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Catégorie : Symphonie De Sonaruo (La)
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Ndlr: en fait en trois parties parce que carrément long.

Errion emmena très jeune son fils avec lui, au monastère, quand il œuvrait sur les innombrables fresques qui décoraient les murs de presque toutes les salles : le peintre appréciait la compagnie de l’enfant parce qu’il pouvait lui parler sans que celui-ci ne lui réponde, ni le contredise ; tout à fait ce dont il avait besoin alors. Sarhen n’aimait pas voir le « petit » aller au monastère, l’austérité des moines l’effrayait, et plus que tout, Grégoire, qu’elle rendait responsable de tout ce qui ne lui plaisait pas. Quand ses horaires le lui permettaient, le bibliothécaire aimait à venir observer Errion travailler ; très vite, il s’est intéressé à l’avenir de cet enfant silencieux, qui répondait par monosyllabes, et dont les grands yeux en amande ne cessaient de suivre les gestes du pinceau de son père d’un air fasciné. Grégoire proposa à Errion de fournir une éducation à Galwyn, éducation que « Sarhen, seule, et toi, ne pourrait pas suffire à lui donner ». L’artiste, encore à peu près sain d’esprit, n’hésita pas bien longtemps, même devant les colères de la vieille nourrice qui ne voulait pas voir « son petit se faire monter la tête par des religieuxenfermés de préceptes » ; mais ils se comptaient sur les doigts de la main ceux qui pouvaient suivre les leçons des moines du Monastère d’Augez, l’un des plus illustres de toute l’église oméritienne. Cet argument apaisa quelque peu la colère de l’ancienne gouvernante de la famille Tedour, et elle se rangea tant bien que mal à l’avis de tous.

Dès ses quatre ans, Galwyn passa donc neuf journées sur dix, la matinée et l’après-midi, au Monastère. Il y étudia une infinité de matières à laquelle peu de gens de son âge avaient accès, du moins si leurs parents ne présentaient pas un sang bleu, des pièces dorées, ou quelques lames bien aiguisées. Grégoire confia Galwyn à quelques moines-tuteurs, tout en se réservant une heure par semaine une séance d’enseignement dont le sujet changeait toujours.

Dix années durant, Galwyn côtoya dans ces cours Maldrig Argouantour, un jeune homme juste un peu plus âgé que lui, qui était le fils du Duc d’Augez, et dont l’éducation restait elle aussi la propriété des religieux. Mais le père de ce jeune homme amené à diriger la politique de l’île, le retira du Monastère dès que les connaissances les plus basiques furent assimilées par son enfant. Ce dernier fût envoyé vers l’Académie martiale de Drowizer, où les instructeurs mandatés par le royaume de Créfain allaient lui apprendre les derniers rudiments de ses futures fonctions.

Galwyn partagea bien son banc d’étudiant avec quelques autres jeunes personnes, des enfants de nobles la plupart du temps, mais jamais des filles, que les religieux n’acceptaient pas entre leurs saints murs. Personne ne resta aussi longtemps que Maldrig, avec qui les relations devinrent presque fraternelles, jusqu’au moment de leur séparation. Galwyn avait quatorze ans. Aujourd’hui, revenu à Augez, son éducation achevée, le futur Duc de l’île attend la mort de son père en organisant nombre de fêtes ou le fils d’Errion est à chaque fois convié ; peu appâté par ce que la rumeur publique associait à d’immenses orgies, déçu par l’attitude désobligeante de son ancien camarade, Galwyn déclina toutes les invitations, et s’attira le mépris de son compagnon de classe, qui ne jugeait plus ses amis que par leurs capacités à se soumettre à ses désirs.

Etranges désirs.

Galwyn ne gardait en mémoire aucun détail précis de ces douze années studieuses, si ce quelques impressions fugaces, les visages graves des moines dont il était l’élève, l’odeur des parchemins, celle de l’encre et du vieux bois, et surtout les deux yeux gris clairs de Grégoire, qui ne cessaient jamais de les fixer de leurs lueurs argentées lorsque le vieil homme l’emmenait dans son bureau, une fois par décade. Et puis sa voix ! Sa voix magique, mélange improbable du son craquelant des pages d’un très ancien grimoire tournées avec précaution, du sifflement vif d’une épée brusquement tirée de son fourreau, et de la puissance sourde d’une pluie d’orage fracassant ses gouttes lourdes d’énergies sur des toits d’ardoise.

A seize ans, Galwyn pouvait se targuer de savoir lire et écrire en trois langues différentes, de posséder des connaissances assez complètes sur de vastes domaines éclectiques, et de connaître presque par cœur la plupart des prières de l’oméritanisme. Grégoire l’avait aussi à encouragé à prendre la plume, et écrire, puisqu’il ne manifestait aucun des talents picturaux de son père ni de son grand-père paternel, Emmanuel Lornal, qui fût parait-il un peintre remarquable, très respecté dans la province de Créfain. Alors Galwyn écrivait : il tenait un journal presque tous les soirs, s’essaya un temps à la poésie, et rédigeait dès qu’il le pouvait quelques lignes sur un petit carnet de recherche qu’il consacrait à sa passion la plus vive : l’étude des légendes et mythes des anciens peuples de Sonaruo. Une histoire en particulier retenait toute son attention, de par sa récurrence plus ou moins évidente dans les contes de nombreuses civilisations, et son incroyable aura, chargée d’une magie troublante comme les caractères sibyllins des écritures antiques : la saga des Musiciens ; réceptacle de l’hypothétique réelle histoire d’un groupe d’humains aux capacités physiques et mentales extraordinaires, de véritables dieux parmi les hommes qui en jouant de leurs instruments magiques pouvaient transformer l’univers à leur gré, voyager dans les esprits durant leur sommeil, et créer des portes sur d’autres dimensions où le son gouvernait tout.

« C’est très bien, Galwyn, de s’intéresser aux mythes comme tu le fais. Les légendes sont le socle sur lequel reposent toutes les vérités de ce monde, et il s’y cache bien plus d’authenticité que les apparences absurdes de ces récits fantastiques ne le laissent suggérer à un esprit logique. »

L’année de ses seize ans, Grégoire engagea Galwyn à ses côtés : la folie naissante d’Errion ne pouvait plus permettre au peintre de se concentrer sur les fresques du monastère, et donc d’être payé. Sans salaire, la petite maisonnée Lornal à Augez aurait certainement dû partir ailleurs, ce qui réjouissait Sarhen, mais pas Grégoire, qui suivait de très près l’évolution de Galwyn :

« Partir, à ton âge, serait une erreur. Vois comme une bénédiction le fait de grandir ici, protégé du monde, mais ouvert sur lui grâce à toutes ces connaissances. Tu travailleras pour moi, en tant qu’assistant et secrétaire. Je te donnerais tous les mois la même somme que le Père Supérieur attribuait à ton père pour ses fresques. ».

Galwyn recevait donc ses cinq-cent pièces créfines mensuelles depuis l’année mille-neuf-cent-neuf. Le jeune homme n’utilisait ses sous que pour des achats alimentaires nécessaires, des flacons d’encre, des feuilles et à l’occasion de divers objets utiles à la vie quotidienne. En cinq années de ce train de vie, le petit trésor accumulé dans une boite de sa chambre pourrait l’aider à commencer une nouvelle vie loin de l’île d’Augez, s’il le voulait. Mais au grand dam de Sarhen, malgré ses désirs refoulés, il ne parla jamais de départ.

« Et que feras-tu sur ce rocher perdu au milieu de l’eau ? Il n’y a que des moines, des artistes, des bourgeois, et des fous ! Si c’est pour ton père que tu reste ici, ne t’en fais pas, je saurais m’en occuper, je pourrais bien trouver un petit travail de nettoyage ou de cuisine. Moi, je ne bougerais plus de cette foutue île, je suis trop vieille. Ne me dis quand-même pas que tu vas rester toute ta vie fourré dans ces livres avec ces diables de moines. Allons, allons ! Foutu Grégoire. Il t’a bien attrapé va ! Comme ton père ! »

Galwyn voulait s’accrocher à d’autres souvenirs pour chasser ses pensées morbides, mais aucun n’émergea de son esprit. Alors, lentement, comme un puzzle se reconstituant tout seul, les images du rêve se remettaient en place, la toile esquissait ses contours, sa blancheur, sa forme parfaite... non, sa perfection n’est pas ici, tu le sais. Je dis. Tu comprends. Il ouvrit brusquement les yeux, le cœur palpitant, lorsqu’il se rendit compte être en train de s’endormir. Quelle que soit l’heure de la nuit, malgré sa fatigue, il ne voulait pas retrouver les sensations troublantes de son rêve si vite. Il lui fallait penser encore, penser afin de ne pas voir ce qui était toujours là, et qui attendait le silence de l’intellect pour se manifester. Ou se lever peut-être ? Oui, tu devrais aller le noter ton rêve, s’en souvenir une fois pour toute et l’oublier quelques jours, la caresse glacée de l’angoisse ressentie tout à l’heure disparaîtra ensuite. Il se sentait oppressé rien qu’à l’idée de devoir se concentrer pour ressusciter toute la clarté de ce souvenir ; cette terreur soudaine, venue lorsqu’il se rendait enfin compte de son état onirique, restait encore à la lisière de sa conscience, il la voyait comme deux yeux jaunes qui le fixaient depuis la sombre tanière de ses pays intérieurs. Je devrais me lever, oui. Cette désagréable anxiété ne disparaîtra définitivement qu’au moment ou je l’aurais rajoutée mes notes. Comme toujours, comme me l’a enseigné Grégoire.

Sous les conseils de son maître, Galwyn écrivait régulièrement les thématiques principales de sa vie onirique, sous forme de mots-clefs et d’associations de concepts. Se remémorer des visions et des sensations qui s’évaporaient généralement si vite l’aidait à appréhender d’une nouvelle manière les évènements de sa propre existence. Transformer ses expériences en mots l’aidait à se détacher des sensations suscitées par les rêves pour analyser ces derniers avec sérénité, et remettre chaque chose à sa place. L’encre absorbait les émotions, les gardant prisonnières de la feuille ; l’esprit pouvait donc réfléchir sans filtre à son vécu illusoire, et le comprendre. Ainsi l’expliquait Grégoire :

« Pour interpréter un rêve, seuls comptent les détails. Si tu me dis avoir rêvé d’un bateau ce n’est pas suffisant, je ne pourrais pas t’aider. Il faut que tu apprennes à te souvenir de la petite chose qui différence ce bateau de celui du monde réel. Quelle est sa couleur, sa façon de se déplacer, sa taille, qui le gouverne... Flotte-t-il ? Vole t-il ? Tu sais, le rêve est un langage qui ne se comprend correctement que dans l’étude de ses particularités. Si tu veux que je t’apporte quelques lumières, amène moi de belles bougies : attarde-toi sur l’insignifiant apparent de ces mondes chimériques, et tu auras la clef de très étonnantes compréhensions. »

Le sourire presque ironique qui fleurit ensuite sur les lèvres du bibliothécaire, lui avait rappelé combien la propension de Grégoire à suggérer de mystérieuses possibilités à ses mots tendait à l’agacer ; mais étant l’un des seuls défauts vraiment pénibles qu’il lui trouvait, il ne s’attardait guère sur son irritation de toute façon passagère. Il se révulsait à la simple idée de vouloir chercher des sournoiseries dans les non-dits du vieil érudit, dont il gardait une image quasi-parfaite depuis sa jeunesse. Malgré une certaine dureté dans ses propos et attitudes, Galwyn ne pouvait se résoudre à voir dans toutes ces piques autre chose qu’une forme plus mordante de sa philosophie.

Le grincement soudain d’une porte poussée avec discrétion, suivi d’un miaulement doux mais bref comme un salut militaire, dévia l’attention du jeune homme vers des réalités plus immédiates : l’aube allait poindre et une petite créature réclamait sa pitance. Il doit être six heures. Galwyn se redressa sur ses coudes, juste au moment où Pochus le rejoignait d’un bond sur le lit. Le chat noir aux yeux dorés vint cogner sa tête sur le visage du jeune homme, avant de lui passer sa fourrure sous le nez. Un nouveau miaulement, plus long que le précédent, plus suppliant aussi, accompagna le mouvement de la main avec lequel Galwyn caressait le petit corps ronronnant. Pochus vivait en compagnie de la famille Lornal depuis une dizaine d’années grâce à Sarhen, qui avait trouvé au retour du marché une « petite créature chétive, effrayée et affamée qui m’a broyé le cœur ».

« Monsieur Errion, vous comprenez, j’ai pensé que ça ferait une bonne expérience au petit que d’entretenir une relation avec un animal. » Sarhen estimait toujours qu’il fallait justifier ses choix aux yeux de celui qu’elle considérait encore à l’époque comme « le maître de la maison ». Galwyn ne remettait pas les mots peu concernés que ce dernier lui avait répondu avant de repartir d’un pas traînant vers son atelier. Par contre, il se rappelait avec une grande acuité avoir compris à ce moment précis que l’esprit de son père descendait vers des profondeurs ou personne ne pourrait jamais le suivre. Et il n’en est toujours pas revenu.

« Miaow ? »

Il ne fallut pas plus d’une minute au jeune homme pour se lever et passer l’un de ses vêtements habituels, un pantalon et une tunique de lin au coloris uni gris anthracite. Calculant ensuite le temps interminable que lui prendrait maintenant la mise de ses chausses, il resta pieds nus ; mais regretta aussitôt cette décision lorsqu’un froid glacial lui engourdit le bas des jambes. Qu’importe, il n’avait que trop attendu pour écrire les mots de son rêve. Plus de temps à laisser filer en réflexions si je veux encore capter les restes du songe. Déjà son souvenir s’effilochait au milieu d’autres pensées !

Le chat minaudant collé aux mollets, Galwyn alla s’asseoir devant sa table d’écriture.

Dans une petite boite en chêne, il attrapa l’une des allumettes fabriquées par les moines : un bâtonnet de pin imprégné de soufre qui, frotté sur un étrange grattoir à la composition gardée secrète par les religieux, s’enflammait. Il alluma une chandelle en suif d’où jaillit très vite une petite lumière tremblotante dont l’arrivée parût soudain donner vie aux objets environnants. A la lueur vacillante, succéda une fumée noirâtre dont l’odeur désagréable lui rappela avec regret quel point les bougies en cire du monastère, bien plus efficaces et agréables aux sens, seraient un investissement judicieux pour la maison. D’un tiroir, il tira ensuite une feuille vierge, un petit coffret, et une fiole de verre remplie d’un liquide sombre et épais ; l’odeur profonde d’une encre de bonne qualité titilla ses narines lorsqu’il ouvrit ce dernier. Du coffret il sortit avec respect une plume pourtant banale, qu’il trempa sans tarder dans ce que Grégoire nommait non sans délectation « le sang de l’écriture ».

Il ne put s’empêcher de penser à nouveau au bibliothécaire durant un moment très particulier aux yeux du vieil homme : le silence qui suivait le bruit de la plume plongée dans l’encrier, et précédait le son ronronnant de la pointe du stylet traçant les premiers signes sur le parchemin.

« Solennel. » disait Grégoire avec révérence. « Ma main est suspendue par un présent éternel. Il lui est impossible de ne pas aller au bout de son mouvement. L’inévitable est en branle, il s’apprête à se fondre au sein de la matière par l’intermédiaire de ma main, de la plume, de l’encre et de la page. Ce silence, Galwyn, est le silence le plus puissant du monde. Le silence avant la création. »

Ce souvenir datait d’une dizaine d’années, à l’époque ou le jeune homme apprenait encore à perfectionner les rudiments de son expression écrite créative, mais la scène gardait toujours toute cette aura de magie ancienne, d’envoutement venu des tréfonds d’une antiquité pleine de richesses merveilleuses, aux couleurs dorés, dont ses sens envoûtés se gorgeaient avec délice quand il la vivait. Grégoire, homme distant et froid, semblable à un portrait figé sur le marbre, usait, même dans ses comportements les plus hautains, d’une voix chaude comme le feu d’un immense brasero, un brasero dans lequel brûleraient nombre d’herbes épicées, propices à la plénitude des capacités du corps et de l’esprit. Et même lorsque ses mots tranchaient sans état d’âme, la lame était rougie dans les flammes d’une éloquence jamais romanesque. Grégoire possédait l’art rare d’allier la verve à la sagesse avec une subtilité dont Galwyn se peignait un portrait idéal.

« La sagesse ! » Sarhen s’accrochait à son avis, très virulent, sur la personnalité du bibliothécaire, même en n’ayant rarement croisé le vieil homme. « C’est un hypocrite. Un faux. Un fourbe déguisé en vieux maître protecteur. Je n’ai jamais pu le sentir. Ses bons mots sont une façon de flatter des hommes tels que toi ou ton père, des hommes sensibles à ces questions existentielles qui finissent par empêcher de vivre ceux qui les portent. Je suis sûre que Grégoire te manipule, de la même manière qu’il a du utiliser avec ton père. Regarde comment il s’est rendu indispensable à vos vies ! Sans lui, tu n’aurais rien ici, tout comme ton père autrefois. Ah ! Quelle idée il a eu, ce grand dingue, de s’enfuir ici, dans les robes de ce fourbe ! Ah ! Foutu Grégoire ! Sans lui, ton père ne serait pas ce qu’il est aujourd’hui ! »

Galwyn dût essuyer ce type de remarques dès l’année mille-neuf-cent-neuf, durant laquelle le jeune homme devint l’assistant-secrétaire de Grégoire à la bibliothèque. Le fils d’Errion essayait de ne prêter qu’une attention distraite à ces critiques, car il appréciait beaucoup Grégoire, et ne voulait pas peiner Sarhen, mais ces discutions à sens unique se terminant souvent par des crises de larmes du côté de la vieille femme, il se voyait contraint d’abonder en son sens pour ne pas la laisser se noyer d’une tristesse dont les raisons exactes se dérobaient à sa compréhension.

Hypocrite.

« Ah ! Si ce foutu Grégoire était resté dans sa bibliothèque, ton père serait certainement revenu à Sharez. Il aurait pu rendre comme il se doit hommage à ta mère. Et Argant aurait fini par lui lâcher son pardon, j’en suis sûre ! Car ce n’était pas un mauvais bougre au fond, tu sais. Si tout le monde avait fait des efforts, il se serait raisonné. Oui. Et tu aurais pu grandir à côté de tes grands-parents. Ils t’auraient sûrement parlé de ta mère beaucoup mieux que je ne le fais moi-même avec mes pauvres mots d’inculte. Oh oui ! S’il n’avait pas été là ! »

Pauvre Sarhen ! Elle venait de passer les vingt dernières années de son existence sur une île minuscule perdue dans du golfe du Morra, à vivre au milieu de quatre petites pièces sous-louées à un couple de vieux bourgeois, les Mairyda.

« Et tout ça pour s’occuper pendant douze ans des tâches ménagères d’un homme désordonné comme le chaos originel et d’un nourrisson braillard comme pas deux ; puis, les huit autres années, d’un homme rigide comme la pierre et d’un malade mental aussi dérangé qu’on... aussi dérangé qu’on peut l’être ! Moi aussi j’avais une vie ! Moi aussi ! Mais qui y a pensé hein ?! Sûrement pas ton grand-père quand il m’a envoyé sur ce roc avec toi dans les bras, aussi gros qu’un melon. »

Galwyn s’interrogeait sur les raisons de cette soudaine agressivité, jusqu’à ce que Grégoire qui lui apprit le motif le plus probable : Argant Tedour, son grand-père maternel, venait de mourir à Sharez. La nouvelle devait circuler dans les rues de la ville, car Monsieur Tedour possédait l’un des compagnies de maritimes les plus florissantes du Morra. Sarhen lui ayant toujours présenté cet homme sous des aspects bien peu glorieux, Galwyn ne se sentit pas vraiment bouleversé par la mort d’un être dont il ne connaissait que le nom et le degrés de parenté ; d’autant plus qu’Argant ne prit jamais la peine de venir rencontrer son petit-fils, alors qu’un de ses vaisseaux assurait tous les deux jours la liaison entre Augez et Sharez, où il vivait.

Sarhen avait travaillé quarante années au service de cet homme, gouvernante de sa fille Enora, puis cuisinière, avant d’être chassé avec Galwyn sur Augez. Le décès d’Argant dût lui remettre en mémoire cette longue période, sans doute la plus agréable de sa vie, et juste face à son ancien bonheur, les évènements ayant suivi la mort d’Enora et la fuite d’Errion, ou Argant révéla un trait de son caractère qu’elle n’avait toujours pas du accepter.

« Miaow. »

Galwyn caressa d’un air absent le chat qui venait de monter sur la table, et chassa ses pensées éparses : il devait se concentrer sur son rêve une bonne fois pour toutes. Il ferma les yeux.

Le mot. Tout part du mot. Juste un mot et tu as la porte, le chemin, et le monde. N’écris que des mots quand tu cherches à comprendre. Et les mots jaillirent d’un trait impulsif. Chevalet. Toile. Blanc. Tumulte affreux. Ciel blanc. Points bleus. Couleurs dansantes. Point doré. Montagne. Mouvement tournoyant. Ciel bleu. Ciel Noir. Toile. Blanc. Carré. Perfection ? Lumière. Pureté ? Cœur. Puissance sourde. Rouge. Pureté. Mort. Mort de la pureté. Toile rouge. Toile brisée. Compréhension ? Son rêve pouvait-il vraiment se réduire cette simple suite d’expression ? Malgré les discours répétés de Grégoire à ce sujet, il peinait à le croire. En se relisant, il trouva sa prose en tous points semblable aux notions désordonnées qui sortaient régulièrement de la bouche de son père. Galwyn préféra ne pas s’attarder sur ses notes : il les emporterait à la bibliothèque et pourrait en discuter sereinement avec Grégoire d’ici quelques jours, quand l’occasion se présenterait ; nul doute que le vieil homme saurait lui ouvrir des pistes de réflexions encore voilées, comme toujours.

Galwyn alla s’asperger plusieurs fois le visage avec l’eau glacée que contenait sa cuvette de terre cuite ; avec énergie, il frotta ses joues piquantes d’une barbe de trois jours, puis plaqua ses cheveux en arrière en les mouillant. Les innombrables ondulations de ses mèches rebelles ne lui permettait pas d’avoir d’autres espoirs que d’habitude : cette coiffure n’allait pas finir la journée. Qu’importe, soupira-t-il en devinant ses traits dans l’image claire-obscure que lui renvoyait le miroir, on ne peut pas obliger la nature à se plier à nos exigences.

Pochus le suivit lorsqu’il sortit de la pièce bougeoir en main. Dans le couloir, le jeune homme remarqua sans s’en étonner la lueur clignotante qui passait par intermittence sous la porte de l’atelier de son père. Enfermé à clef depuis hier soir, Errion ne s’était plus manifesté. Il lui arrivait de passer des jours sans sortir, ni presque dormir ; les nuits blanches érigées en système de vie, le chaos en précepte personnel, toute son existence se résumait à sa pièce désordonnée, à son pinceau toujours propre, et sa surtout sa toile, blanche. A nouveau surgit le rêve, que Galwyn chassa en pensant à son père. Il doit être endormi, assis devant son chevalet en maudissant silencieusement tous les dieux du monde de ne venir pas l’aider « sa quête de compréhension et de rédemption » ! Depuis combien de temps le jeune homme ne l’avait-il pas entendu parler d’autre chose que de « sa mission », de sa « grande tâche », et de sa « vérité à révéler » ?

Sa folie !

Le sol craqua lorsqu’il avança ses pieds nus sur les planches. Il trouva ce contact avec le bois, tout comme le son qui l’accompagnait, agréablement rassurant ; pour la première fois depuis son réveil, il sentait toutes les mauvaises sensations de son rêve s’effilocher sans qu’elles cherchent à planter leurs griffes dans son angoisse. En passant devant la chambre de Sarhen il voulut s’arrêter pour un coup d’oeil furtif, mais les miaulements empressés de Pochus lui firent abandonner cette idée assez vite ; il passa donc dans la cuisine.

Une épaisse table rectangulaire en bois sombre, et deux bancs tout aussi lourds placés sur ses plus longs côtés, occupait le centre de la pièce. Juste derrière, encadrée à droite par une fenêtre basse, et à gauche par un grand placard touchant presque le plafond, s’ouvrait la gueule béante d’une imposante cheminée. Un feu épuisé y soupirait de fatigue sous des braises rougeoyantes ; quelques nouvelles bûches et de grands coups de soufflet le tirèrent de sa léthargie : la température monta un peu dans la salle déjà tiède. La vue des flammes renaissantes accompagnée d’un doux crépitement sembla attiser la faim de Pochus, qui miaulait sur des sonorités fort aiguës pour un chat approchant de sa dixième année. Le félin noir nourri, Galwyn ouvrit les volets des deux fenêtres, jetant au passage un œil sur la silencieuse transmission de pouvoir entre la lumière lunaire et l’aube naissante. Devant un froid glacial sublimé avec atrocité par l’air humide de la mer, le jeune homme ne s’attarda pas longtemps sur sa contemplation et rentra dans la cuisine se préparer son petit déjeuner. Trois tranches d’un gros pain rond grillées devant le feu puis tartinées du beurre salé local suffirent à son appétit.

Comme d’habitude.

Et c’est aussi l’habitude qui faillit lui faire préparer un repas pour Sarhen, mais la vieille femme ne pouvait plus rien avaler depuis trois jours. Même la bonne des Mairyda, Marivon, qui s’occupait de la malade lorsque Galwyn partait à la bibliothèque, ne réussissait pas à lui faire digérer quelque chose. « M’est avis que c’est bientôt la fin m’sieur Galwyn. » lançait-elle hier soir au jeune homme. « Je veux bien continuer à m’en occuper pendant que vous n’êtes pas là, mais faut plus vous faire d’illusions. »

Galwyn eut pourtant encore l’illusion de la trouver endormie en allant ouvrir la porte de sa chambre ; il se surprit à imaginer que le grincement la réveillerait, qu’elle ouvrirait doucement les yeux et l’appellerait par son prénom de sa voix rocailleuse, mais la variété d’odeurs aigres qui vinrent à l’assaut de ses narines lui firent l’effet d’une claque : la chambre de Sarhen, malgré des nettoyages et des aérations quotidiennes, sentait déjà la mort  ; non pas la mort apaisée des cryptes silencieuses, figée pour l’éternité dans un marbre glacé, mais celle, affreuse, de la putréfaction du vivant. Galwyn déposa son bougeoir sur une petite table de nuit et contourna le lit pour aller entre-ouvrir le rideau placé ici par ses soins depuis le début de la maladie de la vieille femme. Cette pièce ne possédait pas de volets et, comme dans la chambre du jeune homme, la fenêtre se réduisait aussi à de très petites proportions. Il fit mine de s’attarder à arranger les quelques faux plis du tissu pour éviter la vision qui l’attendait, mais il pouvait difficilement se soustraire à l’abominable sifflement rauque et irrégulier qui venait de derrière de lui. Il pesta devant son attitude déplacée, se dit qu’il ne devrait pas être là, qu’il lui fallait écouter Grégoire, et arrêter de s’apitoyer sur elle ; mais, en avalant sa salive, il se tourna et laissa les sermons de son maître dans quelque recoin obscur de son esprit. Il resta un temps debout, immobile, sans pensées, juste à regarder l’image terrible que révélait le peu de lumière qui s’engouffrait ici, l’image qu’il connaissait si bien ces derniers jours, et qu’il avait jusque là réussi à isoler du reste de sa vie.

Sarhen, la bouche à demi-ouverte, émettait de temps à autre un râle sinistre qui s’échappait entre ses lèvres boursouflés par d’immondes croûtes noires. Jadis si rond, son visage ressemblait aujourd’hui à un crâne sur lequel pendrait une peau parcheminée prise à un autre humain ; ses joues vides, béantes, donnaient un relief pointu à ses pommettes jadis rebondies et roses. La vieille femme avait décliné peu à peu depuis sa fatigue de l’année précédente, et la fin de l’automne la vit sombrer dans perte progressive de toutes ses capacités, chute qui aboutit depuis dix jours à ce coma profond dans lequel elle s’éternisait. Dix jours ! Dix jours perçus comme de longues semaines par l’esprit de Galwyn ! A la lueur cumulée de l’aube naissante et de la flamme apportée, il put constater avec un mélange de dégout et de tristesse que la peau tirait maintenant vers une tonalité violette des plus effrayantes. Il ne s’attarda pas trop sur ce visage autrefois si pétillant, ni sur ces long cheveux gris collés au crâne par une sueur dont même le savon n’enlevait pas l’odeur. Et ces yeux grands ouverts et fixes ! Il détourna la tête, pensa encore aux conseils de Grégoire et voulut s’en aller, mais il fronça les sourcils, et approcha finalement une chaise du lit ; il souleva les couvertures malgré l’odeur insupportable et, sans jamais la regarder, prit une main squelettique, moite et inerte dans les siennes. Ce contact le pétrifia d’angoisse. Combien de fois ces gros doigts enthousiastes lui avaient-ils ébouriffé les cheveux ?

Sarhen.

Il lui pressa la main ; elle ne répondit pas. Hier encore, une énergie infime semblait couler au creux de cette paume mais, aujourd’hui, à la froide étreinte de la mort prochaine s’ajoutait l’absence du courant de la vie.

Nous sommes au matin du huitième jour de la quatrième décade de l’hiver, en l’année mille-neuf-cent quatorze. Il doit être un peu plus de six heures et demi. Le soleil se lève à peine. J’ai pu voir que le ciel était dégagé, ce qui nous promet beaucoup de vent pour la soirée. Mais ce sera une belle journée. Comme d’habitude, je me suis réveillé très tôt. Je ne vais pas tarder à aller à la bibliothèque. Je crois que le frère Ascelus a besoin de moi pour classer de vieux parchemins. Et puis Grégoire, aussi bien sûr. J’archive sa correspondance tu sais. C’est un travail qui me prend beaucoup de temps vu le nombre incroyable de lettres qu’il reçoit de Sonaruo tout entier, ou presque ! Tu verrais cela, c’est impressionnant. Hier une missive est même arrivée avec le sceau officiel des Griméniévon. Les Griméniévon, les plus grands rois que le monde moderne ait pu connaître ! Tu te rends compte ?

Quelques temps auparavant, il se forçait encore à lui parler un peu tous les matins, même si elle ne pouvait plus le percevoir. Mais, à présent, à chaque fois qu’il voulait le faire, il entendait la voix dure de Grégoire, qui lui assénait ses mots comme autant de coups de fouets, et le dissuadait d’ouvrir la bouche devant la mourante.

« Galwyn, ton attitude s’emplit jour après jour d’une invraisemblable puérilité. »

La scène restait figée dans son esprit aussi clairement que s’il vivait chaque heure. Grégoire détachait ses syllabes avec une lenteur chirurgicale, ce qui faisait partie de ses habitudes quand il exposait une notion qu’il pensait absolue. Les silences entre chaque phrases, très marqués, rendus oppressants par ses intonations graves et appuyées semblaient s’éterniser plus que de raison.

« La mort est un moment de l’existence qui ne peut se vivre que dans la solitude tant pour le mourant que pour ses proches. Tes pensées apitoyées détruisent ton bon sens. N’aie pas cette indécence de vouloir rester toute la journée auprès de quelqu’un qui ne peut même pas se rendre compte de ta présence, aussi grand soit l’amour que tu lui portes. Galwyn, ne baisse pas ainsi la tête, écoute-moi ! »

Il frappa son bureau du plat de la main, sans agressivité ni colère, mais avec cette grande autorité, indiscutable, dont Galwyn l’avait déjà vu user face à certains moines quelque peu réticents à effectuer les taches demandées. Le bruit de sa paume ouverte sur le bois, fit sursauter le jeune homme, qui essaya tant bien que mal de faire bonne figure en se redressant sur sa chaise : il savait que son maitre détestait toute manifestation exacerbée de ses sentiments, en particulier celle de la tristesse.

Grégoire poursuivit : « Mais que veux-tu faire au juste ? Rester à ses côtés toute la journée ? Lui nettoyer le derrière chaque heure en murmurant à son oreille des mots doux qu’elle ne comprend même plus ? Te lamenter de la souffrance que sa mort te cause, à longueur de temps ? Tu peux payer des prêtres pour le faire à ta place, si le problème est ici.Il y a des spécialistes du deuil dans ces Monastères, et ils sont très professionnels, tu le sais, tu les côtoies. »

Il s’arrêta encore de parler, et considéra le jeune homme qui, tête baissée, se mordait la lèvre inférieure pour ne pas éclater en sanglots. Galwyn fixait de ses deux yeux marrons, régulièrement voilés par des cils tremblotants, l’immense grimoire ouvert sur le bureau de son maître. Dans cette absence de paroles, chaque bruit prenait une ampleur terrible aux yeux du fils d’Errion : les propres battements de son cœur, le son grinçant de la chaise à chaque fois qu’il bougeait un peu dessus, et cette porte en bas, dans la salle de lecture, qui s’ouvrait et se fermait souvent, laissant résonner un bruit sourd dont la rumeur sépulcrale paraissait vouloir trainer ses fantômes jusque dans ce bureau.

Le bibliothécaire s’avança sur sa chaise, vint appuyer ses coudes sur sa table de travail, plaça les deux paumes de sa main l’une contre l’autre, à la verticale, et poursuivit sur un ton plus proche, paternel, un ton auquel Galwyn était habitué : « Est-ce que quelque chose te choque dans mes mots ? As-tu peur de ta propre image, Galwyn ? Serais-tu si réfractaire à l’idée de ne plus pouvoir rien à faire pour sauver Sarhen ? »

Encore tomba le silence, encore cette porte qui claquait au loin, et Grégoire qui dressait un sourcil agacé en l’entendant à nouveau ; il tourna sa tête derrière lui, et tendit l’oreille en direction d’une vaste fenêtre en forme d’amande, ouverte au milieu du mur. Derrière les verres se dessinait le plafond vouté en berceau d’une salle dont ne se distinguait rien d’autre que la forme courbe, sereine, paisible, incitant au recueillement. Le long des deux murs de droite et de gauche, les derniers rayonnages d’immenses bibliothèques étalaient les dos immobiles et silencieux de leurs innombrables livres. De son bureau, situé en hauteur par rapport à cette grande salle de lecture, pièce principale de la bibliothèque, où passaient tous ceux qui voulaient y entraient, Grégoire pouvait embrasser du regard ce qui s’y déroulait depuis cet immense œil de verre.

Il se tourna : « Tu souffres parce que tu as peur. Tu as peur parce que tu n’as jamais connu la mort, du moins cette mort là, celle qui frappe des êtres proches, des socles d’une stabilité. Je t’en ai abondamment parlé, pourtant. Je croyais que tu serais prêt. » Il s’arrêta à nouveau lorsqu’il vit qu’une larme coulait sur les joues de son assistant. Elle descendait en suivant la courbe de ses pommettes, esquissant sur sa peau pâle une ligne presque droite ; du regard, Grégoire suivit la trajectoire de cette la d’un air dénuée d’émotion, éloigné. Arrivé au coin du menton, elle s’immobilisa un court instant, puis tomba. Le bibliothécaire sembla en attendre une autre, ses pupilles se fixèrent sur celles de Galwyn, mais rien ne vint, et le jeune homme, sentant peser sur lui les deux yeux immobiles de son maître, se décida finalement à lui rendre son regard, brillant. Alors la peau autour des yeux de Grégoire se détendit, et sa voix se fit encore plus apaisante lorsqu’il reprit :

« Galwyn, je ne cherche pas à te séparer de ta tristesse ; ni à l’exacerber d’ailleurs. C’est un sentiment légitime qu’il ne faut pas chercher à combattre à moins de mettre en branle ton équilibre intérieur. Mais tristesse n’est pas folie de l’âme. Tristesse n’est pas aveuglement du cœur. Tristesse n’est pas étouffement de l’esprit par des illusions candides ! Je t’ai mis en garde, déjà. Aurais-tu oublié les leçons des prêtres ? Ne répètent-ils pas à longueur de journée que la tristesse est une pluie qui tombe dans nos mondes intérieurs ; que pour ne pas détruire le monde, la pluie, comme la tristesse, se doit de rester sereine ? Un vivant ayant cette horrible voyeurisme de vouloir assister à l’agonie des gens qu’il aime n’est pas un vivant serein. Tu ne peux pas te permettre de perdre ta sérénité si tu ne veux pas finir comme ton père. M’entends-tu Galwyn ? Dis-moi. As-tu quelque chose à te reprocher ? »

Galwyn resta silencieux, le visage prostré. Il ouvrit la bouche, allait parler, mais se ravisa au dernier moment et secoua lentement la tête, comme un enfant puni à qui l’on demande s’il recommencera à faire ses bêtises. Les pupilles glacées de son maître le transpercèrent alors d’une soudaine rigueur, et lorsqu’il s’exprima, les syllabes se détachaient à nouveau les unes des autres comme les notes d’une mélodie jouée sur un tempo d’une incroyable lenteur.

« Tu aimes Sarhen.Tu estimes qu’il te serait légitime d’être à ses cotés jusqu’à la fin de son existence. Évidemment. Mon pauvre petit, je peux distinguer d’ici la triste courbe de ton raisonnement enfantin : ton grand-père l’a chassée d’une maison où elle avait presque toujours vécu, elle aurait pu ne pas se soucier de ton sort, mais elle a fait passer ton bien-être devant l’affection qu’elle portait à ses employeurs. Elle a abandonné toute sa vie pour venir s’occuper de toi, puis de ton père, sur cette île. Et tu penses, naturellement, qu’il te faut l’accompagner vers la mort avec le même amour qui l’a menée à t’accompagner ici. » Il soupira de dépit, en levant les yeux au plafond, et appuya tout son dos sur son haut fauteuil de bois. « Quelle incroyable, inutile, et illusoire noblesse d’âme. »

Il prit appui sur les coudes de son siège, se leva, inspira avec gravité, et vint se placer devant l’immense fenêtre qui ouvrait, en contrebas, sur la salle principale de la bibliothèque. Une dizaine de mètres plus bas, il pouvait voir les moines vaquer à leurs occupations. Ses yeux vinrent se poser à droite, puis à gauche, très doucement, comme un aigle du haut de son point de vue regarderait son terrain de chasse. Galwyn sécha ses larmes du coin de sa manche dès que le vieil homme eût le dos tourné, puis il se fixa sur la silhouette immobile, qui se découpait devant la singulière ouverture.

« Tout ceci n’est que foutaises de poète romantique. » souffla soudain Grégoire d’une voix à la colère contenue. « Oui. Un humanisme hypocrite ! Ce n’est pas quand quelqu’un est en train de mourir de la manière dont le fait Sarhen qu’il faut lui donner une présence et de l’amour ! Ton acharnement inutile sur des conceptions dénuées de consistance, comme la plupart des hommes, est très préjudiciable à ton développement. Je suis sûr que même Sarhen pourrait te dire ceci si elle le pouvait. »

Il se retourna, et ses sourcils prirent la forme de deux accents circonflexes, donnant tout à son visage allongé une austérité terrible. « Je suis très surpris de te découvrir une si grande naïveté, surtout après toutes les discussions que nous avons eu depuis que tu es en âge de me comprendre correctement. A bientôt vingt-et-un ans, une telle attitude est d’autant plus surprenante. Je me demande si mon choix était vraiment judicieux lorsque j’ai décidé de te prendre à mon service.Tu aurais peut-être été plus proche de ton élément naturel chez Monsieur notre faiseur de rimes local. » Galwyn sourit avec aigreur, aillait dire quelque chose, mais il fût coupé par le bibliothécaire, qui ouvrait grand les yeux en remarquant sa mimique : « Tu ne me savais pas capable de provocations si grossières ? » Il eut un léger ricanement et haussa les épaules. « Tu me savais sage, mais tu es surpris par la nature de ma sagesse, parfois ; n’est-ce pas ? » Il contourna son bureau, tout en poursuivant, presque badin : « Et tu ignorais qu’elle me rendait impitoyable. » Il vint se placer derrière la chaise du jeune homme, et lui posa sa main sur l’épaule. A ce contact, Galwyn se raidit, même si la poigne du bibliothécaire ne possédait nulle agressivité, et était, comme d’habitude, paternelle. Grégoire se baissa jusqu’à ce que sa bouche se retrouve à quelque centimètres de l’oreille de son assistant ; il ouvrit la bouche, chercha un mot qui semblait se dérober à lui, puis lança finalement dans un souffle : « C’est mon érudition qui me rend impitoyable, Galwyn, non ma sagesse. » Le ton semblait empli d’amertume, et cette acidité parût lui-même l’amuser puisque le jeune homme l’entendit laisser échapper un petit ricanement. Le fils d’Errion lança un regard en biais vers son maître, qui lui rendit un sourire franchement amusé avant de se redresser, et de tapoter l’épaule du jeune homme : « Imagine quel maître du mal incroyable je serais si j’en étais dénué. »

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