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Catégorie : Chute (La)
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     Par je ne sais quelle magie, la lumière me redonna un peu de force et je réussis même à pousser le battant de bois plume qui servait de porte et à me laisser choir à l’intérieur. Alors, la lumière dorée se fit plus intense, plus palpable.

Une brise tiède sembla remonter le long de mes jambes et de mes bras. Mon regard perça à nouveau le voile de brume qui flottait devant mes yeux et je pus contempler l’endroit où je gisais.

     La salle était toute de bois, avec une petite marche pour accéder au plancher où s’agenouillaient les fidèles pour prier. Au fond de la pièce, la lumière se faisait plus forte et environnait un petit autel recouvert de tissu rouge sur lequel trônait un magnifique fourreau blanc ivoire strié de bandes noires, comme la fourrure d’un tigre.

     L’objet m’émerveillait et je compris rapidement d’où émanait l’étrange attirance que j’éprouvai pour ce lieu. Sentant qu’il m’avait été rendu assez de force pour bouger davantage, je m’approchai de l’autel avec l’intention de prendre le sabre dans mes mains et d’éprouver la perfection de ses lignes. Le piédestal atteint, je tendis le bras vers le sabre, mais prêt de l’effleurer, je retins mon geste : qui me disait que mes mains étaient assez pures pour toucher tel artefact ? A qui appartenait cette arme ? Ces questions, comme des liens, se tendaient autour de moi, m’enserraient et retenaient mon bras. Le doute et le désir de faire jouer la lumière sur la lame me tiraillaient chacun d’un côté et je ne parvenais pas à me décider. Une crampe douloureuse commençait à poindre dans mon bras tendu et je ne parvenais toujours pas à me décider. Finalement, prit dans ma réflexion, je fus surpris lorsque je sentis un contact unis et froid sous mes doigts. J’ouvris les yeux que j’avais fermé pour réfléchir et découvris ma main touchant le fourreau. Pétrifié à la fois de peur et de plaisir, je restai immobile, n’osant pas interrompre le charme. Etait-ce mon bras qui, fatigué, avait failli ou était ce le sabre qui s’était tendu vers moi imperceptiblement ? La réponse me resterait à jamais inconnue. Mais à présent, j’avais touché le sabre et nul sort ou foudre n’était venu me frapper.

     Aussi m’aventurai-je plus avant. Je fis glisser ma main sur le feutre noir et l’ivoire blanc, suivis les contours gravés et polis de la garde et finalement, enserrai la poignée de cuir noir et cousue de glyphes en fils d’argent.

     Assez longue pour deux mains, elle se lova au creux de ma main de façon parfaite. Je tendis mon autre main vers le fourreau et soulevai le sabre. Son poids me surprit agréablement. Il n’était pas excessivement lourd et ne me fatiguait pas le bras. Je savais que c’était là une arme d’adulte et j’estimai que mon père, avec sa force, l’aurait trouvé aussi leste qu’une plume.

     Ardent d’un désir irrépressible, je pressai sur le fourreau et le pommeau et tirai la lame glacée hors de l’étui. Le son pur d’un cristal. L’éclat du feu et de la glace. Belle comme la lumière même de Yakima la Blanche, la lame m’éblouit.

     Une vision de perfection…aussitôt cette impression me rappela t-elle le tigre blanc que j’avais croisé à la cascade. Le son pur de l’eau qui tombe. L’éclat vif et la robe argentée du tigre. Tous ces éléments semblaient s’être réunis dans l’acier entre mes mains. Cela m’appartenait-il vraiment ? Aussitôt cette question apparut-elle à mon esprit que je pris peur, comme un voleur prit sur le fait. Le sabre si doux au toucher sembla devenir aussi brûlant qu’un charbon ardent.

     Je voulus rengainer, reposer le sabre ou je l’avais trouvé et m’éclipser…mais ma main, paralysée, ne parvenait plus à lâcher la poignée de l’arme.

     Un vertige me prit lorsque je tentai de forcer mes doigts à se desserrer.

     Alors, surgie de l’air même autour de moi, aussi léger qu’un murmure dans le vent, j’entendis :

« Ne force pas plus. Aucun ne le changera : une part de toi est déjà en lui. Prends ce qui t’appartient. Tu ne voles nul homme. »

     Etait-ce simplement ma conscience qui me dévoilait une évidence que je refusais jusqu’ici de reconnaître ou était ce vraiment les esprits du temple qui me chuchotaient à l’oreille ? Je n’aurais su le dire. Mais je suivis le conseil et acceptai le sabre. La paralysie alors me quitta et, comme libéré d’un poids énorme, mon corps se détendit. La fatigue qui ces dernières minutes s’était effacée de mes membres se rappela soudain à mon bon souvenir et, prit d’une envie de dormir contre laquelle je ne parvenais à opposer aucun argument, je me laissai sombrer avec délice dans le sommeil.

     Alors que la réalité s’estompait autour de moi, un murmure résonna autour de mon esprit :

« -Tu serviras.

     Et je pensai en écho :

-Je suis né pour cela. »

 

     Je suis en pierre, à moitié enfouie, sentant la caresse du vent, le bruissement des feuilles. La chaleur du soleil et la fraîcheur de la terre. Immobile, silencieux, acceptant le monde et sa course lente. Ainsi, je trouvai pour la première fois la paix...

     Le temps m’entraîne doucement, grain par grain : imperceptiblement, je deviens sable. Plus léger que les feuilles, le vent m’emporte, et tourbillonnant, me disperse dans les nues. Je suis partout dès lors : aux dessus des montagnes, des forêt et des champs. Par dessus les rivières, les mers et l’océan. J’abrite en mon sein le monde et chacun m’y respire. Je suis immortel, sans joie ni malheur, sans espoir ni inquiétude. Alors, je pense, ma conscience trouva la paix une deuxième fois...

     Je savoure ma quiétude et déjà suis différent. Tout bouge à nouveau, tout s’échauffe et s’enflamme. Je virevolte de-ci delà, pareil à un néant enflammé. Je suis courage, je suis colère. Ma force rayonne et rien ne me résiste. Tout se consume et s’ajoute à mon sein de flammes. Je suis puissance et le feu me réjouit. Alors, pour la troisième fois, je ressentis la paix.

     A nouveau tout change : mon ardeur se fait fluide. Aucun chemin ne se désiste plus. Je glisse, roule et m’écoule dans chaque fissure, chaque creux. j’ai la beauté des cascades, la force des vagues et l’immensité de la mer. Dans un cycle sans fin, j’anime la terre et taille la pierre. Je crée des paysages et défait les falaises. Je coule. Eternel. Dans la beauté fluide qui m’anime, je trouvai une quatrième fois la paix.

     Soudain, je suis saisi. De liquide, je me vois métal. Brillant, plein de grâce déguisée, je suis l’outil des dieux. Leurs mains me façonnent, m’aiment et me chérissent. La perfection reflète mon tranchant, froid, glacial, comme la mort. Je suis lame, je suis heaume, je suis lance et je suis trône. Fureur du juste, courroux du démon. Je suis le Bien, je suis le Mal. Je suis l’équilibre des hommes. Brillant de milles éclats, j’apporte, je prends, à jamais. Ainsi, pour la cinquième fois, je trouvai la paix.

 

     Lorsque j’ouvris les yeux, mon regard embrumé de sommeil se posa sur un ciel dégagé et clair. Le soleil était haut déjà et réchauffait de ses rayons le sol pierreux sur lequel je gisais. Tandis que je reprenais conscience, l’incongruité du lieu où je me réveillais me frappa enfin. Alors, soudain me revinrent pêle-mêle les souvenirs de la nuit : les cris dans les bois, la fuite au cercle de pierre, le combat des monstres, le gamin prenant la fuite, la lutte avec l’homme-tigre...puis, comme dans un rêve, le petit temple et le sabre. Je regardais mes mains : elles étaient éraflées, rouges, couvertes de sang séché et de terre. Mais surtout, au creux de la droite, se trouvait la poignée de l’arme dont la nacre reflétait le soleil. Éblouissante. Elle était la seule preuve que je n’avais pas rêvé, que je n’avais pas marché dans le royaume des morts et que les étoiles et la terre dans la clairière avaient été bien réels, aussi réels que l’affleurement gris sur lequel j’étais maintenant assis . Pour l’heure, je me sentais engourdi, les membres douloureux, sans pour autant m’en attrister, car avant tout : j’étais vivant. Et les autres ? La question me sauta au visage. Les enfants ? Itoji ? Les moines ? Avaient ils survécu ? Où étaient ils maintenant ? Ne supportant pas de rester assis un instant de plus sans réponses pour me rassurer, je me levai. Mes jambes étaient raides et une douleur lancinante me pris lorsque je portai mon poids sur mon pied gauche. Je serrai les dents et regardai autour de moi pour m’orienter. Le soleil se dressait sur ma gauche au dessus de trois pointes montagneuses qui m’étaient familières. Vu la taille de leur silhouette, je devais me trouver à près de cinq heures de marche du village : autant dire que, dans mon état, je ne m’y trouverais au mieux qu’à la tombée de la nuit. Je regardai à ma ceinture : ma sacoche avec l’amadou et le silex étaient toujours là, de même que mon coutelas. Rasséneré par leur présence, je me mis finalement en marche, les jambes maladroites, la tête et le ventre vides.

     Du trajet que je parcourus toute la journée, je ne retins pas grand chose. Peut-être vaguement le souvenir d’une interminable suite de montées et de descentes à travers les épaulements boisées du Yang Tou. Mais rien d’autres. Mes pensées étaient ailleurs, toutes tournées vers mes compagnons de la veille, vers mes parents, grand mère et d’autres proches. Je me demandai fiévreusement quelle serait la réaction des gens du village et si le seigneur prendrait des mesures pour parer à la menace des hommes tigres : l’hiver arrivant, les monstres suivraient à coup sûr le gibier descendu dans le fond des vallées. Cette perspective n’était guère réjouissante, mais, honteusement, je ne pouvais m’empêcher d’y voir également une bonne occasion pour tenter d’incliner mon grand-père à me destiner à la voie du guerrier. Le père de mon père était certes vieux, mais il avait encore assez de santé et de lucidité pour tenir un siège important auprès du seigneur des Kedowara. Ayant commencé soldat, il s’était illustré lors du temps de Korouno, le dieux de la guerre, qui pendant plus de dix ans avait poussé tous les clans à se battre les uns contre les autres, les alliances se faisant et se défaisant alors aussi rapidement que le temps changeant dans les montagnes. Remarqué par le Seigneur Izumo, père du Seigneur régnant actuel Samuro, pour ses qualités tactiques, il avait été promus de grade en grade jusqu’au poste de Conseiller de Guerre du Seigneur. Ainsi, bien qu’en temps de paix, il n’était qu’un de ses "honorables sujets" comme il aimait à dire, le fils d’Izumo l’écoutait-il toujours attentivement, considérant plus le vieil homme comme une sorte de mentor que comme un simple conseiller pour tout ce qui touchait aux armes, au combat... et au choix des guerriers. Ainsi, si mon grand père désirait me voir porter le sabre, sa requête avait-elle toutes les chances d’être acceptée par le Seigneur.

     Les flancs des montagnes baignaient dans l’éclat rougi du crépuscule lorsque j’atteignis enfin les abords du village. Des femmes qui s’affairaient dans les champs à faire les dernières récoltes me regardèrent passer avec un étonnement mêlé de pitié : à vrai dire, cela n’avait rien d’étonnant : j’étais d’un brun sale, en guenilles déchirées, j’avais enlevé mes sandales de cuir qui me torturaient les pieds et je tenais, chose des plus incongrues, un katana magnifique dans mes bras. Enfin, l’une des femmes me reconnut et l’on envoya la plus jeune d’entre elles prévenir ma mère tandis que d’autres, comme délivrées de leur mutisme curieux, accourraient pour me soutenir. Je commençai par repousser faiblement l’aide de leurs bras vigoureux mais, ivre de fatigue à un point dont je ne me rendais pas compte, je me laissai littéralement tomber lorsque l’on me présenta une brouette tapissée de foin. Par crainte respectueuse sûrement, personne ne m’ôta le sabre des mains.

     Dans les ténèbres, le bruissement d’un panneau qui coulissait me fit ouvrir les yeux. Chez moi pensais je. La chambre baignait dans la clarté fraîche et neuve du matin. Je frissonnai lorsque le vent et quelques feuilles mortes s’aventurèrent à l’intérieur lorsque ma mère, fuyant l’ai froid d’au dehors, pénétra dans la pièce. Son visage souriait et ses yeux brillaient d’un éclat vif qui me mettait mal à l’aise. Fière.

     Elle s’agenouilla près de moi, posa de côté un petit plateau où fumait un bol et me prit dans ses bras. « Comment te sens tu ? » s’enquit-elle.

     Elle se recula pour me regarder. De mon côté, je tâtai mon flanc : seul me restait de la nuit des croûtes saines, hormis une des griffure que l’on avait bandée. J’inspirai et souris : “Bien, dis je sans conviction. Je crois que je vais bien.” Relevant ses yeux inquiets du bandage, elle me sourit en retour.

“Tant mieux. J’étais très inquiète lorsque les guerriers envoyés vous chercher sont revenus sans toi. Ton père est resté silencieux toute la journée... Jusqu’à hier soir où Mika est venu me trouver pour m’annoncer que tu étais revenu. Et encore, c‘était sans compter sur la blessure que tu avais ramené avec toi. Tu étais le plus meurtri de tous.”

     Tous... sept ? six ? La mention des autres membres du groupe parti dans la montagne me noua le ventre.

“Les autres... comment.... enfin, ils sont tous rentrés ? On les a tous... sauvés ?”

     Elle ne répondit pas tout de suite. Néanmoins, ses yeux fixes perdus quelque part au loin, sa mâchoire bloquée me hurlaient la réponse.

“Qui ? Le... l’enfant ? Demandai-je précipitamment, celui qui s’est sauvé du cercle... ? “ Je la regardais, l’air éperdu, cherchant une réponse sur le masque faussement impassible du visage.

     La scène semblait piégée dans l’immobilité de l’aube, jusqu’à ce que je perçoive enfin, terrifié, l’inclinaison presque imperceptible de sa tête et une larme roulant sur sa peau d’or. Ma voix m’abandonna momentanément. Des sons, des visions fugitives de la nuit me revinrent en mémoire, comme les échos oubliés d’un cauchemar. Une petite silhouette, une voix d‘enfant…le souvenir m’emplit de frissons horribles : "Je suis un Kedowara. Je n’ai pas peur." disait-il alors... Petit fou…Sans que j’ai rien remarqué, ma mère m’avait repris dans ses bras. « Ce n’est pas ta faute si il est... Les moines m’ont tout dit : tu as été brave Enaï : je suis très fière de toi. Ton père aussi est très fier de toi. Ce n’est pas ta f... »

« Si. » J’avais parlé plus durement que de voulu. Par dessus l’épaule de ma mère, je cherchai à présent des yeux quelque chose au delà de l’embrasure de la porte, du citronnier et des buissons du jardin, au-delà du torrent, quelque part dans le flou bleu des montagnes. « L’a t-on retrouvé ? Sait-on vraiment si l’enfant est... ? »

« Non ».

     Une envie brûlante de me lever sans attendre me prit. Le retrouver. Je dois le retrouver. Avais je parlé tout haut ? Me sentant raidi, ma mère s’agrippa à moi.

« Non, Enaï ! » Ses mains douces se collèrent contre me joues, elle inclina ma tête et embrassa mon front. Je sais à quoi tu penses, mon petit chéri. Je sais ce que tu ressens. » Elle disait vrai, je le savais. Combien de fois l’avais je vue, le front plissé, debout sur la varangue à regarder l’horizon lors que mon père était au loin. Quelle envie alors de le rejoindre, de le sauver devait alors l’assaillir... sûrement ne m’en rendais je vraiment compte qu’à présent. « Il faut être fort, continua t-elle, pour affronter le péril. Mais il faut l’être encore plus, mon fils, pour accepter celui de tes proches. » Je ne le connaissais pas, pensais je. Mais il était de mon village. Il était Kedowara, il était un frère de clan... Pourrais je un jour l’oublier ?

     Comme me l’avait enseigné Mamoro le prêtre du Dieu Sage, je m’efforçai de faire le vide en moi, et me concentrai uniquement sur ce qui se trouvait autour de nous : Le bol de thé, posé sur le plancher aux reflets de miel refroidissait en libérant dans l’air des vapeurs au parfum compliqué ; dehors une femme chantonnait en remuant du linge dans un bac d’eau. Dans un arbre, un oiseau répétait sans fin la même note solitaire. Bientôt, il partirait vers le Sud, et ce serait l’hiver. La mélodie du village m’apaisa un peu, car elle respirait la paix. Reportant mon regard sur ma mère silencieuse, je remarquai enfin la richesse des motifs de son kimono noir.

« Tu vas quelque part ? M’enquis je.

« Oui, en effet. Je me rend chez les Kijoshirô : la famille du petit disparu. Il parait que sa mère est totalement abattue, alors nous tentons de la soutenir un peu... »

     Petit silence. Je sentais qu’elle venait d’hésiter à me proposer de l’accompagner mais qu’elle s’était abstenue. Je lui en fus gré. Le devoir m’aurait obliger à accepter, étant donné mon implication dans la fameuse nuit, mais je ne me sentais pas capable de supporter les larmes d’une mère effondrée. Une part de moi pensais je, ce sentirait à jamais coupable. Le défi maintenant, était de passer outre et de continuer à vivre.

« Bien... dis je en soupirant faiblement. Je pense que je vais me rendre aux champs. Sûrement auront-ils besoin là-bas d’une paire de bras supplémentaire. »

     Ma mère fit un signe de dénégation de la tête.

« Ton grand-père t’attend au château. Il désirait te voir dès que tu serais remis. » Dit-elle d’un ton sans joie ni tristesse. Mon coeur bondit dans ma poitrine : il n’y avait qu’une seule raison pour laquelle mon grand-père pouvait me convoquer.

     Je réprimai néanmoins mon émotion et réussis à répondre sur le même ton que ma mère : « Très bien. Je ne vais pas le faire attendre alors. J’y vais de ce pas. » Après avoir bu d’un trait le petit bol, j‘imitai ma mère et me levai. Elle semblait à nouveau fixer le mur de bois derrière moi. Son visage ne souriait pas.

     Étrangement, je lui en voulais : je n’acceptais pas qu’elle ne réussisse pas à ressentir la même joie que moi à cette nouvelle. Elle est ta mère, idiot, comment veux tu que cela lui plaise de te voir guerrier ? me morigénai je. Après m’avoir souhaité bonne chance, elle me laissa et s’éloigna en direction du village. Je m’habillai rapidement et déjeunai aussi vite, seul dans la maison silencieuse. Lorsque je sortis, le Soleil était déjà assez haut dans le ciel mais l’air restait frais. Près d’une haie de bambou, un bouleau dont les doigts longs et noirs se détachaient sur l’azur s’effeuillait au gré du vent, faisant miroiter des ogives jaunes et ocres. L’automne, pensais je. Je resserrai ma tunique et prit le chemin du château.

     Je me demandai à quoi ressemblait grand-père maintenant. Lorsque Sir Samuro était rentré de la fête du Seigneur de Guerre, à la cité impériale, il l’avait aussitôt fait rappeler de sa retraite de Mino-Yu : un minuscule hameau coincé sur une mince bande de terre en amont du torrent entre une falaise grise et les flots grondants. Cela faisait cinq ans que je ne l’avais pas vu. Les seuls souvenirs que je conservais de lui étaient ceux d’un homme âgé mais encore vigoureux, aux cheveux nattés. Il souriait souvent avec une expression énigmatique, mais ne riait jamais.

     Lorsque j’eus gravi la chaussée de pierre menant au donjon, un garde me fit passer la grande porte de chêne noir et m’indiqua le chemin à suivre. Je franchis alors plusieurs couloirs interminables, traversai des pièces vides et d’autres grouillantes d’activité et de bruit. Je croisai des gardes faisant leur ronde, des serviteurs trottinant vers un but inconnu, un intendant jurant après un mauvais travail, un scribe silencieux rédigeant des comptes. Tous m’ignoraient poliment. Ou alors un bref coup d’oeil curieux, puis rien. Comme une fourmi, chacun vaquait à sa tâche sans lambiner. Les étages inférieurs étaient lieux de murmure, d’odeurs et aucun panneau, aucun mur, aucune porte ne parvenait à vous enlever l’impression de promiscuité qui vous étouffait.

     Comme je montais à l’étage des appartements seigneuriaux, les bruits de la fourmilière s’éloignèrent lentement derrière moi. Je débouchai alors sur une petite cour agrémentée d’un jardin minéral, la traversai et atteignis l’embrasure d’un couloir où une femme en tunique grossière mais propre était en train de récurer le parquet. La dépassant et pénétrant à nouveau dans les couloirs, je m’étonnai de la sobriété des lieux. Les murs étaient faits de panneaux blancs encastrés dans des montants de bois noir sans autre ajout luxueux. Tantôt seulement, des collines baignées de brume, le miroir d’un lac ensoleillé se révélaient-ils, tantôt un héron ou un renard bondissait-il à ma rencontre, mais c’était là tout la richesse qu’étalait la forteresse.

     Comme je pénétrai sur le seuil d’une pièce où quatre vieillards à genoux lisaient autour d’une table basse couverte de parchemins, un homme vêtu d’un kimono vert de jade vint à ma rencontre. Il avait un visage fripé et le crâne dégarni, mais ses yeux brillaient comme deux feux noirs. Il me regardait en souriant gentiment. D’une démarche étonnamment souple, il s’approcha et s’arrêta à un pas de moi. Par réflexe je m’inclinai, muet, cherchant dans ma mémoire pourquoi ce visage m‘était si familier. Mais ce ne fut que lorsqu’il m’adressa la parole que je le reconnus enfin :

« Bonjour, Enaï. Comment vas-tu, mon petit-fils ? »Interdit, je le regardai un instant : C’était bien lui. C’était bien grand-père. Pourquoi ne l’avais je pas reconnu alors que je l’avais déjà vu à peine cinq ans auparavant ? Peut-être était ce les rides nouvelles et la calvitie ? Peut-être les vêtements ? En cinq ans, il avait l’air d’avoir prit au moins le double. Cependant, il ne faisait que paraître. Car il affichait en effet devant moi bon pied bon œil, et cela me réjouit. « Pardonnez moi, j’avais gardé de vous un souvenir un peu différent. Le voyage depuis Mino n’a pas été trop difficile ? »

     Il fit un signe de dénégation de la tête. « Moins dur que je ne l’aurais cru. Mais je crois que je commence à haïr le dos des ânes et les cahots de la route... Allons viens, entre mon garçon. Nous devons parler toi et moi. »

     Nous traversâmes la pièce où régnait une odeur de vieux bois et de cire. Il me mena à travers de nouveaux corridors jusqu’à sa chambre. Le confort en était spartiate et les dimensions plutôt réduites. En face se trouvait la fenêtre, jouxtant un écritoire neuf où reposaient encrier et pinceaux. Sur la gauche, des coussins entouraient une petite table basse. Dessus, un nécessaire à thé sans luxe particulier attendait l’heure de la cérémonie. Mon grand-père m’invita à choisir un coussin. Tandis que je m’exécutai, il alla prendre un parchemin dans un tiroir de l’écritoire et vint se placer en face de moi. Je sentais l’excitation me gagner et mon pouls s’accélérer tandis qu’il déroulait le manuscrit et cherchait une position confortable.

     Enfin, il parut prêt. Il me regarda droit dans les yeux, et s’adressa à moi :

« Enaï, il faut que je te parle de cette terrible nuit. C’est un sujet délicat : Sir Samuro voulait te questionner lui-même, mais je l’ai persuadé de me laisser m’occuper moi-même du problème, du moins en ce qu’il te concerne… » Un petit silence. D’une excitation joyeuse, j’étais passé à une contrariété profonde puis à présent à une crainte sourde. De quoi donc mon grand-père voulait-il parler ? Quel était le problème dont il parlait ? Mais avant que je ne pose la moindre question, il poursuivit :

« Je vais te poser la question franchement mon petit : réponds juste et vrai : Sur qui as-tu ramassé le sabre que tu arborais hier soir ? »

     L’interrogation me laissa un instant désorienté. Les mots n’avaient pas de sens. « Ramassé ? » répétais je stupidement. Mon grand-père me lança un regard dur : « hé bien ? »

     La peur de sa colère me fit retrouver un peu de contenance et je répondis d’une voix faible, que je voulais emprunte de sincérité :

« Mais…Je…je l’ai trouvé. Je ne l’ai ramassé sur personne…grand-père Jubachi. Je vous le jure. »

     Il cilla. J’avais juré : je devais donc dire vrai... Le Soleil du matin l’éclairait de biais, divisant son visage en deux faces claires et sombres et lui donnant l’espace d’un instant l’aspect de Jiraï, le Dieu de l’Equilibre des Ames. De quel côté allait donc pencher son cœur ? Allais t-il prêter foi au serment d’un jeune homme de treize ans ?

     D’abord indécis, il finit par émettre un grognement approbateur : il lui faudrait des détails.

« Et alors, où l’as-tu trouvé dans ce cas ? » énonça t-il calmement.

     Je tentai de mettre de l’ordre dans les images fugitives qui me restaient du temple et de la clairière, mais y éprouvai la plus grande difficulté, car les détails, les couleurs et les formes semblaient s’effacer à peine essayai je de me les rappeler. Sentant croître son impatience, j’entamai aussitôt : « c’était dans la montagne, avant que je redescende, il y avait un petit temple dans une clairière. J’étais blessé, j’avais froid et il y faisait chaud. Il y avait de la lumière. J’y suis parvenu. Il…il était là. Devant moi. Il m’invitait à le prendre. Rien ne s’y opposait. Personne ne s’en serait offusqué. » Mon grand-père m’interrompit.

« Enaï !... Il n’y pas de temple dans les hauteurs du Yang-Tou. »

     Je restai muet, n’osant rompre le silence. Les yeux de mon grand-père me fixaient intensément. Ses traits semblaient à présent taillés dans la pierre, masquant toute émotion. Un long moment s’écoula, pendant lequel ni l’un ni l’autre ne prononçâmes un seul mot. Ma peur ne cessait de croître, face au visage fermé de Jiraï.

     Je ne voulais pas le provoquer. je ne voulais pas sa colère. Mais que faire ? Ne rien dire semblait impoli. Mais tenter de m’opposer en persistant à affirmer l’existence du petit temple me semblait encore pire. Heureusement, quelqu’un toquant à la porte vint mettre fin à mon malaise. Jiraï invita l’inconnu à entrer et le panneau coulissa, révélant une femme en robe de coton, la quarantaine passée, qui apportait un parchemin cacheté de cire sur un petit plateau. Elle s’agenouilla à l’entrée de la pièce, posa le plateau et s’en fut sans une parole. Mon grand-père se leva souplement, prit le parchemin et le parcourut rapidement des yeux. Ne sentant plus la pression de son regard sur moi, j’eu enfin l’impression de pouvoir à nouveau respirer et tentai de recouvrer mon calme. Dans quelques secondes je le savais, il reviendrait à la charge et je ne devrais alors point le décevoir. Aussi me décidai je à lui dire la vérité, coûte que coûte, quelque soit la façon dont il la considèrerait.

     Après qu’il se fut rassit, je débutai aussitôt.

« Grand-père. Lorsque je dis que j’ai trouvé le sabre dans un petit temple, je dis la vérité. Les images de ces moments me semblent à présent floues et distantes, mais elles ne sont pas moins ancrées en moi. Ce sont de véritables souvenirs, pas les échos d’un rêve. »

     Sa voix, douce mais ferme comme celle d’un professeur me coupa :

« Tu étais blessé... et fatigué... il se pourrait que tu ais pu délirer. Que tu aies tout imaginé. »

     Je répondis par un signe de dénégation éloquent.

« Je ne pense pas, grand-père. » Je n’ajoutai pas d’autre argument. En vérité, peut-être cela avait-il été le cas. Mais alors... où avais je trouvé ce sabre, si ce n’était dans un petit temple.

     Jiraï semblait hésiter. Finalement, il hocha la tête et se leva. « Je sais comment vérifier la justesse de tes paroles. Je ne demande qu’à te croire, mon enfant, mais l’histoire que tu me racontes n’est pas de la première évidence. Lève toi et suis moi, nous allons chez Sir Samuro. »

     A la mention du nom, une angoisse indicible me prit à nouveau.

« Mais grand-père... mes habits... Je ne suis pas habillé... »

     Il me jeta un coup d’oeil et grogna faiblement : « Hum, oui. Mais je peux arranger cela. »

     Ainsi m’emmena t-il d’abord à la lingerie où des servantes me procurèrent un costume d’apparat blanc imprimé de fleurs bleues. Blaguant sur mon air débraillé, elles y remédièrent rapidement. On me lava les ongles, les pieds et me coiffa les cheveux, puis enfin quand je fus prêt, grand-père me mena aux appartements même du Seigneur. Tandis que nous traversions un petit jardin niché contre le rocher du château, je remarquai le Soleil presque au zénith. La midi approchait et je commençai de ressentir les premiers tiraillements de la faim : mes entrailles semblaient en effet nouées comme un sac de noeuds. Mais peut-être était ce aussi dû à l’angoisse de se présenter devant le personnage certainement le plus important que je rencontrerais jamais. Mon grand-père me fit plusieurs petites recommandations sur les manières que je devrait avoir à l’entrevue : en entrant, je devrais aussitôt m’incliner jusqu’au sol, mais sans hâte excessive. Puis lorsque le seigneur me le demanderait, je me redresserais à genoux et fixerait le sol devant moi, sauf s’il exigeait que je le regardasse.

« Que devrai je faire d’autre après cela ? » m’enquis je, non sans une nuance de peur dans la voix.

     Il haussa imperceptiblement les épaules et répondit : « Je l’ignore. Cela dépendra du Seigneur. S’il veut aborder le sujet, tu lui diras la vérité, sinon tu répondras à toutes ses autres questions, quelque qu’elles soient. N’omets jamais aucun détail et ne tente jamais de lui cacher quoique ce soit. Son âme est noble et juste. Il « voit » la vérité. Reste courtois en tout moment, et tout devrait bien se passer. »

     J’acquiesçai silencieusement. Nous étions maintenant dans une anti-chambre vide, en dehors de plusieurs coussins blancs et d’une table basse. De l’autre côté du panneau, nous parvenaient, faibles, des voix d’hommes en train de discuter semblait-il au ton, d’un sujet assez grave. Notre salle était silencieuse et de l’extérieur seul nous parvenait l’immuable ronflement du torrent.

     A mes côtés, Jiraï, silencieux, semblait devenu de pierre. Pour ma part, je m’efforçai simplement de l’imiter et de me constituer un air impassible, en vain. Mes tripes, voilà ce qui emplissait ma pensée. L’entière et horrible conscience d’un besoin de plus en plus urgent au fur et à mesure que l’entrevue se rapprochait.

     Imperceptiblement, un rire torve me vint aux lèvres : Avais moins peur des monstres que de lui. Remarquai je en moi-même. Ce n’est qu’un homme, et il ne veut pas te dévorer. Mais quand bien même me répétai je cela, mon calvaire ne s’en apaisa t-il pas pour autant.

     Finalement, les panneaux faces à nous vinrent à s’ouvrir et l’on nous fit entrer dans la salle d’audience. Mon grand-père et moi y pénétrâmes côte à côte. Avant de m’incliner j’eu le temps d’apercevoir une pièce spacieuse, haute et lumineuse. De chaque côté, une rangée d’hommes agenouillés, sévères dans leurs tuniques impeccables, le sabre posé devant eux. En face, quatre hommes, dont l’un était assis sur une chair noire.

     Jiraï lui ne s’inclina que brièvement avant de se redresser sur ses talons.

     Soudain, une voix aussi calme qu’énergique et d’une incroyable neutralité retentit entre les murs. La voix d’un Seigneur.

« Bonjour à toi, Jiraï. Comment vas tu aujourd’hui ? »

« Je vais bien, répondit grand-père, j’espère que mon seigneur se porte bien également. » énonça grand-père.

« Je vais bien, merci, conclut Sire Samuro. Une fois la présentation rituelle terminée, le ton du seigneur changea imperceptiblement, révélant une infime note de curiosité dans le ton : qui est donc le jeune homme qui t’accompagne, vieil ami ? »

« Il s’agit de mon petit-fils Enaï, que j’ai l’honneur de vous présenter. » Comme ces mots résonnaient encore dans l’air, je pouvais sentir peser sur moi tous les regards de l’assistance : le seigneur et les conseillers, et tous les hommes, guerriers ou autres qui nous encadraient.

« Ah... Enaï... le jeune homme réapparu le soir suivant l’attaque des cueilleurs. Oui, je me souviens de son nom. Une histoire intrigante... Vous m’aviez dit vous en occuper Jiraï, pour ce qui était de l’implication du garçon. » Ton légèrement surpris.

     Grand-père répondit calmement : « En vérité, je m’y suis attelé, mais le récit que m’a fait mon petit-fils est peu ordinaire et je crains de ne pouvoir juger impartialement de sa véracité. Aussi, requière je au jugement de mon seigneur. »

     La demande de mon grand-père s’acheva dans le silence. Nul ne parlait ou ne chuchotait, avide sûrement de la suite. Pour ma part, j’avais quelques difficultés à comprendre la tournure que prenait les choses : l’intérêt de tous ces guerriers pour mon aventure, cette attention inhabituelle me mettait mal à l’aise.

     La voix de Sire Samuro, toujours aussi calme et bien timbrée, rompit le silence :

« Soit. Assieds toi, jeune Enaï. Que tous puissions te voir. » Comme une marionnette, j’obéis aussitôt, sans lâcher des yeux la rainure de bois que je fixai depuis l’entrée. « Bien. Et maintenant parle et regarde moi. Raconte moi ce qui s’est passé lorsque tu as quitté les autres au cercle de pierre, alors que les monstres vous encerclaient. »

     Luttant contre la boule qui s’était formée dans ma gorge, je m’exécutais d’une voix faible et le souffle difficile. Le Seigneur me sourit amicalement, comme on sourit à un enfant inquiet pour le rassurer et mon pouls se calma quelques peu. Me concentrant sur mon récit, je parvins à surmonter mon angoisse. Je gardais les yeux rivés sur ceux de Sir Samuro et l’impression me vint que la pièce s’évaporait, que les gens autour de nous s’effaçaient du monde et que seuls dans la tiédeur du zénith restaient ma voix et le visage impassible du Seigneur.

     Ton coeur est sans entrave et donc sans crainte semblait-il dire. Et ainsi fut-il : je ne lui cachai rien, pas une émotion, pas un instant de la nuit n’échappa à mon récit. L’exactitude de mes souvenirs m’effrayait mais je ne pouvais m‘empêcher de tout révéler...

     Lorsque j’eus terminé, le charme prit fin et je perçus à nouveau la totalité de la scène. Mon grand-père à mes côtés restait d’une immobilité de statue mais je pouvais presque sentir la colère pulser à ses tempes brillantes de sueur. J’étais moi-même en nage et la gorge me piquait tellement j’avais soif. Au fond de la salle, Sir Samuro semblait ne regarder nulle part. Comme son silence s’éternisait, un homme à sa droite, sûrement un intendant, s’avança et nous fit signe de prendre congé.

     Nous accueillîmes tous deux l’ordre avec plaisir : il me tardait de me restaurer.

     Comme je suivais mon grand-père jusqu’à sa chambre, je m’inquiétai à sa démarche qu’il ne fut en colère contre moi de ne pas lui avoir fait le même récit. La fatigue étouffant ma politesse, je le lui demandai de but en blanc.

     Il s’arrêta au milieu de la traverse et me regarda fixement. Puis sourit. Toujours le même sourire, la même grimace signifiant tout et son contraire.

« Non, mon garçon, je ne m’emporte pas contre toi. A vrai dire, c’est la conduite du Seigneur qui a provoqué ma colère. Il n’avait pas le droit de t’imposer cela. »

« M’imposer quoi ? » répondis je stupidement.

     Jiraï plissa les lèvres et me fit signe de regarder au dehors par une des fenêtres. Il ne me fallut pas longtemps pour remarquer que le Soleil avait tourné à l’Ouest.

« Combien de temps... m’étonnai je. Trop, conclut mon grand-père. Tu es un enfant. Tu n’avais pas encore mangé. Tu es encore convalescent, et lui, il te fait parler comme si tu étais un éclaireur au rapport. Il n’aurait pas dû abuser ainsi de son pouvoir pour entendre toute la vérité... Je me demande pourquoi il lui fallait tous les détails... »

     De retour à sa chambre, je récupérai mes vêtements ordinaires et dit au revoir à Jiraï. « Je te ferai appeler si le Seigneur requiert à nouveau ta présence. Cette histoire n’est pas terminée et nous ne savons toujours pas à qui appartient ce sabre que tu as trouvé. »

     J’acquiesçai et prit le chemin de la sortie. Le trajet de retour vers la maison me sembla plus morne que jamais. Je n’étais toujours pas prêt de devenir guerrier... Grand-père n’avait même pas évoqué la chose. Sûrement les évènements dans la montagne ou d’autres questions plus importantes accaparaient-elles son attention. Que représentaient finalement les souhaits d’un enfant face aux impératifs de la politique ?

     Les jours suivants s’écoulèrent lentement, mornes et tristes ; l’approche de l’hiver, la présence de plus en plus palpable des monstres dans les pinèdes confinait mes déplacements au village et aux champs peu éloignés. Mon père passait la journée avec les autres guerriers à faire le tour de la vallée et à sécuriser les chemins de montagnes que les charbonniers empruntaient pour descendre le précieux combustible jusqu‘aux foyers. Lorsque les travaux des champs n’accaparaient pas notre temps, Ito et moi parlions de ce que nos pères murmuraient entre eux le soir sous la varangue, lorsqu’ils nous croyaient endormis. Les voix inquiètes de nos mères, les soupirs des anciens : quelque chose minait les familles des guerriers qui servaient au château et qui avaient perçu les rumeurs d’une situation politique agitée. Le mot guerre revenait souvent, étouffé, à peine audible de peur qu’il prenne corps, mais aussi réel que l’écho alarmant qu’il trouvait dans l’affolement de mon coeur en pensant, qu’un jour, ce démon cruel puisse atteindre notre vallée. A la mélancolie de l’automne succédèrent l’attente et l’angoisse. La peur de l’avenir qui, comme une bête affolée d’ordinaire paisible, se montre soudain menaçante et incontrôlable. Bientôt l’impression que chaque jour nous précipitait vers un printemps de sang emplit l’esprit de tous.

     Un soir, Jiraï vint à l’improviste dîner à la maison avec mon père.

     On mangea aussi richement que possible et bavarda de choses légères. Même si je me prêtais volontiers à rire des plaisanteries échangées autour des plats de riz blanc, mon esprit était ailleurs et mes yeux brûlants cherchaient mon grand-père du regard. Tant de choses restaient en suspens : mon appel aux armes, le sabre mystérieux, les rumeurs de guerre... Tant de choses que j’aurais voulu apprendre. Plusieurs fois je faillis profiter d’un silence pour lancer le sujet, mais chaque fois, tout volonté me délaissait soudain et ma bouche restait close. Ce n’est que tard dans la soirée, lorsque ma mère et grand-mère furent descendues laver les ustensiles au torrent que les hommes abordèrent finalement les sujets graves. Profitant du fait qu’on ne m’ordonnait pas de sortir, je restai assis au près d’eux. Ils semblaient avoir convenu que je pouvais être mis au courant. Ce fut d’ailleurs à moi que Jiraï s’adressa en premier.

« Mon petit fils, je sais les rumeurs qui courent de par la vallée. Je sais aussi que tu es un garçon intelligent et qui a déjà ressenti l’angoisse du combat. Je vais essayer de t’expliquer ce qui se passe en ce moment à l’extérieur de nos frontières, y consens tu ? »

     Son ton grave, presque lugubre comparé au temps du repas, me noua la gorge. Aussi m’empressai je d’acquiescer en silence. Un coup d’oeil à mon père me révéla un visage de marbre, presque détendu. Je puisai dans sa sérénité le courage qui me manquait et fit signe à Jiraï que je l’écoutais.

« Mon garçon, les temps qui arrivent sont chargés de l’ombre de Korouno. La guerre, une fois de plus, menace de gagner le pays, car à Tagoshima, le Seigneur de la Guerre, le bras armé du pouvoir impérial, a été assassiné le jour de son anniversaire. Tous les Seigneurs des Clans étaient présents et leur rage et leur discorde ont éclaté. On s’est battu dans les couloirs du Palais. Notre Seigneur a eu de la chance d’en réchapper. Le sacrifice de tes cousins ne fut pas vain et ils sont morts bravement… »

     La nouvelle me laissa sans voix, car elle dépassait mes pires craintes. Jamais auparavant la personne du Seigneur de la Guerre n’avait été menacée par une lame, car il représentait le pouvoir impérial et donc, le pouvoir divin lui-même. Mon cœur battait fort dans ma poitrine, la peur des temps à venir m’étreignait. Des dizaines de futurs possibles aux issues plus sombres les unes que les autres surgissaient et me hantaient comme des spectres du passé. J’inspirai et expirai longuement, chassant mes craintes. J’étais face à mon père et au père de mon père et jamais en leur présence je n’arborerais ma peur.

     Jiraï poursuivit sur le même ton las, développant les conclusions auxquelles mon éducation m’avait permis d’aboutir : « Les clans majeurs vont s’entre-dévorer maintenant : chacun d’entre eux brûle du désir de voir un jour le légat impérial frapper à leur porte pour venir reconnaître dans leurs rangs le futur Seigneur de la Guerre, et pour cela, il faut être le plus puissant : il faut devenir le plus proche possible de l’empereur. Ainsi les clans n’auront de cesse de nuire en secret à leurs voisins. Le jeu des alliances n’épargnera aucune famille, mon garçon. Il n’y aura que le camp du vainqueur et celui des perdants : celui du futur Seigneur de la Guerre, et celui des morts. Personne ne peut rester neutre. Pas même nous. »

     Je hochai la tête en silence. Au fond des yeux de mon grand-père, la flamme qui brillait autrefois semblait maintenant éteinte, comme soufflée par la tristesse. Même dans la nuit, à la lueur dansante des lampions de papier, je pouvais voir son visage et je sus à l’expression figée de ses traits, que son regard était loin de nous, perdu dans des abîmes connus de lui seul et je crus qu’il ne dirait plus rien. Mon père, toujours impassible, le vit aussi et se tourna vers moi, hésitant. Il se racla la gorge et Jiraï l’entendit. Ses deux puits sombres se fixèrent à nouveau sur moi.

« Excusez moi, j’étais ailleurs. L’avenir ressemble si fort au douloureux passé que la lassitude me gagne… »

     Mon père et moi nous inclinâmes vivement, car ce n’était pas à lui de s’excuser. Nous étions « jeunes » et lui « âgé » et le jeune a toujours le temps d’attendre le bon vouloir de son aîné.

Jiraï grogna et balaya de la main la distance respectueuse que nous conservions dans cet entretien.

« Bientôt le Bushido sera la règle de vie à toute heure du jour. J’aimerais maintenant que nous puissions parler du futur comme des égaux. Allons, rapprochez-vous. »

     Nous nous exécutâmes, changeant de position pour plus de confort. Je comprenais maintenant que c’est à mon grand-père et non au conseiller d’un grand seigneur que je parlais ce soir. Mon père également oublia son mutisme martial pour une attitude moins formelle.

« Je vais vous parler ouvertement, à toi Enaï, et à toi aussi Nobun, mon fils. Je ne désire pas voir mon petit-fils devenir un autre soldat de Sir Samuro. Notre famille a déjà payé un lourd tribut de sang au clan Kedowara et nous avons le droit de choisir d’autres voies pour cet enfant. (Son regard se posa alors sur moi.) Non, mon garçon, le bonheur n’est pas le compagnon du Samouraï et reprendre la besogne de tes cousins ne t’apportera pas la joie que tu imagines. »

     Le rouge me monta aux joues. Comment pouvait-il à ce point connaître les désirs de mon cœur ? Comment pouvait-il être aussi sûr de lui ? Je jetai un œil à mon père. Son expression était indéchiffrable. Je voulais croire qu’il me soutiendrait si j’insistais au près de Jiraï. Mais je n’en eu pas le besoin, car il reprit la parole :

« Cependant, les incidents récents dans lequel tu t’es retrouvé impliqué ont attiré l’attention du Seigneur sur toi. Le sabre que tu as ramené a été amené au temple du Dieu Protecteur et a été identifié. Il s’agirait d’après le temple, d’une arme magique, bénie par des esprits dont les noms nous échappent… Il semblerait que d’autres forces influent dans le cours de ce temps. Quelque chose désirait voir cet artefact entre tes mains et le Seigneur prend ce fait très au sérieux. Selon lui, et c’est aussi l’avis du temple et le mien, tu dois porter ce sabre, ne serait ce que pour éviter de contrarier celui ou ceux qui t’ont permis de l’acquérir…Comprends tu cela, mon garçon ? »

     Oui, je le comprenais. Ce qu’il annonçait ainsi sans convictions intimes, je l’avais déjà compris. Les esprits étaient : cela même le plus jeune des enfants le savait. Le Grand Motif contenait plusieurs Cercles différents et celui de Nomu entourait de près celui d’Aban, aussi les esprits pouvaient-ils aller et influer dans les deux Cercles. Les temples enseignaient tout cela. La magie, elle, était une chose que l’on rencontrait rarement, mais que notre clan était habitué à côtoyer à cause du temple de Takemoto qui se trouvait non loin. En dehors des feux d’artifice et des autres choses servant lors des fêtes, les artefacts de grand pouvoir demeuraient cependant extrêmement exceptionnels. Seul Sir Samuro possédait également une lame enchantée, très, très ancienne et dont l’origine, si l’on s’en souvenait, restait secrète.

     Ainsi, j’étais ébahi que le Seigneur daigne laisser le sabre à un simple fils de guerrier, sans titre ni serviteurs. Je pouvais lire sur les traits de mon père une contrariété difficilement réprimée. Il s’exclama :

« Mais que mon fils porte ce sabre va apporter des complications ! Les autres guerriers vont être jaloux. La rumeur va se répandre ! Tout le pays finira par apprendre l’existence de ce sabre et saura qu’un simple fils de Samourai le porte, alors même qu’il n’est pas un guerrier ! C’est une situation impossible ! Les autres clans y verraient un moyen de se mettre en valeur devant l’empereur et nous deviendrions comme un os parmi des chiens affamés ! »

     Jiraï sourit de l’image. Un sourire sans joie : un sourire de Jiraï.

« Précisément Nobun, mon fils. Ton analyse est juste et c’est pour cela que le sabre sera caché, déguisé. Les moines du Temple ont réussi à lui donner l’apparence d’un simple katana. Quant au problème de son port, il n’a qu’une solution… »

     Les charbons noirs de mon grand père me fixèrent à nouveau, de cette façon particulière qui lui était propre et qui avait le don de me mettre mal à l’aise.

« Enaï, mon petit-fils, fils du guerrier Nobun, moi, le conseiller du Seigneur Samuro décide que tu suivras la voie du Samourai. »
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