé qui s'écroula, touché au torse. Tous firent mine d'avancer mais le soldat les reprit en joue.

_ Je ne pensais pas revivre cet instant, fit Angie soutenant son fiancé.

Dwaïn toussa du sang.

_ Reste une minute trente, rappela Tetsuo, il sera bientôt trop tard. Nous devons…

_ La ferme ! cria le soldat tout tremblant.

_ Bon écoute ! reprit Tetsuo exaspéré tout en retirant ses lunettes et révélant les mêmes symptômes que Noé. Tu commences vraiment à faire chier ! finit-il par rugir.

Le bidasse sourcilla et le pointa de son arme ne sachant plus que faire. Noé profita de sa déconcentration et plongea alors tête en avant, percutant le soldat à l'abdomen, le projetant contre la paroi du couloir, son crâne lui chatouillant l'estomac. Le soldat expira comme il pu avant de tomber à quatre pattes, comme cherchant son souffle par terre et traquant son flingue à tâtons. Noé récupéra l'arme en question et le dédaigna. Il leur restait à trouver le moyen de lever ce foutu blindage. Les portes des wagons adjacents étaient closes et si aucun autre soldat ne pouvait arriver, ils ne pouvaient pas non plus leur demander de l'aide. Ils étaient pris au piège et ne pouvaient même pas apercevoir la mort fondre sur eux. Incapables d'y échapper…

L'Ange arrivait en vue du train. Dans une minute il atteindrait son but et détruirait sa cible. Son fuselage adopta une forme de victoire programmée, ses ailes prirent l'apparence de celles d'un Ange. Son buste et son crâne prirent celle d'un squelette. Il semblait vêtu de loques tel un fantôme, ses orbites vides évoquaient l'emplacement d'un regard hypnotique. Ses concepteurs avaient trouvé le moyen de figer leur cible sur place … de peur.

Sa lance réapparut, enserrée entre ses mains osseuses comme prêtes à harponner leur proie. Si l'adrénaline électronique existait, il serait sûrement submergé de ses effets. Il ferait de son mieux pour détruire le maximum d'installations… Quel bonheur binaire !

Trente secondes… L'énergie se dégageant de son corps perturbait son environnement, engendrant un silence mortuaire sur une centaine de mètres alentours.

Dans le train Noé avait tiré l'alarme incendie. Le blindage de leur wagon se levait lentement et la connexion reprenait une vitesse normale. Dans la grande gare de Canton, la population avait repéré l'Ange et tentait de se mettre à l'abri, courrant en tous sens.

Quel abri peut vous protéger ? Petites puces… et vous voulez m'échapper ?

Leurs cris disparurent et devinrent inaudibles. L'Ange était sur eux, mais les dédaigna, n'ayant pas terminé sa course.

_ Plus que cinq secondes ! cria Tetsuo, les yeux rivés sur son écran.

Même si personne ne pouvait entendre ses mots, tous avaient pu les lire sur ses lèvres. Ses doigts s'abaissaient uns à uns de sa main tendue.

Quatre… L'Ange entrait en gare, ralentissant un peu, slalomant entre les poteaux, fils électriques, balayant au passage les voyageurs comme de vulgaires fétus de paille. Trois… Le cri du prédateur approchait du train, figeant les passagers aveugles derrière leur blindage. Deux… Les yeux de Noé éblouirent le compartiment, il s'agenouilla sous le coup de la douleur qui l'assaillait. Naïa maintenait sa tête contre sa poitrine. Protectrice. Un… Il sembla à Tetsuo que tout s'était arrêté, que l'ordinateur n'irait pas plus loin. Avait-il correctement codé son programme ?

Opération Achevée…

Les trente tonnes de technologie révolutionnaire constituant l'Ange s'écrasèrent dans leur élan sur le train, traversant deux wagons près de ceux des agents du CRIJ. Sa lance se planta à travers les voitures, entre les rails, et le projeta violement trois voies plus loin, balayant les poteaux comme des quilles et détruisant les quais de béton, projetant les voyageurs en tous sens avant de s'immobiliser dans un nuage de poussière.

Tuer un Ange porte malheur.

Noé se frottait les yeux alors que la douleur disparaissait peu à peu. Dehors, les patrouilles MP investissaient la gare et encerclaient leur wagon, leur criant de se rendre. Naïa prit le flingue du bidasse et fracassa la vitre à l'aide de la crosse. Elle aperçu alors les soldats en combinaison anti-radiations, armés jusqu'aux dents, qui la pointaient de leurs viseurs lasers. Elle laissa balancer l'arme au bout de son index, les deux mains en évidence.

_ Il nous faut des secours.

L'arme tomba sur les rails. Elle soupira et ajouta avec un sourire candide :

_ S'il vous plait.



[1] Police militaire

[2] Depuis les années 2020, les enfants de la majorité des pays sont affublés d’une puce dans le poignet réagissant aux drogues et provoquant chez la personne un profond dégoût pour les produits de synthèse. La couleur vient d’une réaction avec l’organisme créant une tache bleutée sous le poignet.

[3] Déchu : victime de l'Ange

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