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Catégorie : Saga de Snaga (La)
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- Ah bonnes gens quelle misère…

Le quai était poussiéreux, le vent ramenait de la berge du fleuve des odeurs compliquées de marécage et d’égouts, mais cela ne semblait pas gêner le cercle clairsemé des oisifs qui s’était arrêté pour suivre les mouvements désordonnés du bateleur.

Rien de brillant pourtant ! Ou les balles étaient rebelles ou le saltimbanque incapable, en tous cas elles fuyaient les mains du bonhomme pour s’envoler de manière imprévisible en direction des badauds.

Pansedrue gémissait :

- Voyez princesse, ce qu’un vieillard doit consentir pour ne pas mourir de faim… Ah si comme vous j’avais écouté ma mère quand elle me disait d’être sage !

Il n’avait pas son pareil pour larmoyer au point d’engluer le plus affairé des changeurs. La servante prise à témoin n’en pouvait plus de rire : elle avait posé son ballot et se tenait le ventre en exhibant au monde une bouche déjà édentée.

- Que reste-t-il donc à nous autres pauvres vieux dans cette époque cruelle ? une piécette ?

La belle revint à elle aussitôt. Elle avait le temps d’un spectacle gratuit, mais une exhibition payante la rappelait à ses devoirs. Elle rassembla ses jupes et son linge avant de s’éloigner.

Pansedrue ne s’offusquait pas : la partie ne faisait que commencer, bien des badauds reviendraient trois ou quatre fois avant de consentir à ouvrir leur escarcelle.

Comme par un hasard maléfique, une autre balle lui échappa. Elle bondit des ses doigts pour rouler sur son épaule. De là, elle s’envola aux pieds d’un négociant de l’Urthal.

Pitoyable. Un tonneau renversé avec une casserole bosselée pour tout décor, un costume criard aux basques élimées, un vieil errant minable qui s’accrochait à la vie on ne sait pourquoi... Le bourgeois se sentait plein d’une bonté condescendante. Sans aller jusqu’à ouvrir sa bourse, il était prêt à faire un geste : il se pencha vers la boule d’étoupe pour la rendre à son propriétaire.

Bizarrement la balle sauta de côté.

Le vent ?

L’homme fit un pas : elle échappa encore, et encore. Maintenant le public regardait le marchand perdre son calme. Pansedrue continuait à pleurnicher, l’œil pétillant.

- Ah ce n’est pas si facile après tout !

Le téméraire avait enfin la balle en main, mais non, elle s’envolait encore.

- Par ici ma chérie !

- Pansedrue était bien plus droit tout à coup : d’un grand geste il prenait chacun à témoin et la balle vint atterrir dans sa main.

Il y eu des applaudissements.

Une autre balle vola.

- Qui veut tenter sa chance avec celle-là ?

Le bourgeois haussait les épaules, rouge de son effort et de sa confusion. Ce fut un grand marin du nord qui tenta l’épreuve. il y mit autant de force que de maladresse et finit par rouler aux pieds du saltimbanque.

- C’est de la triche ! Il y a un fil !

- Un fil !

Ton scandalisé du maître qu’on offense.

- Voyez vous même !

Pansedrue ramassa prestement la balle avant de la tendre à l’homme.

Pas de fil, le marin regardait sans comprendre, mais les piécettes commençaient à tomber de chaque côté du cercle.

Ce n’était pas encore une cataracte, plutôt une entrée en matière : les maîtres du métier l’enseignent aux débutants à grands coup de pieds : le chaland hésite à être le premier à payer : il veut être sûr de ne pas être le pigeon de la farce : si les autres donnent, il donnera. Il faut amorcer la pompe avec patience !

Le vrai spectacle viendrait donc après. Pansedrue jonglait toujours de manière aussi maladroite, mais le public commençait à le regarder autrement : les erreurs et les chutes sentaient le numéro. On commençait à être en haleine…

 

Il y avait presque dix jours que le bonhomme était arrivé à Dartzbrück après six ou sept mois d’errance entre le Niederfeld et le Dennewark. Comme à chaque fin d’été, la plaine, harassée par la moisson, rendue fébrile par les vendanges, l’attirait. La Fête des Grâces, à l’entrée de l’automne, est toujours gaie quand la récolte a été bonne. Chaque village se prend une fois de plus à croire au lendemain.

Jamais instruit par l’exemple, le plat pays oubliait une fois de plus ses craintes : ces hivers plus terribles chaque année depuis que la cendre morte des êtres et des choses avait pris forme pour le malheur des vivants. On oubliait les hurlements du vent maudit qui desséchait arbres et bêtes jusqu’à ce qu’ils tombent ensemble en poussières craquante.

Non, une fois de plus le travail des hommes avait fait sortir la vie de la terre noire, alors une fois de plus on allumait les lampions, on accordait les vielles et on faisait bon accueil à quiconque pouvait offrir un tour ou un conte pour la fête.

Pansedrue aimait ces jours. Ordinairement, il se serait avancé dans la plaine bien au-delà du Drang, prolongeant la fête en marchant vers le nord au contraire de la moisson. Mais cette année, la présence de son compagnon l’avait retenu à proximité des bois. Snaga s’était accoutumé aux hommes, mais il rechignait à trop s’éloigner des terres sauvages ou du couvert des arbres. Impossible de le faire changer d’avis ? L’homme avait cédé sans trop se poser de questions...

Etrange l’importance qu’avait prise ce petit gobelin dans la vie de Pansedrue.

Dix jours au même endroit, c’est long pour un habitué des grands chemins : les numéros et les tours sont vite connus, la répétition nuit à la rentabilité. Mais Dartzbrück plaisait au vieux bonhomme comme il rassurait Snaga. Pas de murs, pas de porte ni d’octroi : à la fois plus et moins qu’une ville.

Des siècles auparavant, négociants et bateliers avaient pris l’habitude de s’arrêter là, parce que c’était un point de portage facile entre le Drang et la rivière de Dennewark. On y faisait étape le temps d’un marchandage ou d’une réparation. On s’y donnait rendez-vous. L’endroit s’animait ? On se passa le mot de bouche de tavernier à oreille de baladins ou de voleurs.

Bientôt un simple méandre de la rivière était devenu une place grouillante de vie et de couleurs.

Etrangement, nul n’avait jamais songé à construire de maisons à Dartzbrück. Personne ne restait assez longtemps pour que cela vaille la peine d’engager tant de peine et de frais. Les équipages logeaient avec leurs passagers à bord des radeaux ou des barques amarrés le long des berges. Pour tous les autres on avait trouvé une autre solution.

Un peu en amont s’étendaient les coteaux de l’Altermayer, tout couverts de vigne. On en tirait depuis des siècles un vin rouge râpeux qui saoulait vite et se conservait bien, de telle sorte qu’on en faisait commerce tout le long du Drang, de sa source jusqu’à la mer. Les barriques servant au transport étaient rassemblées à Dartzbrücke puis arrimées pour former de grands radeaux descendaient paresseusement le fleuve. Le vin livré, de grands attelages de chevaux les remontaient vides jusqu’à Dartzbrück. En attendant la vendange, elles s’entassaient en files interminables sur la berge.

Nul ne sait qui eut le premier l’idée d’en faire des logements. Peut-être qu’un meurt-la-faim avait un soir pensé trouver là un refuge avant d’être jeté dehors par un négociant astucieux qui avait fait fortune depuis !

A Dartzbrück, donc, on ne loue pas de chambre à l’auberge, mais le droit de dormir bien à l’abri dans un des tonneaux entreposés sur le quai jusqu’à dix pieds du sol ! On est au sec, le gîte est sûr pour peu qu’on ne se prenne pas les pieds dans l’inextricable réseau d’échelles, de cordes et de passerelles qui encombre les abords.

Qui a logé là vous dira que le plus pauvre y est un prince. Faute de pouvoir s’offrir le vin il pourra choisir le cru dont le parfum bercera ses rêves. Seul sur sa paillasse il pourra plonger le regard au plus profond du décolleté des belles qui passent. Et le matin, grimpé tout en haut de sa tour de futaille, il pourra pisser dans le fleuve en regardant le soleil se lever.

Semblable activité ne pouvait qu’attirer l’attention des ducs, comtes et toute la noble société des preneurs de taxe. Devant le plus grand des fleuves, les hommes de guerre ne verront jamais qu’un vulgaire fossé. Montrez leur un ruisseau, il rêveront de bâtir devant une courtine d’où dominer le plat pays.

Le Nachgraf n’avait pas failli à la tradition, et entrepris la construction d’une tour dont la garnison et l’entretien devait être assurée par un trépas de six sous d’argent sur chaque fût.

Mais les fleuves ne sont pas plus des frontières que les forêts ou les montagnes. Limite commode sur les cartes, ils sont en réalité des traits d’union.

Comme toutes les rivières du monde Drang appartenait aux bateliers, porteurs ou passeurs qui vivaient dessus depuis que l’homme a appris à chevaucher un tronc d’arbre sans se noyer à chaque fois.

Sa forteresse achevé, le brave officier de l’octroi avait eu la mauvaise surprise de découvrir en se levant le matin que si le péage était bien installé, la ville, elle, n’était plus là. Marchands, brassiers et coupe jarrets avaient simplement mis à l’eau les barriques et traversé le cours pour s’établir un peu en aval en Dennewark.

On raconte qu’il avait fallu la construction de quatre ou cinq bastides inutiles avant que les Nachgraf n’acceptent enfin le fait.

Dartzbrück était devenue une foire franche.

C’est aussi cet esprit frondeur, cette instabilité moqueuse qui attiraient Pansedrue. Ici pas de permis ni d’entrant. Le public se renouvelait vite, et ce que le marchand économise de taxe, il peut en laisser une partie au mendiant de passage.

- Elle m’échappe encore...

Cette fois la balle rebondit jusque sur le vieux tonneau renversé à dix pas de Pansedrue et frappa la casserole avec un "bong" sonore.

Juste au moment ou certains se préparaient à applaudir à nouveau, Il y eut une sorte de glapissement aigu.

Le gens surpris, mains écartées, retinrent leur souffle, puis lâchèrent ensemble un cri de saisissement : Snaga venait d’émerger du tonneau avec sa livrée taillée dans un cotillon et son chapeau jaune à plume. Il clignait des yeux à cause de la lumière, dénudait ses crocs baveux dans une bonne imitation de grimace menaçante. Il tournait lentement sur lui-même, fixait soudain quelqu’un dans la foule et se léchait ostensiblement les babines.

- Terreur ! Abomination ! les peaux vertes sont sur nous !

Le public recula à peine : il voyait bien la chaîne au pied du gobelin, et puis le numéro était maintenant connu d’une partie du public.

- Disparaît donc, sale bête !

Pansedrue lui en rajoutait dans la terreur, ses mimiques devenaient extraordinaires. Tout à coup il se mit à bombarder Snaga avec ses balles, mais le gobelin les happait une par une avant de les envoyer voler dans les airs au-dessus de lui.

- A l’aide !

- Cinq, six, sept, huit...

Le public comptait, Snaga jonglait de plus en plus vite. Pansedrue qui s’était approché du tonneau pendant qu’il jetais ses projectiles faisait mine de décocher des coups de poing au gob en frappant sur le gong pendu au tonneau. Un coup : un bruit de cymbale, aussitôt le rythme des balles semblait se rompre avant de prendre un autre tempo.

Les gens applaudissaient plus fort à chaque nouvelle combinaison, le rythme devenait celui, presque hypnotique, de l’Octantine de Saglia que seuls les grands maîtres dominent vraiment. Snaga donnait l’impression d’un tourbillon : il jonglait avec les mains, les pieds, se tenait dans des équilibres plus impossibles à mesure que les applaudissements se faisaient plus nourris.

Au dernier coup de gong, plus fort, il reçut les balles une par une dans son chapeau avant de le montrer au public ébahi : le couvre chef était vide.

Snaga le brandit alors au dessus de sa tête en hurlant d’une voix aiguë :

- Saleté de boulot !

 

A suivre...

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