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Notre histoire commence dans le petit village de Saspherd, situé dans le nord ouest de l’empire, village indépendant car stratégiquement inutile. En effet, à l’époque où se déroule notre récit, cette partie de l’empire était encore vierge des destructions et des razzias si fréquentes aujourd’hui. C’est donc dans une paix totale et magnifique que vivaient les habitants de Saspherd. De plus, vu son isolement, le village n’avait pas d’impôts à payer et ne figurait même pas sur les cartes d’état major des « grands » de l’empire. Personne n’a jamais su qu’il existait et personne n’avouera jamais qu’il ait put exister.


D’ailleurs, ce fait n’a aucune espèce d’importance dans ce que je veux vous dire. Laissons donc de côté les grandes questions de géographie et contentons-nous de savoir que les maisons étaient blotties à flanc de montagne dans une sorte de crique depuis longtemps asséchée et maintenant isolée sur le haut d'une montagne et qui offrait un bon abri contre le vent et les regards étrangers. De plus, six failles dans la roche permettaient à l’eau de quitter le plateau sans que celui-ci soit inondé. Ces tunnels furent découverts par un paysan du nom de Derek lors d’une ballade. Pour résumer la chose afin de ne pas vous ennuyer, je ne vous dirai que le principal et vous épargnerai les détails inutiles. Donc, Derek était paysan et venait de s’installer avec sa famille dans ce petit bassin montagneux avec quelques autres familles. Très curieux de nature, il alla vite explorer ce que les autres ne voulaient pas voir. Mais voyons déjà le principal.

Le plateau est encerclé de toute part par de hauts pitons rocheux à l’exception d’un petit col praticable en été, mais qu’il serait suicidaire d’emprunter l’hiver ou par temps de forte pluie. Le vent est plutôt violent lorsqu’arrivent les premières neiges et il faut, à ce moment, se préparer à rester cloisonné chez soi. À cet effet furent construites les « passerelles » qui relient chaque bâtiments du village entre eux et qui permettent donc de continuer à vivre passablement normalement sans risque d’isolement. De toute manière, les périodes de forts vents sont de courtes durées et n’arrivent qu’une fois par année, avant les premières chutes de neige. Sinon, il est à mentionner qu’aucun autre courant ne vient perturber l’air et que si l’on fait un feu, la fumée s’élèvera d’une manière si verticale que l’on peut l’utiliser comme modèle pour construire les maisons. Mais il n’est pas seulement question de vents ou de col dans ce petit coin du monde. En effet, lorsque l'on sort du village construit devant le col, sur un petit promontoire, l'on tombe directement sur la rivière Utwé. Ce fringant petit court d’eau à l’aspect amical et riant a été nommé ainsi en l’honneur d’une étrangère morte depuis longtemps mais vivante dans le cœur d’un des villageois. Les autres n’en ayant rien à faire, l’on avait laissé le brave homme donner ce nom à cette rivière et rêver pendant de longues nuits, les pieds dans l’eau et l’esprit dans le néant. Les flots devaient provenir d’une source qui fut découverte assez tôt. Il avait suffit de remonter le courant pour tomber face à une cascade pétillante qui rebondit certainement encore sur les rochers. L’escalade jusqu’au trou fut plusieurs fois tentée, mais chacune des tentatives se solda par des chutes heureusement sans conséquences, comme si un dieu veillait à ce que personne ne vienne perturber ce lieu.

Quand on remarqua qu’il valait mieux oublier une telle aventure, l’on alla regarder où partait couler la rivière et l’on découvrit en aval de larges plaines où croissait une herbe verte et grasse. Des fleurs égayaient la surface et semblaient disputer le sol aux arbres majestueux, centenaires qui, eux-mêmes, disputaient le soleil aux frêles jeunes pousses. Cet ensemble charmant à l’œil offrit aux villageois un espace merveilleux pour les bovins et autres bêtes apportées. Seulement, personne n’était allé plus loin, par faute de curiosité et de besoin.

Il fallut attendre Derek et sa curiosité insatiable pour savoir qu’après cette plaine s’ouvre un vaste éboulis de caillou où se sont formées des sortes de tranchées qui forment un réseaux très complexe et aux limites de l’artificiel, s’enchevêtrant et se ramifiant pour déboucher sur les parois de pierre. L’ensemble devait bien faire 200 à 300 mètres. Lorsqu’il y descendit, Derek ne prit aucune précaution et parcourut tout l’ensemble la même journée. Dès qu’il arriva aux parois, il s’aperçut que de larges trous béants s’ouvraient sur le précipice, sur le vide. Voulant renter chez lui car la nuit arrivait, le paysan suivit les tranchées, préférant marcher à l’intérieur car le sol était passablement lisse et permettait à ses pieds de moins souffrir que s’il avait été sur les caillou du dessus. Bien mal lui en prit. La pluie se mit à tomber dru, noyant la plaine, faisant doubler le volume d’Utwé qui, sans que l’on ne comprenne ce qui se passait, déborda et créa une sorte de second lit qui, immédiatement, vint rejoindre les tranchées. Je vous laisse imaginer la frayeur de Derek lorsqu’il sentit l’eau s’écouler sous ses pieds et monter à une vitesse affolante. Tout de suite, il voulut sortir de ce trou et se mit à courir. Il remarqua vite qu’il n’atteindrait pas la plaine avant que le liquide n’ait rejoint le niveau de sa tête. Il se mit alors à tenter l'escalade des parois afin de se mettre à l’abri hors des canaux, mais les parois ayant aussi été lissées par l’eau au même titre que le fond, il ne put monter d’un mètre sans retomber. Ayant la taille immergée, il chercha à appeler à l’aide, mais les villageois s’étaient tous barricadés depuis longtemps et, de toute façon, personne ne venait jamais se promener dans ce coin là. Soudain, il se sentit soulevé, arraché du sol sans qu’il ne puisse rien faire, emporté par un courant anormalement puissant. Les secondes s’écoulèrent alors avec l’immensité des heures, angoissantes, dernières avant le trépas. La nuit noire constellée d’étoile voyait passer comme un éclair ce petit morceau d’humain au milieu des flots déchaînés. Derek s’évanouit lorsqu’il s’aperçut qu’il arrivait devant la faille, devant ce trou qui s’avérera par la suite avoir cinq frères tout aussi dangereux que lui et qui allait l’engloutir dans bien peu de temps. En un rien de temps, Le corps fut projeté dans la profondeur de la falaise.

Le lendemain, la petite crique montagneuse était recouverte de neige, le vent avait détruit la moitié des maisons du village et le corps de Derek fut retrouvé devant la cascade d’Utwé. À peine vivant, il fallut tout les soins des villageoises pour qu’il puisse enfin se mettre debout, puis, par la suite, raconter son histoire sans frissonner. Depuis ce moment, l’on nomme ces vastes bouches d’évacuations des Dreeks. Le nom étant tiré de la première parole que prononça le paysan quand il se réveilla.

Ceci ayant été dit, l'on peut terminer d'énumérer les points à connaître pour comprendre la région. Ainsi, il nous reste à apprendre l'existence d'une très ancienne pierre, absolument indélogeable et dont la forme n'est pas sans rappeler un monolithe, qui trône au milieu de la crique. La pluie est régulière et peu violente, sauf quand arrive le vent et la neige, ainsi que l'a appris à se dépens Derek.

Vous vous demandez peut-être pourquoi je vous parle de tout cela, comment Derek put survivre à une chute dans l’infini insondable… Vous vous dites que je vais vous expliquer tout cela, que je vais vous dire qui a trouvé la réponse et que nous allons le suivre dans sa quête éperdue de savoir, de comprendre.

Eh bien non. Personne n’a jamais rien put expliquer et n’a jamais cherché à savoir. Personne n’a voulu donner une raison à ce que tout le monde avait fini par considérer comme une légende et il n’y a donc eut aucune véritable enquête. De toute façon, ce mythe semble n'avoir comme seule raison d'existence que la capacité de trouver l'origine du nom des gouffres sur lesquels débouchent les tranchées, ainsi qu'à effrayer les enfants pour éviter qu'ils n'aillent se promener au fond de ces jolis corridors lisses. Nous ne nous en préoccuperont donc pas et ne le considérerns que comme un ajout à notre connaissance.

En fait, je vais vous conter l’histoire d’un jeune homme, presque un enfant, bientôt adulte, un de ces êtres pour qui la vie commence enfin et d’une fille du même âge si elle était née un an plus tôt. Les deux vécurent dans ce petit coin de montagne et c'est là que tout s'est passé.

C’est l’histoire d’Emelia et de Frederick, de Frederick et d’Emelia…


Bien, pour commencer, il me faut vous parler de Frederick, plus couramment nommé Friedrick d’ailleurs. Ce surnom est dût à ce besoin de l’être humain de toujours raccourcir et simplifié ce qui existe, et ce jusqu’à ce que la chose ne soit plus que l’ombre d’elle-même… Bon, Friedrick est donc un adolescent. De taille très moyenne, il n’a pas vraiment de traits particuliers et un docteur le prendrait immédiatement comme exemple de l’homme moyen. Sa faible corpulence laisse apparaître une stature osseuse, caractéristique qui se retrouve sur son visage anguleux. Ce visage, à l’exemple du corps, est des plus moyens. Ni beau ni moche, coiffé d’une large tignasse sauvage et indomptable, il dégageait une impression de naïveté insondable. Toujours joyeux, souriant, aimable, il fut très apprécié dans le village de Saspherd. Peut-être uniquement par sa naïveté, ou par sa franchise, peut-être parce qu’on l’aimait vraiment. À vrai dire, il ne semblait pas y faire attention. De nature très solitaire, il n’avait qu’un seul grand ami, car il considérait les autres comme des copains, donc des êtres dont il ne faut pas faire attention, des personnes très intéressante certes, mais qui ne le concernaient pas et reportait donc toute son affection amicale sur un seul être. Ce dernier était son confident, le gardien de ses secrets, le réceptacle de toutes ses peines et de toutes ses joies. Les voir ensemble faisait rire, car quand l’un pouvait se mêler à la foule sans qu’on ne puisse plus le distinguer, l’autre se démarquait avec une facilité déconcertante. L’un était frêle, l’autre costaud, l’un était osseux et aimable, l’autre était plutôt rustaud et bien bâti, l’un était solitaire et l’autre connaissait chacun des villageois. Ce grand ami se nommait Willy. Un racontar comme il s’en fait plein dans une discussion entre deux commères veut que leur amitié soit un signe divin. Ces histoires de bonnes femmes, bien que n’étant pas vraiment digne de confiance, montrent tout de même à quel point ils étaient atypiques. Enfin, pour terminer ma brève description, Friedrick était, à son insu, connu de tout les habitants.

Cet ultime fait peut sembler anodin dans un village de montagne isolé du monde et riche d’à peine une poignée d’âmes, mais il faut savoir que, lors de l’installation, les diverses familles avaient créer des sortes de clans. Bien que personne dans la petite agglomération ne le reconnaisse, il y avait bel et bien eut des scissions, mineures peut-être, mais des scissions. Sans que l’on en soit à une guerre ouverte, ou même à une guerre sourde et profonde, la population restant unie devant tout les problèmes, cette division se ressentait dans l'acharnement que mettaient les différents membres à rester distant des autres. Ce problème se résolvait lors des fêtes où tous se réuniassaient et festoyaient ensemble. Les différentes fêtes étaient: La moisson, qui marquait le temps des récoltes et qui se déroulait au début du mois de mars et le pluvieux, fête marquant l'arrivée des pluies torrentielles juste avant les chutes de neige et l'hiver. Cette seconde fête se déroulait donc fin novembre, dès l'apparition des nuages sombres, véritables annonciateurs de ce changement si brusque de climat.

Grâce à ses fêtes, il est possible d’affirmer que ces clans n’avaient que pour seul effet négatif de ne pas permettre une grande amitié entre chaque être du village, sans toutefois amener la haine. En fait, chacun vivait sans trop se soucier de l’autre et ne connaissait habituellement que ceux de son clan. Les grandes exceptions sont Willy et ses semblables, qui vagabondait partout ; les chefs de clan, le plus souvent les vieillards qui, avec le temps, ont appris la sagesse et assurent l’entente entre tous ; et Friedrick, à son insu et de par son caractère insociable et solitaire et enfin, pour finir Emelia…


En fait, Emelia fut extraordinaire, et ce, depuis sa naissance. Celle-ci s’avéra difficile, comme si les dieux avaient voulu empêcher cet être de les quitter pour une vie terrestre. Lorsqu’elle se décida enfin à sortir, l’on comprit les dieux… Jamais il n’y eut, de mémoire d’homme, de plus beau bébé. Tout le village se rua pour voir ce petit enfant déjà gracieux. Une fête de tout les diables fut faites en l’honneur d’une naissance si magnifique et une croyance veut que la récolte de cette année là fut la plus grande jamais enregistrée !

En grandissant, le petit bébé devint une merveilleuse jeune fille. Bien éduquée, joyeuse, drôle et spectaculairement belle, elle faisait rêver tout les mâles du village, que ce soit les enfants ou les adultes. Protégée par une candeur et une grâce digne des plus grandes reines, elle put vivre à sa guise toute son enfance, créant et détruisant des intrigues de jeunesse, s’amusant de voir que tous étaient prêts à s’agenouiller devant elle. Inconsciente de tout son potentiel, elle n’était pas moins rationnelle et comprenait que ses charmes n’avait en tout cas pas d’égal en ce lieu de Saspherd. Elle ne pouvait pas savoir que même la puissante Morathi, réputée partout pour sa beauté n’était, si on la comparait à elle, qu’un peu d’eau croupie, sale et malodorante face à un océan de fraîcheur au bleu cristallin.

Lors de ses 16 ans, il y eut une rumeur qui voulait qu’elle ai perdu son innocence. Il fallut toute la sagesse des vieillards et des femmes du village pour empêcher qu’un bain de sang ne se fit. Il n’est pas possible de refaire vivre à quelqu’un ce moment de haine intense que chacun vouait à l’autre, sans raison, simplement par jalousie. Il est impossible d’espérer vous faire comprendre à quel point le fanatisme était poussé et à quel point il eut suffit d’un geste, d’une parole, d’un sifflement de trop pour que Saspherd disparaisse à jamais dans le néant et rejoigne les autres tragédies dues à la folie des hommes. Impossible enfin de vous faire comprendre la peur qui se lisait sur le visage de la pauvre Emelia, victime d’une naissance miraculeuse qui la propulsait soudain au rang de divinité pour laquelle il fallait se sacrifier… Victime d’une méprise, victime que tous voyaient comme l’objet déclencheur de cette haine. Elle se sentait coupable de tout cela.

Finalement, il vaut peut-être mieux que je vous explique la chose en détail. Emelia étant née au début du mois de novembre, elle eut ses 16 ans à ce moment et l’affaire éclata une vingtaine de jours plus tard. Il avait suffi d’une parole pour enflammer les critiques, pour exacerber les rancoeurs et faire naître ce sentiment de délaissement dans le cœur de tous. L’on ne sait qui prononça cette parole, mais toujours est-il qu’elle le fut et que les résultats ne se firent pas attendre. En peu de temps, La maison d’Emelia, véritable palace de bois, se retrouva encerclée par une foule scindée en plusieurs petits groupes qui s’injuriaient, se lançaient des défis et, par moment, commençaient à se battre pour finalement recommencer à s’injurier après avoir été rappelés à l’ordre par les anciens. La pauvre fille ne sut quoi faire et quand elle apprit le sujet de la discorde, elle eut beau nier, rien n’y fit, personne ne l’écoutait. Ainsi est fait l’homme qui préfère ignorer la voix de la raison lorsqu’il a trouvé un prétexte pour se battre.

Les nuages s’étaient agglutinés au dessus du village, comme si les dieux en colères avaient voulu se joindre à la foule pour crier leur mécontentement, pour foudroyer du regard tout les êtres présents. La pluie vint en même temps que la nuit. Les torches allumées, l’on pouvait croire la maison assiégée par un ancien monstre maléfique et il n’est pas à douter que le plus puissant dragon eut réfléchit à deux fois, s’il leur est permit de réfléchir, avant de se lancer à l’assaut de la forteresse ainsi gardée. Il fallut bien trois heures pour commencer les négociations, et deux de plus pour se rendre compte que la maison était vidée de son précieux objet, comme un écrin sans son diamant. Des cris se firent entendre, certains voulurent se taper dessus, de dépit, mais, à nouveau, la sagesse absolument phénoménale des villageois permit d’organiser des recherches. Gênées par les rivalités, ces dernières ne servirent à rien. Rincés, trempés, tous s’observaient sans savoir quoi faire, terrorisés à l’idée d’avoir perdu un bien aussi précieux, regardant à quel point ils avaient été bêtes de se battre. Une voix cria ce que tous pensaient : « Les dieux l’ont reprise, nous sommes maudits ! ». Dans un mouvement de croyance générale, tous s’agenouillèrent et prièrent ces dieux jaloux de leur rendre l’objet de leurs désirs, cet objet tant désiré et si idiotement perdu.

La vérité était bien loin de ce que eux imaginaient. Emelia, se voyant la cause de tant de colère avait pris peur et avait réussi à profiter de la nuit pour sortir de la maison par une fenêtre de derrière, puis à se couler dans la foule qui ne faisait même pas attention à elle, obnubilée qu’elle était par son idée de vengeance. Ayant réussi à fuir, elle se mit à courir, sans but, sans chercher de chemin, revenant par moment sur ses pas pour s’enfoncer plus avant par après. Délirant, enfoui dans une sourde folie, elle ne sentait pas la pluie, ne réfléchissait plus et ne se rendit donc pas compte qu’elle se mettait à s’enfoncer dans l’inextricable labyrinthe de tranchées mortelles. S’arrêtant soudain, elle remarqua le niveau tout à fait excessif de l’eau et reprit alors ses esprits. Elle ne pouvait faire qu’une chose, crier. Et elle cria, je peux vous le jurer ! Elle sentait la mort l’emporter en même temps que le courant, elle se sentait couler, refaire surface et recouler. Elle sentait venir le Dreek, elle le sentait s’approchant de plus en plus à une vitesse folle, elle le sentait qui voulait l’engloutir. Et quand elle pensa au vide qui la verrait disparaître, elle aperçut le trou où tourbillonnaient les eaux déchaînées, où écumaient la colère des courants. Rapidement, elle fut projetée vers cette sombre faille et faillit défaillir pour éviter la sensation désagréable de chute qui devait précéder le choc dur et mortel avec la falaise quand elle se sentit soulevée. Quelque chose avait attrapé son bras et l’avais tirée sur le rebord de la tranchée, lui évitant de tomber dans l’oubli. Elle leva les yeux, mais tout ce qu’elle put apercevoir fut une silhouette noire qui se fondit rapidement avec le reste. Ses yeux se refermèrent et elle s’endormit.

Le lendemain, elle fut retrouvée dans une sorte d’igloo, dormant paisiblement d’un sommeil d’or. Sans hésitation, les villageois décidèrent d’attribuer ce miracle aux dieux, toujours eux. Emelia ne pouvant fournir d’explication rationnelle et préférant se taire sur la possibilité qu’un homme ait put la sauver, elle décida de faire croire à son évanouissement. Pour parfaire les croyances, elle fit émettre une idée qui consistait à faire croire que le fantôme du légendaire Derek avait du la sauver. Cette version que même elle admettait dans son fort intérieure comme possible réunit rapidement tout les avis et fut acceptée à l’unanimité. Depuis, une statue symbolique figure l’évènement et trône sur la place centrale.

Ainsi se termina la chose. Quelque jours plus tard, Emelia sortait avec un garçon nommé Damien et réputé pour être le plus beau du coin. Ce choix passa donc assez aisément, car l’on trouva normal que les deux aillent ensemble et que Damien faisait partie d’un clan passablement fort et nombreux où il était respecté et craint.


Cette liaison avait deux explications très opposées. L’une disait qu ‘Emelia avait décidé de faire taire les ragots en donnant une version officielle et ce en se mettant avec Damien, mais elle est très contestable du fait que la jalousie pourrait être la seule cause l’ayant fait affirmer. L’autre consistait à la simple vision de l’amour qui avait frappé. Seulement, il était impossible pour beaucoup d’imaginer cela sérieusement et ils ne pouvaient croire qu’elle s’amourachait d’un garçon aussi ordinaire, bien qu’il fut le plus beau du village. Ces derniers pensaient donc que ce n’était qu’un jeu d’adolescent. En fait, ils ne pouvaient pas comprendre et admettre qu’Emelia était avant tout une humaine, une femme et qu’elle pouvait aimer. L’ayant élevée au rang de déesse, ils ne pouvaient le croire. Qu’importait…

Il paraît que l’année qui s’écoula fut heureuse, Emelia et Damien ne se quittant quasiment jamais. On les voyait rire ensemble, s’amuser. Il la faisait sourire et elle souriait. Ces jeux avaient calmé les esprits et tous avaient fini par se faire à l’idée du futur mariage. Certains, par dépit, commençaient à critiquer le couple, se forçant à dire que la fille perdait sa beauté au fur et à mesure que l’autre la touchait, alors qu’intérieurement, ils admettaient qu’elle ne fut jamais aussi rayonnante. En fait, rien de sérieux n’eut lieu et ce tout simplement, parce que la situation avait permis d’éviter la bataille et que personne ne voulait plus se battre. Ce couple était, en quelque sorte, devenu le garant de la paix.

Voyant qu’elles ne pouvaient s’attaquer à la carapace divine d’Emelia, les critiques fusèrent soudain sur Damien. On commença par le rabaisser, il fut écarté par ses amis, rejeté partout. On tentait de le ridiculiser, mais en vain. Premièrement, il ne fit même pas attention à la perte de ses amis, simplement par le fait qu’il était tout entier en pensée pour Emelia et ensuite parce qu’il se savait supérieur. Il savait que tous rêvaient de pouvoir passer une seconde avec cette fille et il savait que tous enrageaient. Il s’amusait beaucoup à voir les regards furibonds se retourner sur lui, puis se coucher lorsque les yeux impérieux de son amie le leur imposaient. Seulement, la haine était trop forte et l’on finit par en arriver à des actes extrêmes.

C’était pendant le mois juin. Il faisait chaud, il faisait nuit, il y avait une belle lune et Emelia resplendissait au milieu des étoiles bien pâles. Ils s’étaient promis cet amour éternel que l’on se promet toujours, ils s’étaient amusés à imaginer l’avenir, à tenter de créer dans leurs têtes leur futur demeure et à préparer le nom de leur enfant. Rien que de très habituel, mais qui fait toujours tant de bien. Puis vint l’heure de la séparation. L’une devait rentrer, l’autre devait la laisser aller. Elle s’enfuit donc vers sa maison et lui se retourna, pensif. Puis, après avoir repassé toute la journée dans sa tête, il se mit en route pour aller se coucher, délirant un peu au milieu de son bonheur. Sans qu’il ne s’y attendit, douze êtres de noirs lui sautèrent dessus, l’immobilisèrent à terre et le rouèrent de coups. Ils l’auraient certainement tué si un passant n’avait pas soudain crié. Effrayer sans raison, car il y avait bien des chances pour que le passant approuve l’acte, les agresseurs s’enfuirent, laissant le jeune homme dans la boue, le visage en sang. Le lendemain fut tout à fait normal et quand Emelia lui demanda ce qui le rendait si pensif, il inventa une histoire d’étoile alignée et de mauvais sort possible. Pourquoi lui avouer ce qu’elle savait déjà, pourquoi l’inquiéter… Il ne put que se promettre de rester désormais sur ses gardes.

Pendant ce temps, Frederick et Willy avaient bien grandi et si l’un avait réussi à se construire une sorte de repère secret caché loin des yeux de tous, le second alignait conquête sur conquête, s’amusant à passer s d’une fille à l’autre. Peut-être lui avait-il arrivé d’être sincère lorsqu’il disait qu’il aimait une amante, mais s’il l’était, ça n’empêchait pas une séparation prochaine qui annonçait la suivante. Il est étonnant de voir à quel point il lui était facile de passer de l’une à l’autre, mais sa nature l’y aidait et sa réputation voulait qu’il arrivât à combler toutes celles qu’il aimait. Ces tribulations amoureuses le fit s’écarter passablement de son ami, sans toutefois qu’il en soit moins fidèle. Cette amitié était faites pour durer et la mort n’aurait put la détruire. Seulement, le premier n’aimait pas la foule et préférait méditer que festoyer à tel point que l’on ne le voyait presque jamais. Le second, au contraire, avait besoin de cette foule pour survivre et n’aurait put s’en passer. Ainsi évoluaient-ils dans deux mondes différents.

Oh, je suis bête… J’ai oublié de vous présentez Damien. Certes, je vous ai dit qu’il était bien beau et plutôt bien placé dans cette hiérarchie des clans à l’intérieur des clans et qu’il serait bien trop long et difficile d’expliquer maintenant. Toutefois, il me faut vous donner son aspect, plus de détails. Pour commencer, il faut bien avouer qu’il n’était pas méchant. Ayant compris que seul la force permet de dominer dans un monde de guerre et de chaos, il s’était promis de tout faire pour s’imposer et avait réussi. Sa psychologie : Par la force ou par la ruse, il me faut obtenir ce que je veux. Somme toute, rien de plus que les autres. Ces traits de caractères sont en effet bien courant chez les jeunes êtres à l’orée de la vie, jeunes et entreprenants. En fait, sa particularité venait du fait que la nature l’avait plutôt favorisé et qu’il avait bénéficié d’un meilleur visage. Tout était là et il l’avait compris. Lorsqu’Emelia vint lui faire un signe, il n’hésita pas plus d’une seconde. Premièrement parce qu’il en était réellement amoureux comme un jeune homme peut être amoureux et deuxièmement parce qu’il accédait inconsciemment à un échelon supérieur de la hiérarchie qu’il voulait dominer.

Mais passons plutôt au récit lui-même, car si je me mets à vous présentez chacun des êtres qui a donné son coup de pied dans la grande roue de la destinée, ils sont nombreux, vous pouvez me croire et vous vous en apercevrez, nous n’en aurons pas fini avant votre mort. Nous sommes donc au début de février, à la fonte des neiges, période normale uniquement marquée par la reprise des travaux agricoles. Ce mot de travaux est peut-être exagéré car les seuls travaux étaient l’entretien du matériel, vu que la région au sol bien fertile s’exploitait quasiment par magie ! Mais revenons au récit et arrêtons de nous égarer. Nous sommes donc en début de février et les quatre principaux êtres que je vous ai présentés ont dix-sept ans. L’année s’annonce belle, Emelia regarde se lever le soleil depuis le balcon de sa maison, Friedrick observe l’astre jaune d’un œil encore endormi par l’alcool et Willy le singe d’une manière si naturelle qu’il est à croire qu’il n’a pas été épargné par la boisson perverse. Damien s’est levé depuis longtemps et s’en va voir sa belle. Le soleil est maintenant haut levé et Frederick se décide enfin à parler à son ami. La vie reprend son cour.


« Will, tu m’as encore battu… »
« Ouais, mais ton tour viendra. »
Cette première parole, ce premier réflexe venait du jeu qu’ils s’étaient inventé et qui consistait à rester éveillé le plus longtemps possible après avoir vidé une bouteille de whisky. À ce jeu, Friedrick, beaucoup moins résistant, perdait toujours. Peu leur importait vu que le seul but du jeu était de pouvoir passer une soirée ensemble, vu qu’il fournissait un prétexte.
« Bon, ben va falloir se lever. » reprit Fred.
« Pourquoi ? On est tranquille ici, le soleil nous réchauffe et je crois que l’on a pas fini la bouteille. »
« Un jour faudra que l’on m’explique ! »
« Pourquoi je tiens l’alcool et pas toi ? Ben, je te l’ai déjà dit, c’est en fait grâce à mon grand-père qui avait une tendance folle à la bouteille. Depuis lui, ma mère s’est vue retransmettre ce don et l’a transmis à mon père qui me l’a donné… »
« Non, faudra que l’on m’explique l’autre sujet… »
« Mon pauvre vieux, si tu continue ainsi, tu ne peux que t’enfoncer encore plus… »
« … »
« Tu en as encore rêvé ? » demanda Willy.
« De la plus merveilleuse façon qui soit. À la fête, dans un mois. Mais bon, tu connais la suite… »

Willy la connaissait. Cent fois, mille fois depuis des années il entendait son meilleur ami geindre à tout bout de champs, se plaindre sans arrêt, comme un être qui n’a jamais put manger depuis sa naissance et que la fin tiraille. Il avait entendu la même complainte de répéter inlassablement, malgré tous les efforts déployés pour la faire taire. De cette complainte ressortait toujours le même nom, nom si connu dans le village, reprit en cœur par tous, le nom d’Emelia. Que dire de plus sinon que Willy assistait depuis 3 ans à la décrépitude de son ami, sorte de déchéance dont le meilleur signe est l’absence totale de sentiment.

Les deux amis étaient réalistes, rationnels. Ils savaient pertinemment que tout le village suivait de près la lumière et que, en plus, la lumière avait déjà son soleil. Frederick savait se plaindre en vain, il reconnaissait l’inutilité de ses cris et tentait encore et toujours de se détacher de ce sentiment qu’il avait fini par se convaincre comme étant uniquement charnel. L’argument valait bien. En effet, pourquoi aimerait-il sinon pour ce corps magnifique ? Il essayait de ne pas penser aux yeux qui, une fois, l’avaient fixé. Ces yeux au fond desquels il avait trouvé le repos de l’âme. Était-il véritablement amoureux, chers lecteurs ? Je ne saurais le dire. Mais une chose est sûr, il y était attaché comme à une drogue et je peux certifier sur ma vie qu’il aurait tenu toutes ses promesses que beaucoup rompent. Maintenant, quant à parler d’amour… Seul les dieux et les elfes, dit-on, on le secret de l’amour. N’étant ni l’un ni l’autre, je ne peux me prononcer. Et puis, franchement, pourquoi cette question ? Eut-il été amoureux, ne l’eut-il pas été, qu’est-ce que cela eut changé au drame ? Tout le village était alors contre lui et il ne pouvait espérer lutter. Qu’il eut été ou pas amoureux n’aurait pas changé les sentiments d’Emelia à son égard et seul ceux-ci sont importants.

Mais quels étaient les sentiments d’Emelia à l’égard dudit Frederick. Je n’en sais pas grand chose. Elle le connaissait, comme tout le village le connaissait, là est ma seule certitude. Elle le savait très solitaire, souvent triste et lointain quand il est seul et le plus joyeux possible en public. Elle l’avait aperçu deux à trois fois, lors de fêtes. En effet, il s’avérait que Friedrick vivait dans un autre clan que celui d’Emelia et ne l’apercevait que lors des fêtes. Mais, me direz-vous, pourquoi ne pas la chercher dans le village, pourquoi ne pas courir partout et la retrouver ? Tout simplement parce qu’il jugeait cela inutile. Il s’amusait beaucoup à voir les autres courir après, lui tourner autour pour l’égayer. Tout cela lui paraissait futile. Pourquoi suivre la masse ? Au pire eut-il gagné par ses efforts le droit de l’apercevoir. Il ne le savait pas, mais il était le seul du village qui eut compris que l’apercevoir ne faisait qu’augmenter la douleur. Enfin, toujours est-il qu’Emelia ne devait vraisemblablement même pas avoir connaissance de cet être torturé inconsciemment et qui devait se mêler pour elle à la foule de prétendants. De toute façon, pourquoi aurait-elle posé les yeux sur lui ? Ce n’avait eut lieu qu’une fois, lors de la moisson. Je vais vous expliquer l’histoire.

C’était il y a trois ans par rapport à notre récit, l’on avait commencé la fête et personne ne faisait attention à Friedrick qui, venu un moment pour apercevoir un moment ceux dont il avait l’habitude de s’éloigner, avait soudain décidé de s’en retourner à son repère secret. Il fallut peu de temps pour que les rues fussent pleines de gens et que l’on se mette à danser. L’habitude depuis la naissance d’Emelia veut qu’elle soit la première s’élancer. C’est à ce moment que Frederick eut le malheur de tourner la tête. Quand il vit cet ange auréolé de toute sa magnificence, il ne put s’en détacher, comme transporté dans un autre monde. Seulement, il ne vit pas ce qu’il faisait et, un moment plus tard, il se retrouva debout, un peu ébranlé après un choc. Il lui fallut une bonne minute pour se rendre compte qu’il avait, dans sa distraction, réussit à se jeter contre un des piliers qui retenaient les gradins de la fanfare. Le tout s’était écroulé, ne faisant ni victime ni véritables dégâts, mais projetant un silence des plus gênant sur le petit enfant de quatorze ans qu’il était à l’époque. Les rires finirent par fuser et l’on proclama Friedrick roi des étourdis, façon des villageois de vous dire de ne plus recommencer et de faire attention. Personne ne fit attention au fait que le regard du fauteur de trouble n’avait pas quitté les yeux de la danseuse qui l’avait ainsi mit mal à l’aise. C’est tout naturellement que, attirée par le grand fracas, Emelia avait regardé ce qui s’y passait et avait remarqué Frederick. Les deux regards se croisèrent, puis ce fut tout. La fête reprit son cour et Friedrick réussit à s’éclipser discrètement. C’est depuis cette rencontre qu’il prit conscience de ce qui vivait depuis quatorze années tout proche de chez lui. Je me permets au passage de dire qu’il avait jusqu’ici réfuté les jeux de son âge où il faut se trouver une petite amie pour les garçons et un petit ami pour les filles. Il considérait cela comme une aberration et une insulte à ce que pouvait être l’amour, conscient là aussi de l’inutilité du geste. Après tout, pourquoi décider que tel ou tel sera votre camarade si c’est pour l’abandonner une semaine plus tard ? Seulement, après la fête, il n’avait plus qu’une envie, c’est que cette fille là lui accorde le droit de la tenir par la main, niaisement, bêtement.

Ainsi ne se connaissaient-ils presque pas et ce, dans les deux sens. Si, en effet, Emelia avait à peine entrevu Frederick, Frederick avait à peine entrevu Emelia et aucun des deux n’avait voulu se renseigner sur l’autre, l’une par dédain et l’autre par peur de voir son secret se révéler. Il n’en avait parlé qu’à Willy qui, ayant passé son temps de bras en bras, n’en savait pas plus que lui. Willy, d’ailleurs, avait eut la chance d’être épargné par le courant dévastateur d’Emelia. En fait, il l’avait vue, mais, grâce à une force morale des plus incroyable, avait surmonté l’obstacle et l’ignorait. En fait, je me permets de croire qu’il essayait de la haïr le plus possible. Il avait réussi et pouvait donc se permettre de ne plus y penser. Il avait voulu faire essayer son truc à son copain, mais celui-ci, même en se prêtant au jeu avec toute sa détermination, ne put réussir plus que d’aimer encore et toujours cet être de bonheur et de joies.

C’est donc en sachant tout cela que l’on peut suivre les deux amis dans leur discours de ce matin de début février.

« Écoute, recommença Will, on va aller dans notre cachette et là, on confesse. Ensuite, ben je vais devoir aller chez la petite Martine, je lui ai promis d’être chez elle dès que le soleil aurait atteint le sommet du ciel. »
« Vas-y déjà, je trouverais bien notre repère seul et je réussirais bien à me fracasser la tête sans que tu n’aies à m’y aider… Tu sais très bien que je veux t’empêcher de te livrer à cette corvée que je peux bien faire tout seul. »
« Soit… »

Willy savait que, en laissant partir Fred seul, il ne le trahissait pas. Il savait que, qu’il soit là ou pas, son ami ne pouvait faire qu’une chose, crier le nom qui l’obnubilait puis pleurer un moment pour enfin, complètement reposé, il puisse refaire surface et paraître joyeux au troupeau. Le terme de troupeau peut sembler un peu fort, mais Frederick ne voyait plus rien d’autre dans la foule des villageois. Il les dédaignait et les haïssait car ils s’interposaient entre lui et son désir. Mais il fallait paraître souriant, joyeux. Alors il souriait et paraissait joyeux. Il se dégoûtait parfois à force d’hypocrisie.

C’est en sachant tout cela qu’il se mit en route pour son repère.


Beaucoup ont cherché à savoir où se trouvait celui-ci, mais aucun n’a jamais réussi à même pouvoir prouver son existence. C’est tout à fait compréhensible lorsque l’on pense à sa situation. Pour y accéder, il fallait suivre les tranchées, connaître ce labyrinthe afin de découvrir, sur l’une des parois une fissure. Si l’on entrait dedans, l’on se retrouvait coincé après cinq mètres dans une sorte de petite salle ronde et plutôt exiguë. Si vous pensez que c’est là la fameuse cachette, détrompez-vous tout de suite. De toute manière, il eut fait mauvais de s’y retrouver lors des pluies, vu que par le principe bien connu des vases communicants la salle soit inondée à cette période. Hors, je puis vous affirmer que Friedrick était dans son abri plus en sécurité que dans toutes les demeures du village. En fait, il suffisait d’escalader la paroi qui, lisse à l’œil, se trouvait être si rugueuse que le frottement avec sa surface permettait de s’y soutenir. Au bout d’un moment, vous pourriez, avec beaucoup d’attention, découvrir une seconde faille dans la faille qui vous permettrait d’aller dans une sorte de couloir on ne peut plus artificiel, puis, de là, vous retrouver dans une large rotonde aménagée. Ce chemin, que vous pourriez parcourir, Friedrick l’a fait. Il fut d’ailleurs forcé de le faire. En fait, il se trouva, comme bien d’autre, bêtement pris au piège par la montée des eaux et ne dut sa survie qu’à cet ensemble de passages. Une fois dans la rotonde, il avait attendu la fin de la tempête en inspectant les lieux. Rien que de très normal en somme. Deux lits, deux lances de très bel ouvrage, diverses étagères et une table. L’ensemble était éclairé par une sorte de pierre soutenue au plafond et qui diffusait son étrange lueur verte dans toute la pièce. Cette pierre attirait le regard et semblait maléfique, mais elle était emprisonnée dans une cage de cristal et il s’avéra impossible d’aller la toucher pour en deviner l’origine. Peu importait d’ailleurs. Dans ce coin de souterrain, Friedrick était sûr de pouvoir être en paix. tre en paix pour crier, pour pleurer sans qu’on ne le sente tel qu’il était, faible. Il avait, comme il se doit dans un endroit isolé, crut par plusieurs fois se sentir observé. Il avait entendu des bruits et avait cru reconnaître une voix. Une voix ou un chant d’oiseau, il n’aurait su le dire. De toute manière, ce ne pouvait être que son imagination.

C’est donc par ce passage qu’il vint ce jour de février. Une fois dans la salle, il recommença à s’interroger. À haute voix, comme un fou, comme un être délirant, il proclamait toutes les raisons qui l’empêcheraient à jamais d’être avec la belle Emelia. Une par une il les citait, comme si elles pouvaient l’éloigner d’un péril et une par une, il les réfutait, dans sa tête, sans le vouloir. À bout de voix, il s’arrêta. La journée devait être bien avancée, Will devait être à son rendez-vous et il aurait dut être chez son grand-père pour apprendre. En effet, Friedrick avait été choisi par son aïeul comme futur détenteur de la mémoire collective. Cet honneur ne lui fut agréable que parce qu’il lui évitait de se retrouver dans les champs avec tout les autres, mais il se serait bien passé de ces heures à écouter ce vieux débris lui parler pendant qu’il devait sourire. Plusieurs fois il s’était imaginé tuant cet être saoulant et à chaque fois il s’était retenu. À force, il était devenu plutôt bien cultivé.

Il avait appris pourquoi son peuple s’était retiré dans la montagne, comment ils avaient trouvé le col et l’avaient passé, comment Derek découvrit le danger des Dreeks et la façon dont la population fut répartie avec la formation des clans. Tout ceci nous étant totalement indifférent, je ne m’y attarderais pas. Tout aussi inintéressant pour nous fut l’histoire connue des humains. Friedrick eut à étudier le vieux monde connu par les ancêtres des paysans et il l’apprit donc avec tout ce qu’un paysan peut savoir. Il pensait donc qu’un empereur invincible guidait ses frères de la plaine et que l’armée humaine l’était tout autant que son empereur. D’inutilités en inutilité, il avait entassé dans sa mémoire suffisamment d’idioties pour ne plus écouter le vieux radoter.

C’est donc avec une certaine appréhension qu’il sortit de son trou pour aller au cours. S’il avait su la surprise que l’on lui réservait, il y fort à parier qu’il n’eut jamais aussi vite courut. Mais il ne savait rien et traîna donc du pied tout le long du trajet. De toute façon, vu l’âge de son professeur, ce ne serait pas quelques minutes de plus qui l’ennuieraient. Il arriva bientôt devant le grand bâtiment construit par son clan pour l’enseignement. Avoir construit un truc aussi grand pour deux personnes dépassait l’entendement de Fred, mais nous nous savons que la prévoyance des villageois avait fait faire une grande taille pour les archives et que, effectivement, le temps passant, l’ensemble se remplissait, gentiment, tranquillement.

Il fallait maintenant entrer. Poussant la porte, il se boucha les narines pour ne pas étouffer sous l’odeur de renfermé que l’endroit dégageait. Il parcourut un couloir puis déboucha sur une porte. Refixant son sourire, il entra. Son professeur était là, l’air satisfait et la barbe étincelante, Il riait de la tête de son élève et il est vrai qu’il y avait de quoi rire. Frederick s’était arrêté en plein mouvement. Sa tête était restée en arrière, réagissant plus vite à l’ordre du cerveau de suspendre toute activité sous le coup de la stupeur, laissant les jambes s’en aller sans elle ce qui pliait le jeune homme d’une manière bien ridicule. Plus ridicule encore était son expression. Sa bouche s’était ouverte, ses yeux s’étaient écarquillés, ses sourcils s’étaient cassés en deux. La scène ne dura pas plus d’une ou deux secondes. Comment, en effet, rester dans un état aussi abruti quand l’on veut sauvegarder le peu d’honneur qui nous reste ? À ce moment là, Friedrick comprit qu’il ne pouvait plus se permettre la moindre erreur. La cause de tout ce désordre, de cette scène pathétique et de toute cette gêne, c’était, vous l’aurez bien compris, la présence d’Emelia.

Si vous êtes aussi étonnés que le fut Friedrick, je vais me faire un plaisir de vous expliquer sa présence en ce lieu ce jour là. Premièrement, c’est à ce moment là que commence véritablement l’histoire, car, même si je pouvais vous dire bien des choses, bien des aventures sur Friedrick, je me suis permis de vous apostropher afin de vous raconter, de vous narrer le récit de Frederick et d’Emelia, d’Emelia et de Frederick. Ainsi ais-je penser qu’il valait mieux commencer au moment où tout commença, et non trois mois plus tôt ou plus tard. Ce point là expliqué, il me reste à vous faire comprendre la présence d’une semi-étrangère dans cette salle. C’est plutôt simple. Les parents d’Emelia avaient décidé, à la naissance de leur fille, qu’il fallait qu’elle aille étudier, car un don des dieux se doit d’être instruit. Leur parole eut autant d’impact qu’un ordre. Il fallut attendre quelques années, puis, Emelia ayant enfin l’âge pour commencer, on l’emmena voir le vieillard chargé de son éducation. Celui-ci fut sélectionné pour deux raisons. En premier, il avait passé sa vie seul et l’on l’avait longtemps soupçonné de plus s’intéresser aux mâles qu’aux femelles. Deuxièmement, il était très bien instruit et allait donc pouvoir offrir plus de science que n’importe quel autre. Ce qui ne fut pas prit en compte à ce moment là était l’âge du bonhomme. En fait, l’on comprit le problème lorsque, un jour de début février, il rendit l’âme. On voulut d’abord nommer un autre sage, mais des conflits surgirent comme par enchantement. Il devint presque impossible de discuter et l’on vit même un vieillard rouer un autre à coup de canne. Devant le désastre, il fut décidé qu’Emelia choisirait. Elle ne mit pas long à se décider. Par caprice dit-on, elle se dirigea vers le bâtiment où, quelques heures plus tard, se présenta Fred. Dès lors, il fut décider qu’elle étudierait là, même si c’était contraire au principe de clan. L’opposition fut balayée en peu de temps et l’on ne se posa même pas la question du sort de l’étudiant de l’endroit. Pour Vechnos, le professeur, ça ne faisait aucun doute, il aurait dès lors deux élèves.

Fait étrange qui mit, par après, souvent Friedrick mal à l’aise, Vechnos se plaisait à montrer à son élève qu’il comprenait ses pensées, qu’il avait lut dans ses yeux l’histoire de son cœur. Était-ce vrai ou bien n’était-ce dut qu’à l’imagination du jeune homme poussée aux pires déductions par la peur angoisse de voir son secret révélé ? À nouveau, je n’en sais rien. Mais il y a une chose que je sais… Jamais le vieux n’avait vu le jeune déployer tant d’énergie ! Fred participait au cours, faisait des remarques, raillait un peu son prof lorsque ce dernier se trompait et apprenait plus en deux jours qu’en deux ans. De plus, je sais que le vieillard ne se douta jamais de la cause de tous ces efforts. Il ne put deviner à quel point Friedrick voulait se faire remarquer, pour pouvoir apparaître aux yeux de son rêve. Lorsqu’il eut terminé la première journée, il ne mit pas longtemps à retrouver son ami et à l’emmener, de force, jusqu’au repère, l’extrayant des bras de la futur ex-petite amie qu’il venait d’embrasser.

Une fois dans la caverne, il lui expliqua tout, son arrivée, sa surprise, ses tentatives de se faire remarquer, ce qui, au passage, fit bien rire son ami car ce dernier savait l’extrême politesse et timidité de son copain. En fait, rire n’est pas le bon terme. Il croula sous le poids de la joie que lui procurait la vision de cet être réservé qui se met à contredire son professeur, qui se met presque à faire le pitre pour un regard. Quand il lui fit remarquer à quel point sa conduite avait dut paraître pitoyable, Friedrick répondit :
« Et toi, franchement, quand tu aurais retrouvé l’espoir, comment aurais-tu réagis ? »
« Moi, répondis l’autre, je ne suis pas piégé dans une histoire sans possibilités de sortie. Mais puisqu’elle est là, tu pourrais te sortir de cette maladie ! Voilà ce que je te propose. Tu vas vers elle et tu lui avoue ton amour. Si ça rate, ben tu seras guéri, si ça marche, tu seras heureux. Vas-y, tu verras ! »
« Mais si ça rate, où sera l’espoir ? »

À ce moment là, un grand silence de mort s’imposa dans la pièce. L’idée de perdre l’espoir, ce petit bout d’espoir qu’il avait conservé malgré toute son agonie, malgré toute son argumentation rendait Frederick affreusement pâle. Devait-il aller parler à cette fille, à cette divinité qui, certainement, l’enverrait gentiment aller voir ailleurs ou attendrait-il ? Et puis, attendre quoi ? Il n’y avait aucune issue, aucune possibilité ! Il était enfermé dans un jeu où la victoire n’existe pas. Un jeu des plus cruels où la défaite est connue et que l’on veut tout de même continuer le plus longtemps possible, pour l’espoir…

Dans l’esprit de Willy, la belle Emelia se mettait de plus en plus à ressembler à une boite de pandorre…


La nuit fut bien agitée pour le pauvre Frederick qui, un moment remplit d’une joie sans borne, un autre mélancolique et réaliste, ne pouvait trouver le sommeil. Il en aurait fallut bien plus pour que, le lendemain, il fut absent des cours. En fait, il fut tant en avance qu’il trouva porte close et dut se résoudre à attendre. À vrai dire, son enthousiasme lui avait ôté le sens des réalités… La nuit n’était pas encore finie. Il s’assit donc sur le perron et patienta sagement, imaginant ce qu’il allait dire, rêvant d’une occasion de parler avec l’objet de ses rêves, avec cette personne si attachante. Il passa de longues heures ainsi, puis commença à entendre des rires et des dialogues qui se rapprochaient. Méfiant de nature, Frederick alla se cacher derrière un pan de mur et attendit. Il vit arriver au bout de quelques minutes un attroupement de joyeux lurons entourant Emelia et son amie, l’ensemble venant sans nul doute souhaiter à la belle une bonne journée. Cette vision terrifia Fred qui, détestant la foule, voyait là un obstacle de plus à une liaison avec celle de son cœur. Après beaucoup de bavardages et de petites blagues, elle se sépara du groupe et entra dans l’édifice. Le reste s’en alla. Dès que le dernier s’en fut aller hors de sa vue, Friedrick entra à son tour, déterminé à faire ce que l’on appelle communément : Le premier pas !

Seulement, quand il vit Emelia assise sur sa chaise, le regard fixé sur le retardataire, il perdit tout courage. Il présenta une ou deux rapides excuses à Vechnos, l’appelant Emelia tellement obsédé qu’il était par la belle personne. Heureusement, le vieil homme n’y fit pas attention car il était plongé dans la lecture du livre très célèbre Pensée de Francis, livre écrit par un paysan… Le cour commença un peu plus tard. Ce jour là fut dédié au grand Sigmar. Fred, bien qu’envieux de paraître intelligent ne put comprendre un mot de ce qui était dit. Soudain, sa voisine lui demanda s’il pouvait lui expliquer en quoi Sigmar était un dieu, étant à la base un humain ainsi que le lien avec la comète. Fred resta interdit. Il ne savait plus que faire ! D’un côté il pouvait répondre, mais dans ce cas, il allait paraître inculte et idiot. Sinon, il pouvait rester muet et faire comme s’il n’avait pas entendu… Mais il risquait de passer pour une andouille. De toute façon, ce devait déjà être le cas, car, à force d’hésiter, il restait figé, comme si mille années l’avaient statufié. Elle répéta sa question. Il devenait urgent de trouver une parade. Il choisit de répondre.

Difficilement, douloureusement, il se retourna et, prenant son courage à deux mains à défaut de fuir à toute jambe, il se mit à dire ce qu’il savait sur Sigmar et sa comète. Il se surprit soudain à expliquer des choses qu’il n’avait pas comprises, à élucider des mystères qu’il se posait à chaque cours ! Son esprit rebondissait aisément, inventant lorsque sa mémoire faisait défaut. Il se sentait transporté et ne voulait plus s’arrêter. Une main se posa sur son épaule, c’était le professeur.
« Vous voulez peut-être que je vous laisse ma place ? »
« … »
Frederick n’eut pas le temps de répondre. Emelia l’avait précédé.
« Monsieur, il m’expliquait certains points que je n’avais pas compris. »
« Soit, mais la prochaine fois, venez me le demander directement. »

Incapable de comprendre ce qui lui arrivait, subjugué par une force surpuissante qui le collait au dossier de sa chaise, Fred se mit à rêver. Elle lui avait parlé, il lui avait parlé ! En plus, elle avait pris sa défense ! Il se sentait libre, libre de tout problème, de tout tracas. Il n’y avait plus de barrière entre lui et elle, il n’avait qu’à lui parler, elle répondrait. Mais ce ne pouvait être qu’une illusion. Elle avait juste eut besoin de renseignements et ça s’arrêtait là. Cette version était bien plus probable. Comment aurait-elle levé les yeux sur lui alors qu’il était le plus moyen des moyens ? Il sentit la rage l’envahir. À quoi bon être là, à côté d’elle si c’était pour souffrir indéfiniment, inutilement ! Il se mit à s’imaginer dehors, loin de tout. Il en fut encore plus nerveux. tre dehors, c’était ne plus la voir… Et ça, il ne le voulait pas.

Il préféra se plonger dans ses pensées plutôt que de tenter de reprendre le contact. De toute façon, elle allait bientôt rejoindre ses amis et amies et elle ne penserait plus au petit Frederick. Ce fut presque triste qu’il partit du cour, le soir venu. Il fut convenu de reprendre deux jours plus tard. Cela était dut à une fête surprise comme il s’en faisait parfois, quand un événement quelconque venait donner un prétexte pour festoyer. Là, il s’avérait qu’un étranger était arrivé au village, fait si rare qu’il ne s’est produit que deux fois depuis l’installation de la communauté. La première fut l’arrivée d’une jeune femme enceinte qui mourut trois jours après, emportant son bébé dans la mort et la seconde fut celle d’Emelia, vu que tous croyaient qu’elle descendait du ciel. De toute façon, cette fête ne signifiait qu’une chose dans l’esprit de Fred : Tous allaient rire et chanter pendant que lui irait se plaindre dans sa cachette. Belle perspective en somme. Il allait se mettre en route pour sa maison lorsqu’une voix l’arrêta. À nouveau, il se crut emmené dans un rêve et resta immobile, comme pour échapper au regard. C’était Emelia :
« Friedrick, tu viendras à la fête ? »
« Quoi ? »
« Est-ce que tu viendras à la fête ? »
« Euh…Oui, bien sûr ! »
C’était faux. Il n’avait jamais eut l’intention d’aller rire et chanter, mais quand une personne aussi estimée vous le demande, il est impossible de refuser. Il voulut ajouter quelque chose, mais elle s’en était déjà allée, rattrapée par son groupe d’amis.

Encore abasourdi par sa journée, Frederick marcha jusqu’à sa maison comme un fantôme, croisant Willy dans les bras de Delphine mais sans le reconnaître. Il était dans un autre monde, un monde où il avait avoué à Emelia son amour et où ils s’aimaient comme l’on ne peut s’aimer, où il était heureux et où elle était heureuse. Il vivait au paradis. C’est alors qu’il arriva devant sa maison. Pour la première fois depuis longtemps, très longtemps, elle lui parut belle et joyeuse. Les murs de bois lui apparurent resplendissant et le toit de mauvaises tuiles plus solides que les murailles des châteaux. C’est dans cet état de joie qu’il arriva devant sa mère.




Cette dernière était en train de discuter avec une amie. Frederick aimait bien sa mère, et celle-ci le lui rendait. Elle lui avait appris la gentillesse, l’idéal des hommes libres et égaux, la nature et les joies de la vie. Cette éducation avait dut se faire sans l’aide du père, mort depuis bien longtemps dans un accident. Si vous alliez demander à Friedrick des détails sur cette mort, il n’aurait rien put vous dire de plus que moi. Ce sujet n’avait jamais été entamé et il semblait même avoir été banni du foyer. De toute façon, Fred n’avait pas connu son père et ne le regrettait pas. Sa mère étant d’une nature douce, il avait rapidement put prendre une grande indépendance et avait maintenant une totale liberté. Voulait-il dormir à l’extérieur qu’il le faisait, sans se poser de questions. Il lui était arrivé de passer trois semaines sans donner de nouvelles. Il savait que sa mère ne s’inquiétait pas, confiante en son fils et en la sûreté de l’endroit. Elle l’imaginait vivant ses histoires d’amours, comme tous les adolescents de son âge et voyait en lui le futur doyen du clan. Comme toute mère, elle refusait d’admettre que son fils fut imparfait. Pour compenser les longues absences de celui-ci, elle s’était formée un cercle d’amies qui lui racontaient les histoires du village. C’était le seul moyen pour se renseigner, car la mère avait ce même trait de caractère qu’elle devait avoir légué à son fils et qui consistait à rester distant de la foule.

Ainsi, quand Friedrick arriva dans ce qui servait de salon, vaste pièce parfumée et vastement ensoleillée, Mme Idelfried, sa mère, était avec une de ces amies dont je viens de vous parler, en l’occurrence Mme Erdgraber. Quand la première aperçut le jeune homme, elle l’apostropha :
« Friedi ! Tu connais la nouvelle ? »
« Non… » répondit celui-ci, un peu las d’avoir à se connecter au monde extérieur à chaque fois qu’il entrait en ce lieu. « Mais je parie que je vais bientôt la connaître… ».
Il s’en fichait. Dans son esprit, seul existait encore la voix de sa chère amie, de cette merveilleuse jeune fille qu’il avait quitté un peu plus tôt.
« Il paraît qu’un homme est arrivé au village, un étranger ! Il a été amené dans la hutte des Kipellsbrieg. »
« En fait, il a été mis là-bas pour qu’il puisse se reposer. Le pauvre homme était gelé. » poursuivit la Erdgraber.
Friedrick la regarda avec un grand sourire, un de ces sourires dont seul l’auteur sait qu’il est faux. Un de ces sourires pour lesquels il s’était entraîné toute une vie.
« Et à quoi ressemble notre homme ? »
Il s’en fichait éperdument, mais il savait que la politesse voulait qu’il s’y intéressât. Il s’y intéressait donc. Il s’étonnait de la fréquence à laquelle revenait le mot homme. Bof, cette vieille pie d’Erdgraber aura été toute bouleversée par du sang nouveau, se dit-il. Vous l’aurez peut-être remarqué, Fred ne portait pas vraiment dans son cœur les amies de sa mère. C’était en fait dût au fait qu’il les avait surprises en train de le critiquer… Sans qu’il soit incapable de supporter la critique, il ne pouvait supporter qu’elle se fasse dans son dos. De plus, dans le cas présent, il s’agissait d’une critique sans fondement, de railleries basées sur des rumeurs. Il n’en avait pas fallu plus pour développer un sentiment de sourde rancune.
« Il est grand et beau, son visage est un peu sombre, mais il a subi tant d’épreuves, le pauvre…Imaginez donc ! Il lui a fallu traverser les montagnes, trouver le col… Peut-être a t’il eut à combattre des loups. Mon mari me disait justement que… »
« Le mari ? » s’écria Fred.
« Bien sûr, mon mari ne peut s’en empêcher…
À ce moment là, Frederick comprit qu’il lui fallait fuir au plus vite s’il ne voulait pas paraître trop étrange. N’arrivant pas à se concentrer, il avait mélangé le monologue de la Erdgraber avec ses pensées et en avait déduit qu’Emelia était mariée. Heureusement, son erreur semblait avoir passée inaperçue, mais il ne fallait prendre aucun risque.
« De toute manière, un étranger ici, ça ne peut être que des problèmes en plus… » dit-il soudain, profitant d’une pause de la vieille. Aussitôt, il monta l’escalier qui menait à sa chambre, en fait une sorte de grenier qui occupait tout l’étage.

Cette phrase qu’il avait utilisée pour finir la conversation, du moins celle qu’il avait lui avec l’amie de sa mère, car les deux continuaient sans lui, cette phrase donc est un moyen des plus efficaces pour résoudre les problèmes. Si, dans le cas présent, Fred ne le pensait pas, il faut savoir que, chez les villageois, l’idée était largement répandue. En effet, pour ces braves gens enfermés dans un endroit des plus paisibles et paradisiaques, tout ce qui est à l’extérieur ne peut être que dangereux et mauvais. En fait, il est à craindre que, sans l’intervention des sages, la population n’exécute tout arrivant qui viendrait troubler la quiétude de ce lieu. Est-ce que cette conduite est acceptable ? À première vue, non. Pourtant, au vu de certaines expériences, l’on ne saurait leur en vouloir d’avoir peur. Je sais d’expérience que nos voisins ne nous veulent pas tous que du bien et qu’à trop peu se méfier, l’on prend des risques inconsidérés. De là à justifier une conduite bien barbare, il n’y a qu’un pas que ni moi, ni Friedrick n’oserions franchir.

Ce dernier était donc arrivé dans son grenier aménagé et prit comme première précaution de s’assurer de la réussite de sa sortie. Il tendit l’orteil en direction du rez-de-chaussé.
« Oui, une immense barbe je vous dis. On la lui coupe en ce moment… Oui oui, vous connaissez les jeunes filles. Il suffit d’un peu de nouveauté pour qu’elles arrivent à des faire des choses indécentes… Oh, ne m’en parlez pas, j’en ai déjà repérez deux qui lui tournaient autour… »

Tout allait bien. La discussion continuait comme s’il n’avait jamais été là. Il s’en retourna donc à ses affaires. Pour commencer, il lui fallait considérer un fait, si Emelia l’avait invité à une fête, il lui faudrait être présentable, or, il n’avait jamais tenté pareil exercice… Il fallait se coiffer, s’habiller. Il faudrait, une fois là-bas, danser. Il n’avait jamais dansé. Dans sa tête, il imaginait déjà la catastrophe, le moment où il tomberait lamentablement sur le sol, pathétiquement. Emelia comprendrait qu’il ne valait rien, qu’il n’avait aucun talent et elle le laisserait tomber. De toute manière, il fallait déjà penser à l’habillement. Encore une fois, le même problème se posa. Que mettre ? Sa mère avait rempli sa garde-robe de nombreux vêtements cousus avec la soie des vers que l’on trouve non loin de la chute d’eau. Mais ces habits étaient si nombreux, de styles si différents ! Friedrick se maudit intérieurement de n’avoir jamais suivi ce courant jusqu’ici répandu et que l’on nomme la mode.

En effet, il s’était toujours défié de ce qu’il considérait comme une entrave aux libertés individuelles et s’en était totalement passé. Il était d’ailleurs traité d’original par beaucoup pour ce penchant à ne pas suivre le groupe. Peu lui importait, à l’époque. Mais là, il devait trouver ce qui plaisait en ce moment, ce qui allait le rendre plus beau. Il pensa un moment aller demander l’avis de sa mère, puis, se ravisa. En effet, comment lui dire qu’il voulait paraître bien mis dans une soirée sans lui avouer son secret… À vrai dire comment aller dans une soirée en étant bien mis sans que tous ne se doutent de quelque chose ? Il allait être la risée des autres, la honte s’abattrait sur lui. Évidemment, si Emelia le soutenait, il n’y ferait pas attention, mais pourquoi le soutiendrait-elle ? La prudence est une qualité autant qu’un défaut et, dans le cas présent, elle fit tant hésiter le brave garçon qu’il se résolut à oublier ses projets d’habillements, de danse et autres. Il allait paraître pour ce qu’il était. C’était risqué, suicidaire même, mais au moins, ce serait honorable. Quand l’on est solitaire, c’est bien la seule chose qui compte, l’honneur. Chez Frederick, c’était sa seconde obsession. Il avait développé un amour-propre, une fierté qu’il avait cultivée en secret. Il connaissait ce penchant et tous les défauts qu’il pouvait lui apporter et s’en méfiait donc. Ne croyez dès lors pas qu’il se sentait supérieur en quoi que ce soit par rapport aux autres, bien au contraire, mais simplement qu’il voulait se sentir digne de quelque chose, ou de quelqu’un. Cette pensée le faisait rire. La seule personne dont il aurait voulu être digne était une déesse. Tout effort dans ce sens était bien désespéré. Toutefois, il ne se décourageait pas et suivait sa morale autant qu’il le pouvait, pensant qu’à défaut d’être bien physiquement, il pourrait tenter d’atteindre un niveau satisfaisant moralement.


C’est donc habillé de la manière qui lui était habituelle et complètement dénué de toute capacité de danse que Frederick alla à la grande masure qui servait de salle des fêtes.

Construite peu après l’arrivée des premiers colons, cette grande bâtisse n’avait eut de cesse de s’agrandir à tel point qu’au moment dont je vous parle, un régiment de cavalerie aurait put manœuvrer sans être en quoi que ce soit gêné, si ce n’est par les nombreux poteaux sensés soutenir l’ensemble. Les murs avaient dut, à l’origine, être fait de bois, mais avaient été refait en pierre lors du dernier aménagement. Le plafond se situait à plus de trois mètres du plancher et de nombreuses lampes alimentées par des sources de gaz souterrains éclairaient le tout. Des miroirs avaient été placés judicieusement afin de réverbérer la lumière et d’amplifier encore la capacité de l’endroit à remplacer le soleil.

Friedrick la connaissait pour y être allé lorsque personne n’y était ou pour s’y être faufilé parfois, mais c’était bien la première fois qu’il allait y rester. Il hésita un moment. Devait-il entrer par la porte principale, grande ouverte qui semblait ingurgiter le flot de fêtards ou allait-il éviter la chose en tentant de trouver un passage par l’arrière. Cette pensée lui parut un moment étrange, et ce à juste titre, mais il y céda et décida de contourner la masure. Tout absorbé par sa probable futur rencontre avec Emelia, il ne fit pas attention ni à la boue ni aux herbes folles et, en peu de temps, ses pantalons perdirent le peu de dignité qu’il leur restait. Arrivé vers le mur de derrière, il chercha l’entrée si convoitée. Il croyait se souvenir d’une petite fenêtre surélevée. Sa mémoire ne le trompant pas, il l’aperçut soudain. Il lui fallait maintenant l’atteindre, ce qui n’était pas une mince affaire. Il voulut abandonner, mais l’espoir d’au moins apercevoir sa nouvelle amie lui mit du baume au cœur et il se mit à escalader. Ce travail s’avéra plutôt facile et il voyait s’approcher son entrée de secours avec une aisance qui lui faisait perdre toute prudence. C’est ainsi que, arrivé à peu près à mi-hauteur, il chuta.

Cette chute eut deux conséquences. La première fut d’envoyer le jeune homme droit dans une énorme flaque visqueuse, probablement de ce fameux mélange de terre et d’eau. La seconde fut que, à cause d’un choc avec un bout de rocher malencontreusement situé là, Fred s’évanouit. La dernière chose qu’il entendit fut un grand silence, puis un tonnerre d’applaudissements. Il n’en doutait pas, Emelia venait d’arriver. Il sombra dans l’inconscient.

Je vous laisse aisément imaginer sa colère à son réveil. Certes, d’un côté, il était rassuré car il n’avait pas eut à montrer ses manques. Mais de l’autre, il avait trahi sa parole ! Il avait dit qu’il viendrait et il n’était pas venu ! Elle lui en voudrait ! Peut-être l’avait-elle attendu, peut-être avait-elle patienté toute la soirée. Il imaginait son visage perdu dans de sombres pensées de désespoirs. Si elle l’aimait, elle avait dut être particulièrement triste de ne pas l’avoir vu. Elle, elle ! Mais elle, elle ne l’aimait certainement pas. Alors pourquoi craindre quoi que ce soit ? Son absence n’avait certainement même pas été remarquée et tout allait rentrer dans l’ordre. Il lui fallait toutefois en être sûr. Une seule personne pouvait le renseigner, Willy.

Il se mit alors en quête de ce dernier et finit par le trouver devant chez lui alors qu’il disait au-revoir à la petite Catherine. Avant qu’il n’eut put dire mot, Will l’empoigna et le tira jusque derrière un pan de mur. Il commença :
« Dit, tu as dormi dans la boue ou quoi ? Tu t’es battu ? »
Cette pensée fit sourire Fred. S’il s’était battu et s’était, à cause de cela, retrouvé dans cet état, il savait pouvoir compter sur son ami pour obtenir une sanglante revanche. Le cas avait déjà eut lieu, mais nous en reparlerons plus tard.
« Aucune importance… Dis-moi, tu es allé à la fête hier ? »
« Bien sûr… T’imagines que j’allais pas rater ça ! Y avait une série de copines que je n’avais pas revues depuis un bout de temps, presque trois jours et je me suis fait un plaisir de renouer quelques liens. Sinon, on a eut droit à une tournée de bière ! On s’en est mit, t’imagine pas ! Et en plus… »
Il regarda soudain le visage exaspéré de Friedrick.
« Ah, oui, je vois… Tu voudrais que je te parle d’elle, n’est-ce pas ? »
« Pas ici, allons dans ma chambre. »
Mût par une force commune, ils se mirent en route pour l’endroit choisit. J’aime autant vous dire que, ce jour là, les commères eurent matière à travailler lorsqu’elles virent passer le solitaire dans un état aussi lamentable. Mais pire encore, alors que les deux compères arrivaient au but, ils croisèrent la route du groupe de fanatique d’Emelia et Emelia elle-même. Elle semblait un peu plus froide que d’habitude, comme contrariée. Lors du passage au même niveau, quelques railleries fusèrent. Pour Fred, ce n’était rien. Il n’osait pas regarder, mais il devinait le masque de dédain qui lui était réservé, il sentait peser sur lui le poids de l’amertume. Sans y faire attention, il redoubla de vitesse. Une fois à l’abri de ses murs, il s’assit, puis, prenant sa tête entre ses mains, il pleura un peu, simplement pour sortir un peu de la peine qu’il avait en lui. Willy, assit en face, ne sut que dire. Dans ces cas-là, le mieux, c’est de garder le silence. Au bout d’un moment, quand le visage boueux parsemé de traits clairs qu’avaient provoqués les larmes eut repris une apparence de marbre, il posa la question.
« Allez, avoue-moi tout. Que s’est-il passé ? »

Pendant que Friedrick avoue tout son malheur à son ami, je vous propose de s’écarter, afin de laisser un minimum de vie privée à cet être brisé. Allons plutôt du côté de Damien. Que faisait-il ? Pourquoi ais-je décidé de vous emmener voir ses actes ? Tout simplement parce que je crois que cela peut vous intéresser, presque autant que tout ce que je pourrais vous dire d’ailleurs. Commençons donc par le commencement. Un jour, Damien apprit que sa dulcinée allait suivre des cours chez un autre professeur. Cela lui allait très bien. Seulement, il apprit par la même occasion que ce professeur avait un élève. Pas n’importe quel élève… Le solitaire, Friedrick. Comme il arrive souvent dans ces cas-là, la jalousie décida de pointer le bout de son nez. En vérité, qu’avait-il à craindre ? Emelia lui avait promis mère et monde, elle l’avait déjà embrassé et lui avait avoué son amour. En face, il y avait un jeune fou, un peu idéaliste qui préférait sans doute les oiseaux à une relation et que l’on avait jamais vu, de mémoire d’homme, au bras d’une fille. De toute manière, cet être à qui toutes les pratiques du monde sont inconnues ne pouvait rivaliser. Toutes ces raisons, Damien ne voulait les entendre. Entendons-nous, il était amoureux. En tout cas, autant que l’on peut l’être. Si le feu qui le dévorait les premiers jours s’était peu à peu apaisés par une certaine habitude, il n’en restait pas moins aimant et l’idée de voir sa belle seule avec un autre pendant certaine journée le remplissait d’une terreur incontrôlable. Dès ce moment là, il décida d’éliminer cet adversaire. Il conçut pour cela une stratégie des plus vicieuses.

Quel fut-elle ? Ais-je à vous le dire ? Le sais-je même ? Me croyiez-vous omniscient ou même devin ? Certes, je connais la fin de l’histoire, mais vous ne pourriez pas tout comprendre si je vous exposais maintenant le projet funeste de Damien. De toute façon, vous seriez trompé, vous vous mettriez à croire ce qu’il ne faut pas croire, à penser ce qu’il ne faut justement pas penser. Si je vous révélais ce plan, vous déduiriez une fin qui n’est pas la bonne et vous vous désintéresseriez de ce récit, croyant tenir une vérité qui vous dégoûterait de juste droit, mais une vérité fausse. Pour toutes ces raisons, je ne peux pas vous dévoiler la chose.

Damien avait donc conçu sa stratégie et, rassuré quant à la protection de son bien le plus précieux, il s’était préparé à la fête. La suite fut des plus banales. Il dansa, il rigola beaucoup, entraînant Emelia dans des valses compliquées et dont il s’étonnait toujours qu’elle suive avec une dextérité peu commune. La soirée se passa bien et il oublia tous ses doutes et ses craintes lorsqu’il s’aperçut que le jeune Fred n’était pas dans la salle. Dès qu’il se sépara de sa douce moitié, il réunit tout de même certains de ses copains, gens plus dévoués à Emelia qu’à lui, mais qui voyait en ses paroles celles de l’objet de leur culte. Il commença donc son plan par leur dire de se méfier du solitaire, car ce dernier semblait trop proche de leur déesse. Il leur communiqua sa peur, ses craintes. En peu de temps, il eut devant lui une bande de fanatiques prêts à écharper le jeune impudent. Il leur demanda de se contenter de le surveiller, pour le moment.

Encore une fois, je vous le dis, je ne peux vous avouer le plan dans son ensemble. Si je me permets d’ajouter cela, c’est pour que vous ne pensiez pas que j’aie fait tout un cinéma uniquement pour vous cacher une réaction aussi basique. Le plan était bien plus audacieux, bien mieux imaginé. Il devait lentement, mais sûrement éliminer sa cible sans que celle-ci puisse réagir. Cette cible était Friedrick et l’étau commençait déjà à se resserrer.


Les jours qui suivirent furent tristes pour Friedrick qui, ne faisant pas attention au nombre croissant de regards plutôt agressifs à son égard, voyait sa tendre et chère lui refuser tout contact, tout regard. Vechnos lui-même vint à ressentir l’atmosphère de mort qui régnait en maître dans son cour. Il fit la remarque lors d’une blague qui fit autant d’effet qu’un pet de mouche dans une conversation de taverne. D’indignation il s’écria :
« Mais qu’est-ce qui se passe ici ? Quelqu’un est mort ? Allons, vous êtes jeunes, arrêtez de tirer des têtes pareilles et soyez plus attentifs ! Je vous jure que la suite est intéressante, parole de Vechnos. »
Les deux visages sourirent dans un même mouvement et les regards se croisèrent. Emelia ne boudait plus, elle était souriante, comme ressuscitée. Fred, pour la première fois, soutint ce regard et s’emplit de toute la joie dont il regorgeait. Ce moment annonça la fin du calvaire. Elle lui avait pardonné. Qu’importait qu’il ait fallut presque huit jours et une remarque du professeur, elle lui souriait à présent et seul ce fait comptait. Le cour put reprendre et l’atmosphère s’avéra cette fois si légère que Vechnos, à nouveau, se permit un commentaire :
« C’est bon les jeunes, faut pas tomber dans l’excès inverse non plus ! »
Le pauvre vieux croyait que l’on se moquait de lui et tentait de sauver son honneur. Il ne se doutait même pas que sous ses yeux se produisait un miracle à peine imaginable, un miracle des plus prodigieux, un miracle beau, atrocement et mortellement beau.

Juste avant de sortir su bâtiment, Emelia vint voir son compagnon de cour et lui dit :
« Pourquoi n’es-tu pas venu ? »
Friedrick ne savait que répondre. D’un côté, il pouvait lui avouer la vérité, dure à croire, et de l’autre, il pouvait mentir, inventer une histoire…
« J’ai voulu enter par la fenêtre de derrière et je suis tombé lors de mon escalade, ma tête a heurté quelque chose de dur et je me suis endormi, enfin je veux dire évanoui… »
Il scruta le doux regard pour savoir si elle le croyait. La réponse ne fut jamais trouvée, mais il eut au moins le bonheur de pouvoir à nouveau plonger ses pensées dans cet océan de douceur qui émanait des yeux incroyablement scintillant de la jeune fille.
« D’accord, je veux bien te croire… Écoute, j’ai quelques lacunes en lecture et je pensais que tu pourrais m’aider. J’ai chez moi un très beau livre, la ballade du bouffon, avec lequel tu pourrais m’enseigner, si tu es d’accord évidemment. »
Là, Frederick n’en revenait pas. En plus d’avoir été pardonné, il se voyait offrir une seconde chance ! Elle l’aimait donc vraiment ? Mais pourquoi se cachait-elle, pourquoi utiliser des prétextes ? Tant pis, il irait.
« Ne t’en fait pas, si tu as le moindre problème en lecture, je me fais fort de tout tenter pour le régler. »

Elle partit aussitôt chez elle, laissant pour tout adieux un rire cristallin qui mit longtemps à s’effacer des oreilles de l’adolescent. Soudain, il pensa avoir rêvé. Il allait se réveiller, dans son lit, et se dire que ça avait été un beau rêve, à classer avec tous ceux qu’il faisait d’habitude. Il attendit un moment, comme pour montrer que la rêverie était terminée, mais rien ne se produisit. Il ferma alors les yeux et se concentra afin de mettre fin à l’instant à son sommeil avant que le rêve ne se transforme en cauchemar. Une main lui frôla soudain l’épaule.
« Vous rêvez jeune homme ? »
C’était Vechnos. Tout était encore là, il ne rêvait pas.
« Dites, l’étranger est là, il vous attend. Je me demande d’ailleurs quand est-ce que vous avez put demander à le voir… »
« Quoi ? »
« Oui, c’est étrange. Je ne me souviens pas avoir entendu que vous ailliez approché cet étranger. Quoi qu’il en soit, il vous attend. »
« Soit. »
Un étranger, mais de quel étranger pouvait bien parler ce vieux sénile. Mais bien sûr, il devait s’agir du fameux qui était arrivé il y a peu. Mais il ne lui avait jamais parlé ! Comment pouvait-il avoir demander une entrevue ? Tout allait décidément bien à l’envers ces derniers temps. Tant qu’à faire, autant le faire avec. Il se laissa donc guider par son professeur jusqu’à une salle remplie d’écrits de toutes sortes et qui servait à l’entreposage des archives. Au beau milieu, assis sur une chaise, siégeait l’étranger.


Et c’était, je puis vous l’avouer sans problème, un étrange étranger. Encore qu’étranger ne fut pas le mot à proprement utiliser, car s’il l’était pour Fred, Fred ne le lui était pas et sans attendre, l’étrange être se projeta à terre, face contre sol. Que ce soit une coutume de l’extérieur ou une facétie extérieurement exprimée, Friedrick eut du mal à ne pas se sentir soudain pris dans une vaste blague. L’avait-on fait passer pour le chef du village ? Que pouvait-on avoir dit à cet homme pour qu’il se prosterne ainsi ? Un coup d’œil vers Vechnos l’informa que ce dernier était lui aussi frappé par une façon de se présenter qui ne lui était pas familière. Il semblait clair qu’il n’avait encore jamais vu ça et que l’homme toujours à terre ne devait pas l’avoir encore fait. Cette sensation fut renforcée par le départ du vieux professeur, départ précipité dut certainement à une volonté de s’éloigner de tout ce qui peut paraître étrange ou bizarre. Restaient donc dans la pièce Fredercick, seul avec l’étranger aux étranges coutumes.

Ce dernier ne voulant toujours pas se relever, et ce malgré un bon quart d’heure d’attente, Fred décida de l’observer un peu plus. Il était très grand, un véritable colosse. Taillé dans un bloc de fer, il n’eut pas présenté une apparence plus rigide et musclée. Ses cheveux étaient coupés assez courts, comme ceux d’un soldat et ses vêtements reflétaient une grande richesse. Qu’il fut guerrier, cela ne faisait aucun doute. Mais qu’il fut un honorable guerrier en permet plus. En effet, en plus des habits, Friedrick aperçut une bourse, certainement pleine de pièces d’or car elle semblait lourde et des contours très nets se dessinaient sur les parois de soie. Si la seule carrure de l’homme peut le faire repérer à des mètres à la ronde, sa peau d’un blanc laiteux, presque irréel n’était pas en reste pour départager cet être du commun des mortels. Fred fut très impressionné par l’ensemble harmonieux et ne put que rester ébahi en se demandant comment une telle chose avait put escalader les montagnes pour les rejoindre en ce lieu qu’il savait isolé du monde.

Toute cette description, un enfant l’avait fait avant lui. En effet, ce fut un enfant qui le découvrit en premier. Il était seul, à bout de force, allongé sur un rocher en haut du col et qui marmonnait quelque chose dans sa longue barbe. L’enfant, bien que très jeune, comprit tout de suite que quelque chose n’allait pas et il courut chercher ses parents. Ces derniers ramenèrent avec eux la moitié du village. Le reste vint assez rapidement et seuls certains exilés tels Friedrick et sa mère n’allèrent pas observer celui que partout l’on annonçait comme une curiosité. Curieux, il l’était, en effet. Comme vous le savez déjà, il avait été transporté dans la hutte des Kipellsbrieg. Ce choix se fit, non pas pour la notoriété de ces gens qui, biens que braves en règle générale, voyaient d’ailleurs d’un assez mauvais œil que l’on amène chez eux un étranger peut-être dangereux et une foule qui piétinait les acacias, mais parce que cette hutte était la plus proche du col et qu’il était donc moins épuisant de laisser cet homme plutôt lourd là que plus loin. C’est donc dans cette masure que les plus vieux de chaques clans purent venir l’observer à loisir. En plus des points évoqués juste avant, ils remarquèrent que son visage était celui d’une brute, d’un être mauvais. Ses yeux fermés semblaient renfermer une sourde colère, une mauvaise rage et la pâleur du tout lui donnait l’aspect d’un cadavre. Lorsqu’il ouvrit les yeux, il y eut une vaste vague dans la foule, vague de recul car, même quand l’on s’y attend, les yeux d’un cadavre qui s’ouvrent font toujours un peu peur. Il prononça paisiblement certains mots qui, tout naturellement, formèrent des phrases. Etonnamment, il parlait la langue avec une dextérité plus qu’étrange, pour un être de l’extérieur et quand il demanda à manger, l’on s’empressa de le servir avec un empressement peu commun. Il mangea tranquillement, un moment en avalant un morceau de poulet, un moment en goûtant avec plaisir l’attention de son auditoire plutôt intéressé par son histoire. Il leur dit comment il avait décidé de tenter la traversée de la chaîne montagneuse, comment il s’égara et comment il finit par se retrouver su ce large rocher, unique refuge contre un éventuel retour de loups rameutés par celui ayant réchappé au massacre des siens lors de l’attaque du fier aventurier. Il leur avoua avoir servi comme mercenaire, mais s’être racheté depuis et avoir décidé de fuir des terres ravagées par la guerre. Quand enfin la foule s’en fut allée, soit pour vaquer à ses occupations, soit pour aller déduire ce qui pouvait l’être de ce qu’avait dit l’inconnu, celui-ci demanda à voir Frederick. Il le demanda d’une manière si naturelle que personne ne fit attention à l’incohérence d’une telle requête. On lui annonça que le garçon le verrait plus tard, quand il aurait satisfait la curiosité des vieux sages. Il accepta la condition et se mit à dormir. C’est ainsi qu’il termina dans la salle des archives, le nez dans la poussière, agenouillé devant Frederick.

Celui-ci décida d’ailleurs que la comédie avait assez duré :
« Excusez-moi, mais vous êtes dans une situation, qui, en plus de me gêner, est considérée comme d’un ridicule grave dans la région… »
Toujours aucune réaction de la part de l’autre.
« C’est bon, vous pouvez vous relever ! »s’écria soudain Fred sous l’effet de la colère.
Cette fois, l’homme se releva et retourna s’asseoir sur la chaise. Il tendit à son voisin un joli fauteuil, superbement recouvert de peau de bêtes, méthode qui permet de gagner un peu en confort. Sans chercher à comprendre, Friedrick s’avança et s’assit.
« Allons-y. Que me voulez-vous ? » commença t’il.
« Je me suis sentit obligé d’intervenir mon seigneur, j’espère que vous saurez me pardonner. »
« Ah, bien, je vous pardonne… Mais de quoi ? » continua Fred qui commençait sérieusement à s’inquiéter de la santé mentale de son interlocuteur.
« Votre grandeur est menacée. L’ennemi se rapproche et aucune de nos diversions ne l’ont arrêté. Il vous a repéré, c’est certain. De plus, vous vous compromettez dans un intérêt humain. Le code que vous nous avez laissé m’oblige à… »
« De quoi ? Code, ennemi ? Je ne comprends rien à ce que vous me dites. Écoutez-moi bien. Vous devez me confondre avec quelqu’un d’autre, vous avez dut vous tromper de village… »
Cet argument plus que pathétique à nos yeux avait une chance de produire ses fruits dans le cerveau d’un type aussi gravement atteint. Friedrick espérait vraiment que cet être croie s’être trompé et arrête ainsi de l’importuner.
« Il est parfaitement normal que vous ne me compreniez pas, je n’étais d’ailleurs pas sensé venir vous voir. Mais il est temps de partir. À la vitesse de notre ennemi, il devrait arriver ici dans environ un mois. Il a déjà vaincu notre première armée et ne semble pas accepter de se jeter dans le moindre de nos pièges. »
« Excusez-moi, mais vous êtes fou, vous êtes un cinglé, un mythomane ! »
« Mon seigneur… »
« Il n’y a pas de seigneur ! Je me nomme Frederick, je suis né ici, je suis un paysan, comme mon père l’a été avant moi ! Votre histoire n’a aucun sens et je ne sais pas pourquoi je vous écouterais une seconde de plus ! »
« Il y a un autre danger ! Cette Emelia… »
« Co…Comment est-ce que vous savez ? Qui vous l’a dit ? Ne l’approchez pas, vous entendez ! Allez-vous en, allons, partez d’ici ! »

La scène était des plus incroyable. Frederick était debout, le doigt pointé vers la porte, rugissant comme un dément sur le colosse roulé en boule sur sa chaise et qui se laissait crier dessus comme un enfant par son père. Il semblait terrorisé. Nul doute qu’il ne fut fou pour tous ceux ayant put observer la chose. Lorsque Fred n’eut plus de voix, l’autre voulut ouvrir la bouche, puis, voyant l’air furibond de son tortionnaire, il se contenta de ramper, et le terme est faible, jusqu’à la sortie et de s’enfuire. Un monstre tel qu’il s’en fait dans les pires légendes n’eut pas put produire sur cet homme plus d’effet que ne le fit Friedrick. C’était absolument fantastique, extraordinaire. Deux ou trois passants, attirés par les cris s’étaient agglutinés devant une fenêtre et observait avec une certaine crainte cet adolescent maintenant seul au milieu des livres. Lorsqu’il se retourna, ce dernier les aperçut. Une seconde, chacun put apercevoir, ou plus justement, crut apercevoir dans les yeux du jeune garçon une lueur de haine, de cette haine qui mène à la mort, de cette haine indomptable que l’on nomme furie. Mais la vision s’estompa et laissa un grand sourire sur la face du principal intéressé.
« Il est complètement givré, cet étranger. » lança joyeusement Fred à l’attention des passants, en appuyant bien sur le « cet étranger ». Les autres acquiescèrent en silence et s’empressèrent de changer de décor. Ils étaient terrifiés et l’objet de leur terreur l’était plus encore. L’inconnu avait parlé d’Emelia, il avait dit qu’elle représentait un danger et vu le fanatisme inconsidéré de l’être, il y avait de fortes chances pour qu’il s’en prenne à elle. Il n’y avait qu’une chose à faire. Une chose qu’il lui dégoûtait de tenter, une chose des plus désagréables, mais nécessaire, aller parler à Damien.


Il ne fallait plus hésiter. Ce fut donc d’un pas ferme et décidé que Frederick se mit en route pour la maison de son rival. Accessoirement, il se disait qu’il était surtout en route pour aider Emelia, et ça, ça faisait beaucoup mieux passer la chose. En chemin, il repensa à ce que lui avait dit le fou. « Mon seigneur… Vous êtes en danger… » Rien que de très drôle et pathétique si ce n’avait pas été dit avec autant d’émotion. Il s’en voulait soudain de l’avoir chassé. Il se surprit à plaindre cette montagne de muscle assassine parce qu’elle était cinglée. Il se ressaisit. Il avait bien assez de problèmes sans chercher à secourir les pauvres givrés qui arrivaient dans le village. Et si ce qu’il avait dit était ne soit-ce un rien vrai ?

Sur cette pensée, Fred stoppa net. Une foule d’idées s’étaient précipitées au milieu de son esprit bien trop actif à son goût. En effet, il raisonnait et son raisonnement l’effrayait en le fascinant, ce qui est un mélange dur à obtenir mais plutôt courant. Venons-en au fait. Si ce qu’avait dit l’autre avait un semblant de vérité, il était un seigneur. Un grand seigneur même. Bon, il était menacé, mais vu la carrure de son nouveau gardien, il ne voyait pas ce qu’il avait à craindre. De toute façon, là n’était pas l’intérêt. Non, s’il était un seigneur, il n’était plus le petit Friedrick-le-solitaire, mais Frederick le grand, sa majesté Frederick-le-grand ! Il devait régner sur des terres, avoir de grandes richesses. Ce n’était plus Damien qui pourrait, dès lors, l’empêcher d’avoir des ambitions du côtés d’Emelia. S’il était un puissant seigneur, il n’avait qu’à faire un geste pour qu’il soit emmené dans son château avec sa promise. Il lui offrirait des montagnes de diamants, des cascades de saphirs, des ruisseaux d’émeraudes et elle prouverait chaque jour que ces pierres dites précieuses ne valent même pas le plus petit pore de sa peau. Il pourrait lui trouver chaque jour des distractions nouvelles et il la verrait sourire. Il se voyait déjà en train de l’observer rire tandis qu’une multitudes de mésanges seraient libérées pour son plaisir.

Mais à quoi bon rêver ? Ce n’était qu’un fou, rien qu’un fou. Il vit d’un coup ce qui lui avait manqué jusque là et n’eut pas la présence d’esprit d’imaginer à quel point ça avait manqué à quasiment tout le monde. Se croyant victime d’une grave injustice après cette pensée, réaction immature s’il en est, il se remit à clopiner. Soudain, il les aperçut. Elle était dans ses bras et lui l’enserrait. Emelia l’embrassait et Damien l’embrassait de plus belle. Dégoûté, blessé au plus profond de son amour-propre de nouveau grand seigneur, Fred continua son chemin pour se cacher dans un coin de rue un peu plus loin. Un moment, il eut envie d’aller tuer cet espèce de petit paysan qui osait accaparer chaque seconde un peu plus son Emelia. Il lui suffisait de retrouver le barbare et de lui raconter un petit mensonge et il y avait de fortes chances pour que… Non ! À nouveau, il dut se ressaisir. Premièrement, Damien était comme lui, un être humain tout ce qu’il y a de plus normal. Deuxièmement, Emelia l’avait choisit, donc il n’avait pas à contester ce choix. Troisièmement, Emelia lui en voudrais sûrement d’avoir tuer un homme pour elle. Il se voyait mal aller lui dire « je t’aime » avec les mains pleines de sang. Enfin, point assez facultatif à ce moment là, il n’avait moralement pas le droit de tuer. Si je dis que ce point là était facultatif, c’est parce que je peux vous assurer que Fred avait tôt mieux fait de se convaincre avec les trois premiers. En effet, il arrive bien souvent que la colère aie le pas sur la raison et la morale…

Ses envies de meurtres calmées, Frederick se mit à réfléchir. Il lui fallait avertir Damien. Ce point là était clair. Mais comment ? Il ne lui fallait pas attirer l’attention d’Emelia car elle aurait put perdre une partie de sa joie avec une telle nouvelle. Peut-être devait-il essayer d’éloigner un moment Damien en lui demandant de venir discuter à côté. Mais cette manœuvre pouvait passer pour une tentative d’intimidation et Fred était certain qu’Emelia devait détester ce procédé au moins autant que lui. Il finit par trouver la solution à son problème alors qu’il promenait nerveusement son regard sur les différentes personnes présentes dans la rue à ce moment là. La solution, c’était Willy.

Ce dernier sortait justement d’une maison, probablement celle d’une de ses copines. En fouillant sa mémoire, il crut se rappeler que Will devait passer la soirée avec une certaine Cassandra, ce soir-là. En fait, il se trompais de peu. Si Will était effectivement sensé sortir avec ce jour là, car il avait un jour réservé pour chaque fille et il était donc possible de savoir à l’avance avec qui on le trouverais. Seulement, Cassandra, car c’était bel et bien son tour, avait eut, comment dire, une sorte d’indisposition. Pour que vous compreniez bien la chose, il me faut vous expliquer absolument toute l’histoire en détail, ainsi que pour les non-initiés, les secrets des amours d’adolescents.

Commençons par les aspects techniques. Un amour d’adolescent se compose de trois phase. La première est la rencontre. Pour expliquer la chose simplement, deux adolescents qui se trouve être libre à ce moment-là se croisent et demandent l’un à l’autre de pouvoir passer la soirée en sa compagnie. Il est de coutume que ce soit le garçon qui fasse la première demande, mais certains cas rares ont été répertoriés et il s’avère que des filles peuvent très bien s’occuper de cet aspect là. Dans l’idéal, la rencontre devrait être le fruit d’une petite passion, d’un sentiment envers l’autre. Afin de rester purement dans l’aspect technique et de ne pas faire rejaillir ma propre vision de la chose, je resterais à cette version, bien qu’elle soit parfaitement illusoire à une ou deux exceptions près. Donc, la rencontre est motivée par une sensation amoureuse. La deuxième phase est la connaissance. Elle consiste, comme son nom l’indique, à faire connaissance avec le conjoint. Une nouvelle fois, j’en resterais au cadre des manuelles et ne vais donc pas parasiter votre culture générale avec des propos tels que : la connaissance est plus la phase où il faut apprendre à connaître le corps de l’autre que les pensées de l’autres. Nous en resterons donc à la version purement littérale où la connaissance sert à savoir si le conjoint nous plais et si le sentiment du départ s’avère solide et pouvant entraîner une longue passion. La troisième phase n’a pas de nom. Certains, tels que moi, la nommons affectueusement la phase de mise au rencart. Elle consiste normalement à passer à un stade de la relation sensé être plus sérieux, tel le mariage. Il est pourtant bien connu que cette phase est plutôt le moment où, la blague ayant assez duré, l’un des membres du couple décide d’aller voir ailleurs. Mes propos sont évidemment acide, mais ayant put participer volontairement à ce jeu des plus distrayant, je pense pouvoir émettre un petit avis dessus. Cependant, nous avons décidé d’en rester à une version technique et allons donc considérer la phase de mise au rencart comme une transition vers le mariage.

Une fois les aspects techniques en votre possession, je puis maintenant vous raconter la fameuse soirée de Will. Alors, tout avait commencé plus ou moins lorsque ce dernier avait voulu aller trouver sa dulcinée du soir. Il avait donc revêtit son meilleur costume pour cette occasion, ce qu’il faisait à chaque fois d’ailleurs et prépara une petite phrase sympathique afin de faire croire qu’il s’intéressait vraiment à la fille qu’il devait rencontrer. Il repensa à celle-ci. Mais, ce faisant, il remarqua qu’il n’arrivait plus à se remémorer son nom. Il voulut chercher le visage, mais celui-ci avait fuit depuis longtemps son cerveau. Il comprit soudain l’explication de ce fait. Si comme lui, vous aviez put savoir les conditions dans lesquelles furent décidé cette sortie, vous auriez aussi put comprendre qu’il était impossible que Will se souvint du nom ou du visage. Je me permets donc une petite digression sur ce moment assez particulier et représentatif de la phase une dont j’ai fait mention il y a peu.

C’était lors d’une soirée arrosée comme on fait bien peu toute les semaines. Il avait alors dans ses bras la belle Eugénie, la fille d’un homme aimant passablement la pêche et qui ne se rendait pas compte dans quel panier de crabes surnageait sa fille. Bref, quoi qu’il en soit, elle s’était endormie depuis un bout de temps et Will, plus résistant, tenait encore un œil ouvert. Il ne lui fallait, à vrai dire, que ça pour guider l’énorme bouteille de cidre jusqu’à sa gorge. Point que Will fut un soûlon, mais qu’il ne s’était pas aperçut que son adversaire était depuis longtemps terrassé. Soudain, il ressentit une présence légère au dessus de ses épaules. Un de ses camarades devaient avoir chuté et s’était écroulé sur lui. Il s’apprêtait à retourner à son travail, quand il entendit une voix lointaine :
« Eh, y a la fille là-bas qui aimerait bien savoir si t’es libre dans trois jours ? »
Will observa de son regard de cyclope Eugenie qui dormait, puis, après s’être assuré de l’authenticité de ce dernier, il cria :
« Ouais, j’dois être libre. C’est qui ? »
« Euh… Cassis, c’est cassis. »
« Ben tu peux lui dire que c’est bon. »
Il ne savait plus qui était Cassis, en fait Cassandra, mais avait réussi à se souvenir d’un trou dans son calendrier de sortie. La nouvelle tombait à pic.
« C’est bon, elle dit qu’elle t’attendra chez elle. »
« Ah, cool. Euh, c’est qui cassis déjà ? »
L’autre ne se rendit pas compte que l’alcool et la fatigue avaient déjà emporté toute l’intelligence de son interlocuteur et répondit :
« Pas mal ce coup là, fort ! Allez, n’oublie pas, dans trois jours… »
Il s’en retourna, riant encore de ce qu’il considérait comme une bonne blague et qui n’était en fait que l’ultime sursaut d’une brillante intelligence ravagée par la fameuse boisson qui rogole comme l’on la nommait dans le village. Il laissait derrière lui Will qui s’endormit rapidement en répétant :
« Dans trois jours…Dans trois jours… Dans… »

Le lendemain, il ne se souvenait plus que d’un rendez-vous dans trois jours et ne chercha pas à s’inquiéter de savoir avec qui, gueule de bois oblige. Il se contenta de repartir chez lui pour se préparer à la soirée qui s’annonçait, ainsi qu’aux suivantes. Il fallait, bien sûr, travailler entre chaque fête, mais le travail étant des plus faciles et des plus ennuyeux, il est inutile d’en faire mention. Toujours est-il, que Will se retrouva avec un rendez-vous surprise qui ne l’aurait pas plus embêté que tant si ça n’avait pas été à lui, par coutume, d’aller chercher sa promise du soir. Restait donc à la trouver. Sans nom et sans visage, ça s’annonçait des plus difficiles.

Mais si la situation avait été aussi simple, tout aurait été réglé en peu de temps, la jeunesse trouvant toujours une solution lorsqu’elle est aculée. Seulement, il s’avéra qu’une ex-petite amie de Willy qui n’avait pas compris les règles du jeu et qui lui en voulait donc avait décidé de prendre sa revanche. Elle avait été là lorsque son ancien concubin avait pris ce rendez-vous. Elle avait bien vu l’état d’ébriété dans lequel il était plongé et elle avait réussi à comprendre tout ce qu’il y avait à comprendre, c’est à dire la perte de mémoire, le problème qui se posait à Will, tout quoi… C’est donc sans aucun scrupules qu’elle vint chez ce dernier pour l’emmener sortir avec elle. Comme elle s’en doutait, il fut bien surpris de la voir, vu qu’il se souvenait parfaitement d’elle et qu’il savait le désespoir dans lequel il l’avait laissé lorsque ses yeux avaient tournés du côtés de Melissa. Cependant, il n’avait qu’une parole, et comme il avait dit qu’il était d’accord, et bien il était d’accord et il prit donc le bras de Cathy, l’ex petite amie, et se mit en route vers la cabane de Marc, qui organisait une fête ce soir-là. Cathy repéra rapidement Cassandra et attendit de passer devant en s’amusant des yeux exorbités de celle-ci pour s’arrêter et demander à Will de l’embrasser. Ne cherchant pas à comprendre, comme beaucoup dans cette situation, il l’enserra et lui accorda cette faveur. Une chaise s’abattit sur sa tête. De par sa forte carrure, il résista facilement au choc qui ne devait, par la suite, n’engendrer qu’une belle bosse, et se retourna pour voir son agresseur. Devant lui se tenait Cassis, les larmes aux yeux, un regard de tueur et un pied du défunt meuble dans sa main droite. Elle fulminait, elle rageait. Soudain, quelque chose se brisa en elle et elle partit en pleurant. Vous ne me croyez peut-être pas lorsque je vous raconte ça, mais il faut savoir que Cassandra était une fille émotive et assez sensible et douce. Elle connaissait les règles, mais espérait en secret que Will déciderait de sauter la phase trois pour ne plus l’abandonner. Toutefois, sa tristesse fut de bien courte durée, bien que véritable et l’on put la revoir au bras d’un garçon nommé Anéque qui, d’ailleurs, décida de lui demander sa main un an plus tard. Comme Frederick, il ne supportait pas ce jeu et n’envisageait même pas d’y jouer.

Il nous faut revenir à celui-ci, d’ailleurs. Il avait donc aperçu son grand ami et alla vite lui parler :
« Will, il me faut un coup de main s’il te plait ! »
« Ah, ouais, attend un moment. »
Il recherchait des yeux Cathy qui, sa vengeance accomplie, l’avait laissé là et s’en était allée voir son véritable compagnon de soirée.
« Excuse-moi, mais le temps presse ! »reprit Fred.
À ce moment là, Will oublia toutes ces petites histoires et reprit son véritable habit, celui de l’ami.
« Vas-y, je t’écoute. »
« Voilà. Tu vois la rue là-bas ? Derrière se trouve Emelia en compagnie de l’autre. J’aimerais que tu réussisse à les séparer un moment. »
« Tu veux parler avec elle ? Bon, d’accord, et comment je fais ça ? »
« Attend. Premièrement, c’est avec lui qu’il faut que je parle. Deuxièmement, je n’ai absolument aucune idée de comment en faire bouger un sans l’autre. À moins que… Oui, voilà ce que tu peux tenter… »


Tout de suite, Will se mit à rassembler ses copains. Le plan proposé lui plaisait, non parce qu’il était ingénieux et avait une chance de marcher, bien loin de là, mais parce qu’il était complètement fou et qu’il n’en fallait pas plus pour le décider. Il ne fallut pas longtemps pour que le groupe soit formé et mit en marche vers l’objectif. Il était constitué d’une vingtaine de jeunes, tous d’accord d’aller rire un bon coup. En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, ils arrivèrent devant Damien et Emelia. La suite va certainement vous faire croire que je radote, que je commence à délirer, mais il n’en est rien. Ce que je vous raconte là s’est réellement passé et je ne fais que retranscrire ce dont j’ai été témoin.

La troupe était donc arrivée à pied d’œuvre et ce fut Will qui ouvrit le bal en s’avançant d’un pas décidé vers Emelia. Sans que rien ne put permettre de s’y attendre, il lui mis la main sur l’épaule, la tirant de ses rêveries et, prenant le ton d’un être entièrement saoul, il cria :
« C’est la reine ! »
Tout de suite, les gosiers des vingt autres reprirent ce cris et se mirent à la prendre par le bras pour l’emmener dans une folle ronde qui tournait, tournait à en perdre la tête. Puis, toujours en chantant et en tournant, le groupe se mit à dévier du côté de la fête, emportant avec lui Emelia qui, bien qu’elle ait d’abord voulut se sortir de cette bande d’ivrogne, avait finalement décidé de s’amuser et riait de s’entendre louer et de se voir ainsi entourée. Elle ne remarqua pas Frederick qui passa à côté pour aller faire ce qu’il estimait comme son devoir, aller parler à Damien. Ce dernier, d’ailleurs, restait bouche bée devant autant d’effronterie, d’audace. Il voulut au départ foncer dans le tas pour récupérer son bien, mais il eut vite comprit l’inutilité d’un tel geste et s’était contenté de suivre le groupe, attendant le moment où il voudrait bien lui rendre ce qu’il lui avait pris. C’est à ce moment que Fred l’aborda.

« Damien… »
« Excuse-moi, mais je n’ai pas le temps de discuter. »
« Moi non plus, figures-toi. Je n’en ai que pour une seconde. »
« De quoi veux-tu me parler ? »
« D’Emelia. »
À ce nom, Damien changea de couleur et d’expression, passant du rouge au blanc et de la politesse hypocrite à une sourde rage de jalousie.
« Tiens donc ? Et bien vas-y, parle… Ce ne sera qu’en pure perte. Je t’ai percé à jour tu sais ! »
« Il n’est pas question de cela… »
« …Mais bien sûr que si ! Il n’est question que de cela ! Ainsi, tu veux m’enlever ma dulcinée, hein ? Mais pour qui te prends-tu, petit morveux ? Te crois-tu de taille ? Penses-tu pouvoir me doubler ? »
« Le morveux va peut-être t’en coller une plus tard, mais pour l’instant… »
« De quoi, toi, me frapper ? Des menaces maintenant ? Mais regarde quel ton impérial tu prends pour me parler… Lâche, fourbe ! Tu voulais me poignarder dans le dos, n’est-ce pas ? Je vais bientôt te prouver ton erreur ! Tu vas déchanter, sale petit… »
« Tu vas la fermer oui ? » cria soudain Fred d’une voix forte, puissante et sur un ton à faire frémir les morts.
« Oui, je l’aime, oui, je vais te la ravir si elle le veut bien, mais si je suis venu te parler, c’est parce qu’elle est en danger, alors je voulais surtout que tu veilles sur elle. Mais puisque tu n’es pas prêt à m’écouter, je m’en vais. S’il lui arrive quelque chose, tu sauras au moins à qui revient la faute… »
Sur ce, il s’en alla, fulminant de ne pouvoir faire ravaler ses paroles à son adversaire. Celui-ci, ayant repris ses moyens après avoir été décontenancé par la réaction violente de Fred lui cria :
« C’est ça, fuis… On se retrouvera, et je te ferai mordre la poussière ! »

En vérité, Damien pensait à tout autre chose. Si Fred venait l’avertir d’un danger qui courrait sur Emelia, c’est qu’il y avait quelque chose. Son esprit, dérangé par le mal que l’on nomme amour, ne sut pas réagir d’une façon absolument normale et se mit à lui faire faire les déductions suivantes : Si l’on combine le fait que Fred espère un jour qu’il puisse lui ravir Emelia, ainsi que sa tendance asociale, l’on obtient que Frederick est fou. De là, il vient annoncer un danger qui pèse sur l’objet de leur dispute. Le danger n’ayant jamais existé, il compte le créer… Peut-être veut-il tenter d’assassiner Emelia pour, comme le ferait un fou, croire qu’elle sera à lui une fois au ciel. C’était possible pour Damien et c’était même devenu certain. Aveuglé par la jalousie, ce fut le scénario qu’il retint.

Enfin, après s’être sortit de ses sombres projets et méditations, il alla retrouver sa chère et tendre. Elle l’attendait, si j’ose m’exprimer ainsi, en dansant au milieu de la maison de Marc, sur deux tables qui formaient un podium improvisé et entourée par toute une foule qui criait « c’est la reine », en dansant et riant. Contre les murs s’étendaient les moins résistants, déjà épuisés et désorientés par ce nouveau jeu. Ainsi vont les choses quand personne ne les arrête et il avait suffit d’une petite blague pour finir en une grande fête. Damien n’y prêta pas attention et se contenta d’approcher d’Emelia et de l’emmener à l’extérieur pour lui parler. Elle se laissa faire, et la foule avec elle. De toute façon, la blague avait passé et l’heure était aux réjouissances et au vin.

Pendant ce temps, Frederick était sortit du village, se demandant pourquoi il avait tenté d’avertir Damien. Tout d’un coup, il se sentit bête, mais bête au possible. Sa conduite irrationnelle lui parut dénuée de sens et il conclut qu’il devait être devenu fou pour avoir tenté pareille aventure. Il ne lui restait plus qu’une chose à faire, retourner dans son repère et aller s’y plaindre. Une petite pensée vint quand même l’égayer un peu. Demain, il devait aller chez Emelia pour lui apprendre la lecture. Elle savait lire, il le savait, ce n’était donc pas pour cela qu’elle l’invitait. Il préféra ne pas se laisser aller dans des rêves merveilleux teintés du sourire de sa belle, plus, il est vrai, pour conserver une raison de se plaindre que par conscience et réalisme. C’est dans cet état d’esprit qu’il arriva dans son petit chez lui… Mais quelque chose avait changé, profondément changé. Il ne put retenir un cri de stupeur. Un autre lui fit écho.


La pièce se ressemblait bien à elle-même, les meubles étaient tous à leur place et seul la luminosité avait clairement changé, passant de l’habituel verdâtre qui avait couvert tous les soupirs de Fred au vert pétant, à ce vert inondant qui semble traverser les habits et qui va jusqu’à ricocher contre les murs pour éclairer le moindre coin d’ombre. C’est justement dans un coin que se trouvait un étrange bonhomme, un elfe pour être précis.

Il regardait Frederick d’un air un peu désabusé et refermait avec lenteur le livre qu’il tenait dans sa main gauche. Doucement, avec précaution, il retira une vieille pipe de sa bouche et se redressa. Fred ne bougeait pas, terrorisé. L’elfe, de moins en moins sûr de lui commença à s’approcher, par petits pas agiles mais lents.
« C’est un rêve »se dit Fred, en murmurant.
Pourtant, le fantôme, car ça ne pouvait être que ça, continuait d’avancer, imperturbable. Bientôt, il ne resta plus qu’un mètre séparant les deux êtres… Ce fut rapidement, trop rapidement, un demi-mètre, puis un quart de mètre. Friedrick réfléchissait à toute vitesse. Soit c’était un rêve, et il ne risquait rien. Soit, et c’était bien plus probable, c’était un fantôme, et il allait le traverser sans qu’il ne ressente rien de plus qu’un léger frissonnement. La distance devint de plus en plus petite et le fantôme semblait ne pas vouloir ralentir.
« Il va me passer au travers » pensa Fred.
L’autre le pensait aussi. Une seconde s’écoula, puis une autre. Le contact arriva enfin et autant le jeune homme que le vieil elfe furent projetés à terre. Le choc avait été assez violent et aucun n’arrivait à croire à ce qu’ils vivaient. Enfin, après quelques minutes de complète réflexion, l’elfe prit la parole :
- Tu peux me voir ?
- Bien sûr que je te vois ! s’écria Fred, comme si cet être était la cause de tous les problèmes du monde.
- Bien sûr, bien sûr… C’est vite dit ! Voilà plusieurs années que je dois te supporter dans mon sanctuaire, que dis-je, dans mon tombeau et voilà soudain que tu te mets à me voir ? Je ne vois pas ce qui est normal, tu m’excuseras.
- Que dis-tu, tu me connais ?
- Et il me demande si je le connais… Mais bien sûr, et là je peux me permettre l’expression, que je te connais ! J’ai put suivre, peu à peu, tes plaintes, tes angoisses, tes doutes ! Même si au départ je ne faisais pas attention à toi, j’ai vite décidé d’arrêter de lire pour t’écouter et, parfois, te conseiller. Mais tu ne m’as jamais écouté, tu n’as jamais tenté de tendre l’oreille. C’est normal, tu es un humain… Toujours est-il que jusqu’ici, je pensais que tu ne pourrais jamais me voir et j’en étais quitte à entendre tes hurlements et tes malédictions à longueur de journée… À ce propos, si tu reviens, c’est qu’il a encore dût se passer quelque chose, non ?
- Attend, je ne crois pas que ce sois le moment de parler de ça… Comment puis-je te voir ? Tu dis tout savoir de moi, mais qu’est-ce qui me prouve que c’est vrai ?
- Et bien, tu es complètement fou d’une certaine Emelia, que tu nomme ta bien-aimée, tu adore ton ami Willy, tu es plutôt gentil et enclin à croire en la bonté de l’être humain…
Il y eut un silence. Les deux avaient souris à ces derniers mots… L’elfe, préférant ne pas s’attarder, reprit :
- En fait, tu es d’une timidité à faire peur et tu déteste la foule. Ton principal soucis est de passer inaperçu et tu veux simplement vivre sans ennuyer personne… Enfin, ça, c’était avant…
- En effet, avant…
Ils se comprenaient. Nul doute pour Fred que cet étrange bonhomme le connaisse et, sans plus se poser d’autres questions, comme le font tous ceux qui approchent du désespoir, il se mit à le questionner, comme un ami, comme s’il l’avait bien connu et qu’il avait un secret à lui révéler. Pour tout dire et satisfaire un peu cotre soif de savoir, Fred se fichait bien pas mal de pouvoir discuter avec un mort et ses pensées restaient concentrées en un point, Emelia. Toutefois, il tenta de se distraire un peu :
- Ainsi, vous êtes mort. Dit-il, d’une manière tout à fait banale, comme si ce fait n’avait rien de plus étonnant que de manger une pomme.
- En effet. Je me nomme… Enfin… Oh, je ne sais plus ! Voilà des années et des années, des siècles et des siècles que je suis enfermé ici et je n’ai eut pour compagnie que quelques livres… Mon nom, de toute manière, importe peu.
- Comment êtes-vous mort ?
- Tu vois le plafond ? Cette pierre verte m’a tué. Je l’avais dérobée pour l’étudier, et elle m’a complètement détruit. J’ai finalement dut m’exiler dans cette grotte pour continuer mes recherches et j’ai put, avant de mourir, l’enfermer dans ce réceptacle. Ce fut bien trop tard et elle éclaire depuis mon long sommeil.
- Ah…
- Je vois bien que ça ne t’intéresse pas… Je sais à quoi, ou plutôt à qui, tu penses. Allons, raconte donc ton problème. Tu sais, je commence à avoir l’habitude…
- Non, je ne vais pas vous ennuyer… De toute façon, je la vois demain et puis… Dites, vous est-il arrivé de sortir ?
- Non… Vois-tu, je ne suis plus aussi jeune que toi et j’aurais bien du mal à escalader la falaise. De plus, mon grand ami l’aigle m’a abandonné depuis longtemps, avec mon consentement, ça va de soit…
- La falaise, quelle falaise ?
- Tu sais bien, la falaise sur laquelle débouche la grotte. C’est pour ça que j’ai choisi ce lieu ! Je suis d’ailleurs assez étonné que tu puisses venir ici aussi facilement et je m’étais promis de te demander des explications… Enfin voilà quoi. Je peux sortir, mais la falaise m’arrête et j’ai trop peur d’une seconde mort pour m’élancer dans le vide.
- Vous savez, il n’y a pas de falaise. La grotte débouche sur une série de tranchées qui mènent à une plaine. Au-dessus, il y a le village.
- Oh, excuse-moi… J’oubliais… Oui, évidemment.
- Comment ça, que veux-tu dire, qu’y a t’il ?
- Oh, rien… Juste que… Il n’y a pas plus de village ou de plaine que de rayons du soleil dans cette caverne.
- Tiens donc ? s’interrogea Fred, qui commençait à en avoir marre d’apprendre que toutes les nouvelles rencontres qu’il faisait étaient folles.
- Ne t’inquiète pas, je dis ça, je ne dis rien…
- Attend… Si je te suis dans tes dires, il n’y pas de village… Comment peux-tu soutenir une chose pareille ?
- Et bien, c’est assez simple. Il n’y a pas de village car il n’y a pas d’être pour le construire. La grotte débouche sur une falaise, et il faut être aveugle pour être trompé par ces visions.
- Sais-tu que je marche sur ces visions ? ajouta Fred, un peu amusé par de pareils propos…
- Je sais, je sais… De toute façon, tout ça n’a pas de sens ! Cette illusion est apparue du jour au lendemain, comme ça, dit-il en claquant des doigts, et moi, je ne suis pas assez fou pour ignorer la vérité.
- Je ne comprends rien à ce que tu dis, mais…
- … Mais tu vas la voir demain, et seul ça compte, n’est-ce pas ?
- En effet…

Ils s’arrêtèrent là. Frederick, sans même penser à toutes les histoires du vieil elfe, et sans faire attention à ce dernier, alla se coucher dans le lit. Le colocataire fit un pas vers celui-ci, puis, se ravisa. En effet, il ne traversait plus son ami à présent. Il s’assit en tailleur et l’observa. La nuit passa ainsi, tranquille, paisible.

Vous vous demandez peut-être dans quelle histoire sans sens je vous emmène, dans quelle folle élucubration je m’aventure ? Je ne peux que vous répéter que je me fais ici le narrateur uniquement de ce que j’ai put voir. Je ne vous raconte que ce que je sais et j’ai put assister à cette scène. Peut-être voudriez-vous que je vous explique tout, que je me mette à donner des raisons à chaque choses ? Comment le pourrais-je ? Encore une fois, ce que je dis n’est que la vérité, et il est bien normal que vous vouliez la rejeter, mais c’est tout de même la vérité. Arrêtons là nos discussions et revenons-en à l’histoire.

La journée accueillit Friedrick à bras ouvert. Il s’était levé et, sans apercevoir la présence de l’elfe, s’en était allé. Dehors, le temps était splendide, resplendissant ! Pendant son sommeil, Fred avait réfléchi, beaucoup réfléchi. À quoi bon jouer à se cacher, à quoi bon réfléchir. Il en devenait fou, car il avait déjà crut voir un barbare à la mine de tuer le traiter en seigneur et s’aplatir devant lui, ainsi qu’une sorte d’elfe mort depuis longtemps. Une seule raison possible à de pareils visions, la folie. Et une seule cause possible à cette folie : Emelia. Il lui fallait tenter sa chance, foncer quelles qu’en soit les conséquences ! De plus, ne lui avait-elle pas fait signe ? Ne l’avait-elle pas invité ? Aujourd’hui serait le jour du désastre ou du début du rêve… C’était aujourd’hui ou jamais !


Inutile de vous dire quelle résolution ressortait de son allure, de vous dire avec combien d’assurance il traversa le village, obnubilé, complètement fixé sur son objectif. Le résultat seul compte, et le résultat fut de le voir propulsé de son point de départ jusque devant la porte du palace de sa bien aimée. Son bras faillit défaillir au moment de toquer, geste banal d’habitude, fatal pour tout ceux qui se seraient retrouvé dans cette situation, mais il eut la présence d’esprit de ne pas reculer, de se rappeler son but et ses raisons. Il était décidé, il était certain de ses capacités et de ses chances, il savait que ce n’était qu’ainsi qu’il pouvait réussir.

Malheureusement pour lui, il n’était qu’un homme, un simple homme et quand Emelia lui ouvrit en personne, toutes ses résolutions faillirent partir en fumée. Pourtant, il n’était plus temps de reculer, et Fred articula difficilement, mais avec assez de fermeté pour que ça paraisse suffisamment étrange à Emelia pour la faire sursauter :
- Salut, je viens pour la lecture.

Il regretta sa phrase, la façon et le moment où il l’avait prononcée. Mais il ne trembla pas, comprenant que seul sa détermination pouvait le sortir de sa situation. Il lui fallait aller jusqu’au bout et ne pas regarder en arrière. C’est donc dans cette optique qu’il « força », pour ainsi dire, le passage et entra dans la maison. Il se sentait fort, plus fort que jamais et il y a fort à parier que si on lui eut demander de faire l’impossible sur le moment, il aurait haussé les épaules et se serait mis à la tâche. Son zèle, sa fierté étaient merveilleux à voir et tout aurait put aller pour le mieux si Emelia n’avait pas soudain exprimer le souhait qu’il s’en aille, prétextant un rendez-vous pressant.
- Mais l’on pourrait se voir demain ? ajouta t’elle.

Frederick n’entendit pas cette partie, comme il ne vit pas les lèvres tremblantes et la mine désabusée et penaude de celle qui lui parlait. Lui, ce qu’il voyait, à ce moment précis et pendant environ une seconde et demi, ce fut la mort, sous toutes ses formes. Aurait-il été un matérialiste à qui l’on vient arracher sa maison et ses biens, un roi que l’on détrône, un dieu que l’on arrête soudain d’aduler, un enfant à qui l’on arrache sa mère, il n’aurait put se trouver plus perdu, se sentir plus malheureux et déchu. Comment, alors qu’il arrivait, sur sa demande, elle le renvoyait de chez elle ? Pour quels motifs, qu’avait-il fait ? Était-ce donc sa froide détermination qui l’avait ainsi condamné ? Il voulut se défendre, mais une main s’abattit sur son épaule avant qu’il n’eut put formuler le moindre mot. Il se retourna juste à temps pour voir Damien, un vaste sourire sur le visage et une expression dans le regard qui semblait dire : « J’ai gagné, tu perds » qui entrait dans la maison et alla embrasser Emelia pendant que lui, sans rien comprendre, se retrouvait sur le perron, les deux pieds sur le magnifique paillasson.

Un moment, il eut envie de hurler, de hurler à faire tomber les montagnes, à faire s’écrouler les plaines et faire trembler le monde. Mais son râle mourut dans sa gorge. Complètement hébété, il restait comme mort devant la porte, et Will qui l’aperçut poussa un hurlement en le croyant mort. Dans ces conditions, L’ami voulut sauver le trépassé en l’emmenant loin, chez lui, dans sa grotte, afin qu’il y renaisse. Pas un seul instant il ne se douta de l’activité phénoménale qui se développait dans la tête de son ami.

En effet, Friedrick réfléchissait. Pourquoi, avait-il commencé à se demander, pourquoi crier, alors que ce cri ne dépassera pas les cent mètre et n’effrayera que les moineaux ? Pourquoi crier alors que ça ne ferait qu’amuser Damien ? Pourquoi crier, donc ? Ce qui venait d’arriver semblait irréel, et, pensée diamétralement opposée, complètement logique. Il aurait dut s’y attendre, il aurait dut comprendre à nouveau, comme il avait compris il y a longtemps, qu’il n’avait rien à attendre. Lui, paysan, moins que paysan car il ne savait même pas retourner la terre, lui que seul le gazouilli des oiseaux intéresse d’habitude, lui ne pouvait pas avoir de chance avec Emelia. Mais l’amour ? Cette pensée le fit tressaillir. Et oui, l’amour laissait une chance, un maigre espoir. Et puis, elle l’avait invité, elle l’avait amené vers elle ! Alors pourquoi le rejeter soudain ? La réponse fut longue à venir, car effrayante dans ce qu’elle impliquait et de par sa simplicité. Seul Damien pouvait avoir provoqué ce revirement. La suite est facile à imaginer. Elle a eut à choisir et elle a vite comprit qu’entre le petit solitaire naïf et le beau, le gracieux et socialement fort Damien, il n’y avait pas à transiger ni à débattre. Fallait-il être triste, fallait-il pleurer ? Il aurait dût, s’aurait été normal. Pourtant quleque chose manquait. L’envie n’y était plus. Un terme, mille fois répété, convient parfaitement à la situation : quelque chose s’était brisé en lui.

Non pas qu’il fut blessé ou qu’il eut mal, mais que son esprit s’était cassé, que sa base, ce sur quoi s’appuyait toutes ses pensées, toute sa psychologie et sa manière de vivre avait cessé d’exister. Plus d’espoir, plus d’amour. Emelia était le centre de sa vie, le point culminant de ses pensées et l’organisatrice de celles-ci. Dès lors, sa disparition entraînait avec elle la totalité des capacités de raisonnement de Fred. Enfin ,quand je dis la totalité, je mets de côté une petite partie, un morceau longtemps caché de sa personnalité, une miette qu’il avait depuis longtemps vaincue et qui, elle, n’était en rien lié avec Emelia. Ce grain de sable, c’était la haine, la haine éternelle, celle qui dévore le cœur du premier qui l’appelle. Il se sentit soudain envahit par un violent courant de dévastation, par des envies et des besoins qu’il n’avait encore jamais ressentit ! Il essaya un moment de combattre, mais s’aurait été résister à un démon avec absolument rien du tout, avec le néant. Il succomba à la facilité de haïr, à la débauche et il sombra dans une abîme de terreur, un monde de chaos et de destruction.

Lorsqu’il ouvrit les yeux, Willy, qui était resté à côté de lui pendant les deux jours qu’avaient duré ses délibérations et sa chute en enfer, ne put réprimer un sursaut de frayeur. Le regard était vide de joie ou d’amusement, seul restait une insondable noirceur à faire pâlir les morts.
- Est-ce que ça va Fred ?
- Non, mais ça va être terrible !
- De quoi parles-tu ?
- Will, je n’ai qu’une question : Tiens-tu à la vie, à cette vie que tu mènes ?
Tout autre que cet ami aurait eut un grand frisson et se serait crut menacé de mort dans une telle situation, mais Will avait confiance et se contenta de répondre :
- Je n’en vois pas d’autre, et celle-ci me convient.
- Et si je te demandais de venir avec moi vivre une autre vie, une existence certes plus incertaine, mais dans laquelle nous serions les maîtres ?
Il pensait à ce moment uniquement à tuer Damien par tout les moyens qu’il lui serait possible d’avoir et pensait aider son ami en lui proposant de quitter le mode de vie infâme, ou tout du moins qui lui semblait soudain infâme, pour le rejoindre dans sa folie. Après tout, une fois son crime accompli, ils mourraient certainement, tués par une foule en colère et quitteraient ce monde inhospitalier pour un autre où, il en était certain, ils commanderaient.
- Tu me propose de partir de ma vie tranquille, de cesser de mener une existence paisible pour aller chercher autre chose ? Voyons… J’ai tout ce que je veux, cet endroit est un formidable paradis, je crois avoir enfin trouvé l’âme sœur et… Et puis quoi ? Vais-je nier que j’en ait marre ? Vais-je me défiler alors que tu m’offre ce que j’attends depuis bien longtemps ? Quelles que soient tes projets, j’en suis, tu peux compter sur moi, même si tu décidais d’aller te faire bandit de grand chemin, je serais le premier à t’aider.

Vous allez croire que Willy était mauvais, qu’il était en tout cas fou, et bien c’est faux ! Plus calme, plus pondéré que son ami, il avait sut éviter de trop s’accrocher à Emelia, mais ce ne fut pas sans heurt et ce qui venait d’arriver à Frederick avait, chez lui, pris bien plus de temps pour mûrir et éclore, uniquement ralenti par la constante recherche de Will pour une campagne pouvant lui donner les bases dont il avait besoin. Le destin, s’il existe, a vraiment bien calculé pour que Friedrick succombe au moment même où Will se trouvait désemparé. De toute façon, que dire de plus à part que ces deux être se sentaient abandonnés et trahis, et qu’ils n’avaient fait que se laisser aller au désespoir, comme il est fréquent dans ce genre de cas.

Mais, habituellement, une telle chute se termine par un simple suicide, chose plutôt banal et risible lorsque l’on y pense, acte lâche et faible de celui qui n’en peux plus et qui n’ose pas lever la main sur une autre personne que lui. Seulement, vous l’aurez compris, un tel acte ne mis pas fin à la vie de Frederick, et ce qu’il advint fut bien plus funeste. N’y voyez pas un besoin de continuer à vous raconter cette histoire, mais un fait logique découlant d’une seule chose : Si une personne normale, un peu faiblarde comme l’était Fred et suffisamment aux abois va, dans la majorité des cas, se donner la mort pour, soit dans un ultime élan d’honneur, éviter à quelqu’un d’autre de trépasser, soit s’en être pris à la seule victime potentielle, et bien Frederick lui, pas. Simplement, parce qu’il n’était pas une personne normale, un peu faiblarde. Non… Le malheur de la situation fut que Friedrick était au contraire une personne anormale et loin d’une quelconque faiblesse, bien que ce fut à son insu. Mais n’anticipons pas.


Le jour arrivait, il fallait agir. Mais que faire ? Quelque chose en lui de rationnel l’appelait à la prudence. Autant il avait envie d’aller directement chez Damien pour lui couper la gorge, autant une petite voix rationnelle lui démontrait rapidement l’inutilité d’une telle tentative, ne serait-ce que par le risque qu’elle avait d’avorter. Le mieux, se dit Frederick, était d’aller analyser la situation et de se préparer à frapper avec méthodologie et efficacité. Au moins serait-il sûr d’avoir sa cible.

Voyons, Will lui avait appris qu’il avait passé deux jours depuis le malheureux incident… Après un rapide calcul, il se rendit compte qu’il devait aller cet après-midi recommencer les études. Les choses commencèrent à s’éclaircir dans son esprit et il ne douta plus que la providence l’avait devancé dans ses réflexions et lui avait préparé le terrain. Il se mit donc en route pour la vieille demeure de sagesse. Se coulant dans les rues à la manière d’un évadé, rasant les murs comme s’il voulait se cacher des autres ou, dans ce cas précis, se cacher de lui-même, il parcourut le chemin le séparant de sa destination. Une foule était agglomérée devant l’entrée.

Lorsqu’il la vit, Fred se mit à réfléchir. En temps normal, il l’aurait évitée, préférant attendre pour savoir ce que faisaient tout ces gens attroupés devant son école. Il hésitait pourtant. Une parole émergeant de la compacte masse retentit soudain dans ses oreilles. « Tu sais ce qui se passe ? Qu’a fait Friedrick, qu’arrive-t’il ? ». Tout cela le concernait donc… Il comprit immédiatement qu’il valait mieux partir et attendre que l’orage passe ou, à défaut d’orage, que la foule se disperse. C’est donc sur cette lâche pensée qu’il s’avança en direction du grand groupe, d’un pas sûr et décidé, le regard plein d’arrogance. Il traversa avec une démarche dédaigneuse cet ensemble de personnes et alla vers celui qu’il jugeait le plus proche de la porte, sans toutefois s’approcher du petit comité d’accueil qui le regardait s’avancer, comité composé d’Emelia, d’un Damien souriant au possible et Vechnos. Ignorant ces derniers, il demanda, d’un ton railleur :
- Alors, comment ça va ? Tiens, il se passe quelque chose ? Mais c’est ce bon vieux Damien ! Dis-moi, que fait-il ici, il vient aussi étudier ? Il peut donc apprendre quelque chose dans la vie ?

Et il continuait, badinant avec l’autre pendant que celui-ci le regardait, décontenancé de tant de détachement devant le sérieux de la situation. À voir Fred, vous auriez pensé qu’il était à l’aise, amusé de tout ce fatras, de cette réunion. En réalité, vous vous en doutez bien, il n’en menait pas large. Effaré devant une effronterie qui ne lui était en rien familière, il cherchait une solution pour calmer le jeu et s’éclipser. « Mais qu’est-ce qui m’a pris ? » se répétait-il sans cesse. Il n’imaginait même pas avoir succombé au besoin de se voir tout puissant, de s’imaginer tranquille comme le sont les guerriers et les seigneurs. Pour lui, il était fou, et il avait raison. C’est d’ailleurs dans cette folie qu’il s’escamota de la discussion et vint s’appuyer sur l’épaule de Vechnos pour déclamer haut et fort :
- Mon cher professeur, c’est une belle journée, non ? Moi, je vous le dis, il y a tout de même de l’orage dans l’air, j’en suis certain, mon petit doigt ne m’a jamais trompé.

L’autre, un peu surpris de cette attitude peu habituelle, répondit :
- Frederick, nous nous sommes réunis ici pour discuter de faits graves et décisifs te concernant. Vois-tu…

Fred n’écoutait pas, ou plutôt, fit semblant de ne pas écouter, car lorsqu’il lança à Emelia :
- Ma chère, c’est un enchantement, non partagé peut-être, mais un enchantement que de vous voir ici en ce lieu pour m’accompagner dans mes déboires… Figurez-vous que le vieux à côté de moi me cherche des cross et que je crois…

Si un jour quelqu’un fut complètement outré de sa conduite, ce fut bien ce jour-là, car, intérieurement, Fred rageait de s’être empêtré dans une histoire pareille et se maudissait de continuer. Pourtant, rien n’y fit. Il avait mis la main, le bras devait passer, sous faute de se retrouver manchot sans raison. Et puis, se dit-il, ce ne pourra pas être pire, maintenant.
- … Frederick, vous outrepassez les bornes ! Si vous ne quittez pas à l’instant ce sourire moqueur et que vous ne me présentez pas vos excuses, je vous préviens que je vais positivement me fâcher, s’écria Vechnos, bouillonnant de rage à peine contenue.
- Monsieur, quand on est aussi bête que vous, il ne convient certainement pas d’utiliser le terme « positivement me fâcher », mais plutôt « comme une vieille femme crier ». De plus, vous feriez mieux de surveiller votre langage, il risque de vous amener à dire des choses que vous pourriez regretter… Et ce serait dommage, car une espèce de petit con, de connard comme vous se doit de rester digne dans toutes les situations, non ? Et puis, regardez-vous, vous fulminez ! Allons, on se calme, on apaise ses petits muscles, on détend son corps de sac à merde, et on se met tranquillement au garde à vous. Si vous êtes sage, je vous donne un biscuit, mais il faudra d’abord faire le beau.

Cette tirade, dite sur un ton insultant, insolant et railleur, accompagnée de petits clins d’oeil, d’une gestuelle parfaitement expressive ne pouvait que conduire à la catastrophe. Vechnos était à bout. D’ailleurs, peu d’être humains sur terre auraient accepté de se faire insulter plus longtemps. Pourtant, ce fut devant un public ébahi, absolument choqué de ce comportement, que Fred continua à l’insulter, à le ridiculiser, à l’humilier. Lui, Frederick, qui considérait son professeur comme une personne, certes un peu ennuyeuse par moment, mais profondément intelligente, capable et gentille, qui lui vouait un respect incroyable et qui n’aurait put tarir d’éloges à son sujet il y a peu, et bien lui tentait par tout les moyens d’exprimer un dégoût qui n’était même pas destiné à celui qui se trouvait en face, qui n’était même pas destiné à qui que ce soit dans le village, si ce n’est lui-même. Et d’ailleurs, il se dégoûtait, à parler ainsi, à jouer ainsi à ce qu’il considérait à juste titre comme des manières absolument haïssables et ne s’arrêta pourtant que lorsque Vechnos, ivre de rage, lui cria :
- Espèce de petit co**illon ! Si je ne t’arrache pas le cœur maintenant de mes mains, c’est bien parce que j’ai le plaisir de t’annoncer que tu es radié de cette école, pour mauvais comportement qui se trouve maintenant justifié ! Vous êtes fini, vous entendez, fini ! Allez donc maintenant faire ce que vous voulez, crier sur qui vous voulez, mais ne remettez jamais les pieds par ici, vous entendez, jamais ! Si je vous croise sur mon chemin, je vous écharpe sur place.

Il fit une pause de deux secondes avant de reprendre, un peu plus calme :
- Damien, ici présent, va prendre votre place. Adieu et au plaisir de ne plus vous revoir.

Sur ce, il se retourna, les jambes tremblantes de par le violent effort fait par tout les muscles pour utiliser l’énergie produite lors de sa colère, et entra dans le bâtiment, non sans claquer la porte d’une manière si violente qu’elle sortit de ses gonds. Frederick restait là, un peu hébété de ce qu’il venait d’apprendre, puis, désorienté, il arrêta de réfléchir, permettant ainsi à lui-même d’aller vers Damien en lui tendant la main, dans l’espoir de l’étrangler sur le moment, juste par plaisir. Peut-être se seraient-ils réellement entretués si Emelia ne s’était pas interposée. Son regard, rempli de tristesse au moins autant que d’un dédain qui se voulait naturel, cloua Fred sur place, lui ôtant son sourire. Elle parla sans que ce dernier ne l’entende, et il crut comprendre qu’elle voulait protéger son chéri et qu’il devait partir à présent. Moi qui était là à ce moment, je puis vous redire la réelle phrase prononcée :
- Frederick, que t’es t’il arrivé ?

Ce fut la dernière chose que put dire Emelia à Frederick, car celui-ci s’en alla, non sans marquer soudain un arrêt au dernier moment pour déclarer à la foule stupéfaite de la scène qui s’était déroulée sous ses yeux : « Mes chers compatriotes, je m’en vais ! Je quitte le village et vous conseille de bien veiller sur le pauvre Damien, car sans votre entourage, je crois que je ne me retiendrai jamais de le tuer. Sur ce, braves compagnons abrutis, je vous donne mon bonjour. ». Qui l’eut vu s’enfuir ce jour-là aurait compris qu’il n’avait rien pensé de tout ce qu’il avait dit, rien qu’à le voir pleurer. Et il pleurait, je peux vous l’assurer. Que ce soit pour avoir blâmer son bon professeur, pour avoir menacé quelqu’un de mort, pour s’être mis le village à dos ou tout simplement pour avoir détruit sa dernière chance de rédemption, il pleurait.

Dans ces conditions, il lui aurait été difficile de ne pas tomber dans le traquenard tendu par les fanatiques d’Emelia qui, sur les ordres d’un Damien un peu honteux de cette action, mais tout de même décidé, devaient supprimer l’être en le jetant au milieu d’un des dreeks, d’un des trous de la falaise. Fred fut une proie facile et, avant même qu’il n’eut put comprendre ce qui lui arrivait, il se trouva enfermé dans un sac et balloté sur des caillous.


Sa première réaction fut de se débattre, comme l’on se débat dans ces situations. Mais rapidement, son orgueil prit le contrôle et ne le lâchera d’ailleurs plus depuis. Premièrement, il ne pouvait se permettre de gesticuler inutilement au fond d’un sac alors qu’il se voulait puissant, ça n’avait aucun sens. Deuxièmement, il ne supportait pas l’idée d’avoir, lui, Frederick, été enfermé dans un vulgaire sac à patate. Il pensa un moment faire expier les attaquant par le feu, leur trancher la gorge, les empaler… Mais ses velléités s’arrêtèrent devant la surface de tissu, en même temps que ses mains. « Perdu pour perdu, se dit-il, cela vaut peut-être mieux… Après tout, si j’étais assez puissant pour me libérer et tuer ceux qui m’ont agressé, que ne ferais-je pas par la suite ? ». Devant la réalité matérielle des fibres, il redevenait lucide et comprenait les funestes conséquences de sa témérité. « Pourquoi ais-je levé les yeux sur elle ? Pourquoi m’être accroché comme un fou à cette idée ? Me voilà bien pitoyable, dans mon carrosse de lin et incapable de même bouger un doigt sans perdre l’équilibre. ». Il repensa à Will et à sa mère, les deux seules personnes qui ait compté. Le premier le préoccupait certes bien plus que la deuxième, qu’il n’avait que peu connu. De toute manière, qu’il pensât à l’un ou à l’autre, il comprenait qu’il ne pourrait de toute façon bientôt plus rien faire. Il éclata soudain de rire en repensant à l’étranger. « Et bien, il est beau, son seigneur. S’il me voyait en ce moment, il comprendrait vite son erreur et aiderais bien mes ennemis à me tuer. ». Par un de ces curieux processus de l’esprit humain, il s’imagina en seigneur, avec l’étranger comme bras droite et Willy à ses côté. Ensemble, ils levaient une armée, ils allaient tuer des monstres et conquérir de vastes terres. « Si j’en étais capable, je ne serais pas dans ce pétrin. ».

« Monseigneur, vous n’êtes pas dans le pétrin, vous n’êtes que dans un sac. ».
Cette voix ranima toute la mémoire de Fred et le ramena à la réalité. D’où venait-elle ? Ce grand gaillard se serait-il donc allié à ses ennemis ? Non, il ne lui parlerais pas, ou alors, il le raillerais…

- Excusez-moi de vous importuner, mon maître, mais je pensais pouvoir vous être utile en une telle situation où vous semblez vouloir vous laisser tuer.
- Me laisser tuer ? Au cas où vous ne l’auriez pas remarqué, je suis emprisonné et ma faible constitution ne risque pas de m’aider à me sortir de là ! Je ne suis pas Will…

Il s’arrêta, comprenant qu’il était en train de crier comme un dément à une personne qui devait faire partie de ses agresseurs. Pourtant, ceux-ci ne semblaient pas s’émouvoir de cela et continuaient leur route normalement. Ce n’était pas possible… Si le barbare était là, les autres auraient dut le voir ! Il voulut demander ce qui se passait, mais fut coupé dans ses pensées par le guerrier qui reprenait la conversation :
- Voulez-vous que j’appelle cet être ?
- Non, surtout pas ! Il serait capable de venir. Je ne doute pas de son courage, mais seul, il se ferait écharper… Si je dois en finir avec la vie, mieux vaut qu’il survive.
- Bien, mais dès que vous aurez fini de jouer, il me faudra vous rappeler, car c’est le devoir que vous m’avez confié, que l’ennemi se rapproche !
- Je l’avais remarqué, merci ! D’ailleurs, je peux même vous affirmer qu’il tient en ce moment le sac dans lequel je gît.
- Soit, mais il n’en reste pas moins qu’il faut partir d’ici au plus vite ! Nous reviendrons plus tard, quand sa majesté sera en sécurité. Je vous supplie de m’écouter, il faut me suivre. Cette nuit, il sera là et le temps passe. Si vous êtes sur le plateau à son arrivée, il pourra vous trouver et il faudra tout recommencer.
- As-tu parlé de partir ?
- Oui, votre grandeur, je sais qu’une telle demande vous offense, mais il me faut la formuler, car ce serait mal vous servir que de me taire.
- Au contraire, cette nouvelle m’enchante, répondit soudain Fred, qui, ne croyant toujours pas aux élucubrations du fou, faisait tout de même confiance en la carrure de ce dernier. Libérez-moi, et je vous assure que je vous suivrai !
- Très bien, je suis content que vous ayez pris une telle décision.
- Mais est-ce que Willy pourra venir avec nous ? demanda Fred, inquiet de laisser son ami en arrière alors qu’il lui avait promis une nouvelle vie.
- Il en sera comme vous le désirerez, monseigneur. Si vous voulez qu’il vienne, il viendra, je puis vous l’assurer.
- Bien, il ne me reste plus qu’à sortir de là.

Il attendit une minute, qui lui parut un bon siècle, que le colosse abatte ses adversaires pour sortir de sa prison de toile, puis, avec une pointe de désappointement, émit en un grognement :
- Alors, c’est pour aujourd’hui ou pour demain ?
En réalité, sa voix tremblait de la peur de la folie, car il pensait avoir simplement rêvé, comme il avait rêvé l’elfe dans la caverne et l’invitation d’Emelia. L’espoir d’être libéré, de pouvoir partir et mener la vie d’aventurier ou de seigneur l’avait envahi le temps de son dialogue, mais il commençait à comprendre à quel point son esprit était dérangé lorsque aucune réponse ne lui vint. Fou de colère, il fit la seule chose que lui permettait encore l’exiguïté de sa prison, il bouda. Une seconde de plus passa :
- Mais qu’attendez-vous donc, mon maître ?
Frederick sursauta, puis, répondit :
- J’attends tranquillement ma mort, c’est pourtant clair, non ?
-Monseigneur, il vous faut sortir d’ici, l’ennemi n’est vraiment plus loin...

« Mais ce colosse est donc stupide en plus d’être fou ? » pensa Frederick avant d’ajouter à voix haute et avec un petit ton railleur :
- Bon, je commence à en avoir marre ! Je veux que tu me fasse sortir de ma cachette à l’instant et que tu me débarrasse de ces gêneurs qui ont osé m’y mettre.
- Dois-je les tuer, monseigneur ?
- Quoi ?

Il n’y avait pas pensé… Devait-il, en effet, les tuer. À cette idée, un large sourire se dessina sur sa face, avant de s’évanouir devant l’idée du sang. Encore humain, Fred répugnait au massacre.
- Fais-en ce que tu veux.

À l’instant où il eut terminé sa phrase, il se sentit chuter. Au-dessus de lui, quelques cris étouffés se firent entendre, puis une série de gémissements macabres. En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, le sac fut tant couvert de sang que ce dernier passa au travers des mailles et vint perler sur Frederick. Une arrivée d’air vint chasser l’odeur caractéristique du liquide et une légère pénombre qui ressemblait à une vive lumière pour l’ex-prisonnier, accueillit ce dernier hors de sa geôle. Il s’était bien promis de ne regarder que le barbare, s’il était là et tint sa promesse.
- Il est temps, maintenant, d’aller chercher mon ami.

Il ne put réprimer un frisson en disant cette phrase sur un ton de peur, car le grand guerrier tenait encore dans sa main droite la moitié d’une tête sur laquelle se lisait une profonde expression de détresse et de terreur.
- Bien mon maître. Répondit l’impassible fou, lâchant simplement la tête pour se mettre en route sans faire attention aux corps empalés et aux membres déchiquetés de la troupe qu’il venait de banalement tuer.

La suite est simple à comprendre. Will ne posa même pas de question pour suivre son ami, les deux se mirent en route en montant dans la charrette du tueur et, d’une manière bien peu naturelle, s’y endormirent avant même d’avoir commencé à bouger, de sorte qu’ils ne virent jamais la façon dont ils purent sortir du village, précaution prise par celui qui se disait le serviteur, certainement dans le but de cacher à son maître le chemin emprunté. De toute manière, cette précaution était inutile, vu que, si Fred et Will avaient voulu trouver une faille, ils auraient facilement put comprendre qu’une charrette ne pouvait passer le col, de même qu’elle n’avait put le passer pour venir. De plus, comment ce barbare avait-il put prétendre posséder cette même charrette, alors qu’il était venu à pied ? Aucune de ces questions ne furent posées et la seule préoccupation du moment fut de s’éloigner des villageois pour de bons. Ceux-ci, une fois le constat de la disparition de Frederick et de Willy fait, voulurent, pendant un premier temps, oublier l’existence des deux, bien que le premier fut plus facile à effacer des mémoires que le second. Mais la découverte du charnier fit considérablement changer les choses. La première réaction de la foule en colère fut de chercher un coupable et, une fois l’affaire révélée et la tentative de meurtre démontrée et dévoilée, l’on déduisit que seul Fred avait put faire une pareille chose. Les menaces prononcées le soir même démontrèrent la justesse de l’observation. Si l’on ajoute au tout la peur de l’orage qui s’était déchaîné sur le paisible endroit le soir du départ, sans raison apparente, l’on comprendra aisément que les villageois décidèrent de porter leur colère et leur déception sur la dernière personne de l’entourage de Friedrick, sa mère. Je ne sais pas si son sort vous intéresse réellement, vous que l’énoncé d’un massacre laisse aussi froid que le marbre et que l’idée du meurtre, tant que c’est raconté et non vécut, amuse. Toutefois, je vais vous dire qu’elle fut tout simplement torturée, pendant de longs mois, puis qu’on lui creva les yeux et qu’on lui coupa les jambes, avant de la jeter dans le flot tumultueux de la rivière en crue. Ils espéraient la faire tomber dans un des dreeks, ils ne surent jamais qu’elle finit sa course dans une fissure bien connue de son fils. Mais cela, c’est une autre histoire. Pour terminer ma synthèse des faits ayant suivi le départ de Fred, il me faut vous parler d’Emelia. Elle fut étrangement triste la première semaine et ne réapparut que bien plus tard pour annoncer qu’elle trouvait la conduite de Damien haïssable et que, même si elle devait avouer que Frederick était un fou meurtrier, celui qui avait tenté de le tuer n’en savait rien lors de sa tentative. Ce fut pris comme un prétexte pour se séparer de son amant, ce qui ne fut pas sans heurts car elle l’aimait véritablement, comme il l’aimait, et seule une volonté sans fondements lui permit de mener cette entreprise à bien.

Vous vous dites soudain : Alors elle l’aimait !. Trop rapide déduction. Moi-même, qui ai vécu le récit, je ne peux le dire et j’étais pourtant là lorsqu’elle critiqua Fred d’une manière froide, détachée, comme si elle voulait simplement cacher ses pensées derrière un mur inattaquable d’impassibilité. Mais, si elle quittait son amant que, et ça je peux vous l’affirmer, elle aimait, pour un être qui s’avérait selon toute vraisemblance être un meurtrier et un cinglé, essayer de me trouver la logique lorsqu’elle le rejeta ? Faut-il, pour aimer, rejeter l’autre, le désespérer ? Si certains faits le laisse à penser, d’autre montre que le véritable amour sait s’arrêter au bon moment et voir la détresse de l’autre. Et puis, vous n’avez put, vous, assistez à ses discussions avec sa mère où elle critiquait son camarade de cour, le raillait de la pire manière et s’amusait à faire ressortir chacun de ses défauts… Si, malgré ça, vous continuez à croire qu’elle a put l’aimer, sachez que votre avis n’y changera rien, car ce qui est passé est passé et que l’on croie quoi que ce soit ou non n’y changera jamais plus rien.

Mais, quittons maintenant ces réflexions inutiles car vaines sur cet amour que l’on ne saura jamais définir ni cerner, faisant partie de ces choses inconcevables à l’esprit humain, pour suivre à présent les trois voyageurs, Will, Fred et son condisciple. Seul les deux derniers étaient réveillés, Frederick ayant rouvert les yeux lors d’un cahot pour apercevoir, au loin, la falaise d’où ils venaient. Fatigué, il fit tout de même l’effort de demander au conducteur du chariot, le guerrier :
- Dis-moi, c’est bien l’endroit où nous étions ?
- La falaise ? Oui, en effet.
- Mais où est le village ? Je ne vois que des rochers à pic et rien qui ne ressemble à ce que l’on a quitté.
- Monseigneur, c’est normal et vous pourriez scruter cet endroit de fond en comble, vous ne l’apercevriez jamais.
- Nous étions donc sur la falaise.
- Contre la falaise.
- Ah oui, bien sûr.

Il ne put rien déduire, rien retenir et se contenta d’ajouter, avant de fermer les yeux pour un bon sommeil réparateur :
- À propos, je ne sais toujours pas votre nom.
- Je n’en ai pas, mon maître, car vous ne m’en avez jamais donné.
- Soit, ajouta Fred, épuisé, tu te nommera Cerbère.
Il avait voulu, d’abord, lui donner un nom ridicule, pour voir s’il l’acceptait, puis, ne réussissant à en trouver de par la fatigue, s’était arrêté à celui-là.
- Merci monseigneur. Répondit l’autre, sur un ton qui ne reflétait aucune surprise, ni contestation.
Ce fut la fin du dialogue. Friedrick se rendormit et le chariot continua son chemin pendant que son passager rêvait de vengeance, non pas contre le village, mais contre la terre entière. L’image d’un guerrier elfique chevauchant un impressionnant dragon vint troubler un moment son repos, mais ce fut de courte durée et il put somnoler paisiblement au milieu des cris et des hurlements de douleur des victimes de ses rêves tout le long du trajet. Il ne savait pas qu’il lui fallait se réveiller pour que celui-ci ai une destination. Jamais il ne chercha à comprendre sa descente de la falaise, ni la véritable existence de celle-ci, ni la façon dont il s'était libéré. Tout ce qu’il savait, c’est que sans Cerbère, il serait mort après une terrible chute. Et en vérité, il aurait dut mourir, c’était sa destinée, ou en tout cas celle de n’importe qui. Mais il fallut, et c’était d’un côté parfaitement compréhensible, qu’il ne fut pas normal. Je peux vous l’affirmer, j’aurais été bien plus heureux de le savoir faire partie du commun des mortels, car je n’aurais pas besoin de vous raconter la suite des aventures d’Emelia et Frederick, de Frederick et d’Emelia. Car ce n’est pas fini, loin de là. Par ce départ, Frederick commençait son retour, retour qui ne pouvait s’effectuer sans comprendre les raisons du départ. Il lui fallait apprendre à vivre dans le monde et il ne se doutait pas que son voyage devait le mener bien plus loin en terme de lieu et d’esprit qu’il ne l’aurait jamais souhaité.

C’est ainsi que, sous la garde de Cerbère, il débuta la seconde partie de son aventure avec Emelia, avec celle qui, malgré la déchirure, hantait toujours ses rêves d’une manière certes diffuse et peu visible, mais tout de même sensible. La lune vit avec douceur le convoi s’éloigner pour disparaître dans l’horizon.


Le soleil s’était levé depuis longtemps mais il y a fort à croire qu’il fut pour fort peu dans le réveil de Fred et Willy. Ceux-ci, se souvenant des évènements de la veille, ou tout du moins, de ceux qu’ils croyaient s’être déroulé la veille, car cela faisait deux jours qu’ils dormaient, ne purent réprimer un fou rire. Ils avaient quitté, d’une manière grave et dans des circonstances plutôt mauvaises, un village où semblait s’abattre une malédiction des plus terrible, et ils se retrouvaient soudain dans une charrette conduite par un gaillard plus qu’imposant, à suivre un chemin bordé de vertes prairies, sur une terre inconnue, mais hospitalière. Pour un peu, ils auraient crut rêver, et c’est d’ailleurs avec cette idée en tête que Willy demanda au conducteur :
- Alors, mon brave, où va-t’on, dans ce monde-ci ?
Cerbère ne mit pas long à répondre :
- Nous allons là où veut aller le maître, et le maître n’a pas dit où il voulait aller.
- Et bien, si tu considère toujours que c’est moi, le fameux maître en question, commença Frederick, je t’ordonne, car tu me laisse ordonner, de nous mener, moi et mon ami, vers la gloire et la fortune, ou tout du moins, cers une belle ville joyeuse. Si aucune de ces destinations ne te plaît, et bien va là où tu me verrait bien aller, car je vais te l’avouer, je n’ai aucune envie véritable de quitter ce merveilleux endroit.
- Tiens, Fred, pourquoi ne pas aller visiter le ciel, puisque le temps est beau ? Ne verrais-tu pas d’un bon œil que notre ami ici présent…
- Cerbère, ajouta Friedrick, amusé d’une telle ambition.
- …Notre amis Cerbère nous emmène voler parmi les oiseaux que l’on entend chanter ?
- Personnellement, poursuivi Fred, je préférerais trouver une auberge, tu sais, un de ces lieux de rencontre dont regorge les villes, suivant les écrits de la bibliothèque et dont on nous a tant parlé. Je meurt de faim et j’ai crut comprendre que l’on y mangeait. Alors, mon bon Cerbère, peux-tu me mener, moi et Will, jusqu’à une auberge, que ce soit en volant, si la perspective t’amuse, ou simplement en roulant rapidement, si tu trouve ce moyen de locomotion plus enchanteur ?

Il y eut un silence, puis Cerbère se retourna, le visage gêné et un peu honteux, il articula :
- Monseigneur, ne pourriez-vous pas choisir pour moi ? Si vous voulez voler, et bien nous volerons, mais si vous voulez rouler, et bien nous roulerons… Mais si je dois choisir, et bien nous mourrons avant que je n’ai put élaborer une réflexion suffisante sur le mode qui vous plairait le plus et…
- Bon, n’en dis pas plus, et contente-toi de nous mener à l’auberge la plus proche, si tant est qu’il en existe vraiment. Dit Fred, lui coupant la parole.

La charrette recommença à avancer, mais moins joyeusement, car l’atmosphère venait soudain de s’alourdir d’une manière brutale, mais bien banale. Will, pourtant, finit par refaire sourire son ami et, ensemble, il recommencèrent à rire et rêver, que ce soit de plats exquis ou d’exploits surnaturels. Quand vint le moment où ils furent fatigués d’imaginer, ils commencèrent à se poser des questions sur l’avenir proche.
- Par où, commença Will, allons-nous débuter notre glorieuse nouvelle vie ? Car si manger un morceau ne nous ferait pas de mal, il nous faut penser à s’amuser, à aller combattre des monstres et des hommes, puis partir à la découverte du monde. Mais pour tout cela, il nous faudra des moyens qui nous sont encore indisponible…
- Tu n’en pense pas un mot… Comme moi, tu te dis que le grand gaillard derrière nous peut nous être utile. Tu dois avoir raison, car il a réussi à nous faire sortir de l’enfer et à nous amener ici.
- Mais d’où vient-il, qui est-il et pourquoi t’appelle-t’il seigneur ?
- Je n’en sais rien. Je crois qu’il est fou.
- Dans ce cas, nous le sommes tous, car, bien que la situation soit on ne peut plus enviable, il n’en reste pas moins que nous reposons nos vies sur les épaules de cet homme.
- De toute façon, que peut-il arriver, au pire ? Nous pourrions mourir… Mais je suis sensé être déjà mort, car sans lui, l’on m’aurait jeté du haut de la falaise, par un des dreeks…
- …Comment ? Qui, quand, comment ? Dis-moi qui a osé et je m’en vais le tuer !
- Inutile, l’autre s’en est déjà chargé. Il a massacré, et le terme est faible, mes agresseurs, et m’a libéré. Je ne m’explique toujours pas son apparition, ni sa dévotion pour ma personne, ni certains détails, mais je pense qu’il vaut mieux oublier tout cela et se concentrer sur ce qui nous attend. Après tout, le passé est le passé, et le futur sera soit souriant, soit malheureux. Pour le moment, ça s’annonce plutôt bien, et si ça devait venir à changer, et bien, nous aviserons.
- Soit.

Sans vraiment le dire, les deux venaient de s’entendre sur un point : Tout ce qu’ils avaient quitté, tout ce monde enfermé dans les montagnes devait y rester. Ne plus y penser était la règle capitale. D’ailleurs, Fred savait que rien ne jouait. Autant il pensait avoir put constater par lui-même que l’endroit où il avait toujours vécu n’était qu’une immense falaise, autant cela impliquait trop de choses, et il valait mieux douter que de s’enfoncer dans des réflexions inutiles et vaines d’où aucune réponse ne sortirait. Finalement, ils étaient là, en pleine santé et à l’entrée d’un univers à explorer et cela seul comptait. C’est à ce moment qu’ils aperçurent les murailles de la ville de Maurenstend, grande ville à une époque, mais ravagée par la guerre à une autre et donc dépeuplée de la majorité de ses habitants. Il n’en restait pas moins que Maurenstend fut, à cette époque où se déroule notre récit, encore prospère et remplie d’une fébrile activité commerciale. Que dire de plus sur cette ville sinon qu’elle était indépendante et s’auto-gérait sous la tutelle d’un petit seigneur plutôt honnête et qui avait permis à sa cité de se rétablir. Savoir tout cela est inutile et je peux vous assurer que Fred et Willy ne songèrent jamais à enquêter sur les origines de la ville, non plus que de son histoire. La seule chose qu’ils firent fut d’aller à une auberge s’attabler et commander à manger. L’opération en elle-même fut assez drôle, car ils n’avaient aucune idée de comment faire et leur compagnon de voyage ne leur fut pas bien utile en la circonstance. Pourtant, ils finirent par attirer à eux l’aubergiste et le prièrent d’aller leur concocter un petit repas. À la question : Avez-vous de quoi payer, posée à tout ceux qui, comme eux, voyageaient dans des vêtements pas toujours des plus propres et mieux faits, ils eurent un moment de gêne avant que Friedrick ne se souvienne de la bourse du barbare. Celui-ci, soucieux de se faire bien voir de son patron, fit immédiatement tinter une quarantaine de pièces d’or sous les yeux exorbités du tavernier. Celui-ci, d’ailleurs, se mit soudain à prodiguer bien des génuflexions et des flatteries à ceux qu’il considérait désormais comme des seigneurs, vu la somme d’argent dont ils disposaient. C’est, malheureusement, souvent le cas, et vous pouvez être l’être le plus gentil, honnête et bien formé du monde, appartenir à une grande famille et vous illustrer par un respect sans condition des lois, votre seigneurerie ne sera souvent considérée que selon les vêtements que vous portez, l’argent de votre bourse ou l’épée à votre flanc.

Mais si le geste de Cerbère attira les faveurs de l’aubergiste, il fit de même pour les regards assoiffés d’or des quelques bandits de la pièce. Toutefois, aucun ne fut assez fou pour aller affronter de face le colosse qui détenait la bourse et il n’y eut donc que peu de remous, à tel point que Fred et Willy ne se rendirent pas compte de l’impact de la richesse de leur ami. Le second, bien vite, alla se joindre à un groupe à côté, toujours à la recherche de contact et en arriva à draguer la fille du groupe, ce qui ne manqua pas d’attirer les foudres du chef qui, malgré l’affront, n’osa pas lever la main sur un étranger aussi bien escorté. C’est grâce à cette protection que Will put emmener sa nouvelle amie à l’étage sans avoir d’abord à démontrer sa force et son habileté à donner et à recevoir.

Pendant ce temps, Friedrick mangeait. La bonne humeur du matin s’évanouissait lentement et seul restait pour lui une profonde mélancolie, comme un manque. Il en arriva à se surprendre en train de ronger un os depuis longtemps dépourvu de toute chaire et de l’avoir réduit à l’état de cure-dent de par son entrain à le mastiquer. Il préféra abandonner la nourriture un moment pour observer la pièce dans laquelle il se trouvait. Je vous propose de retranscrire ici ce qu’il vit, bien que cela n’ait eut qu’une influence mineure sur ce qui arriva par la suite.


Pour commencer, les yeux sont fatalement attiré par le comptoir, sorte d’auge malsaine quand on y regarde de près, mais banal bout de bois comme il est de coutume d’en voir dans toute taverne, ou auberge quand celle-ci en a l’ambition, qui se respecte. Ici, ce comptoir avait ça de particulier qu’il trônait un tableau au-dessus, représentant une femme entièrement nue, ce qui frappait tout ceux qui y posait le regard. Pour Frederick, ce fut une grande honte que de regarder l’image, ressentant en faite une gêne à observer pendant ne serait-ce quelques secondes ce qu’il considérait comme un sanctuaire sacré, qui doit rester inviolé. Réaction stupide et naïve d’un être bien trop timide pour appréhender normalement les choses, ça n’en restait pas moins une forme de respect, un respect qu’il pensait devoir à tous et à toutes. Certains considèrent qu’il faut absolument se saluer lorsque l’on se connaît et lui, de son côté, estimait qu’il était interdit de chercher à voir de telles choses.

Mais à force de vous parler de cette manie que l’on a à toujours se fixer un code d’honneur et à le suivre, j’en oublie ma description. Donc passé le fameux tableau, l’on pouvait contempler les mêmes groupes de gredins, de voleurs et de mendiants qui se retrouvent inlassablement dans toute taverne, dans toute auberge, à moins que le tenancier de cette dernière n’ait pas suffisamment de scrupule à faire décamper ce que certains considèrent comme de la pourriture. Évidemment, je parle là des mendiants, car si l’on a l’habitude de chasser les gredins, il faut comprendre que le mot gredin défini tout être sans le sou. Mais passons là-dessus. Après tout, nous pouvons facilement comprendre, comme le fit Fred en observant l’ensemble, que l’âme humaine le veut ainsi, et que la cupidité a depuis bien longtemps remplacé les mains secourables qui allaient jusqu’à se sacrifier pour le bien de l’autre, ce qui n’était pas nécessaire vu que chacun s’entre aidait. Ce temps révolu, il vaut mieux se tourner vers le futur, même si celui-ci est indigne et mauvais. Dans cette pensée, nous pouvons à présent apercevoir un groupe de bourgeois, bien nombreux, à la même table. Précaution utile, il est vrai, car bien des gens n’hésiterait pas à leur chercher un peu de mal, pour peu qu’ils en aie l’occasion. Que ce soit pour l’or qu’il possède ou pour l’or dont il ont dépossédé, ils comprennent normalement rapidement que leur vie ne vaut que si elle est bien protégée et c’est pourquoi il leur faut se regrouper, bien s’armer et même, dans certain cas, amener avec soit un garde du corps, voir au minimum un guetteur. Mais si le bourgeois est similaire au gobelin. Lâche seul, il devient d’une folle témérité dès qu’il se retrouve en forte compagnie, et il fut facile pour Friedrick de s’apercevoir de ce fait lorsqu’ils s’amusèrent à railler et humilier une petite compagnie de six mendiants dont l’aspect inspirait, sinon la pitié la plus profonde pour des êtres frappés par le malheur de la guerre, au moins une peur profonde de l’étranger déchu et que l’on croit même volé de sa personnalité d’humain, et donc prêt à tuer.

Un moment, Frederick voulut même se lever pour aller montrer à ces pathétiques gros porcs ce que c’était que d’aider. « Surtout aider à dévisser la tête du corps, se dit-il, car sinon, elle ne passera jamais le pas de la porte, vu leur ventre ! ». Mais il se rassit immédiatement, abattu d’un côté par une sensation de plaisir à voir quelqu’un d’autre que lui souffrir, comme s’il trouvait juste que d’autres payent, même innocents, et d’autre part de par la réalité qui voulait que même s’il ne se faisait pas proprement humilier, lui aussi, son action ne servirait à rien. Triste fait, il ne pensa pas à aller demander à son Cerbère un peu d’or de la bourse pour donner aux malheureux. Fut-ce par oubli, par compréhension de l’inutilité du geste, qui veut aider alors qu’il ne fait que donner une chance de plus au pauvre de se faire truander, ou simplement parce que c’était vrai qu’il aimait à voir ces hères se faire maltraiter ? Je n’en sais rien. Connaissant Fred, j’aimerais croire à l’une des deux premières solutions, et plutôt la deuxième, mais il y fort à croire que ce fut la troisième qui prédomina et que le futile plaisir de voir quelqu’un torturé suffit à l’arrêter. Mais il rageait tout de même en voyant le spectacle et qui n’eut pas sut ce que je sais, n’eut jamais pensé qu’il put à un seul moment s’en régaler, et n’aurait eut qu’à moitié tort.

C’est donc complètement absorbé par les rires des bourgeois que Frederick fut abordé par Joseph. Ce dernier, comme il allait l’expliquer plus tard dans la discussion, était un petit marchand, bien humble et qui, régulièrement, dépensait son argent en aumônes et autres dons. Il avait remarqué la tentative avortée du jeune homme et venait lui parler, n’ayant jamais vu jusqu’ici une personne qui s’intéressa au sort des mendiants. Friedrick l’apprécia vite, et en vint même à l’admirer pour son dévouement. Cette pensée, pourtant, l’ennuyait un peu et il en vint à lui demander, après bien des débats un peu stériles qui permettent de faire connaissance :
- Dites-moi, pourquoi les aidez-vous ?
L’autre répondit rapidement :
- Cette question, voyez-vous, m’obsède. Pourquoi, en effet, me souciez d’eux ? J’en ai vus mourir sous mes yeux, alors que je venais de les aider. J’ai put constater l’inutilité de mes actions, que ce soit à cause de l’ivrognerie de certain de mes protégés, ou simplement à cause de la cupidité des autres, qui, par tout les moyens, tentent de soustraire les trois sous que j’ai put apporter en présent à un mendiant ou un malade. Je n’ai pas la réponse à votre question, mais je vous donnerais celle-ci, celle que vous attendez ! Je les aide, parce que j’ai besoin de me soulager la conscience.
- C’est faux, je ne vous crois pas. Racontez donc le vrai motif qui vous pousse à ainsi repousser toujours plus loin toute espoir de fortune, et donc de vie agréable. Vous n’avez pas l’apparence de quelqu’un quo veut soulager sa conscience.
- Alors peut-être que je veux me faire une bonne réputation ?
- Non plus. J’ai put voir les gestes que font les autres qui nous voient parler. Ces derniers n’ont aucun égards pour vous, et je pense qu’il se moque de votre bravoure. Cessez de jouer et donnez donc ce motif, je vous en prie.
- Allons, pas d’empressement. Si vous voulez un motif, et bien disons que j’espère ainsi me prouver que si, un jour, je me retrouve sans rien, une bonne âme veuille bien me donner trois sous.
- Faux, faux et encore faux ! Voyons, si c’était la raison, vous économiseriez, vous chercheriez à éviter tout problème. Non, vous me cachez toujours le motif !
- Comme vous y allez, jeune homme. Peut-être est-ce la même chose qui vous fait vous lever, à moitié fou de colère, quand vous avez aperçu ce groupe de bâtards ?
- Je ne crois pas. J’ai voulu agir parce que je crois en la dignité de chacun. Mais ce ne peut être ce qui vous pousse plus avant, car vous avez dut comprendre, comme moi, que la dignité est une chose qui n’a plus court dans notre société, et j’en sais quelque chose. Il suffit de réunir une foule, de crier un peu et hop, plus rien.
- Auriez-vous vécu quelque chose, ou déliriez-vous ?
- Non, rien. Et ne profitez pas de mon inattention pour détourner la conversation de son sujet. Alors, ce motif ?
- Je peux, soit aimer voir la face des gens s’illuminer quand renaît l’espoir, soit chercher à ne pas ressembler à ces porcs.
- Ni l’un ni l’autre. Si, dans le premier cas, vous ne supporteriez pas la vue du visage abattu lorsqu’il se fait ravir le bien et l’espoir que vous venez de lui dispenser, dans le deuxième, c’est le fait de savoir que vous leur êtes différent et de ne pas avoir à le prouver qui me fait croire que vous cherchez toujours à m’égarer. Allons, vous faites quelque chose de formidable, de vain, certes, mais de formidable ! Vous avez un cœur, une âme. Dites-moi ce qui, au fond, vous pousse à agir ?
- Mon jeune ami, je vais te l’avouer, puisque tu me le demande si ardemment, mais tu en seras pour tes frais. Voilà donc l’histoire. C’est celle d’un jeune homme, un peu perdu, qui a hérité du commerce de son père et qui se met à travailler. Un jour, il rencontre un mendiant qui lui fait l’aumône, et pris de pitié, il lui donne ce qu’il a dans sa poche, c’est à dire bien peu de chose. En peu de temps, il se retrouve entouré par une foule véritable de démunis qui cherche à savoir si sa bonté peut encore trouver une chose secourable en lui. Cette scène émut profondément le jeune homme qui, en rentrant chez lui, se mit à réfléchir. Pourquoi avoir donné six sous à un mendiant, si l’on ne peut aider les autres ? Puis, il en vint à se demander l’utilité de son action. Rapidement, il comprit que ce fut vain et que l’argent retournerait bien vite dans la poche de l’un de ses confrères. C’est donc sûr de ne pouvoir rien faire qu’il se leva, le lendemain, en se promettant de ne plus succomber à l’appel du désespéré. Il retomba vite sur un malade qui, au seuil de la mort, ne demandait qu’un bout de pain. Le jeune homme voulut partir, mais, contre sa volonté, il alla vite chercher de quoi aider le malade. Sa vie se trouva bientôt rythmée par des aumônes et des aides qui lui arrachèrent sa fortune avec tant de soin entassée et il dut faire d’immense efforts pour apprendre à se contrôler et ne pas donner tout ce qu’il avait, avec, comme arrière pensée et pour aide, l’idée de sauvegarder de quoi continuer à donner. Il est aujourd’hui devant toi, ce jeune homme. Ses traits son devenus mous et pleins de rides, son front s’est plissé et ses yeux ne brillent pas d’avoir manqué les joies de la vie. En vérité, il est bien malheureux d’aider les autres, ce jeune homme, bien malheureux car ça lui aura coûté sa famille, sa jeunesse et son âme.

Il y eut un silence sur fond des discussions de l’auberge, puis Joseph reprit, avant de se lever et de s’en aller :
- Alors, jeune homme, auriez-vous préféré que je vous leurre encore avec une histoire de cœur déchiré par les plaintes, une histoire de pitié ou de foi ? Ou pouvez-vous accepter d’avoir admiré le dévouement d’un être qui ne désire qu’une chose : arrêter d’être esclave de lui-même et redevenir normal, redescendre sur terre et arrêter de dépenser en vain sa fortune. C’était mon histoire, petit, et si tu ne me comprends pas, moi, je te comprendrais. Il est difficile d’imaginer que le seul dans la région qui veuille bien prêter une main secourable aux pauvres gens est en fait une crapule qui n’a rien à envier aux plus immondes gredins. Je suis ce que je suis, et j’admire, moi, ceux qui ont une raison d’aider, ceux qui ont put trouver au fond d’eux-mêmes la force de croire en ce qu’ils font. Pour ce qui me concerne, la nuit m’a enveloppé lorsque j’ai lâché les premiers sous, et j’ai rejoins le rang des miséreux dans le même temps. Au-revoir, petit seigneur, si un jour ta bourse se refait trop lourde, réfléchi bien avant de donner quoi que ce soit au premier venu.
Frederick eut à peine le temps de répondre :
- Au-revoir, brave Joseph. Je veux bien croire à ton ultime explication, mais je ne fais que croire que tu pense que c’est là le motif, car selon moi, tu est vraiment un type bien.

Avant même qu’il n’eut fini, l’autre s’en était allé par la porte et les derniers mots finirent donc en murmure sur les lèvres d’un Fred qui s’accrochait désespérément à l’idée que Joseph fut un type bien, car l’esprit humain veut un espoir, aussi bête soit-il. C’est dans cette recherche de réconfort qu’il se tourna vers Cerbère dont il savait qu’il avait silencieusement suivi la conversation, et lui demanda :
- Et toi, pense-tu qu’il faille donner son argent aux nécessiteux ?
La réponse fut simple et non dénuée d’une sorte de bon sens :
- Mon seigneur, c’est à vous de décider, non à moi.

Là est peut-être la sagesse, sagesse de celui qui ne veut pas savoir, ni réfléchir. Toutefois, ce genre de sagesse n’allait nullement dans le sens que recherchait Fred et ce dernier, de dépit, partit dans un grand rire étouffé de spasmes nerveux puis se leva pour s’en aller coucher, suivi du colosse qui se crut sans doute forcé lui aussi de rire, bien qu’il le fit de bon cœur. Le seul de l’équipée qui ne se posa pas la question fut Will, qui, à défaut de donner, bien que ce dernier fait soit discutable, se donna, ce qui est sans équivoque, ne serait-ce que par le léger tremblements et gémissements des vieux murs de l’auberge. « La nuit porte conseil, se dit Frederick, sûr d’y trouver la réponse qu’il voulait. ». Mais soucieux d’autre chose, il ne put se concentrer et, quand il se leva le lendemain, avait totalement oublié Joseph et son histoire, ainsi que les mendiants ou tout autre personne. Seul restait le problème de sa nouvelle vie, qu’il ne pouvait uniquement consituer de repas tranquille et de nuit paisibles. C’est visiblement préoccupé par cette question qu’il alla trouver Willy dans le hall. Ce dernier avait, non content de réunir autour de lui une douzaine de jeunes filles fières de pouvoir l’approcher, revêtu une armure et un case, soulevé une gigantesque épée, de telle sorte que l’on aurait crut voir à sa place un puissant guerrier habitué aux pires batailles.

De plus, lorsque Friedrick s’entretint avec son ami, ce dernier lui avoua avoir entendu parler d’un rassemblement de gobelins dans la forêt proche, et qu’il serait intéressant d’y faire un tour.


Comment avait-il put l’apprendre ? Où ? De qui ? Friedrick ne voulut jamais le savoir. La seule chose qui comptait, c’était qu’il ait là un beau prétexte pour partir à l’aventure. Il se voyait déjà, tel le preux chevalier des légendes, chevauchant son fière destrier, levant l’épée magnifique dans les cieux merveilleux. Toutefois, il fallait rester un peu réaliste. Pas d’épée ni de fier destrier sous la main. La question fut vite réglée par Will qui, s’étant déjà procuré une arme et une armure put aiguiller son ami vers le marchand, le forgeron.

S’il entra dans la maison de ce dernier habillé comme un paysan, il en ressortit avec l’allure d’un grand combattant, grâce au plastron, au bouclier et au glaive procuré par l’argent de Cerbère. Restait le cheval. Ni une ni deux, le fidèle serviteur sacrifia sa petite charrette à son maître et lui fournit par là deux montures. Lui-même en prit une d’une façon qui, si elle indisposait légèrement Fred, ne s’approchait pas suffisamment du vol pur et simple. Quelque pièces conclurent rapidement l’affaire. Maintenant équipé en vrais aventuriers, les deux compères et le suivant commencèrent leur chevauchée en empruntant le premier chemin trouvé, du moment que celui-ci se dirigeait plus ou moins vers la forêt visible au loin. Quelques chansons vinrent amener la touche de gaieté qui manquait et rien n’eut put enlever aux trio la sensation de totale liberté qui les avait saisi à ce moment.

Enfin, après bien des rires et des plaisanteries sur la façon de tuer un gobelin, ils arrivèrent à la lisière. Un petit regard d’entente donna le départ de la chasse. Sans qu’il n’y ait quoique ce soit devant eux, ils chargèrent les fourrés, sautant par dessus les trop hautes racines et se jouant des branches basses. Il y a fort à croire qu’ils ne faisaient que charger pour le plaisir, plus que dans l’espoir de rencontrer un quelconque adversaire, car si c’eut été le cas, ils ne se seraient pas séparés au grès des sentiers.

Il fallut bien une demi-heure pour que Frederick s’aperçoive qu’il était perdu au milieu de l’inconnu, au milieu de grands arbres menaçants à l’ombre terrifiante. En se retournant, il n’aperçut que d’autres arbres, de même sur ses flancs. Encerclée, cerné, il ne savait plus où donner de la tête pour faire face à cette folle végétation. Où pouvait donc être Cerbère ? Et Willy surtout ? S’il lui était arrivé malheur ? Peut-être se faisait-il attaquer en ce moment ? Friedrick imagina rapidement son ami se faire écorcher au détour d’une futaie tandis que lui rerstait là, immobile, vaincu par l’oppressante végétation. Il allait peut-être mourir ici ? Cette pensée, bien loin de l’effrayer, le soulagea. Mais il n’eut pas le temps de penser plus, car un orc plutôt gros surgit soudain des fourrés et s’écrasa contre les pattes de son cheval, faisant se cabrer celui-ci, ce qui projeta le cavalier à terre. La créature verte ne fut pas longue à reprendre ses esprits, et lorsqu’elle vit cet humain dans son armure, qui se relevait en s’époussetant, inconscient du danger, il s’élança pour trancher le cou de l’imprudent. Ce dernier réussit, plus par miracle que par réflexe, à éviter l’assaut et sortit son arme pour combattre.

Bizarrement, la perspective de ce duel avec cet énorme orc n’enchantait plus tant Fred que lorsqu’il en riait avec son ami. Maintenant, il voyait l’ennemi, et l’ennemi voulait le tuer. Sans chercher bien loin, il tenta une attaque, projetant son épée en direction de l’agresseur. Celui-ci para facilement et avec tant de force que l’arme échappa des mains du jeune homme. À la merci de son adversaire, il fit deux pas en arrière, puis commença une rapide prière d’adieu pour ses proches. Mais il eut à peine le temps de penser à Will que l’orc attaqua et Friedrick put à peine voir la puissante lame fuser en sa direction. Il ferma les yeux et s’apprêta à mourir honorablement, seul chose, se dit-il, qu’il ferait honorablement. Puis, paisiblement, il eut une dernière pensée pour Emelia.

Mais l’assaut n’arriva jamais jusqu’à lui. Lorsque ses paupières se rouvrirent, ce fut pour constater la mort de l’orc, coupé en plusieurs morceaux qui jonchaient le sol au pied de Cerbère. Le grand guerrier avait une large coupure sur son torse, seul dégâts qu’avait put provoquer l’attaquant défait. De toute manière, le colosse ne semblait pas souffrir, ni faire attention à sa blessure. Pour lui, c’était clair, seul comptait la vie de son maître, de son seigneur. Frederick, pris dans une rage sans fondements, s’écria :
- Mais ce n’est pas possible, qu’est-ce qui t’as pris ?
- Il allait vous tuer…
- Suis-je donc ici pour me faire humilier ?

Il venait de résumer toute l’affaire. Il avait suffit des trente secondes du combat pour qu’il perde toute illusion quant à son statut de preux chevalier, et quant à ses capacités de combat. Honteux de n’avoir même pas put garder son arme en main, de n’avoir pas put combattre un simple orc, alors que les légendes parlent d’homme massacrant ces créatures comme s’il s’agissait d’une chose banale, bref, honteux de se voir humain, et donc vulnérable et faible, il s’en prenait à son sauveur de lui avoir ravi la victoire, même si celle-ci était hors de sa portée. Il le savait, il comprenait la puérilité de cette rage et se calma donc, penaud d’être en plus la victime de ses émotions. Le barbare, cherchant à se justifier et à faire plaisir à son maître, répondit :
- Je suis navré. Voulez-vous que je le ressuscite ?
- Ne dis pas de bêtise. Je te pardonne, allez. Sais-tu où es Will ? rajouta-t’il, inquiet du sort de son ami.
- Certes, mon seigneur. Il est un peu plus loin, au milieu de ces créatures. Je vais vous mener, si vous le désirez.
- Quoi ? Willy est entouré d’orc et toi, tu attends sagement ici qu’il meurt ? En avant, tout de suite, il faut le sauver !

Il se mit à courir derrière le colosse qui, lui, s’était aussi élancé. Par pitié, se dit Fred, qu’il ne lui soit encore rien arrivé, il faut qu’il soit encore temps de le sauver. Il espérait, il est vrai, se racheter de sa lâche conduite face à son premier ennemi, en allant charger les orcs et tenter de sauver son ami. Il n’en eut jamais le besoin. Quand il déboucha dans la vaste clairière où l’avait mené Cerbère, ce fut pour voir un formidable regroupement d’orcs qui formaient un cercle autour de deux combattants : Will et une sorte d’immense molosse. Mais point de kikoup ou de masse, seulement deux fronts, face à face. Aussi fou que cela puisse sembler, Willy faisait un concours de Kou d’boul avec un orc en pleine forêt, tout en rigolant et se raillant de son adversaire qui mordit soudain la poussière pour la cinquième fois. Il ne se releva plus à la sixième et La tribu se dispersa, sans même faire attention aux nouveaux arrivants. Par quel miracle ce fut possible ? Par quel enchantement les gobelins acceptèrent-ils la présence d’humains dans leur camp ? Je ne le sais toujours pas, et ne le saurais probablement jamais. Devant les yeux ébahis de Fred, Willy alla même jusqu’à partager des morceaux de champignons avec un chamane gobelin un peu cinglé et la journée se termina sous les rires et les glapissements de la tribu qui avait littéralement adopté Willy. L’on ne s’étonnera pas d’apprendre que Friedrick n’apprécia vraiment pas la chose, même s’il accepta de partager une table avec Will et ses nouveaux amis.

J’ai tout de même put, dans mes recherches pour m’expliquer l’événement, réunir une ou deux possibles causes. La première est l’appartenance de cette tribu à un mouvement faible et rapidement réprimé à l’intérieur de la société orc de pacification. La chose peut sembler absurde, mais il y eut, sous la bannière d’un chamane orc nommé Grozbulls un tel mouvement. Mais, comme il faut s’en douter, cela ne dura guère et les membres de mouvement se firent massacrer soit par leurs propres frères, soit par des humains qui ne firent jamais la différence entre un orc pacifique et un orc normal. La seconde est le formidable potentiel de Will, qui n’avait pas, à ce moment, fini d’éclater au grand jour, au grand désespoir de Fred, qui, sans en vouloir véritablement à son ami, n’en pouvait plus de passer au second plan, sans que sa prétendue grandeur n’éclate elle aussi. C’est là le sentiment des faibles face aux forts, des normaux face aux génies. Dans la banalité, l’on cherche à devenir plus grand, surtout lorsque notre meilleur ami fait partie des grands et qu’il nous élève un piédestal. De toute manière, une pensée entretint Friedrick dans son inaction, ce fut celle d’un moment meilleur ou il pourrait monter plus haut et amener son ami avec lui vers des sommets encore plus prestigieux, comme nous le verrons par la suite.

Mais n’anticipons pas.


Un soleil resplendissant vit s’en aller le fameux trio.
Willy était en tête, amusé à la perspective de futures aventures. Frederick le suivait trois mètres en arrière, morose, sombre, rongeant lentement son frein. Enfin venait Cerbère, la tête basse, calquant son attitude sur celle de Fred. Après plusieurs heures de voyage, Will, fatigué de s’amuser seul, fit ralentir sa monture afin de parler avec son ami :
- Alors, comment as-tu trouvé les gobelins ? Ils sont marrants, non ?
- Marrant, c’est le mot, fut la seule réponse de Friedrick.
Comprenant l’envie de son camarade, Willy le laissa seul et tenta sa chance vers le suiveur, leur gardien.
- Et toi, Cerbère, crois-tu que nous trouverons encore quelque chose de plus fabuleux que ces petites créatures ?
Le colosse, avant de répondre, chercha du regard une approbation de son maître, comprenant l’ambiguïté de la situation puis, finalement, ne recevant aucun ordre, se permit de murmurer :
- Vous savez, monsieur Willy, les gobelins sont chose courante, et vous verrez rapidement que le monde est plein de ce que vous appelez « fabuleux » et « marrant ».
Will, content d’avoir enfin une personne avec qui parler, recommença à le questionner, sur le monde d’abord, puis sur le temps et les aventures. L’autre, enhardit par le silence de son seigneur, commença rapidement à se prendre au dialogue, si bien que le groupe se reforma de manière à laisser Frederick seul à l’arrière, à ruminer ses sombres pensées. Un poète voyant passer l’équipage aurait vite fait de décrire la scène comme deux aventuriers insouciants suivis par la mort en tunique sombre. Par moment, Cerbère se retournait, pour voir si sa conduite n’offusquait pas son maître, puis recommençait à parler, rassuré par la tête baissée et la quasi-absence de réaction de Fred.

Le manège continua jusqu’à une croisée de chemins au bord de laquelle mangeait un groupement de mercenaires. À leur aspect, il était facile de comprendre qu’ils étaient en pleine mission, ne serait-ce que par le nombre de cartes, de plans et d’armes qui pullulaient au milieu des tentes. Ils étaient douze au total, comme allait l’apprendre Will qui, ni une ni deux, s’arrêta pour faire connaissance avec ces gens. En vérité, il avait espéré que ce fut là des bandits avec lesquels il pourrait mener une aventure un peu dangereuse, mais quand, après avoir dût montrer patte blanche, on lui apprit le véritable but de la troupe, il ne put que s’exalter. Le groupe devait, en effet, retrouver la trace d’un puissant monstre, une araignée à la taille imposante qui avait menacé pendant longtemps les villages des environs. Un riche notable, furieux de l’impact de la bête, avait finit par engager quelques hommes assez braves ou fous pour s’opposer à la créature, et ce furent les douze qui vinrent. Rapidement, ils trouvèrent l’antre de l’araignée, et la combattirent, mais elle réussit à s’échapper. La poursuite les avait menés là, à cette intersection et au pied d’une petite montagne où, ils en étaient certain, le monstre avait trouvé refuge.
- Mais laissez-moi vous présenter notre compagnie, dit le meneur qui avait précisé ces faits au nouveau venu :
Et, tour à tour, il présenta à Willy et à Cerbère trois guerriers à l’aspect barbare et assez inquiétant, mais que le chef décrivait comme de merveilleux compagnons, deux archers, dont, aux commentaires qu’on en faisait, aucun adversaire n’avait, jusqu’ici, réchappé, cinq chevaliers, noble d’allure, en train d’étriller leurs chevaux et qui étaient, de toute évidence, les cadets de leur lignée et donc dépossédés de tout droit sur la demeure familiale et poussés à l’aventure par la nécessité, et un magicien, entouré de fioles diverses et à la barbichette trop courte pour cacher le manque d’expérience.
Quant à vous décrire celui qui parlait, et bien, c’était un être assez petit, mais à l’air joyeux et entreprenant. Il connaissait tout le monde et semblait être le trait d’union de toutes ces personnalités, ce qui avait dût lui valoir son rang de chef.

Il ne fallut pas longtemps pour que Will sympathisa avec tous et qu’on ne lui proposa de participer à la quête, quitte à devoir lui donner une partie de la récompense. Cette pensée l’enchanta, mais juste avant de donner son accord à la proposition qui lui était faite, il demanda tout de même son avis à Frederick, signe de son amitié. C’est à ce moment là que les douze s’aperçurent de la présence de cet être chétif, sombre et ténébreux, plus étrange qu’inquiétant et plus misérable qu’impressionnant. Un silence de mort s’abattit sur l’ensemble de groupe, dans l’attente de la réponse. Celle-ci ne se fit pas attendre bien longtemps. D’un signe de tête dédaigneux, Fred, en seigneur qui n’en a rien à faire, donna à Will son aval quant au projet, puis se retourna pour aller méditer derrière un rocher. En vérité, il y allait surtout pour comprendre le pourquoi de sa froideur. Il aurait put sauter, joyeux, au milieu de ces nouveaux compagnons, et peut-être se faire des amis, il aurait put profiter du soutien de Will pour acquérir une certaine notoriété, il aurait put se montrer gentil avec son ami et lui montrer son attachement, plutôt que de le mépriser. Il avait fallu qu’il mette son arrogance d’abord, arrogance sans fondements, car il savait mieux que personne son incapacité, tant à se battre qu’à s’amuser. Sa conduite était celle d’un enfant gâté, pourri jusque dans ses entrailles par la folie et la cupidité. Il s’en rendait compte, et ne s’expliquait pas. Il se remémora son altercation avec Vechnos, et eut vite fait de se rappeler la bêtise de sa conduite d’alors.
Tristement, Fred détourna la tête pour apercevoir, dans la nuit tombée, les quatorze fêter leur accord autour d’un feu en poussant des rires phénoménaux lorsque Will démontra avec une facilité déconcertante sa capacité à supporter l’alcool, laissant son adversaire étendu à terre, complètement ivre. Ce qui fit le plus mal à Fred fut de voir Cerbère danser et rire avec eux. Réaction idiote, mais compréhensible, il se sentit alors vraiment abandonné. Il avait eut beau savoir que Will voulait l’aider et le soutenir, il n’avait put, par fierté, accepter cette aide. C’était donc naturellement qu’il avait reporté ce besoin sur le barbare, sur Cerbère qui, non content de se rabaisser d’une main devant lui, lui montait de l’autre un piédestal sur lequel il aimait à trôner. Il avait finit par croire à sa seigneurie, comme n’importe qui croit en ce qui lui convient le mieux pour vivre. Mais là, il comprit que tout n’avait été qu’illusion et pensa que, quitte à accepter la vérité, il valait mieux le faire tout de suite. Ce fut donc avec une certaine détermination ponctuée de regrets et d’un puissant chagrin que Friedrick se mit à s’éloigner de son ami, lui laissant la gloire qu’il méritait et à laquelle il avait osé se croire digne, lui laissant le colosse comme gardien, sûr qu’il serait là bien plus à sa place, pensant véritablement lui rendre sa liberté en le libérant du boulet qu’il constituait, comme il avait put le constater lorsque Will lui avait demandé son accord.
« Moi partit, il pourra enfin accéder à la place qui lui revient, à ce rang qui est le sien. »
Au fond de son cœur, au plus profond de son âme, il se sentait inutile, pathétique et il aurait eut raison, s’il avait été un être normal. Mais trop lâche pour accepter sa condition, il préférait la fuir, pour rester jusqu’au bout celui qu’il avait toujours voulu être, et que jamais il n’avait put égaler.

La nuit, bien vite, enveloppa le voyageur.


La nuit, alors, s’écoula aussi lentement qu’une année, laissant, à vrai dire, à peine le temps au jeune homme de réfléchir. Torturé entre son honneur et la vérité, déchiré par les griffes du rationnel, il n’en pouvait plus de douter. Un peu consciemment, il recherchait au long de ses pas quelque chose pour le tuer, quelque gredins qui essaie sur lui de se venger, quelque loups pour le dévorer ou, qui sait, quelque falaise dans laquelle il puisse tomber et disparaître.
Une seule fois il pensa à Emelia, et ce fut une fois de trop. Il se promit, au moment même, d’aller la chercher si jamais le destin mettais en ses mains des moyens suffisamment puissant pour une telle fin. Promesse idiote et très répandue qui devait, dans son cœur, avoir des répercussions terribles. Il sentait bien, au fond de ce dernier, battre le fer de la haine et de la colère, mais l’impossibilité d’extérioriser ce qui lui dévorait l’intérieur le rendait fou de fureur, lui faisait tantôt s’imaginer comme beau, riche et roi, allant simplement se montrer pour, d’un geste, effacer tout ceux qui lui avaient autrefois résisté, tantôt comme un mendiant qui, pieds nus, regarde la rivière en se demandant jusqu’à quand il va attendre pour s’y jeter.
Ces pensées ne pouvaient qu’encore plus exciter la rage désormais impossible à contenir. Il se mit à courir, comme jamais être vivant n’eut couru, distançant toute chose, toute vie. Sa vue se rétrécit, jusqu’à devenir un rideau noir parfois taché de rouge au reflet éclatant à l’odeur âcre et suave. Plus rien en comptait, plus personne. Juste lui et le noir, la mort et le néant. Il s’y abandonna, laissant le corps continuer sa folle équipée pour se contenter de, en esprit fatigué par les questions et les dilemmes, s’asseoir au bord du sentier sombre et tortueux sans lequel il se voyait engagé. Était-il mort ? Il s’en fichait éperdument. Un regard à droite, un regard à gauche, seul le silence et l’immobilisme. Suivre le chemin ? À quoi bon ? Au bout en se trouvait rien d’utile à son pouvoir, il le sentait ? S’en écarter ? N’était-ce pas s’écarter de la raison pour entrer dans la folie ? N’était-ce pas tenter bêtement l’impossible ? En tout autre temps, Frederick eut reculé devant une tâche aussi ardue, mais là, perdu, faible et affaibli, mort de froid et insensible à cette mort, il n’y voyait plus qu’un moyen comme un autre d’en finir avec une existence qui avait par trop duré. D’un pas sûr, il s’engagea sur une voie qu’il se créait lui-même, laissant un enveloppe de bonté au bord de la chaussée.

Bientôt, une vision lui apparut, puis, rapidement, celle-ci se précisa. Il ne fallut pas longtemps pour qu’il aperçoive l’immense, titanesque forteresse à l’allure sombre et menaçante, aux portes froides et aux fossés remplis d’ossements. Pour une raison inexplicable, il décida d’avancer, défiant sa peur, ignorant le doute, se laissant guider par une envie incontrôlable de défi. Il se retrouva en un clin d’œil devant un grand escalier qui, invisible dans la masse sombre, grimpait le long d’une face pour déboucher sur un poterne à fleur de paroi. Il agrippa une épée rouillée, plus par instinct que par réflexion, puis se mit en marche. Le bruit métallique de la lame sur les marches de pierres le suivirent lors de son ascension, plus efficace à prévenir son arrivée que mille cors de guerre. Arrivé en haut, il s’arrêta une seconde, puis, sans raison, se mit à frapper la porte de vieux métal. La réaction était ridicule, l’effet fut instantané. La porte s’ouvrit, laissant apparaître à sa vue une immense salle à la voûte soutenue par quatre piliers monumentaux. Un trône couvert de fourrure rouges et blanches était la seule chose, avec quatre statue à l’aspect de manticore, qui ornait la pièce. Sur ce trône, une femme.


- Qui donc ose entrer chez moi ? questionna-t-elle avec une voix autoritaire et mielleuse.
Friedrick ne répondit pas, impressionné par ce qu’il apercevait. La créature, visiblement frustrée de ne pas avoir de réponse, se mit à aller à sa rencontre pour, arrivée à quelques mètres de lui, se camper sur ses deux fines jambes et demander, plus fermement :
- Qui es-tu et que viens-tu faire ici ?
Cette fois, il ne put reculer et, bien qu’il hésita entre la vérité et un mensonge promptement inventé, il finit par lâché, un peu lassé :
- Je me nomme Frederick, et je n’ai absolument aucune idée de ce que je viens faire en ces lieux, pas plus que je ne sais vraiment qui je suis, pourquoi je suis et qui vous pouvez bien être.
Avant qu’elle ne puisse reprendre, il continua :
- D’ailleurs, j’en ai un peu marre de tout ça. Si vous voulez absolument rassasier votre curiosité, sachez que, paraît-il, je suis aussi un empereur de je ne sais quoi et, de plus, je serais tout puissant.
Il avait dit cela d’une manière si arrogante, si pleine de défi que la femme ne put s’empêcher de regarder une fois de plus le jeune homme ridicule, de juger à nouveau ses vêtements et son épée rouillée, son teint blême et sa silhouette squelettique. Elle pensa un moment l’écorcher vif et s’en débarrasser ainsi sans plus faire d’histoire, mais elle décida de s’amuser un peu.
- Et bien, puissant empereur, je vois que vous êtes aussi un guerrier, vu la fière compagne qui accompagne votre bras. Peut-être accepterez-vous le défi que je vous lance à l’instant !
Sans plus prévenir, elle sortit une magnifique lame, finement forgée et ornée de runes sombres. Telle un reflet de nuit, elle fendit l’air trois fois avec une grâce sans égale et s’arrêta face à Frederick. Ce dernier voulu soulever la sienne, mais, fatigué par sa trop longue marche, il arriva à peine à la ramener à son avant.
- Allons, je vous laisse attaquer en premier, fier empereur, s’amusa la femme.
Rassemblant ce qui lui restait de force, Fred tenta de foncer sur son adversaire, se laissant guider par une rage incontrôlable, imaginant par ce moyen mourir au combat, mort plus digne que celle qu’il s’imaginait quelques heures plus tôt. Mais la nature repris ses droits et le faible jeune homme chuta misérablement sur le sol, entraîné par le poids d’une épée qui fila sur le sol, désertant son maître. À peine rouvrait-il les yeux que la magnifique lame de nuit vint le menacer au front.
- Tu n’es vraiment qu’un petit bouseux, je ne sais pas pourquoi je perds mon temps ave toi…
La dame s’arrêta là. Son regard venait de rencontrer celui de Friedrick et, pour la première fois, elle connut le doute. Quelque chose n’allait pas, quelque chose clochait. Il était là, à sa merci, mais elle le sentait plus invincible que jamais. Finalement, décidée à en savoir plus et sûre de pouvoir toujours l’achever, elle ramena sa lame à son étui.
- Allons, le jeu est fini. Venez, il est temps d’aller rire.
Et comme l’enfant à ses pieds semblait ne pas vouloir bouger :
- Bon, vous vous levez oui ? On dirait un esclave devant sa maîtresse.
Le point sensible était touché, l’arrogance releva Fred.
- Bien, très bien. Maintenant, vous allez m’accompagner. Je vais vous présenter à des amis et, ensuite, vous nous raconterez votre histoire autour d’un bon festin.
Il ne répondit rien, se contentant de la regarder d’un air furieux, car furieux il était de ne pas avoir été tué, réaction ridicule il est vrai, mais compréhensible dans le cas du jeune homme. Il décida de se laisser faire, abandonnant son corps au bon-vouloir de la femme. Cette dernière, en chemin, décida de se présenter :
- À propos, grand seigneur, j’espère que vous saurez pardonner mon impolitesse, mais j’ai omis de faire les présentations. Je me nomme Nocturia et suis la reine de cet endroit. Le reste, vous l’apprendrez bien assez vite…
Elle venait de terminer sa phrase qu’ils entrèrent dans une vaste salle. Jamais, au grand jamais, Frederick n’avait put voir spectacle plus grandiose que celui qui s’offrait à ses yeux à ce moment même. Une foule de seigneurs en armure, de créatures immondes et de femmes au sourire sournois festoyaient dans des gerbes de feu et de sang que propulsait de grandes fontaines pourpres. Un cliquetis infernal semblait rythmer la scène, produit de rouage à la taille monumentale qui semblaient actionner de grands pièges dans lesquels des hommes étaient déchiquetés pour la plus grand hilarité des guerriers en armure et la satisfaction intérieure de leurs compagnes. De jeunes esclaves apportaient des montagnes de nourriture sous les coups de fouet des invités, certains se faisant massacrer sur place pour le plaisir. Un vol de chauves-souris fit sursauter Frederick qui, plongé dans ses pensées, arrêta là son observation et se concentra sur la filature de la reine. Plusieurs fois, de grands barbares vêtus de noir se retournèrent sur son chemin et éclatèrent de rire en le voyant dans ses guenilles, l’appelant d’une voix suave en brandissant qui des faux, qui des massues… Il ignora les menaces, se contentant de marcher droit et d’un pas fier, défiant toute la racaille qui l’entourait. Un filou ayant bu plus que les autres voulu lui rentrer dedans, mais Nocturia s’interposa en coupant en deux l’importun sous les rires dédoublés de la foule. Finalement, l’étrange couple atteint une coupole un peu moins agitée où quelques humains discutaient tranquillement, tous vêtu mieux que des rois et pourvu d’une étincelle de haine au fond des yeux que seule celle de Friedrick éclipsait. La reine entreprit immédiatement, tout en riant, de présenter le nouveau venu au cercle d’intime :
- Mes bons amis, j’ai le grand honneur de vous présenter l’immense, le magnifique empereur que voici, grand seigneur du nom de Frederick et qui est venu nous voir pour une raison qu’il a perdu en chemin… Mon cher empereur, voici Ether, Idaël, Gandis, Asphenos, Dekl et Malik. Les autres sont sans importance…
Bien qu’il resta un moment interdit, Frederick finit par comprendre que c’était à lui de dire un mot. Il pensa un moment rendre hommage à ce qui devait être un amas des plus puissants êtres de la région, mais, dans une folie qui lui plaisait plus, il déclara simplement :
- Jolie écurie… Si vous n’avez pas d’autres étalons à me présenter, vous aurez, j’en suis sûr, l’obligeance de me dire ce qu’est ce cirque ?
La réaction ne se fit pas attendre et plusieurs lames vinrent subitement apparaître sous sa gorge, arrêtées simplement par la plus grande, l’éclat de nuit. Un moment, les attaquants firent mine de continuer l’assaut, mais, devant le regard ferme de leur maîtresse, ils rengainèrent leurs armes et, dans un éclat de rire qui ne sut cacher leur hargne, ils invitèrent Fred à s’asseoir à leur table, espérant que le fin mot de la plaisanterie de leur reine arriverait bientôt. Peut-être cette dernière voulait-elle simplement leur rappeler une fois de plus que c’était elle qui commandait. Le festin débuta donc comme si rien ne s’était produit et, bientôt, personne n’aurait put dire que Friedrick était étranger à ce cercle, à part pour ses guenilles, qu’il se vit bientôt échanger contre un costume de riche bourgeois bien ridicule au milieu de cette bande de guerrier. Il comprit facilement l’insulte, la raillerie, mais garda la tête droite, pensant avoir encore l’occasion de les défier un peu avant de mourir. Finalement, après un bon moment, la reine fit mine de s’intéresser à lui :
- Bien, occupons-nous de vous à présent… Vous savez que vous êtes très mal élevé ? Voici des heures que nous sommes tous attablés ensemble et vous n’avez parlé à personne. Dites-nous au moins d’où vous venez, quand est-ce que votre mère doit venir vous reprendre et toute votre histoire. Je suis sûr que vous ne nous cacherez rien.
Le premier intéressé comprit bien assez vite que sa vie dépendait de ce qu’il allait dire et de la manière qu’il allait le dire. Il voulut, dans un premier temps, se moquer de l’assemblée, mais, soudain, le souvenir d’Emelia, l’idée de la revoir dans ses pensées, milles raisons inconnues encore le poussèrent à dire la vérité. Plus que l’histoire de sa vie, il offrit sa confession, se méfiant dans un premier temps, se lâchant complètement à la fin, rassuré par l’attrait que semblait avoir Nocturia à ses propos. Cette dernière, à vrai dire, s’amusait bien tant que l’enfant restait un petit humain sans importance, mais, en entendant parler de Cerbère, le colosse, elle commença à prendre peur. Se pourrait-il que… Elle ne pouvait le croire, elle ne pouvait l’admettre. Il lui fallait s’en assurer, il lui fallait une preuve, ce qu’elle chercha à obtenir lorsque Fred eut terminé son récit .
- Ainsi, vous avez une mère ?
- Oui, j’en ai eut une…
- Et un père ?
- Mort dans un accident, inconnu pour moi.
- Un grand-père ?
- Je ne sais pas.
- Dites-moi… Votre grand ami, Cerbère, comme vous dites l’avoir nommé.
- Oui ?
- Qu’a-t-il sur la poitrine ?
Frederick resta interdit. Comment savait-elle ce qu’il n’avait vu que très peu de temps avant de quitter le colosse ? Il y avait anguille sous roche, mais il décida de répondre honnêtement :
- Il a un grand signe qui semble faire partie intégrante de son corps, un signe étrange.
- À quoi ressemble ce signe ?
Les autres personnes attablées avaient cessé de manger et mêmes les grands rouages avaient arrêté leur bruit de mort. Le temps semblait suspendu et plusieurs balbutièrent des « impossible », « non »…
- Une tige parallèle au sol et deux autres qui lui sont orthogonale et attachée à elle. Le tout fait penser à l’entrée d’un temple symbolique.
- Est-ce ce signe ? demanda la reine dans un souffle, en lui tendant un morceau de chair sur lequel elle avait rapidement gravé un symbole.
- Non, c’était plutôt quelque chose comme cela.
Le jeune homme dessina les trois barres. Un silence profond succéda à son acte. Il partit dans un grand éclat de rire et déclara :
- Je ne sais pas ce qui vous prend, les gars, mais vous en tirez une drôle de tête.
Il se retourna vers la rêne, mais celle-ci ne lui laissa pas le temps de s’amuser. D’un geste brusque, elle se leva et le prit par le bras. Tout aussi violemment, elle le tira derrière elle pour l’amener dans une petite chambre bien meublée. Là, tout en sueur, mais bien plus maîtresse d’elle qu’il y a peu, elle l’abandonna, sans mot dire. Sans chercher à comprendre, Fred se coucha et s’endormit.

À son réveil, il aperçut la reine, qui semblait veiller sur lui. Son regard avait perdu toute la dureté de la première rencontre et il y ressentit même un peu de joie. Mais, rapidement, lorsqu’elle se rendit compte que le jeune homme était réveillé, elle reprit son masque de pierre et lui dit promptement :
- Il est l’heure de vous lever, mon cher. La journée s’annonce longue.
Avant qu’il n’aie comprit comment, il se retrouvait à cheval, devant la lourde forteresse, en compagnie des mêmes gens de la veille, mais en moins agressif, presque en sympathique. Défiant devant de telles attitudes, Fred préféra se protéger derrière un bouclier de fermeté, au moins jusqu’au moment de savoir ce qui lui valait un tel traitement. À peine eut-il jeté un ou deux regards dégradants à ses compagnons que la chasse commença. Ce ne fut que la première d’une longue série. Dès ce moment, il ne connut plus que la joie de la course, du pillage, du meurtre, du viol et de l’omniprésence de la mort. Il alla de tuerie en tuerie, massacrant de tout son saoul, aveuglé par sa colère et toujours plus assoiffé de sang. Par moment, bien sûr, sa conscience le rattrapait, mais elle s’accompagnait inévitablement du souvenir d’Emelia, et celui-ci ne pouvait qu’augmenter la folie de Friedrick. Chaque tête sautant sous sa lame devait le libérer de l’image de sa chère et tendre, mais il se bluffait, rentrant chaque soir plus triste que le matin, et s’il voyait encore, au début, dans les êtres qu’il tuait, des entités douées de vie, il finit rapidement par les considérer comme de la chair à pâtée, comme des objets sur qui il devait déverser sa fureur. Il se mit à boire, raisonnablement au départ, puis à en perdre la raison, dans l’espoir de ne pas voir le lendemain arriver. Il s’abandonna à tout ce que l’homme peut avoir de mauvais, et bien plus encore, mais, étrangement, il ne put accepter les orgies de chaires que faisaient les autres et auxquelles on le conviait souvent, et ce simplement parce qu’il voyait en chaque femme une Emelia se moquant de lui, ou dégoûtée de ce qu’il était devenu. Il finit d’ailleurs par ne plus violer les paysannes, au grand désespoir de ses compagnons qui, bientôt, n’eurent plus rien à se mettre sous la dent, devenant les simples spectateurs de boucheries auxquelles ils restaient indifférents, simplement frustrés de ne pouvoir y participer ou de n’en ramasser que les miettes. Ce furent des heures bien sombres, des journées de débauches sans sens. Frederick crut bien en mourir, et l’espérait de tout son cœur… Il en aurait peut-être péri sans le soutien soudain et étonnant de la reine. Elle prit soin de lui, recueilli ses pleurs et, patiemment, le réconfortait. Il finit par s’y attacher, croyant, d’un côté, qu’elle lui saurait faire oublier un amour sans sens, et d’un autre, qu’elle l’aimerait vraiment. Dès ce moment, il réussit à se contrôler, canalisant sa haine et en faisant une énergie dont il commença à se nourrir. Il arrêta lentement les débauches, redevenant plus réfléchis, plus sombre aussi. Abandonnant sa confiance à Nocturia, il la laissa pénétrer son être. Il finit par concevoir la vie en ces lieux, avec cette femme. Cet étrange destin aurait certainement été le sien, si un événement pour le moins étrange n’avait soudain eut lieu. Un rêve pour être précis.

Il dormait depuis bientôt trois heures, satisfait d’une journée en compagnie de sa nouvelle amie avec qui il avait put parler tard dans la nuit. Ils s’étaient laissé un moment plus tard, sachant se revoir le lendemain. Il savait que, dans peu de temps, il saurait tout, ce qu’il faisait là, son destin, tout… Déjà, elle lui avait confié que sa venue annonçait la destruction de bien des entités, sa venue allait bouleverser le monde pour enfin assurer la domination de ses vrais maîtres. L’idée même lui semblant absurde, il l’avait laissée dire, et avait décidé de rêver de cette vision d’anarchie. Seulement, à ce moment, il se mit à penser à tout autre chose.

Il se trouvait assit à une table, juste en face de lui-même, et il se parlait.
- Alors, que penses-tu de Nocturia ?
- Je l’aime bien…
- Dis la vérité.
- D’accord, elle me plait vraiment et, ce que je n’arrive pas à contrôler, je crois que je l’aime un peu.
- Dis donc, t’es fais d’euphémisme toi… Tu sais très bien que je suis toi. Dès lors, je sais ce que tu sais. Pourquoi me mentir ?
- D’accord, je l’aime. Pourquoi me demander ça ?
- Et elle, qu’est-ce que tu crois ?
- Je pense qu’elle m’aime aussi.
- Tu crois ?
- Oui.
- Bien. En tout cas, moi, je te dis qu’il y a quelque chose de louche. Elle se sers de toi. Regarde comme elle te laisse te foutre en l’air, jouer à tes petits jeux de massacre, tout à fait répugnants du reste, pendant qu’elle prépare le grand jour où tu es censé prendre, selon elle, le monde.
- Et alors ?
- Tu es borné, c’est ça ? Tu es son pantin, elle se joue de toi. Teste-là, tu verra.
- Si je la teste, elle comprendra que je n’ai pas confiance, et elle n’aura plus confiance non plus.
- Et si tu es son pantin, aura-t-elle besoin d’avoir confiance ? De toute manière, tu comprendras bien assez vite ses sentiments pour toi, crois-moi.
- Mais qui es-tu ?
- Ta sauvegarde, semble-t-il… Ne discute pas, fais-le.

Simple dialogue, monologue même, mais qui a toujours le même effet : le doute. Et ce dernier avait envahi Fred, envahi de toute part. Après tout, si l’autre avait raison ? Non, il refusait d’y croire. Pourtant, les minutes passant, il décida de se prouver à lui même la bêtise qu’il y avait à avoir des doutes. Mais comment vérifier sa franchise sans moyen ? Il ne vit qu’une solution, très mauvaise mais qui s’imposait. À cet instant, Nocturia entra dans la pièce.
- Tu as bien dormi ?
- Non, bien réfléchi. Tu sais, je crois qu’il est temps que tu arrête de te foutre de moi et que tu m’avoue la vérité. Après tout, une vipère comme toi ne pouvait éviter de prendre au piège un idiot comme moi, non ? Bof, on aura bien rit, mais il est temps d’arrêter ces bêtises. Je pense que tu n’a pas arrêté de me mentir, et plus que de le penser, je le sais. Alors je te conseille d’abréger tout ça et de m’oublier.
Elle resta un moment interdite. Que pouvait-elle bien penser à cet instant, je ne le sait pas, et ne pense pas vouloir le savoir. Soit qu’elle l’aima vraiment et qu’elle ne supporta pas de se voir ainsi rabaissée, soit qu’elle aie vraiment prévu quoi que ce soit contre lui, elle répondit :
- Ah oui ? Est-ce bien le gueux que j’ai recueilli qui me répond ainsi ?
Elle n’eut pas besoin d’en dire plus, il avait déjà pris sa décision. Ivre de rage, furieux d’avoir été trahi, il voulu un instant la tuer sur place, sans autre jugement, mais l’incapacité dans laquelle il était de lui faire le moindre mal lui revint en tête. Alors, tout en éclatant de rire pour cacher la tristesse qui commençait à l’envahir, il sortit de la pièce, non sans chercher à avoir le dernier mot sur le pas de la porte :
- Tu sais, ça aura été sympa, petite, tu m’as presque eut…
Il ferma la porte, désespéré devant le silence de celle en qui il avait laissé sa confiance. Il dévala deux escaliers, longea des couloirs, s’attendant à tout moment à se faire écharper par le premier monstre venu, mais atteint à sa grande surprise la porte principale sans encombra aucun, de sorte qu’il en vint à se demander s’il n’avait pas rêvé toute la foule de guerriers en armure noire, le sang dans les fontaines et Nocturia. Mais la forteresse était là pour le convaincre et il en sortit, un goût amer au fond de la gorge.

Longtemps il marcha sur la plaine déserte, presque une éternité. Se croyant mort, il ne s’étonna pas de ne jamais rien manger, comme le ferait certainement un fantôme. Combien de temps exactement dura son voyage ? Je n’en sais rien, comme je ne sais rien de bien des choses que personne exceptés les dieux ne savent. Toujours est-il que, un jour, il rencontra un chemin qu’instinctivement il suivi. Le chemin le mena à une route, qu’il suivit aussi, et que je sois pendu si je mens, mais il ne tarda pas à rencontrer une charrette tirée par un malheureux et misérable cheval qui semblait se tirait à une lenteur telle qu’on pensait le voir reculer. Elle mit un moment incroyable à dépasser Frederick et ce dernier le passa à regarder l’équipage de celle-ci, l’équipage le regardant. Tandis que eux voyaient un mendiant pathétique se traînant comme un damné au bord de la route, lui aperçut un jeune homme à la mine froide et malheureuse, ainsi qu’un grand être défiguré par maints cicatrices et à la peau brûlée en plusieurs endroits. Pourquoi ils ne se reconnurent pas tout de suite, je ne le sais. Ils auraient put passer et continuer chacun de leur côté, mais un déclic se fit lentement. Les esprits semblant aller aussi lentement que la charrette, ils ne réagirent d’abord pas, puis, petit à petit, la vie repris son droit et ils s’arrêtèrent net. Les visages s’illuminèrent, les bouches s’ouvrirent et les yeux s’écarquillèrent. Fred venait de rencontrer, et certainement pas par hasard, Willy et Cerbère.

Comment une telle chose a bien put arriver, par quel prodige Friedrick put-il se trouver sur la bonne route au bon moment, je ne saurais en fournir une explication qui puisse me satisfaire moi-même, et j’ai rapidement fini par me persuader que tout avait été soigneusement préparé par une intelligence que certains nomment dieux. Je ne vais pas débattre de la question, ni même m’y attarder, car ce serait sans fin, mais je peux seulement affirmer de toute mon âme et toute ma force qu’ils se rencontrèrent à ce point là, à ce moment là.

Rapidement, un campement fut installé et des explications demandées. Ce fut Frederick qui, le premier, s’enquit de ce qu’étaient devenus ses amis après son départ. Ceux-ci se regardèrent puis, finalement, Willy prit la parole.



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