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Catégorie parente: Fantasy
Catégorie : Sans espoir
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Aradiel se tenait là, immobile. Pas un bruit, pas même un souffle qui ne puisse trahir sa présence. Durant ces quelques instants qui précédaient le déchaînement et qu’il avait appris à chérir, il laissa vagabonder son esprit dans les limbes de sa mémoire, se remémorant les années de dur labeur qu’il avait vécues à l’académie militaire de Lothern. D’innombrables heures à tout apprendre de la stratégie, de l’art du combat et du commandement ; et chacune de ces leçons, il ne le savait que trop bien, lui sauverait peut-être la vie aujourd’hui. Un frémissement, à peine un bruissement, et il revint à la réalité : " Cela ne devrait plus être bien long à présent " se répétait-il, et son attention toute entière s’était maintenant focalisée sur la petite route de terre qui serpentait entre les pins, en contrebas. A mesure que la tension allait croissante en lui, il lui semblait découvrir un monde nouveau de sensations : il pouvait sentir le bois du manche de sa lance pulser au creux de sa paume, il prenait conscience des bruits infimes qui sont propres à la nature ; il avait l’impression qu’il pouvait entendre la branche sur laquelle il se tenait, sentinelle invisible et omnisciente, bourgeonner et pousser ; et le moindre battement d’ailes des oiseaux qui passaient loin au-dessus de sa tête lui paraissait un vacarme, sa concentration était à présent totale et rien n’aurait pu lui échapper.

Et soudain ils arrivèrent.

Ce fut d’abord le bruit qui alerta Aradiel. De ténu, il se fit bientôt assourdissant à mesure qu’ils approchaient ; et enfin il put les voir. Des gobelins. Une bande d’une vingtaine de petits peaux-vertes, piaillant, se bousculant, avançant dans le chaos le plus total. La plupart d’entre eux était équipé de bric et de broc, certains armés de lances, d’autres de petites épées aux lames recourbées ; quelques privilégiés bénéficiaient d’une cotte de maille, mais les autres n’avaient pour seule protection qu’une veste de cuir épais. D’autres encore avaient récupéré des pièces d’armures sur les cadavres d’elfes tombés au combat, tel ce gobelin qui traînait tant bien que mal un lourd bouclier aux couleurs chamarrées et qui devait être plus haut que lui ; et cela fit enrager Aradiel, renforçant encore sa détermination de délivrer son foyer de cette maudite engeance à la peau verte. Ils marchaient d’un bon pas, étonnamment véloces au vu de leurs petites jambes et rapidement, ils arrivèrent à une dizaine de mètres de la cachette d’Aradiel, sans ralentir leur cadence un instant ; et enfin ce fut le moment. L’elfe bondit, ange gracieux semant la mort, au cœur de la masse. Sous la poussée de son élan, il empala un des gobelins, le traversant de part en part dans un bruit de choc sourd ; les autres peaux-vertes, médusés, le regardèrent avec impuissance alors qu’il soulevait le cadavre au bout de sa lance. De toutes ses forces, Aradiel projeta le corps sans vie de son adversaire sur ses congénères, et trois d’entre eux roulèrent dans la poussière ; et ce fut comme un signal, en quelques instants la déroute se fit générale, les gobelins fuyaient dans le désordre, se bousculant, se piétinant les un les autres, terrifiés par l’apparition vengeresse. Ils n’eurent pas fait plus de quelques mètres qu’un mur de lances étincelantes se dressa devant eux ; et Aradiel sourit alors que le reste de sa patrouille massacrait les peaux-vertes qui semblaient totalement perdus à présent, dans cet état de terreur où même la fuite paraît impossible ; du reste, c’était bel et bien le cas. L’atroce carnage se poursuivait depuis plusieurs minutes à présent, la moitié des gobelins gisaient déjà à terre, la route était gorgée de sang, et les elfes, implacables, abattaient sans relâche leurs lances, et chaque coup voyait un nouveau cadavre s’effondrer dans une gerbe écarlate. Aradiel adressa un signe muet à Corandel, qui était son second, son ami et bien plus que cela ; ils avaient fait leurs classes ensemble, et se connaissaient depuis leur plus jeune âge ; et de tous les elfes qui constituaient la patrouille que commandait Aradiel, Corandel était sans doute le seul qu’il considérait comme un véritable ami, le seul qu’il tenait en haute estime.

Ce fut à nouveau un bruit qui le tira de sa rêverie, sourd martèlement aux implacables sonorités. Un instant, les elfes se figèrent. Cette cavalcade, pour autant qu’ils puissent en juger, n’avait rien de la noblesse d’un régiment de heaumes d’argent au galop ; mais le bruit lui-même, chaotique et violent, était semblable à la détonation d’un canon qui précède le massacre : et tous surent que quelque chose de funeste se préparait ici.

 

" - Tous en position défensive ! " Hurla Aradiel tandis que le vacarme se faisait infernal. " Faites un mur de vos lances, et que l’ennemi vienne s’y briser ! " Ajouta-t-il, tout en rejoignant son unité.

 

Rapidement, les elfes achevèrent les derniers gobelins, et se mirent en position, chacun faisant face à la forêt, à l’invisible menace à qui seul l’affreux martèlement donnait corps.

Tout se passa très rapidement. Il y eut un bruissement, et soudain le bosquet s’entredéchira, et comme une gueule béante, vomit ses flots de guerriers ; les chevaucheurs de loups chargeaient les elfes, véritables démons inconscients du danger. Le choc fut terrible, les fous furieux s’empalaient avec frénésie sur les lances brillantes, renversant les rangs des défenseurs ; et en un instant leur formation fut disloquée, ce fut une ignoble mêlée qui s’engagea et le sang rougissait de plus belle la terre d’Ulthuan. La lutte était féroce, et tous savaient qu’il n’y aurait que la victoire ou la mort ; aucune reddition, aucune supplique ne pourrait les sauver, il fallait être vainqueur ou succomber. Les gobelins, incapables de rivaliser avec leurs adversaires dans le maniement des armes, fonçaient sur les elfes dans l’espoir de les jeter à terre ; beaucoup étaient empalés par les lances elfiques dont l’éclat était à présent terni par le sang des peaux-vertes ; mais même encore, le cavalier mort, la monture restait dangereuse et les loups redoublaient de férocité, se jetant à la gorge de leurs ennemis avec la fureur de démons. Aradiel luttait avec sauvagerie à présent, et trois de ses adversaires gisaient déjà au sol, cadavres inanimés ; et un autre gobelin le chargea, hurlant quelque défi dans son dialecte guttural, mais l’elfe empoigna sa lance à deux mains, et, l’utilisant comme il se serait servi d’une masse, donna au peau-verte un formidable coup qui l’envoya dans les airs, pantin désarticulé. Mais le manche de bois elfique s’était brisé et Aradiel eut juste le temps de saisir son poignard pour faire face à un nouvel ennemi ; il sentait sa chevelure argentée poisseuse de sang, et sa respiration se faisait rauque ; lui-même était blessé au bras droit, une estafilade qui saignait abondamment, imbibant ses vêtements de sa propre vie qui fuyait par la blessure. Un coup de poignard, un nouveau gobelin à terre ; et, profitant de l’accalmie, Aradiel balaya les alentours du regard, et il lui apparut que les elfes étaient dans une position difficile, submergés par leurs ennemis : ils n’étaient guère plus d’une dizaine de lanciers encore valides, déjà deux corps gisaient à terre, inertes, et les survivants devaient lutter à trois contre un contre les gobelins qui continuaient d’affluer, vermine innombrable. Corandel lui-même se battait comme un démon, bondissant, frappant de taille et d’estoc : il avait abandonné sa lance depuis un moment, et combattait de son épée finement ouvragée ; la lame ruisselante du sang des peaux-vertes était nimbée d’une faible lueur bleutée. Un instant, il sembla qu’un gobelin avait pu trouver une faille dans sa garde ; mais sa main fut tranchée alors même qu’il s’apprêtait à délivrer le coup fatal, et quelques secondes plus tard se fut sa tête qui roula à son tour dans la poussière. Mais, inexorablement, la marée des ennemis prenait le dessus ; les elfes s’avéraient impuissants à briser l’assaut, et semblaient destinés à succomber fièrement, emportant avec eux le plus grand nombre d’adversaires qu’il fut possible. Stupide fierté de la défaite ! Aradiel se remémora une nouvelle fois les années de l’académie, songeant à tout ce qu’il avait appris. Tandis que son corps combattait les gobelins, les pensées se bousculaient dans son esprit, il cherchait le moyen de vaincre, et maudissait le sort : fallait-il que tout cet enseignement soit impuissant à les sauver ? Il redoublait de fureur, l’épuisement le guettait tandis que sans relâche, son bras s’abattait, implacable vengeur, sur ses ennemis ; Corandel à ses côtés, il frappait sans répit, ignorant la douleur fulgurante qui peu à peu l’engourdissait ; ignorant la tâche de sang qui croissait lentement sur son flanc, et la souffrance lancinante qui l’accompagnait. Les chevaucheurs de loups étaient à présent tels des squales, ils tournaient autour des elfes avec la lenteur du supplice, cherchant une ouverture ; l’un d’eux bondit sur Aradiel, qui une fois encore fut le plus prompt : il esquiva avec grâce l’attaque du gobelin, et son couteau trouva la poitrine de son adversaire, s’enfonçant avec un son de choc mat. Le cadavre n’avait pas touché terre qu’un autre peau-verte prit sa place, ôtant aux elfes tout espoir de retraite. A la périphérie de son champ de vision, un éclair se fit qui tira Aradiel de sa sombre rêverie. Un gobelin, le plus grand qu’il ait jamais vu, couturé de cicatrices, monté sur un molosse aux crocs écumants de rage, avançait lentement, comme l’architecte qui contemple son œuvre de destruction. Le chef des chevaucheurs de loups, à n’en pas douter. Le sang de l’elfe ne fit qu’un tour. Voyant l’arme du peaux-verte, une épée massive que lui-même aurait eu du mal à manier, encore dans son fourreau, il poussa un rugissement sauvage et se rua sur son adversaire. Il n’y eut pas de combat titanesque ce jour là. Pas de duel terrible. Pas de bravoure. La férocité, voilà ce qui fait un vainqueur ; la bravoure est l’apanage des vaincus, comme le sont le sacrifice et l’honneur. Le poignard s’enfonça profondément dans le cou du gobelin, sans que celui-ci n’ait eut le temps d’esquisser le moindre geste. Il bascula de sa selle lentement, comme dans un rêve, il y eut un gargouillis tandis qu’il se vidait de son sang, et le tumulte s’était tu à présent, chacun restait figé sur place, tétanisé par l’effroyable spectacle. Tous restèrent là, contemplant la pitoyable créature qui agonisait au milieu de la route ; et lorsque enfin le peau-verte expira, ses congénères semblèrent perdus. Leurs regards se portaient sur leur chef, exsangue ; et sur l’elfe, furieuse incarnation du massacre, couvert de sang, le regard d’un démon. Ils ne purent résister bien longtemps et en un instant, la promesse de victoire se fit déroute, les gobelins fuyaient en tous sens, beaucoup étaient tués par les elfes vengeurs tandis qu’ils tentaient de regagner la sécurité des bois, et bientôt il n’y eut plus un peau-verte qui respire sur la route gorgée de sang, seule une poignée de survivants avait échappé au carnage. Aradiel, contemplait la scène, comme absent. Une cinquantaine de cadavres étaient étendus là, sinistre charnier ; et les elfes apportaient des soins à leurs blessés, trop épuisés même pour pleurer leurs morts. Doucement, Corandel s’approcha.

 

" - Un bel ouvrage que tu as accompli ici. " Souffla-t-il, un sourire aux lèvres. Puis, la mine sévère : " Deux des nôtres sont tombés en ce jour. C’est peu et c’est déjà trop. Mais tu nous as sauvés aujourd’hui. Nous aurions pu mourir, et nous sommes vainqueurs. Alors il nous faut être heureux, heureux d’être en vie, et nul deuil ne doit entacher cette joie !

- Mais je n’ai fait que mon travail en ttant que commandant : assurer la victoire et préserver les miens ", répondit Aradiel, pensif. " Nous allions être vaincus, et tuer le chef des peaux-vertes était notre seule chance de survivre. Mais je ne peux m’empêcher de regretter notre hardiesse, qui nous a poussés à attaquer ici. Cinquante des leurs sont tombés, mais deux elfes sont morts ; et, comme tu l’as dit, c’est déjà trop. Comme je maudis le jour qui a vu Grom la panse et son armée fouler les terres de notre belle patrie ! " L’elfe était à présent rageur, plein d’une colère à peine contenue. " Je ne connaîtrai pas de répit tant que des gobelins seront libres d’aller et venir à travers Ulthuan.

- Soit, mais sache qu’à chaque jour sufffit sa peine. Aujourd’hui, nous nous sommes bien battus, et nous avons mis en déroute nos ennemis ; et cela me suffit. Car qui peut savoir de quoi demain sera fait ?

- Moi, je le saurai bientôt.

- Ah, oui, excuse-moi. C’est vrai, j’oubbliais tes lugubres ambitions. " Le ton de Corandel s’était fait plus léger, presque hardi, comme s’il tentait de masquer sa gêne. " Mais oublions cela : nous avons des blessures à soigner, et des cadavres de gobelins à brûler ; et nous ferions mieux de ne pas nous attarder ici plus que de raison, car il se pourrait que cette maudite engeance ne revienne, accompagnée de quelques renforts. "

 

Corandel donna une tape amicale dans le dos de son frère d’armes, qui esquissa une grimace de douleur ; et les elfes commencèrent leur sinistre labeur...

 


 

Ils avaient marché tout le reste de la journée, d’un bon pas malgré la fatigue ; comme l’avait fait remarquer Corandel, la menace des gobelins restait bien réelle, et aucun des elfes ne tenait à s’éterniser sur les lieux du carnage. Ils se trouvaient loin à présent, et il leur était difficile de distinguer la fumée qui s’élevait toujours du brasier où ils avaient brûlé les cadavres des peaux-vertes ; du reste, l’obscurité s’était à présent faite qui empêchait de distinguer quoi que ce fut à plus de quelques mètres, et seule la pâle lueur de Morrslieb, la lune du Chaos, baignait la lande d’une blancheur laiteuse et irréelle. La patrouille avait cheminé vers le nord, et leur foyer d’Avelorn ; leur arrivée se ferait probablement le lendemain, pas avant le crépuscule, car la route qu’il leur restait à faire était encore longue jusqu’à la cour de la reine Eternelle et qu’il leur faudrait redoubler de vigilance tandis qu’ils seraient plus au nord, où se trouvaient la plupart des bandes de gobelins éparpillées après l’ultime défaite de Grom La Panse face aux elfes de Tor Yvresse. Malgré la mort de leur chef, les peaux-vertes étaient encore nombreux en maraude dans les provinces au nord d’Ulthuan ; ils avaient pour la majorité trouvé refuge dans les forêts profondes du royaume d’Avelorn, où seules vivaient quelques créatures sauvages, et ils livraient à présent une guérilla sans fin contre les patrouilles de miliciens Haut Elfes. D’incessantes escarmouches déchiraient à présent l’antique royaume des Premiers nés, comme de trop nombreuses fois au cours des siècles, et cette lutte voyait chaque jour le nombre des gobelins s’amenuiser, bien que ce fut au prix de la vie de nombreux braves, car tel est le coût de la victoire. Pour la nuit, Aradiel et ses hommes s’étaient contentés d’un bivouac rapidement installé à quelques mètres de leur route ; de sorte qu’ils étaient dissimulés à la vue des voyageurs, bien qu’eux-mêmes puissent surveiller à loisir d’éventuels mouvements de troupes. Ils avaient finalement allumé un feu, bien qu’ils redoutaient toujours d’attirer ainsi l’attention ; mais les nuits étaient froides à cette époque de l’année, et Aradiel avait fini par céder à ses subordonnés, bien que ce ne fut qu’à contre cœur ; après la lutte du jour, tous avaient besoin de réconfort, lui le premier, et il n’avait donc pas insisté.

Le feu crépitait dans la nuit, baignant les elfes de sa rassurante chaleur. Ils avaient fait un frugal repas, fait de quelques fruits trouvés en chemin et de pains de voyage elfiques que l’on nomme parfois Lembas, et maintenant la plupart d’entre eux dormaient à présent, exténués après le combat du jour. Seuls Aradiel et Corandel veillaient, assis face à face de part et d’autre du brasier, qui discutaient à voix basse ; et Lodeth, un autre membre de la patrouille qui restait à bonne distance du campement, montant la garde. L’éclat des flammes se reflétait dans la chevelure argentée d’Aradiel, et son visage aux traits aquilins semblait irréel dans la pénombre du campement. Ses deux yeux, d’un noir profond, étaient semblables à deux puits sans fond qui lui donnaient l’air féroce et terrible à la fois ; et pourtant quelque chose dans son attitude trahissait sa douceur, comme si tout le poids du monde s’était abattu sur lui. Une sensation, à la vérité, qu’il lui semblait éprouver depuis son plus jeune âge.

 

" - Vraiment, je ne puis te comprendre. ", disait Corandel, dans ou murmure où perçait l’exaspération. " Tu es un bon commandant de patrouille, tu sais. Voilà sept ans maintenant que nous nous sommes engagés dans la milice tous les deux, depuis notre retour de l’académie en fait ; sept ans que nous combattons monstres, gobelins, druchii ; cette vie aventureuse ne te suffit-elle pas ?

- Ecoute, je ne saurais que te dire pourr te convaincre. C’est comme...Je.... " Aradiel balbutiait, impuissant à expliquer son choix ; et il en souffrait, plus encore que ses amis sans doute.

" - Mais ici, tu peux te battre à loisir, si c’est ce qui te plaît. Tu auras bientôt une promotion, et tu commanderas à ton propre régiment. Et tu es près de tes amis, de tes proches. Ici, je peux te protéger, et Liandra te surveiller, comme nous l’avons toujours fait... " Fit Corandel, soudain moqueur.

 

Aradiel eut un faible sourire en pensant à sa mère, qui malgré les années continuait de le veiller comme elle l’avait fait depuis toujours ; et un instant il y eut comme de la nostalgie dans le regard de l’elfe. Après un silence, il reprit :

 

" - C’est... " Les mots lui venaient difficilement. " C’est comme une nécessité intérieure, pour moi. Tu comprends ? Je sens que je dois le faire, c’est bien tout. C’est comme si c’était mon destin, comme si je le connaissais déjà, bien que je ne sois pas encore entré dans la Chambre des Jours. Je ne pourrais te l’expliquer. C’est comme s’il n’y avait pas d’autre voie pour moi. " Son débit avait été celui de qui se libère d’un poids, rapide et monocorde.

 

Un nouveau silence. Corandel balaya les alentours du regard, perplexe. Se recroquevillant un peu plus pour lutter contre le froid, il serra contre lui sa maigre couverture de laine sous laquelle on discernait sans mal l’éclat de sa côte de mailles d’Ithilmar, encore tâchée du sang des peaux-vertes. Sa longue chevelure tressée, couleur de feu, lui donnait un air sauvage et imprévisible, ce qui à vrai dire n’était pas pour lui déplaire ; et le sourire narquois qu’il semblait esquisser en permanence, ainsi que son maintient désinvolte masquait en réalité, Aradiel ne le savait que trop bien, une personnalité prompte au tragique et au dévouement, comme s’il avait fait de l’ironie la carapace protégeant sa fragilité. Corandel contempla quelques instants les ombres grossières projetées par le feu, qui dansaient dans la nuit. Puis son regard se posa sur Lodeth, qui semblait faire tout son possible pour ne pas prêter l’oreille à cette conversation.

 

" - Lui ne te le pardonnera jamais ", Fit-il. " Parce qu’elle t’aime, tu sais. Pourquoi la quitter, quand le bonheur vous semble promis ? Pourquoi lui briser le cœur ?

- Mais moi aussi je l’aime, bien sûr. J’’aime Jaheira, et tu le sais très bien ! "

 

La voix d’Aradiel s’était faite tonnante soudainement comme il maîtrisait mal ses sentiments ; si bien que Lodeth s’était à présent tourné, ne pouvant se contenir plus longtemps. Il faisait face aux deux elfes, la mine sévère. Il y eut un bref silence, et la conversation reprit de plus belle, simple murmure cette fois.

 

" - Mais l’amour ne peut être ce carcan qui nous empêche de nous réaliser. " Fit Aradiel dans un souffle. " Comment pourrai-je être heureux alors que mon amour est ici et mon destin là bas ? Et Jaheira, elle aussi est partie, je te le rappelle : elle est désormais en Saphery, loin de moi, où elle étudie la magie...

- Devenir Garde Phenix, quelle stupide vengeance ! " Railla Corandel. " Si telle est ta motivation, cet idiot de Lodeth à bien raison de t’exécrer ! Torturer ainsi sa sœur, c’est bien que tu ne l’aimes pas !

- Ce n’est pas de la vengeance, bien sûrr. Il n’y a nulle rancœur entre nous. Comment pourrais-je lui faire du mal, alors qu’elle est tout pour moi ?

- Alors pourquoi ? Si ce n’est la vengeaance, qu’est-ce donc qui te pousse à fuir le bonheur ? Pourquoi nous mentir, pourquoi te cacher derrière des balbutiements incohérents ? " Corandel se faisait à présent rageur, et sa chevelure flamboyante semblait se faire le reflet de ses sentiments. " Puisque tu l’aimes à elle, faut-il croire que c’est toi-même que tu hais au point de te tourmenter ainsi ? "

 

Il y eut un long silence, que seul venait perturber le craquement du feu. La gêne était presque tangible entre les deux amis à présent, et aucun d’eux ne paraissait être prêt à mettre un terme à cette pénible situation. Aradiel restait là, immobile, prostré comme une antique figure. Il fixait le feu, incapable de faire face à son camarade. Finalement, ce fut Corandel qui reprit la parole :

 

" - Après tout, fait comme tu veux. C’est ton choix. Emmure-toi dans le silence, exile-toi dans un monastère si tu y tiens... " Sa voix s’était à présent faite dure, pleine d’une froide détermination. " Je tiens à toi, mon ami. Mais ne me demande pas de te soutenir ici, car je ne peux même te comprendre. "

 

Il avait parlé comme on prononce une sentence, mais derrière son apparente froideur on pouvait sentir sa colère bouillante, qui menaçait de le submerger ; et Aradiel restait là, muet, incapable de blâmer son ami, impuissant à s’expliquer. Corandel s’emmitoufla un peu plus dans sa maigre couverture, et ce fut tout. La frustration emplissait le cœur des deux elfes tandis qu’ils cherchaient vainement le sommeil, ils auraient voulu s’expliquer, et mettre un terme à cette gêne qui pesait sur leur amitié ; mais leur impuissance à y arriver faisait naître la rancoeur en eux, qui les rongeait tandis qu’un silence de mort s’était fait sur le campement ; mais enfin l’épuisement eu raison d’eux, et enfin ils dormirent sans que nul rêve ne vienne les tourmenter.

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