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Catégorie parente: Fantasy
Catégorie : Nuage de Lumière (Le)
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-Agrazg, sans vouloir vous offenser, ni vous faire douter de ma totale confiance en vous et en vos éminentes qualités de guide tant que votre connaissance de la Cordillère, auriez-vous l’obligeance de m’expliquer quel est l’itinéraire suivi, et pour quelle raison ? Caldift est à l’est-nord-est de Calderak, et pourtant nous cheminons depuis plus d’une semaine vers le nord-nord-est, ce qui sème naturellement la confusion en moi.

-Tu voudrais pas parler pour que j’comprenne, des fois ? T’utilises des mots avec trop de syllabes pour moi, et en plus, tu fais tout plein de manières avec les mots, pire qu’un Chilâsin en rut. Cause normalement quoi !

-Veuillez m’excuser, je reformule l’interrogation qui me préoccupe.

-Qué !!!!!?????? lâcha Agrazg, la bouche ouverte et les yeux aussi éteints qu’exorbités.

-Arrête un peu Valald, tu vois bien que tu lui ramollis le crâne. Ceci dit, j’aimerais bien savoir pourquoi tu parles toujours dans un langage aussi soutenu. Quand tu ne le fais pas exprès pour contempler la mine déconfite de notre guide, bien entendu, intervint Kundïn.

-D’accord, je rends les armes. Agrazg, sans vouloir te vexer, pourquoi va-t-on autant vers le nord, alors que Caldift est presque pile à l’est de Calderak ? Je ne comprends pas, reprit l’Elfe en simulant un soupir.

-Ben c’est mieux. Merci, Kundïn. Alors, que j’t’explique, on va vers Zargül, parce que le seul moyen de rejoindre l’Est par les Montagnes, du moins par le sud, c’est la Passe du Chaos. Or, même si elle est vachement longue, on peut pas la prendre directement en sortant de Calderak, à cause des montagnes trop serrées et trop dures pour y faire des routes ou des tunnels, et que même si c’était possible, ça déboucherait sur une falaise raide comme un Golem empalé ; et puis de toutes façons, ça nous ferais passer devant le Mont-Creux, c’qui n’est pas une bonne idée. Donc, on va à Zargül, qu’est une forteresse Gnome qui dépend de Calderak, et qui garde le seul chemin de la Passe du Chaos praticable pour les voyageurs comme nous, et qu’est bien au nord du Mont Creux, c’qui nous évite les mauvaises rencontres. Ca va, c’est clair là ?

-Oui. Merci de tes éclaircissements, fit Valald, le front plissé pour se remémorer ses cartes du sud de la Cordillère.

-Bon, sans rire maintenant, et puisque Agrazg a répondu à ta question avec sa verve habituelle, pourrais-tu répondre à la mienne, jeune Elfe ? demanda Kundïn, le regard insistant.

-Bien sûr. Cela vient tout simplement de mon éducation d’Ovate. Voyez-vous, un membre de l’Ordre Druidique parle avec la planète, et comme elle est une personne nettement supérieure et de surcroît assez étrangère, même pour nous, nous lui vouons un respect des plus profond. Etant en plus la mère de notre corps et de ce qui nous entoure, et comme elle se sacrifie pour ses enfants, cela ajoute à notre considération pour elle. Comme nous passons beaucoup de temps à lui parler, ou à parler avec un animal ou un élément naturel, considérés comme nos Frères et extensions de Mère, donc méritant autant de respect, notre langage courant devient tout naturellement très châtié. De plus, nous apprenons le Langage Originel, utilisé couramment pour converser avec nos Frères et Mère. Or, cette langue est la langue de la Vie, ce qui en fait par nature un dialecte emplit de douceur et de déférence, mais comme chacun la modifie selon son esprit et ses besoins, les Druides, du moins ceux servant le Bien, ajoutent encore leur estime et leur soumission à ce verbe. Sans compter qu’il fourmille de mots longs et très précis, quasiment intraduisibles dans une langue courante, à mois de posséder un vocabulaire des plus évolué. Vous comprendrez bien alors pourquoi, lorsque je sors d’une intense réflexion, je tiens plus naturellement un langage posé et soutenu, et non pas un registre plus courant et aisément accessible. Valald sembla s’arrêter, mais il ajouta soudain en riant, la tête renversée et arrière : Quoiqu’il m’arrive, comme tu l’as si bien fait remarquer, Kundïn, de parler volontairement comme ça pour embrouiller Agrazg et contempler sa mine déconfite.

-Ah bien, tout est clair à présent, merci, répondit Kundïn d’une voix lointaine alors qu’il assimilait les informations.

-Ouais ben pour moi, j’y vois aussi clair que dans un tonneau rempli d’chiasse d’Halvorque au fond d’une grotte par une nuit sans lune, rugit Agrazg, vexé.

-Fais-toi Ovate et tu comprendras, lança Valald avec un sourire ironique.

-Ca jamais ! Plutôt me faire asphyxier au pet de fronial !

Agrazg trogna tout le reste de la journée, marmonnant dans ses moustaches et pestant contre le " beau langage qui sert à rien qu’à emmerder son monde et qu’à se sentir supérieur parce qu’on à rien que de la crème à la place des muscles ". Ses deux compagnons ne s’en émurent pas, car ce n’était pas la première fois que cela arrivait. Il escaladèrent une hauteur en soirée, pour s’arrêter près d’une petite retenue d’eau, où ils dressèrent le campement. Au matin, Agrazg, déridé car sa mauvaise humeur s’en allait toujours avec la nuit, leur annonça :

-Cette montagne là, au nord, avec un nuage au-dessus, c’est Zargül.

-Je ne vois pas de fortifications, s’étonna Valald.

-Bien sûr, elles sont comme la pierre. Ca nous permet de tromper l’ennemi, et de lui sauter dessus par derrière, passe’qu’il passe à côté sans rien voir. Comme dirait Kundïn, c’est pour compenser qu’nous autres Gnomes, sommes meilleurs attaquants que défenseurs, expliqua Agrazg, en reniflant, un petit air de fierté dans son port.

-Mais dis-moi, c’est quoi cette grosse tache verte ? Ce n’est pas des arbres, ça bouge. Tu arrives à voir ?

-Nom d’un drainne, t’as raison ! On dirait que Zargül se fait assiéger par des Bourreaux-de-Vie. L’attaque va être repoussée, mais il va falloir qu’on se prépare à rencontrer des fuyards pendant les quelques jours de voyage qu’il nous reste. Soyez vigilants. Valald tu restes entre nous deux, et tu t’sers de tes sens d’Elfe, ou d’un peu de sorcellerie, comme tu veux, du moment qu’tu nous avertis à temps. En cas d’attaque, je fonce, et vous, z’avez qu’à improvisez. ’Pouvez fuir si vous pensez qu’c’est mieux, du moment que vous m’le dites pour que j’vous laisse pas traîner tout seuls dans les montagnes.

Ils se mirent ainsi en marche, surveillant à chaque fois qu’ils le pouvaient l’évolution de la bataille. L‘armée des attaquants était assez nombreuse, et l’assaut ne fut repoussée que vers le coucher d’Eldion. Agrazg annonça que ses frères enverraient probablement des centaures pour donner la chasse aux fuyards, car ils devaient être assez nombreux. Cette perspective les rassura un peu, et ils se reposèrent plus détendus, sous l’œil vigilant de Valald qui, en tant qu’Elfe, ne reposait pas son esprit ou son corps par le sommeil nécessaire à ses compagnons.

Alors qu’Armoë et Letha disparaissaient derrière les montagnes, Valald entendit un petit craquement dans l’herbe sèche. Il se retourna, et tout en chantant, fit le geste de cueillir une fleur imaginaire. Puis, terminant son chant sur un cri, désigna la tache verte d’où provenait le bruit suspect. Un petit souffle dans la nuit et soudain un cri strident retenti, cri qui réveilla instantanément les deux petites-gens, et provoqua dans le même temps un bruit d’arme tirée.

-Des Gobelins ! rugit Agrazg.

-Et des Hobgobelins pour les mener, ajouta Kundïn.

-Chargez ! lança le Gnome

Il se lança à l’assaut des Bourreaux-de-Vie, son fléau tournoyant au-dessus de sa tête, hurlant l’hymne de guerre des centaures-gnomes.

 

C’est nous les centaures-gnomes,

Rapides, brutaux, sadiques,

L’élite de guerre en somme.

On est tous des fanatiques

 

Des os brisés, du sang et des cicatrices.

Un seul mot d’ordre : TUER,

Et on est lancés jusqu’à c’que l’sang s’tarisse.

Que c’est bon de massacrer !

 

C’est nous les centaures,

Toujours prêts à aller au combat.

Nous sem’rons la mort,

Et toutes vos tripes on arach’ra.

 

Les protagonistes des deux camps voyant tous très bien à la clarté de la nuit finissante, aucun n’était désavantagé pour la durée du combat. La supériorité numérique des Gobelins leur aurait peut-être permis de prendre l’avantage, mais Valald avait ligoté la moitié d’entre eux avec les branches et les racines des arbres alentours. Ce sortilège avait réduit le nombre d’adversaires à deux pour chacun des trois compagnons, sans compter les Hobgobelins en retrait. Agrazg se débarrassa rapidement des ses deux agresseurs : l’un eut la cage thoracique broyée par son fléau, l’autre mourut d’un coup de sabot en plein visage, qui lui fracassa l’avant du crâne et l’envoya sur un rocher, ce qui acheva de lui briser la tête. Puis, il se précipita au secours de Valald, qui avait visiblement plus de mal que lui à se défaire des assaillants. Un coup de fléau de bas en haut renvoya le premier vers ses ancêtres, la dague de l’Ovate dans l’œil du second mis fin à ses jours, pendant que son assassin remerciait le centaure d’un sourire. Au même instant, Kundïn brisa les cervicales du dernier Gobelin. Les trois Hobgobelins préférèrent une retraite sécurisante dans le bosquet d’arbustes puis la forêt, qui s’acheva une vingtaine de mètres après lorsque Agrazg, plus rapide, balaya deux têtes et piétina une échine.

Après avoir achevé les créatures prises dans les plantes, et que L’Elfe eut soigné Kundïn d’un coup de morgenstern au bras, ils se remirent en marche vers Zargül. Au bout d’un moment, celui-ci demanda à l’Ovate qui les avait prévenus de l’attaque :

-Au fait Valald, qu’est-ce qui nous a réveillés ?

-Mmm ? Oh, le cri d’un Gobelin se prenant un Souffle Epineux.

-Je vois, fit le Nain, amusé.

Les deux jours de marche restants furent sans encombre. Il y eut bien quelques Bourreaux solitaires, mais pas de petite bande organisée comme précédemment. Il croisèrent aussi une patrouille de centaures, qui leurs donnèrent quelques précisions sur la bataille. Les assiégeants avaient amené des troupes de chocs, notamment des Golems, d’où la durée de la confrontation. C’était comme s’ils voulaient tester les défenses de Zargül en prévision d’un assaut massif, et pas une petite escarmouche comme d’habitude. Les centaures se réjouirent donc de la perspective d’une forteresse naine à leur côté pour diminuer les tâches, et ainsi accroître le nombre de raids gnomes sur le sud et le Mont Creux.

Lorsqu’il pénétrèrent dans la place forte, ils trouvèrent la ville en pleine effervescence. Des colonnes d’innombrables civils et guerriers gnomes recouvraient les façades nord, ouest et sud de la montagne. De partout, des Gnomes couraient avec des outils, des matériaux de construction et des provisions. Il fallait reconstruire les pièges qu’on avait déclenchés et les quelques réserves incendiées pendant la bataille. Sans compter qu’il fallait sans doute se préparer à un futur siège. Kundïn et Agrazg recommandèrent à Valald de bien cacher son habit d’Ovate, le laissez-passer en territoire gnome qu’il avait obtenu ne lui octroyant pas leur sympathie pour autant.

Ils se faufilèrent dans la foule et pénétrèrent sous la montagne. D’interminables tunnels de pierre découpaient la ville-forterresse selon un plan en damier. Des portes disséminées ça et là signalaient les bâtiments creusés dans le roc, et des arches de pierre les reliaient entre eux, lorsqu’ils atteignaient la voûte, plusieurs dizaines, voire centaines de mètres au-dessus. Elle était ainsi taillé pour pouvoir entreposer divers pièges, et les Gnomes en avaient profiter pour superposer les habitations, hangars, casernes, et fortifications. Valald, qui n’avait pas vraiment pu observer Calderak, n’étant passé que dans le quartier noble, était stupéfié et complètement perdu. Ses compagnons, au contraire, se promenaient dans les rues avec une assurance déconcertante et semblaient se repérer aisément sous la terre. Le centaure le mena dans une auberge des quartiers est de la ville, tenue par un de son ancien maître d’armes.

-Agrazg, par les moustaches de ma grand-mère, c’est toi ? lança l’aubergiste, les bras ouverts, en les voyant entrer.

-Eh oui, vieux canasson ! T’as pas changé ! Ca fait un sacré bail.

-Que m’ramènes-tu là ? demanda le vieux centaure en dévisageant les deux autres arrivants.

-Kundïn Oakenshield, Ambassadeur de Krafeck-Tarn et Valald, marchand Elfe, en voyageurs vers Caldift, que j’dois escorter là-bas.

-Ah ouais... Et j’suppose que vous ignorez que la passe est bloquée. Quand la neige a fondu, y’a eut d’énormes coulées de boues qu’ont emporté des gros rochers et tout soudé dans le bas. Ca fait deux mois qu’on est en train de dégager tout c’fatras. Ouais, et ça fait plus de soixante ans au moins, si j’me souviens bien, qu’c’était pas arrivé.

-Ah la merde, on peut pas aller à Caldift alors ! jura Agrazg. Et comment que j’fais, moi, pour remplir ma mission, et eux la leur ?

-Du calme, mon vieil ami. Y’a un autre chemin qu’tu peux prendre.

-Ah ouais, et lequel ? Agrazg réfléchi un instant, puis s’écria : Ah non ! Tu penses quand même pas au Mont Creux ?

-Ben si.

-Mais t’es fou furieux ou quoi ? C’est les mines des Bourreaux-de-Vie !

Kundïn et Valald écarquillèrent les yeux en entendant parler aussi simplement de la traversée du Mont Creux par l’aubergiste, qui leur proposait ce voyage comme si de rien n’était.

-Ecoute-moi un peu, Agrazg Brise-Côte ! hurla le vieux guerrier, ses yeux verts foncés étincellants, pour tempérer l’ardeur du jeune centaure. On s’est fait attaquer, t’es d’accord ?

-Ouais, et puis, j’vois pas c’que ça change !

-Tu connais la tradition, quand une forteresse Gnome subit un assaut...

-Ouais, la riposte est immédiate, on lance des raids sur toutes les places fortes connues et accessible de l’ennemi. Soudain, son visage s’éclaira sous la compréhension. Ah ! J’vois où tu veux en venir. Tu veux nous faire partir avec une troupe d’assaut, c’est ça ?

-Exact, y‘a un raid après-demain sur le Mont Creux. J’connais bien l’officier, j’ai qu’un mot à dire et y vous emmène, pour peu qu’vous sachiez vous battre. J’me fais pas de soucis pour le Nain, mais ton pote Elfe là, y m’a l’air mal en point. C’est un coup de Golem qui t’as mis dans c’état, dis-voir ? demanda-t-il en regardant Valald.

-Tout à fait. Comment avez-vous deviné ? articula l’Ovate, soufflé.

Les trois compagnons pensèrent tous à la même chose. L’aubergiste n’avait pas mentionné la moustache de l’Elfe, pourtant inévitable à cette distance, même si elle était fine.

-J’recueille beaucoup de blessés de guerre dans mon auberge. Les coups de poings des Golems font parfois c’t’effet-là aux Gnomes aussi.

Il remarqua que le regard de Kundïn passait de lui à la lèvre supérieure du faux marchand. Il sourit est ajouta :

-Oui, j’ai remarqué sa moustache, mais ça m’surprend pas. Vous savez, j’ai d’jà vu des Rakshasas tout blancs, des Fées avec des ailes rayées, des Chilâsins sourds, des Nains sans poils et des Gnomes aux oreilles pointues, alors un Elfe à moustache. J’l’note quand même, c’est important d’savoir toutes les surprises d’la nature.

-Je partage cette philosophie, répondit l’intéressé.

-Hé, j’voulais connaître l’monde entier, mais j’ai compris qu’c’était trop grand pour ma vie. Alors j’me suis fait aubergiste dans un carrefour important, comme ça, j’vois plein de gens bizarres défiler, et comme ça, j’apprends presque autant qu’en voyageant. Bon, installez-vous, j’vous amène la bouffe. Vous prenez combien de chambres ?

-Une seule suffira, merci, répondit Kundïn, avant que ses compagnons ne réagissent, tant pour ne pas trop payer que pour ne pas être séparé.

Le centaure partit en cuisine, après un hochement de tête. Les voyageurs prirent une table sur le coin de la cheminée, et observèrent les occupants de la salle. Elle était pleine de soldats et de civils venus écouter les histoires de la dernière bataille. Un officier avec un casque cornu était monté sur une table et prenait les noms des Gnomes désirants s’engager. Aucun musicien n’était en vue, les petites gens moustachues n’appréciant guère la musique, surtout quand ils pouvaient écouter des récits de sanglantes batailles. Agrazg alla aux nouvelles, ne pouvant résister à son instinct. Restés seuls, Kundïn et Valald, fatigués, s’avachirent sur les chaises en soupirant.

-Ce Gnome est très bien éduqué, pour ceux de son peuple, fit remarquer Valald en désignant l’aubergiste.

-Ne te fie pas aux apparences, c’est son métier qui l’a rendu comme ça. Tu as vu ce grand collier qui tombe sur sa poitrine ?

-Oui, avec deux fléaux d’argents croisés ? Je l’ai vu. Que signifie-t-il ?

-C’est une distinction accordée à ceux qui ont tué plus de cents adversaires chaque année de service. Comme il dure 110 ans, cela fait au moins onze mille têtes dans sa vie. C’est un charmant personnage, surtout si on regarde son nom, ajouta ironiquement le Nain, en jetant un regard amusé à l’Ovate, dont le visage avait pris l’expression d’un poisson frit en entendant le nombre de victimes.

-Je n’ai pas fait attention, murmura-t-il, je ne sais pas où tu l’as vu.

-Il est tatoué sur son épaule, comme sur tous les soldats de son peuple à la retraite, mais tu n’as pas pu le voir. C’était écrit en Gnome : Drazfon Suce-Crânes. Le surnom des centaures étant choisi en fonction de son attitude envers ses ennemis, tu peux juger de sa "charmante personnalité", expliqua l’Ambassadeur.

-Un mangeur de cervelles, susurra l’Elfe en état de choc. Je ne pensais pas qu’il y en ait encore. Bah, ce n’est rien, il faut de tout pour faire un monde, conclut-il, son entraînement druidique reprenant le dessus. Cela ne fait qu’expliquer la brutalité de notre compère.

-Eh ben, c’était une belle baston. C’est vraiment con de l’avoir loupée. V’voulez que j’vous la raconte ? demanda Agrazg qui arrivait.

-Merci, nous avons tout suivi depuis la table. Le conteur avait une voie qui portait bien. Nous n’avons pas manqué un mot, répondit Kundïn.

Il fit un clin d’œil discret à l’Elfe, qui compris qu’il valait mieux ne pas lancer un Gnome sur une bataille avant de manger. Peu après, une centaure aux longues nattes blondes cendrées, avec des yeux noirs et sereins, en fait la femme du patron, apporta la nourriture aux voyageurs. Elle portait une tunique verte sans manches serrée à la taille par une lanière de cuir, de coupe simple avec un liseré noir au bas, autour des bras et de la coupe un peu large et carré de la gorge, comme si l’artisan maladroit avait voulut s’en servir de guide. De la bière et de la viande de fronial laineux composaient la majorité du repas, avec quelques champignons des cavernes, seuls végétaux facilement cultivables en cité gnome. Valald ne toucha pas à l’alcool, car celui-ci affectait directement les pouvoirs mentaux des Druides, immédiatement et pendant de longues semaines. Rassasiés par ce bon repas consistant, ils montèrent assez tôt se coucher. A leur départ, un jeune Gnome se leva et pointa un doigt inquisiteur vers le marchand. La laine assez fine de son gilet et ses braies rayées de rouge et blanc montraient qu’il était riche.

-Hé toi là, t’es un Elfe ! cria-t-il en s’approchant, visiblement ivre.

-Ai-je l’air d’un Orque ? répondit l’interpellé. Pourquoi cette question ?

-Pac’que j’aime pas les Elfes, et mes potes non plus, alors tu dégages, avant qu’on t’écrase ta p’tite gueule de salade !

-C’est mon auberge, p’tit gars, alors c’est moi qui choisit mes clients, et celui-là, il va rester, intervint l’aubergiste et faisant virevolter vers lui le fâcheux d’une poussé sur l’épaule.

-Ecoute-moi bien, aubergiste. Si tu m’laisses pas lui défoncer l’crâne, nous, on bousille ton auberge et tes meubles sur ta gueule. Compris ?

-Mais allez-y, j’vous en prie, ils sont fait pour être fracassés sur les têtes, ces meubles. Oh ! Tu veux p’t’être une démonstration ?

Avec une vitesse hallucinante, le vieux centaure saisi une chaise à sa droite, et en assena un formidable coup sur le visage du soûlard. Le choc fut si violent que le siège vola en éclats, et l’injurieux vola lui aussi pendant cinq bons mètres, et s’arrêta dans la rue, après avoir traversé la fenêtre en n’en laissant que les montants. Un lourd silence suivit.

-Merci, articula Valald, soufflé.

-Oh de rien, t’es pas l’premier qu’il agresse. C’est l’fils d’l’éleveur de fronials laineux du coin, alors il a d’l’argent à dépenser dans la bière, et y s’croit tout permis quand il est saoul. Son père va lui coller une belle rouste aussi, mais y recommencera. Et puis, cette chaise était vieille et ’fallait refaire la fenêtre, alors ça m’fait du travail en moins, et ça dérouille les muscles. Sur ce, bonne nuit.

Les trois amis notèrent qu’il n’y avait aucune marque d’humidité sur son pelage noir grisonnant, ni sur son gilet, comme s’il ne s’était rien passé, et que la frappe n’avait été qu’une bouchée de pain.

Le surlendemain, le capitaine de la troupe d’assaut du raid vint quérir les voyageurs dès l’aube, pour arriver au Mont Creux à la tombé de la nuit, quand les ouvriers sortent et les gardent sont fatigués, pour faire plus de dégâts. Les jours précédents, les Gnomes avaient attaqué les places fortes plus éloignées et moins importantes, pour que l’ennemi renforce leurs garnisons avec des troupes du vrai point stratégique, le Mont Creux, une gigantesques mine-forteresse qui protégeait la Passe du Chaos. Cela faisait longtemps que les Gnomes avaient tenté de le reconquérir, sans succès, et désormais, son occupation leur importait peu, car les Bourreaux-de-Vie avaient totalement détruit l’ancienne ville et ses défenses, et construits les leurs par-dessus. Même si la place tombait, il serait impossible de la rebâtir comme avant. Pourtant, sa position et ses richesses en feraient la cible prioritaire si une guerre devait à nouveau avoir lieu. Les raids sapaient défenses et moral en attendant.

La compagnie comportait trente centaures, vingt-cinq sapeurs, des Gnomes éclaireurs rompus au lancer de hache et à l’utilisation d’explosifs, deux groupes de cinquante guerriers équipés de manière à frapper fort et vite, et un clerc pour soulager les soldats des blessures et les protéger pendant la retraite. Sans compter la trentaine de fronials chargés de nourriture et de matériel mené par quarante d’escorteurs lourdement armés de pavois et de harnois pleins. Le Capitaine des centaures, coiffé d’un casque à cornes surmonté d’une crête en métal noir et arborant une besantine cloutée de bronze avait fait quelques années de classe avec Agrazg, et semblait très heureux de le retrouver.

-Tiens donc, ce s’rait pas Agrazg Brise-Côtes, celui qui cuisine les Trolls avec du vin blanc ? railla l’officier en voyant approcher le jeune garde.

-Y’a pas d’mal à saloper les Trolls, même en cuisine, répondit l’interpellé.

Ils éclatèrent tous deux d’un rire gras et tonitruant, le rire des frères de guerre dont le sang s’est mêlé sur la terre des champs de batailles, ce rire qui s’envole, puis explose brutalement dans un subit retour à la réalité, telle le viscère arrachée par une lame. Ils échangèrent la poignée de main des guerriers, attrapant leurs poignets en signe de confiance : "Je te laisse la possibilité de me désarmer, car je sais que tu n’en profiteras pas pour me tuer".

Agrazg amena enfin le combattant devant ses compagnons.

-Les amis, j’vous présente Orfang Crève-Yeux, un vieux camarade à moi, on s’est entraînés quelques années ensembles et on s’est battus côte à côte lors de notre première bataille. Orfang, voici Kundïn Oakenshield, Ambassadeur de Krafeck-Tarn, et Valald, "marchand" de Féréan, accessoirement moustachu naturel et blessé de guerre par un coup de Golem dans le dos. J’ai pour mission de les escorter à Caldift.

-D’acc, d’acc, murmura le Capitaine, tout en examinant militairement l’Ovate, sans réussir à cacher son étonnement, on vous expliquera en chemin comment on traverse le Mont-Creux.

La Compagnie se mit en marche vers le sud-est, vers la première forteresse des Bourreaux-de-Vie en partant des Terres-Libres, vers les obscurs couloirs du Mont Creux, vers son inéluctable Destin. En sortant des réconfortants tunnels de Zargül, on voyait déjà, comme le général à la tête de sa horde, le Mont Creux avec ses tours effilées qui lui tenaient lieux de griffes, et les cohortes vertes des Bourreaux qui allaient creuser ou revenaient vers le sud, ramenant leur butin arraché à la montagne.

Le voyage se passa du mieux qu’il était possible, car il n’était pas aisé de se cacher dans ce décor désertique, et il avait fallu prendre de nombreux détours, parfois même creuser des tunnels pour ne pas être vu. Deux semaines après leur sortie de Zargül, la cible, déjà visible depuis leur point de départ, était désormais attaquable le lendemain à midi, lorsque les soldats passent plus de temps à scruter l’intérieur des remparts pour la relève et le repas qu’à surveiller la forteresse d’en face, de l’autre côté de la Passe encombrée de rochers gris et noirs de toutes tailles, couverts de plantes rases plus jaunes que vertes, survolée des charognards dont les cris et festins constituent la seule agitation de la journée. La sinistre Passe du Chaos, stérile plaine marquant le prémisse de la Péninsule Maudite et des horreurs qui s’y trament, l’explication plus morte que vivante du nom de ses habitants.

Avant le Rift, c’était une vallée verdoyante de vie, coincée entre la Jungle Endormie au nord et la Mer Brune au sud, un lieu de confrontation perpétuel entre les deux environnements où un nombre incroyable de formes de vie se manifestaient dans un fouillis et un chahut indescriptible de beauté, une sorte de décoiffé artistique volontaire de la planète sur elle-même. Elle méritait son nom, lieu d’influence égale de deux éléments opposés. "Loin est ce temps, songeaient les Druides, car c’est une métamorphose du tout au tout. Un jour, lui rendrons-nous sa pureté originelle ?".

Le dernier matin, alors qu’Eldion commençait à baigner les funestes beffrois d’une lumière sourde, Orfang expliqua comment l’attaque allait se dérouler, aidé d’Entord, le clerc du groupe.

-Alors, il faut qu’on avance jusqu’à la montagne assez vite, car nous avons la lumière de face. Essayez au mieux possible d’rester dans l’ombre des fortifications. Nous attaquerons sur une petite surface le front le mieux défendu, pour qu’il n’envisagent pas trop tôt d’ameuter les renforts, en limiter au maximum leur nombre sur nous. Attaque en triangle interne pour les enfermer dans nos lignes, les centaures aux pointes, juste derrière les fronials, les sapeurs éparpillés en taches d’huiles dans les murs, tirez dans l’tas et planquez-vous. Faites brûler les réserves ou les Trolls, les deux c’est mieux, avec le flétchar, bloquez des tunnels avec les malterkass, si possible quand il y en a plein dedans. Voltargue, fit-il en désignant la chef des sapeurs, tu mèneras nos invités vers le sommet, et tu leur indiqueras la sortie vers Caldift.

-J’bloquerai au mieux les pouvoirs des Sorciers et des Mages, tout en guérissant les blessés et en gênant les mouvements ennemis. Je souhaite seulement qu’y ait pas trop d’psyolites dans leurs rangs. J’ai beau être puissant, je suis seul, et j’vous demanderai donc de jamais laisser plus de trois clercs Bourreaux-de-Vie à moins de trente mètres de moi, compléta Entord. Il nous faudra tenir quatre heures au moins, pour qu’ils aient le soleil bien en face et que nous puissions partir.

-Euh, je pourrais vous aider contre les psyolites adverses, hésita Valald. Je possède des dons et ils sont entraînés, bien que je soit encore débutant.

-Et bien parfait alors, fais-leur péter la cervelle ! Tu connais la Rafale Psychique ? C’est l’attaque psyolite de base chez les Gnomes, mais j’sais pas si les Elfes la développent. C’est très efficace.

-Euh non, nous n’employons guère de techniques d’attaques, et elles sont passives pour la grande majorité, comme le Sommeil Spirituel.

-Pourtant avec la facilité qu’vous avez à étendre votre esprit, c’est dommage. L’esprit Gnome est agressif, mais brut et instinctif, il ne peut pas vraiment développer une grande puissance bien dirigeable, d’où l’extrême simplicité de nos mentraques. Tu veux apprendre ? Elle te serait très utile dans la mêlée, ou quand t’as peu de temps.

-Pourquoi pas ? Mon chemin est celui de la découverte.

-Pour commencer, dirige ton esprit vers l’extérieur.

Valald accomplit ceci sans soucis. En tant qu’Ovate, il y était habitué de par son entraînement, et l’esprit elfique s’harmonise très facilement avec ce qui l’entoure. Orfang vit l’esprit orienté.

-A présent, fait suivre ce chemin à la partie agressive de ton instinct, et dirige la vers cette flinale, qu’on abrège ses souffrances, elle se fait bouffer vivante par les charognards.

Le Druide cherchant d’abord la sérénité pour son Equilibre, l’agressivité de Valald était basse. Cependant, comme tout bon Druide, son instinct était fort, et il avait la soif d’extension et la volonté de domination des Elfes. Avec quelques efforts, il parvint à les dégager de leurs prisons respectives, où Hélénon les avaient enfermés en attendant que son élève puisse être en Equilibre même avec ses instincts néfastes. Puis, il projeta pure l’envie de destruction que recelaient ces sentiments sur la flinale mourante, ce qui n’allait pas à l’encontre de ses lois : éviter une souffrance naturelle en accélérant sa chute ne rompt pas l’Equilibre.

L’esprit de la flinale éclata sous le choc et se libéra de sa prison de chair, dans un dernier cri étouffé par le sang.

-Bien, très bien, commenta le clerc gnome. On peut le lancer sur plusieurs cibles à la fois, avec l’habitude, mais j’vais pas t’brusquer, c’t’une nouvelle mentraque pour toi, et tu en as peut-être d’autres.

-Merci de m’apporter ce savoir, j’en référerai à mes pairs. Je ne doute pas de l’utiliser dans la bataille qui s’annonce.

Entord, répondit que c’était bien naturel, et qu’il lui rendrait la dette un jour s’il le pouvait. Ensuite, il fit la "traduction" des paroles de Valald à un Agrazg insistant, qui n’avait rien compris, contrairement au psyolite, que les discussions avec son dieu avaient habitué au parlé soutenu et appris un vocabulaire plus riche.

Pendant que l’Elfe apprenait sa nouvelle mentraque, et que le clerc lui donnait quelques conseils rapides pour l’utiliser, la maîtriser et la moduler, les autres Gnomes se mettaient en rangs pour l’attaque, et préparaient les fronials de combat : trente des quarante guerriers lourds les monteraient, les autres assureraient les arrières lors du départ et garderaient les réserves. On ferra leurs cinq cornes en demi-cercle au bas de leurs museaux, pour qu’on ne tente pas de les briser. Une selle montée de deux gros épieux de chaque côté de l’encolure protégea leur cou, et on déroula la robe de mailles qui tombait de leurs harnais, large et sans attaches pour ne pas gêner leurs mouvements déjà lents. Les guerriers légers se sanglèrent des armures de cuir, prirent des haches, des épées courtes, des petits casques à nasal, pour protéger les larges nez épatés caractéristiques de leur peuple, et des rondaches ; les sapeurs se bardèrent de haches de lancer et de ceintures d’outils et d’explosifs de deux types : le flétchar, un liquide qui, une fois répandu sur le métal, s’enflamme au moindre choc, lâchant des flammes dont la température avoisine les trois cent cinquante degrés, et le malterkass, une poudre blanche dégageant un gaz très volatil, lequel provoque des éternuements qui font exploser la poudre, d’où l’importance de l’employer avec des frondes. Les centaures se saisirent de leurs fléaux et de gantelets d’armes en cuir clouté dont le gauche était prolongé sur le poing d’une lame d’épée courte, protégèrent de même leurs jambes antérieures et se coiffèrent de casques protégeant également l’arrière de la tête, la nuque et les côtés du cou. Les guerriers lourds prirent des haches et s’emparèrent d’énormes haches de bataille à double tranchant, longues d’un mètre vingt et surmontées à chaque extrémité d’un pic de trente centimètres. Au vu de la mine de Valald, il était théoriquement impossible à son sens de combattre avec cette arme en la tenant d’une main, ce que les Gnomes allaient pourtant faire, car ils ne lâchaient pas leurs pavois. Il remarqua alors une poigné perpendiculaire à l’axe de l’arme, et comprit que les soldats se fixeraient l’engin sur l’avant-bras.

Orfang, en tant qu’officier, avait les genoux avants ornés d’éperons, et portait sa besantine ornementé de gravures dorées. Agrazg, après avoir protégé ses avant-bras et ses jambes avants comme les autres centaures, se couvrit d’un casque protégeant toute sa tête et tout son visage, ses gros yeux bleus nuit compris, car ils étaient cachés derrière des plaques de métal percées de trous minuscules, et dessinant un disque à la base du cou, et testa son fléau à deux mains. Ces deux pièces d’équipement marquaient son rang de garde d’élite. Entord vérifia son clibanon, prit un écu et s’arma d’une longue lame en demi-lune qu’il sangla sur son avant-bras. Ses moustaches brunes se redressèrent un peu alors qu’il accumulait de l’énergie, et ses yeux terreux s’éclairèrent d’un lumière agressive. On donna un casque et une rondache de guerrier à Kundïn, et Valald refusa de porter une armure de cuir, même si cela était tentant, prétextant que son manteau était enchanté pour le protéger. La vérité était qu’il ne pouvait pas l’ôter pour enfiler une cuirasse, car cela aurait dévoilé sa robe. Il accepta des gantelets d’armes identiques à ceux des centaures, la lame en moins, qui l’aideraient à parer les coups et lui permettraient de frapper plus fort en corps à corps. Il en ceignit également ses tibias, car ses pieds lui étaient aussi utiles que ses mains.

Tout le monde se couvrit les pieds de mousse pour ne pas faire de bruit et ainsi parée, la troupe avança. Un par un, sapeurs en tête. Lentement. Très lentement. Exploiter chaque ombre était l’objectif présent, même si Entord et Valald utilisaient des mentraques de Couverture pour absorber les sons autour des soldats. La moitié de la matinée s’écoula ainsi, et lorsque tous furent sous les remparts, les sapeurs, commencèrent de percer des trous en oblique vers le bas dans la muraille, pour y déverser la poudre de malterkass sans risque. Puis, aidés au début par les fronials, ils creusèrent des tunnels qui serviraient, outre à les faire entrer à des points stratégiques derrière le combat, à recueillir la base du mur et les pierres qui, en tombant dans la galerie, ne gêneraient pas l’assaut. Valald était fasciné par ce travail et la science des Gnomes en ce qui concernait le siège, et Kundïn commença à réfléchir à des parades à cette stratégie. On distribua des boules pour les oreilles, et on s’enduit les mains et le visage de jus de vasique, qui empêcherait les armes de glisser des mains et la transpiration de couler dans les yeux.

Un peu de flétchar dans un tunnel. Le signal pour souffler dans les trous. Un tonnerre d’éternuements. Une formidable explosion, suivit d’un nuage de poussière. Puis, la ruée dans la forteresse blessée.

La charge fut brutale mais organisée comme prévu. Une grande partie des soldats étaient sans défense, en train de déjeuner dans la cour, et en quelques secondes, la moitié d’entre eux furent fauchée par les fléaux et les haches de cavalerie. Ceux qui avaient eut le temps de courir reçurent des haches de lancer dans le crâne, et les soldats sur les remparts se heurtèrent aux guerriers légers. Deux escaliers derrière la troupe explosèrent l’un après l’autre, lui permettant de se mettre dans la formation désirée, et d’avaler telle la toile d’une araignée les Bourreaux-de-Vie qui sortaient de la muraille en face. Les flammes engloutirent toutes les constructions alentour, protégeant les flancs de la compagnie.

La riposte fut cependant rapide. Les êtres de la Péninsule Maudite avaient aménagé des nombreuses portes dans la muraille interne, d’où ils pouvaient sortir pour contourner les assaillants, et des échelles de cordes tombaient pour les faire descendre un peu partout. Orfang, aidé d’Agrazg et de deux autres centaures, chargèrent une dizaine de Cyclopes qui désiraient en découdre avec des sapeurs restés derrière pour empêcher toute descente par les murailles et faire exploser des tours. La manœuvre des créatures était bien pensée, mais heureusement, la vitesse des centaures sauva la mise de l’assaut. Deux d’entre eux s’écroulèrent, les côtes en morceaux, suivit d’un autre, l’œil transpercé. Les autres suivirent, piétinés, brûlés ou le crâne défoncé. La superbe robe gris pommelé d’Orfang était toute tâchée de sang.

Un Mage Gobelin tenta une incantation, une hache enduite de flétchar lui fit regretter d’avoir crié trop fort. Entord et Valald soignaient un maximum de blessés et protégeaient les autres, sauf les centaures, qui pouvaient se régénérer et possédaient une résistance aux arcanes. Ils se protégeaient mutuellement des psyolites et des ensorceleurs adverses, et l’Elfe utilisa volontiers sa Rafale Psychique. Il avait d’ailleurs trouvé un bon moyen de la rendre encore plus efficace : il y incorporait la rage qu’il avait accumulée. Nombreux furent les Bourreaux-de-Vie qui s’écroulèrent devant lui, l’esprit en morceaux aussi nombreux que leurs hurlements étaient stridents. Une fois, parce qu’il n’avait pas le temps de préparer une mentraque, il lança une Flèche de Feu sur un Troll qui attaquait Kundïn par derrière, occupé avec des Halvorques. Il espéra que, dans la bataille, personne n’avait rien vu. Voltargue fit exploser un blason au-dessus de la herse principale. C’était le signal pour les trois compagnons de le rejoindre. Ils se ruèrent vers le Capitaine des sapeurs, non sans prendre le temps d’achever leurs adversaires.

La Gnome s’enfonça sous la terre et attendit les voyageurs. Elle en profita pour repousser les longues mèches d’un noir bleuté qui lui devant ses yeux améthyste, et ajuster ses ceintures sur sa tunique couleur sable et ses sombres braies moulantes, contrairement à celles des hommes qui étaient lâches. Elle tira une hache, et les amis arrivèrent à sa hauteur. Tous étaient couverts de sang, et on essuya ses bottes, sabots ou bottines pour ne pas glisser pendant la folle course qui arrivait.

-J’vais vous mener dans la cité, d’où nous rejoindrons les tunnels supérieurs, les plus anciens, qui datent d’avant le Temps Zéro. Les Bourreaux-de-Vie pourront pas nous y suivre, les créatures mauvaises peuvent pas y entrer. De là, on rejoindra le sommet, et y vous suffira de descendre la montagne par la face Nord-Est pour retrouver la route de Caldift. Plus un bruit maintenant, murmura Voltargue.

Ils acquiescèrent et se mirent en marche, la sapeur en tête, suivie d’Agrazg, puis Valald, et enfin Kundïn. Le boyau était étroit et sans lumière, mais cela ne gênait pas l’avancée, tous étant nyctalopes. L’eau et le sang tombaient en gouttes depuis le plafond par endroits, et certaines zones étaient très chaudes à cause du flétchar qui brûlait au-dessus. Les cris de guerre et d’agonie se répercutaient contre les parois, leur donnant une résonance d’outre-tombe Au bout de cinq cent mètres en ligne droite, leur guide s’arrêta. Elle montra un trou dans la voûte de pierre. Ils s’engouffrèrent à l’intérieur et aidèrent Agrazg, qui ne pouvait utiliser pour monter que la force de ses bras, insuffisante malgré sa puissance.

C’était les anciens tunnels de prospection des Gnomes, inutilisables depuis longtemps. Ils progressèrent assez lentement dans ce souterrain très bas, froid et silencieux comme une prison de glace. Une porte en bois clouté annonça la sortie au bout d’une heure. Elle s’ouvrit sur un rire sadique et glacial, pas très fort, mais qui parut être un ouragan aux compagnons, après le temps passé dans la galerie muette.

-Qu’espériez vous, fous que vous êtes ? cracha une bouche pleine de petits crocs bruns, surmontée de deux yeux de braise.

Un Hobgobelin, reconnaissable à sa peau jaune vif tressé d’écailles carrées, à son crâne allongé, à son grand nez bossu et à sa posture droite. D’après le lourd manteau vert kaki qui l’entourait, il s’agissait d’un Archimage. Il était accompagné de quatre Cyclopes en chemise de mailles portant des hallebardes, autrement dit l’élite cyclopéenne, et de dix guerriers Orques, des taches vertes en armure lourde brandissant leurs sabres à lame large et leurs rondaches de métal noir. Ceux-ci étaient vert foncé, trapus, affublés d’un nez minuscule et retroussé à l’extrême, avec des membres courts et d’une puissance terrifiante, supérieure même à celle des Gnomes, contrairement à leur crâne, petit et renfermant un cerveau parfaitement inutile. Cette constitution les rendaient lents et incapables de lutter, mais redoutables avec des armes lourdes qui compensaient leur faible allonge, et capable de supporter d’énormes armures sans broncher. Deux défenses jaunes de vingt centimètres saillaient de leurs mâchoires.

Les Cyclopes avaient une peau rouge foncé, écailleuse et couverte de corne, ce qui la rendait aussi dure que du bois, mais son manque de souplesse les rendait presque aussi lents et maladroits que les Orques, même si leurs membres étaient très bien proportionnés en longueur, pour leur mètre quatre-vingt dix de haut, ce qui leur donnait une bonne allonge et une force très élevée due tant à leur taille qu’à leurs appendices à la musculature ciselée. Leur tête ronde enfermait un cerveau lent mais pas stupide du tout, et était surmonté d’une unique corne au-dessus de leur œil, qui le protégeait efficacement. Ils n’avaient pas de nez, mais des sortes de nageoires triangulaires et orientables sur les côtés de la tête leurs tenaient lieux d’organe olfactif et auditif. Apparemment, l’Archimage les avaient vus entrer dans le tunnel et c’était mis en tête de les intercepter, seul avec son escorte personnelle.

Un geste de l’Hobgobelin, et le combat commença. Agrazg chargea les Cyclopes qui s’avançaient vers lui. Valald lança une mentraque sur les hallebardiers pour les paralyser quelques secondes, afin de permettre à son ami de prendre l’avantage et d’aider assez rapidement Kundïn et Voltargue, tous deux aux prises avec cinq Orques aguerris. Il comprit au regard que lui lança le chef de la bande que sa manœuvre n’était pas passée inaperçue, et qu’il allait le payer. Il dessina un glyphe en l’air, laissant une trace violette de l’énergie du Temps qu’il avait accumulée. Ce geste, accompagné d’une incantation formulée les yeux fermés sous la concentration, fit apparaître ledit glyphe : un double entonnoir, symbole de l’esprit, enfermé dans un carré, sur le front de l’Elfe. L’Ovate comprit qu’il venait d’être victime d’un sort bloquant les pouvoirs psyolites. Il lui faudrait donc affronter son adversaire avec uniquement ses capacités physiques, pour ne pas se faire remarquer de Voltargue.

Le Hobgobelin para sans peine le coup de bâton de Valald, et riposta d’un coup de ses griffes en énergie d’Ambre. Il recula, blessé au visage. Il tenta un nouvel assaut sur son opposant ricanant, qui esquiva tout en envoyant un violent coup de pied qui projeta l’Elfe sur la paroi, sur laquelle il resta, à demi-conscient. Le Bourreau-de-Vie, suffisant, détourna la tête de l’Ovate et regarda Kundïn, qui brisait les cervicales de son dernier Orque d’un moulinet esquivant. Il attira à lui l’énergie du Temps, créant ainsi de multiples rayons violets convergeant vers lui. Il commença une sombre litanie, alors que le signe de la faux se dessinait devant ses yeux. La Lame Porteuse ! Un sortilège mortel.

Valald sorti immédiatement de sa léthargie en entendant le chant de l’Archimage et en voyant ses gestes. Voltargue ou pas Voltargue, il était lié par serment à Kundïn, et se devait de réagir. Il appela à lui l’énergie verte de la Vie, et entama la litanie de Celle qui Rompt l’Eternité, tout en traçant son glyphe, la spirale brisée, en fait trois cercles concentriques d’où partait un trait évasé vers la droite et débutant sur le plus petit disque. Il lui fallait être plus rapide que son adversaire, pour finir son contre-sort avant que la faux violette ne touche le Nain pétrifié par la peur. Son glyphe s’inséra à la pointe de l’attaque, qui éclata dans un cri de rage et de frustration suraigu. La spirale disparu, et le Hobgobelin se retourna d’un coup, une expression de terreur gravée sur le visage.

-Druide, murmura-t-il.

-Pas encore, seulement Ovate, fit Valald, serein.

Il tendit la main, et un serpent d’Ambre s’en échappa, enserra l’Archimage et le tua d’une morsure mortelle, gravant pour l’éternité la terreur sur son faciès jaune. Les trois Orques restant, apeurés, moururent vite sous les coups de fléau et de marteau, laissant les quatre compagnons éreintés, blessés, avec une Gnome gravement atteinte.

Valald, libéré du blocage par la mort de l’Hobgobelin accomplit son devoir envers eux et les soulagea de leurs blessures, sauf Agrazg, dont les plaies se refermèrent en quelques minutes. Voltargue le toisa d’un regard enflammé, et lui demanda :

-Tu maîtrises les arcanes ? et cette question n’autorisait pas le mensonge.

-Certes, répondit l’Elfe, les yeux baissés, les lèvres pincées.

-Apprend-moi ! cria-t-elle, en se jetant aux genoux de l’Ovate déboussolé par cette réaction inattendue et contraire à toute règle gnome.

-J’ai le don, mais j’sais pas l’utiliser. J’suis entrée chez les sapeurs pour le cacher, là où si y s’manifestait, ce ne pourrait pas être mal, et où personne ne pourrait le voir et me tuer par la suite.

Agrazg acquiesça. Les Gnomes qui avaient le don des Arcanes entraient souvent chez les sapeurs, car les décharges et explosions leurs étaient utiles. Beaucoup allaient aussi chez les Elfes ou les Fées, où ils apprenaient la sorcellerie. Parfois, ils revenaient et s’engageaient dans les batailles pour qu’on voie qu’ils étaient profitables et ainsi, ils n’étaient pas tués. Mais même cet honneur reconnu, on les maintenait à l’écart, et ne faisait appel à eux que pour la guerre et les premières lignes. Le regard désespéré de Valald le tira de sa rêverie. Il rit.

-C’est bon Valald, c’est pas une ruse. De toutes manières, on est pas en territoire gnome, alors elle peut pas te tuer.

-Bon, ben, d’accord. Mais il faudra qu’on sorte d’ici avant.

-D’accord, d’accord, fit-elle, excitée au plus au point. Merci, merci, infiniment, poursuivit-t-elle en lui sauta au cou.

Valald était de plus en plus désemparé, peu habitué qu’il était à la familiarité des Gnomes. Il ne savait plus où se mettre, et ses deux compagnons rirent de bon cœur devant sa mine déconfite.

Ils ne croisèrent plus grand monde dans les tunnels, la majorité des habitants étant sur les remparts ouest. Les quelques créatures croisées furent laissées en vie, afin qu’elles ramènent des troupes vers eux, ce qui dégarnirait un peu les murailles. En courant dans ces boyaux plus larges, ils ne mirent qu’une petite heure à parvenir aux niveaux supérieurs. Il n’était de surcroît pas aisé de se perdre, déjà parce que les Nains et les Gnomes s’orientaient sous terre à la perfection, mais aussi parce que le plan de la cité était très fermé avec des portes partout et toutes différentes, les tunnels ne se prolongeaient pas vers le haut et étaient tous ornementés de statues hideuses mais caractéristiques de chacun d’entre eux, ce qui permettait de se repérer avec exactitude.

Ils pénétrèrent dans les anciens niveaux poursuivis par une troupe de Bourreaux-de-Vie en folie, qui hurla de frustration lorsque la porte de Mithril ciselée de feuilles, d’étoiles et incrustée de pierreries se referma derrière eux sur un doux carillon métallique.

Les compagnons s’arrêtèrent, essoufflés, et observèrent ce qui les entourait. Tout était saturé de magie bénéfique qui, comme on leur avait dit, empêchait le Mal d’avancer. L’endroit se divisait en coupoles taillées avec une perfection qui donnait à la roche la douceur de la soie. D’harmonieux bâtiments d’un bleu marin se dressaient partout, reliés par des ponts de lumière, exposant de grandes colonnades finement gravées et des fresques scintillantes magnifiquement taillées, à la vue des visiteurs. Au sommet de la voûte plafonnant à une trentaine de mètres brillait un globe d’énergie magique, qui diffusait une douce lumière coulant sur la ville abandonnée comme la rosé sur l’herbe. Une douce et permanente mélopée en une langue incompréhensible résonnait dans la caverne, sans réelle origine ni direction. Elle était intrinsèque à ce lieu.

Les voyageurs, béats d’admiration, s’avancèrent. Les fresques autour d’eux leur exposaient des personnages d’un temps passé : des serpents ailés, d’autres énormes avec des bras et un buste, d’étranges créatures au crâne ovale avec un mélange de nez et d’œil entre les deux yeux, d’autres semblables à des arbres, d’autres encore qu’on aurait dit composées uniquement de minéraux, et des sortes d’Elfes aux petites oreilles pointues et bien charpentés. Les seuls êtres reconnaissables étaient les Rakshasas. Tous combattaient une sorte de fleur géante, et les êtres minéraux, les petits à tête en œuf et ceux qui ressemblaient aux Elfes possédaient d’étranges engins volants. Dans ces fresques peut-être reposait le secret qui expliquerait aux Irkiciens pourquoi il n’y avait pas de fleurs chez eux, et qu’ils détestaient celles qui pointaient parfois leur nez dans la Jungle Endormie, et surtout, qu’y avait-il avant le Temps Zéro.

Pourtant, les quatre profanes n’avaient pas le temps de s’attarder, même si la tentation du savoir était prenante. Les plus anciennes archives des Dragons remontaient à trente-cinq mille ans, à un moment appelé Temps Zéro. Mais tout commençait avec déjà des villes, des peuples sages et développés et un commerce bien ancré. Pourtant, la vie sur Irkice ne pouvait pas avoir débuté ainsi. L’évolution des peuples, la construction et la découverte d’un monde ne se fait pas en une seconde. Irkice était un monde sans passé, et il semblait impossible d’apprendre son histoire, et ses habitants étaient désespérés de n’avoir pas de racines.

Au-delà d’une porte de bois brun ornementée d’or fin, ils aperçurent dans une coupe de matière transparente un morceau de papier, flottant dans le vide sans support ni dégagement visible d’énergie, qui s’illumina d’un feu violet à leur approche.

-Cet objet nous appelle, chuchota Valald, qui avait décrypté le message envoyé par l’Energie du Temps.

-Peut-être, mais nous n’avons pas le temps de le prendre, répondit Voltargue. Il nous faut atteindre le sommet avant que les Bourreaux de Vie ne puissent bloquer la sortie et le flanc nord-est.

Comme pour répondre à cette interdiction, la feuille envoya un feu encore plus fort, accompagné d’une supplication déchirante.

-Je dois le prendre, je vous rejoins, lança Valald en s’engouffrant dans la maison, sans un regard pour ses amis qui poursuivaient.

A son approche, le parchemin poussa un chant de joie et son feu violet paru danser autour de lui. La coupole se souleva, et le manuscrit tomba sur la table de marbre bleu, son auréole éteinte. Valald le prit religieusement. Plus de trente-cinq mille ans, pensa-t-il. Il faut au moins un Haut-Druide pour pouvoir lancer un sortilège de conservation si puissant. Il regarda l’écriture, comme un prospecteur regarde une opale. Ma parole, cette langue, c’est de l’Elfique ! Cette révélation le bouleversa, il sorti en trombe de la pièce et rejoignit ses compagnons.

Ils empruntèrent des ponts de lumières pour atteindre le sommet, et traversèrent encore deux étages similaires. Ils émergèrent du Mont Creux en quelques minutes, sous un soleil déjà à la moitié de sa descente.

Ils observèrent la marée verte et les Gnomes en bas. Les fronials jouaient avec les Gobelins comme des brindilles, ce qui permettait aux autres troupes de ne pas subir un surnombre trop élevé. Trois tours s’étaient effondrées, et il ne restait aucun bâtiment en l’état dans la première enceinte. Un Troll en feu fut projeté contre les remparts par Entord, ce qui prémunit quelques instants les guerriers des flèches et des javelots. Les centaures courraient en tout sens, rabattant les Bourreaux vers les guerriers pour les encercler et brisant leurs lignes déjà peu organisées. Mais malgré les gros dégâts causés, les pertes étaient lourdes, il était temps de mettre fin au raid, qu’il ne tourne par au suicide collectif. C’était à Voltargue de donner le signal. Elle donna à chacun une fronde et une grosse bourse de malterkass. Ils tirèrent ensemble sur la seconde muraille. Un immense éternuement suivit, les corps explosèrent. Le sang et les membres retombèrent avec un bruit sourd sur les ruines fumantes du rempart. Les Gnomes prirent rapidement la fuite, cachés par la fumée et protégés par Eldion dont les rayons brûlaient les yeux des défenseurs. Le temps qu’ils se réorganisent et comprennent, la troupe serait déjà loin.

Les quatre frondeurs ne regardèrent pas le spectacle. Ils franchirent en courant les remparts abandonnés et dévalèrent le sentier qui les mènerait vers la baie de Caldift, dont les blanches fumées s’élevaient dans le ciel, derrière ses murailles. La ville était prise entre le Golfe du Tigre et la verte étendue de la Jungle Endormie. Un magnifique vaisseau drapé d’innombrables de voiles blanches s’engouffrait dans le port. Les rayons du couchant l’auréolaient d’or et de feu. Il avançait lentement, faisant savourer sa beauté angélique aux rescapés du Mont Creux.

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