Voyez cet homme au milieu de la foule qui anime les rues, d’habitude désertes à cette heure matinale, d’une petite bourgade de province. Le regard dans le vide, les lèvres pincées, sa langue se promène parfois furtivement sur les gerçures qui témoignent du froid continental de cet hiver. Il n’est remarqué ou bousculé par personne, alors que tous vont discuter et faire leurs achats dans le centre-ville. L’oeil injecté de sang accommode sur un mouvement lent et trouble : une autre tache gris foncé, qui devait être un nuage, est en train de disparaître entre les deux tours des compagnies d’assurance. Les couleurs passées de la ville lui font penser à un vieux souvenir presque effacé, sans contraste. Les pigeons ne sont que des formes noires comme les autres au milieu de l’avenue. Les ombres succèdent aux fantômes dans cet univers gris et vague, et les contours indistincts des passants et des bâtiments n’évoquent aucune réalité pour Blady.
Dans son monde, il n’y a pas de soleil, que des néons et des réverbères ; dans son monde, l’horizon est toujours gris ou bleu nuit, comme la mer, les nuages. Le jour est sombre et terne, imprécis, alors que la nuit... Chaque nuit, depuis sa renaissance... Le monde se pare de nouvelles couleurs, magiques et abstraites, invisibles aux yeux des humains, diluées dans l’obscurité. Mais les jours sont, hélas, incomparablement plus longs qu’avant. Une éternité à tuer, et si peu à en faire. Pour lui ne compte plus que la chaleur de ses frères. Le souci de l’apparence, qu’il avait élevé au rang de culte dans sa précédente existence, est devenu vain et fade, dans un univers uniformément gris. La vie telle qu’il a pu un jour la connaître n’est plus que le reflet de ses regrets, trop loin pour qu’il s’en soucie encore. La fraîcheur de sa peau appelle la douceur ardente d’un feu intérieur... Il attend... Enfermé dans son enfer personnel, il attend que les flammes viennent le lécher.
Un instant, un battement de cœur, elle est là, la petite flamme. La langue de la déviante se glisse entre ses lèvres blessées. Le joli corps féminin, emmitouflé dans plusieurs pulls et une parka en peau, n’a guère de chaleur à offrir, mais sa langue réchauffe les entrailles de Blady. Une pensée l’effleure, comme à chaque fois que la chaleur renoue avec son être frigorifié : depuis quand la caste des impurs subit-elle ce froid permanent, comment se peut-il que les siens soient constamment gelés ? Leur métabolisme aurait-il changé, pour qu’ils ne soient plus capables de réguler leur propre température ? Blady essaie aussi souvent que possible de s’abrutir de chaleur, à s’en faire bouillir les sangs, mais dans les bras des femmes comme dans les bains brûlants, ses os ne paraissent plus pouvoir se réchauffer. Tir’na aussi a toujours froid, mais le mieux est encore de partager le peu de chaleur qu’on a, se disent-ils à chaque rencontre.
La jeune femme sort de sous son manteau le sachet de poudre de mandragore. Elaborée à partir de racines magiques cultivées dans le plus grand secret dans les terriers du Nord du pays, la drogue est la grande flamme qui prolonge l’effet de la petite. Blady a découvert une partie du ciel, celui bleu clair et plein de lumière comme dans ses rêves, grâce à la poudre grise qui embrase son âme. Sous son règne, le monde devient plus coloré, gorgé de vie, et Blady retrouve un peu des sensations perdues. Son corps entier se regonfle, retrouvant pour bien peu de temps un semblant d’importance. Il vaut mieux qu’il soit à ce moment-là dans un endroit seul avec Tir’na, sans quoi il se jetterait sûrement sur n’importe qui pour propager cette chaleur dévorante que son corps rejette trop vite. Un battement de paupières, et le couple se glisse dans l’entrée d’une ruelle sordide pour trouver une chambre bon marché, et y passer la longue journée qui s’annonce, sur un nuage un peu moins gris.