Ils remontaient la rue, lui, d’un pas encore ferme et lui un pas derrière marchait le regard perdu sur leurs côtés, par les rues flanquées et les toits de tuiles ocres. C’était un ciel des tout premiers jours d’août, un air tiède et humide où baignait encore le toucher cristallin du lac. Ils remontaient la rue laissant le lac derrière eux, par la rue du Cygne Blanc pour ce faubourg où déjà, cisaillé entre les toits, émergeait l’immeuble du professeur.
« Et des châteaux ? » Demanda le professeur à son ami. Ce dernier laissa errer sa réponse, détaché et malgré cela il se sentait comme un amusement à l’idée d’une quelconque fortification au coeur de l’Atasse. Ou plutôt, il le dit ainsi, pourquoi y aurait-il eu des fortifications au coeur de l’Atasse. Sa voix un peu lasse avait cette pesanteur de brume de Titly. « Alors » relança le professeur sans se démonter un instant. Il avait pesé un peu sur le mot, assez pour que le regard de son ami se fixe sur lui une seconde, ce regard, le seul de Titly où il pouvait y lire de la sincérité.
Il n’y avait ni château ni même un muret à Titly. Il y avait, « peut-être », des ruines en forêt. Et en évoquant la forêt l’ami avait regardé ailleurs, pour laisser comprendre que c’était exclu, de ce ton de connivence qu’ils s’étaient bâtis entre eux. Déjà, il commençait à comprendre ce que le professeur voulait vraiment.
« Il y a bien un château à Espars. »
Espars, à dix kilomètres à l’est - sud-sud-est corrigea consciencieusement le professeur - était la petite capitale informelle de cette région avant la gorge sud de l’Atasse. Le château avait eu un nom, et une histoire, « laquelle ? » demanda Toussenel avec un haussement de sourcils qui fit sourire son ami.
« Une longue histoire. »
« Alors je compte bien m’y rendre. »
Et c’était cela, cela uniquement que le professeur avait voulu tout ce temps. Sous le muret fermant la cour de l’immeuble, aux barreaux de la porte et près de se séparer ils s’étaient entendus pour bâtir une excuse, de concert, pour que Toussenel puisse sortir de Titly. Le visage de son ami était inquiet, un sourire un peu forcé. Celui du professeur ne bronchait pas, résolu, laissa seulement une petite grimace rassurante. Et il répéta, du même ton posé, qu’il irait le lendemain voir ce fameux château d’Espars.
« Normalement il y a un train » dit son ami du même ton de connivence, pour dire ce qu’ils savaient tous deux, qu’il n’y aurait pas de train.
Il n’y aurait pas plus de bus, pas de taxi et tous ceux qui se proposeraient de l’emmener en voiture, bien sûr, ne pourraient pas. C’était entendu et c’était cela qui enflammait à présent le regard de Toussenel, c’était cela qu’il faisait peser par sa décision de se rendre à Espars. Il irait à pied, dit-il d’un ton égal, comme si cela était anodin. Et son ami de noter, dix kilomètres. À vol d’oiseau. Pourtant dans sa voix aussi s’était glissée l’excitation, même prudente, qui pousserait Toussenel à passer à l’acte.
Retourné dans son appartement sans même un regard par la fenêtre pour le soir qui tombait Toussenel ouvrit son armoire, tria parmi ses vêtements une chemise sans grand dommage, un bon pull et au fond ses chaussures de marche. Son ami ne viendrait pas, songea-t-il, et cela l’inquiétait et le convainquait d’agir.
Le lendemain, il était prêt.
Le lendemain les habitants de Titly le virent longer le faubourg jusqu’au petit marché où, le plus sérieusement du monde, il acheta une baguette, quelques pommes, un pot de moutarde et deux bouteilles d’eau minérale.
« Et où allez-vous ? » Demanda le caissier en glissant sa commande sous ses yeux.
« À Espars » répondit le professeur, l’air mondain.
Il avait répondu persuadé que ce caissier savait parfaitement sa destination. Il quittait le petit marché persuadé que les clients le suivaient du regard, qu’entre eux circulait une rumeur qui, ailleurs, aurait été assez ridicule. Son pas ferme menait sur le trottoir un premier échauffement, à peine rentré avant même de préparer son en-cas le professeur commença ses étirements. Il avait, sur la table, la carte de la région avec les routes et sentiers. Il avait, bientôt, ses sandwiches alignés arrangés dans des serviettes qu’il glissa dans un sac de fortune, puis glissant le bloc-notes dans la poche de sa chemise il passa le pull au coude, sortit à grands pas, ferma derrière, lui gagna la rue.
Une fois dehors, il sentit l’air soudain frais, presque froid sous un ciel de métal, fait de nuages plein d’ombres où le soleil peinait à se glisser. Et son ami lui avait raconté, à l’époque, ce qui surprenait plus d’un étranger, ces rares jours d’été où la neige pouvait tomber sur l’Atasse.
« Parfait » lança Toussenel avant de se mettre en route.
Il allait remonter la rue du Cygne Blanc, passé la gare il grimperait la colline pour gagner les Musines, puis Fenin et passé Fenin la route lui serait ouverte pour Espars. Ce chemin lui paraissait une certitude d’autant plus aisée que, pour le début du trajet, il serait impossible de se perdre : il suffirait de monter la pente.
Aussi traversa-t-il la ville en confiance, le pull toujours au coude malgré le froid qui le gagnait, refusant toujours et bêtement, du simple fait de la date, de se vêtir un peu plus. Il repoussait ces instants, profitait des percées du soleil pour se réchauffer et rythmait sa marche aux rares passages de voitures sur les pentes. Les panneaux usés le menaient par des routes sans trottoirs, au marquage d’un blanc cassé qui s’épuisait à mesure que les maisons se clairsemaient pour des jardins et des cours à murets pareilles à de petits manoirs. Avant de la réaliser, les arbres avaient saisi les alentours et tournant la tête à droite, dans le village encore, il lui suffisait de regarder à sa gauche pour se retrouver en pleine nature.
Et déjà les idées un peu stupides, si réelles le jour d’avant enfoncé dans le village d’ocre lui parurent enfantines à mesure qu’il s’éloignait, et il ne voyait plus rien que d’anecdotique, sinon d’un peu déraisonnable, que sa promenade. Sans doute n’irait-il même pas jusqu’à Espars, mais gagner les Musines suffirait. Alors trouvant un peu de sourire à son pas solide et sa respiration nette, sans une seule sueur malgré l’élévation, il se prit à regarder le paysage, à laisser vaquer sa pensée sur les reflets du lac et ces toits déjà lointains.
Pourtant la route continuait de longer Titly, même engoncée dans les rails, et cette pente faible et de voir le village encore l’agaça. Il avait l’impression de ne pas avancer. Pour le distraire, un couple de vélos passa, qui grimpait la pente comme lui, et dans un premier temps ils le doublèrent avant que, la pente se renforçant, leur allure ne ralentisse, et le professeur se retrouva à les rattraper peu à peu, jusqu’à arriver quasiment à leur hauteur et que la pente, se calmant à nouveau, ne relâche son emprise. Il regarda les deux vélos partir, songea à ce spectacle singulier de vélos comme retenus par rien, qu’il aurait pu doubler au pas.
L’environnement alors devint plus sauvage. Les roches et les talus de terre avaient remplacé les dernières façades. Il considérait la route sans marquage, la vieille route au bitume crevassé, puis considéra par hasard une statue de bois taillée sur piédestal qui marquait un sentier. La curiosité l’entraîna : il lut, « sentier des bêtes », une petite curiosité qui le mènerait explicitement au Crin.
Ce nom ne lui dit rien. Toussenel relâcha le sac pour y fouiller, chercher la carte et se rendre compte qu’il l’avait oubliée, là-bas, sur la table de son appartement. Bien sûr, il s’était trompé de chemin, parti trop à l’est, il risquait de manquer les Musines. Cela ne le troubla pas. Le sentier grimpait, le Crin devait se trouver sur la colline. Ce sentier, cette route, peu importait, le mèneraient toujours à sa destination. Enfin le petit chemin de forêt, avec ses statues pittoresques, cette fantaisie sauvage le décidèrent : il s’y engagea, laissa définitivement Titly derrière lui.
Il ne s’était écoulé alors qu’une demi-heure depuis son départ.
Son chemin était balisé, par les statues et par des piquets au marquage blanc posés aux croisements. Guidé ainsi, montant sans peine le professeur en oubliait presque ses airs secs et sévères. Il s’était imaginé, durant le trajet, résoudre des questions importantes, peut-être, percer quelques mystères de ces premiers jours qui lui résistaient encore. Au lieu de cela il se surprenait de découverte en découverte, à voir des traces de neige comme des plaques sur les côtés du sentier, et il se penchait pour toucher cette couche de blanc fin, reprenait son chemin l’instant avant de voir passer devant lui, à petites foulées, ce qu’il prit pour un daim. L’animal, la robe de brun clair et tacheté aux pattes arrières, s’arrêta après avoir traversé le sentier, regarda alentours caché derrière deux troncs d’arbres, puis repartit de même allure et le professeur réalisa à quel point sa respiration était forte et son pas bruyant.
Et il se dit qu’il devait être tout aussi remarquable en pleine ville.
De pensée accessoire en pensée accessoire le professeur ne se rendit compte que trop tard qu’il avait perdu de vue les statues, chercha des marques blanches et ne vit que cette fine neige mordant un côté des troncs. Il continuait de marcher, un peu étonné, ennuyé par son étourderie sans s’en formaliser un instant : la pente montait, voilà tout ce qui importait. En arrière ne se trouvaient que les arbres et les sentiers, en avant s’élevait la colline, ses cimes qu’il n’arrivait pas à voir comme de la forêt, seulement des bosquets, et qui envahissaient tout. Un instant son coeur bondit, à l’idée qu’il aurait pu franchir le fleuve, par accident, un impossible bond dans l’espace que son bon sens rejeta aussitôt.
Il s’éloignait de Titly, voilà tout ce qui comptait, de son pas toujours régulier Toussenel considérait une nouvelle piste assez large pour les véhicules, qui allant de nulle part à nulle part le faisait grimper encore, avant de croiser un sentier cette fois raide et qui le saisit. Ce sentier, songea-t-il, le mènerait quelque part. Il grimpait, et de cette logique simple le professeur s’y engagea.
En quelques secondes, il était essoufflé. Le sentier irrégulier, fait de cahots et de petits rochers sous la fine couche de neige et le froid l’avaient déjà épuisé. « Comment... » murmura-t-il entre ses lèvres, et il regarda la piste large derrière lui, sa pente douce et régulière, et il fronça les sourcils. S’entêta. Appuya sur ses jambes, se força pour bientôt reprendre son allure, malgré la pente, souffla plus fort et plus vite. Il se dit que ce n’était pas bien grave, tant qu’il atteignait au moins le Crin, puisque son objective n’avait jamais été véritablement de rejoindre Espars mais de sortir de Titly.
Le sentier ne se calmait pas, lui non plus, à mesure de la montée surpris par ce froid qui le mordait le professeur se résigna à enfiler le pull, puis, regarda autour de lui la sente couverte de blanc craquant sans bruit sous ses pas. Et il voyait, dans la neige, des traces de pattes, de chiens ou de bêtes, aucune de chaussure.
Comme pour le confirmer, dans un espace où le sentier se calmait, croyant reprendre son souffle le professeur s’arrêta. Devant lui venaient de traverser deux chamois, et il essayait de comprendre ce que des chamois pouvaient venir faire dans une plaine d’Atasse. Il avait du mal à croire à leur présence, regardait un troisième chamois dressé en amont sur une souche de bois, en guetteur, et un quatrième à ses côtés qui attendait de traverser.
« Eh bien. » Le professeur leur adressa la parole, un peu agacé, leur fit signe : « allez-y. »
Il attendit encore, vit le chamois se décider, s’élancer jusque sur le sentier où il se figea, le regard tourné sur lui. Il n’y avait là rien d’intelligent, seulement l’instant et une série de mécanismes face à l’homme. Toussenel, lui, attendait toujours que ces chamois passent, répéta son geste puis, comme l’animal continuait de le fixer, regarda sur sa montre le temps qui passait. Il voulait atteindre le crin, il plongea son regard dans celui de la bête et quelque chose en lui vacilla. Cette bête ne pouvait pas lui parler.
Deux minutes. Ce qui semblait un nombre aberrant, et pourtant, après deux minutes seulement le chamois se détacha enfin, continua aval d’un petit trot tandis que le dernier, toujours dressé sur sa souche, gardait son regard fixé sur le professeur. Alors, fatigué par ce spectacle, Toussenel prit le parti de les ignorer, reprit son chemin et laissa derrière lui ce qu’il aurait appelé une bramée, comme un appel étouffé déjà.
Le Crin n’était toujours pas visible. Bientôt une heure et demie s’était écoulée et peinant toujours sur de nouveaux sentiers, toujours à essayer de grimper le professeur commençait à douter. Il regardait ces sentiers immaculés, sans bruit, avec à peine pour toute présence humaine un muret contre les éboulements, qui s’éboulait lui-même à l’abandon.
Quelque chose se produisait dans son esprit, qu’il ne comprendrait pas : à mesure que la perspective du Crin s’éloignait, il s’entêtait, se répétait, pour lui-même, qu’il atteindrait ce hameau, et se répétant ce mantra le professeur découvrit soudain, coup sur coup, des traces de sabot sur la neige, qui le firent rire jaune, puis sur un sentier aval les marques blanches et une statue de bois. Alors, il était sur la bonne voie.
Et une impasse plus tard, pour avoir choisi un sentier qui ne montait pas assez, le professeur passa sous un tout petit aqueduc dont l’eau ne coulait qu’à filets sur la pierre, et semblait suer au travers. Le Crin, alors, ne pouvait plus être loin, il crut entendre des voix, leva la tête. Parmi les arbres se dressait une tour à pylones d’acier surplombant la colline, invisible depuis Titly, et que le sentier allait mordre au plus près. Juste derrière, les premières maisons se détachaient.
Il avait réussi.
Et dans le même temps Toussenel se sentit humilié. Un regard à sa montre confirma, après deux heures, le peu de chemin qu’il avait parcouru, et pour s’en assurer encore, allant au ponton qui faisait gagner la tour le professeur grimpa un escalier gelé pour découvrir devant lui Titly, ses toits d’ocre, le tracé du train par les collines et les reflets du lac. Le paysage qu’il découvrait lui révélait à quel point ses efforts avaient été vains : Titly, toujours présente, n’avait été que frôlée. Il y était toujours, même à cette distance, sous la domination de ses toits.
Soudainement la frustration déclencha en Toussenel, malgré toute son assurance et toute sa réserve, un mouvement humain : et s’en retournant déjà par le ponton, sans la moindre attention pour le vertige, il traversa le Crin par sa seule route, toujours montant, presque au sommet de la colline à présent, et il trouva ce qu’il cherchait : un panneau marquant la fin du village écrivait, en petites lettres noires, le village de Fenin.
Il atteindrait Espars.
Tous ses efforts sur les pentes avaient été comme soufflés, la fatigue, évanouie, le professeur reprit sa marche avec plus d’empressement. Un chemin se présenta, son nom gravé sur un arbre, chemin des rongeurs. Longeant les prés des chevaux le professeur s’y engagea, continua jusqu’à ce que les bosquets et les murets de champs l’enferment à nouveau et l’emportent, cette fois, à pente descendante. Ce simple fait lui rendait confiance : il avait franchi la colline.
Le chemin des rongeurs était une impasse, menant à une ferme privée.
Quand il se rendit compte de cela Toussenel ne se démonta pas, bifurqua sur sa droite où il n’y avait que la pente aval et se remit en marche, sans autres, sans sentier, enjamba seulement le muret pour continuer par les arbres serrés, mains dans les poches contre le froid et persuadé que sa marche le mènerait forcément, nécessairement quelque part. Il ne s’arrêtait plus pour rien, laissait tout derrière lui et, en secret, il n’était plus capable de dire ce qui le faisait avancer encore. Une motivation toute autre avait remplacé celle, raisonnable, de la simple promenade.
Une piste croisa sa descente, puis les arbres s’espaçant il découvrit le reste de la plaine, parsemée de champs et de quelques villages dont les maisons, s’étendant le long des routes, cherchaient à se rejoindre sans le pouvoir. De longues minutes, de très longues minutes il continua cette descente par les chemins larges, à regarder cette plaine qui le tentait, et où les distances semblaient toutes ridiculement courtes. Elles l’étaient. Quand il émergea de la colline, quand le terrain redevint presque plat et que les pentes ne lui semblèrent plus rien, alors il sentit le vent souffler de plein fouet, ferma le col du pull et y enfonça le menton, songea que ce ne serait pas un peu de brise qui l’arrêterait.
Le village qu’il traversa n’était pas Fenin. Toujours trop à l’écart il passait par Chernes, les vieilles demeures se mêlant aux pavillons modernes, aux vitrages luisants et frais. Les seules rumeurs étaient ces chats filant par les rues et l’animation de l’école. Il ne voyait personne dans le préau, personne dans les rues, et sans les voitures et sans les rideaux aux fenêtres, par l’absence même de circulation Toussenel aurait pu croire les lieux déserts.
Cependant, et depuis le Crin, cela ne le concernait plus. Au fond de lui le professeur se savait en tort, de ne plus chercher les réponses, voire, de trahir la confiance de son ami. Toutes les réponses étaient là, il refusait simplement de poser la question, obstinément, continuait de sa marche certaine à travers le village et, une fois passé, par un pont de pierre vétuste le professeur traversa un ruisseau, puis un autre cours d’eau plus faible, presque un ru, puis un autre encore alors qu’il gagnait un autre hameau dont le nom glissa comme sa présence. Il marchait, obstinément, s’orientait seulement au jugé.
Là-bas, au loin, la plus vaste des agglomérations semblait une ville, juste avant la crête d’une seconde colline, et il en était persuadé : c’était Espars.
Tout ce qui le séparait de cette ville était un long chemin de terre coupant à travers champs, sans un obstacle, presque droit et qui longeait, il pouvait le voir de loin, une coulée d’eau artificielle. La fontaine du village déversait son eau dans un bassin couvert de glace. Il regarda le ciel, vit passer un rapace sous ces nuages lourds. Derrière le soleil n’attendait que de percer. Son souffle était redevenu régulier, sans fatigue ni sueur le professeur sentit son but à portée.
Il échappa au village, se retourna tout en marchant encore, observa la colline qu’il avait franchie, où les bosquets semblaient si frêles et si lointains, et il commença à réaliser les distances qu’il venait de parcourir, si ridicules à vol d’oiseau, sauf qu’il n’était pas un oiseau. Et il commençait à croire, cette croyance qui n’appartenait qu’à lui, qu’il avait échappé enfin à Titly.
Alors, revenant aux champs et à leur odeur de fumier le professeur pressa le pas sur ce chemin de terre, regarda aux côtés les petites industries silencieuses en plein jour, ces routes lointaines et si paisibles et plus loin encore, passé des champs à plat les bosquets comme des barrières féroces. C’était l’Atasse, se dit-il, ces étendues qui se dérobaient continuellement à lui. Ses chaussures de marche sonnèrent sur une grille de drainage et relevant le regard le professeur eut un sourire pour cette proie immense, faite d’immeubles et où il pouvait voir glisser les rails, et qui ne pouvait être qu’Espars.
Quand il faut au milieu de ce chemin de terre, soudainement, ses jambes le tiraillèrent. D’abord la gauche, au mollet, se mit à le faire souffrir. Il le sentit, sut tout de suite qu’il devait s’arrêter, insista. La jambe de droite, à son tour, se mit à le brûler et il sentit de la douleur à chaque pas. Il s’entêtait, ne voulait pas songer à ce qui se passait jusqu’à ce que ce qu’il crut être de l’épuisement le force à s’arrêter.
Il était, alors, à l’exact milieu du champ, passé cette sorte de vallée entre deux collines et à peut-être cinq cents, sept cents mètres de sa destination. Il voulut s’asseoir, sentit ses jambes endolories. Une fois assis le professeur réalisa qu’il n’était ni fatigué ni même affecté par sa marche, la respiration aussi paisible qu’avant le sommeil et le front net, sec, à peine ridé par la frustration. Autour de lui les champs se riaient de ses efforts. Il tira du sac ses sandwiches, mordit dans un fruit et regarda la ville en amont. La pente n’était pas même forte, moins pénible qu’un escalier.
Pourtant, à peine debout à nouveau, il ne pouvait plus avancer.
Ses jambes ne bougeaient plus qu’avec peine, le faisaient serrer les dents. Son allure s’était réduite à rien, sur ce chemin de terre Toussenel se découvrit comme arrêté. Espars était là, il s’en approchait toujours, à cette vitesse qu’il réalisait à peine, et il s’était écoulé presque quatre heures depuis son départ. Dans sa tête la même idée se répétait en boucle, brouillant tout : il allait atteindre Espars. Et ne songeant plus qu’à cela le professeur força, de toutes ses forces, dans toutes ses réserves, pour forcer ses jambes et son corps à lui obéir. Il n’était pas assez fantaisiste pour se représenter en combattant quelconque, seulement conscient d’être entêté, à chaque douleur il se rappelait qu’il était un homme.
Cent mètres, peut-être moins, le séparaient des premières maisons. Il se maudissait, se fustigeait pour ces jambes comme de la pierre qui l’empêchaient, qui le retenaient sur cette pente faible. Et il ne comprenait pas. Il n’arrivait pas à comprendre ce qui avait pu causer un tel état.
Non, ce n’était pas le manque d’habitude : il avait déjà, et souvent, mené des marches aussi ambitieuses. Ses expéditions avaient déjà exigé de lui autrement plus d’efforts. Alors, sans qu’il puisse vraiment dire quoi, quelque chose avait simplement saisi ses jambes, et enlevé d’elles toute force. Il se retrouvait, stupide, à boîter à travers champs pour atteindre une ville où il n’y avait rien.
Rien. Pas de château. Cette pensée le traversa puis, il se dit que le château pouvait être aux alentours, passé la colline pourquoi pas. Il y avait une gare, ce ne pouvait être que Titly. Et il gagnait les premières maisons.
Péniblement, les dents serrées, d’un pas comme saccadé le professeur gagna la gare, découvrit le nom qu’il redoutait tant : c’étaient les Musines. Et ce fut comme un coup de butoir, et il comprit qu’Espars se trouvait de l’autre côté de cette seconde colline que gardaient les Musines, et sans même y songer, mécaniquement, le professeur se remit en marche. Un premier panneau le trompa, lui dit à gaucher, un second panneau lui dit à droite et revenant à la gare il avisa une rue qui montait raide, l’emprunta.
Alors, à l’angle le plus étroit de cette rue, dans un passage serré entre deux hauts murets, le professeur s’arrêta. Ce n’était pas sa volonté mes ses jambes qui n’arrivaient plus à avancer. Et dans sa tête la raison reprenait ses droits : les Musines n’étaient qu’à la moitié du trajet. En quatre heures il n’avait fait que la moitié du trajet. Il n’atteindrait pas Espars avant le soir, si seulement il arrivait à continuer.
Quelques secondes encore le professeur fit face à cette rue en pente raide, ce point extrême où sa marche l’avait mené, et il pouvait sentir dans son dos les toits de Titly. Le froid mordant le fit se retourner, revenant dans les Musines il y découvrit les passants, les voitures passant au ralenti sur ces rues étroites, et il gagna la gare. Là, Toussenel découvrit le train qui s’arrêtait sur le quai. Il avait déjà vu cela.
Il grimpa à bord, il se mordit la lèvre pour passer le marchepied puis se tint aux sièges pour se traîner jusqu’à la première place. Le train repartit, de ses rumeurs étouffées, l’emporta et avec lui le paysage se découvrit, ces infinités qu’il n’avait pas même pu considérer jusqu’alors.
Il se demanda, pourquoi il y avait eu un château à Espars.
Il se demanda, pourquoi il y avait eu une tour au Crin.
Et le train, soudain, s’arrêtant en pleine voie, resta immobile quelques dizaines de secondes avant de faire machine arrière. Le professeur ne réalisa qu’après qu’il prenait un nouvel embranchement pour revenir sur la plaine, par le côté de la colline et rejoindre Titly. Il n’avait pas la force de s’en formaliser.
Quand il descendit, sur les quais de Titly, à l’odeur de rouille le professeur retrouva toute sa sévérité. Il avança dans la gare vide sans plus véritablement sentir de douleur, ses jambes le tirant à peine, grogna encore aux escaliers puis, sur la rue du Cygne Blanc, ce fut à peine s’il sentit de la peine. Le soir tombant lui sembla banal et routinier et Titly, inchangée, l’accueillait comme s’il n’était jamais parti.
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- Écrit par Vuld Edone
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