Jean se préparait à rentrer chez lui lorsqu'il entendit un petit bruit venir de l'étage du dessus.

***

Pourquoi y prêta-t-il plus d’attention qu’à tant d’autres bruits auparavant ? C’est là une réelle question à laquelle l’auteur n’a toujours pas trouvé de réponse. Il en existe une pourtant, il doit en exister une comme il en existe pour toute chose dans le monde, mais les comportements et réflexes sont parfois si étranges qu’il est impossible de les expliquer, quand bien même c’est là pourtant notre rôle.

Pour tout dire, sa réaction ne modifia pas la finalité de notre histoire, mais très certainement son déroulement. Car aussitôt, son rythme cardiaque s’accéléra et tout son esprit lui hurla qu’un danger le menaçait très, voire trop, directement. Il ne tenta pas de se barricader dans son appartement, pourtant à quelques mètres seulement. Peut-être avait-il aperçu, quand bien même cela paraît impossible, une main ou une tête du groupe d’homme au haut de l’escalier. Peut-être avait-il reconnu le bruit d’un mouvement de charge, quand bien même il n’en avait jamais entendu auparavant. Peut-être existe-t-il simplement vraiment un sixième sens chez l’être humain dont nous ignorons tout le potentiel.

Mais déjà, alors que Jean reculait lentement, le groupe d’homme s’élança à sa poursuite et il ne leur échappa que d’extrême justesse, non sans s’écraser lamentablement sur passablement de marches et le sol de l’étage inférieur. À cet instant précis, il n’était ni remis de sa chute, ni de sa surprise. Il ignorait pourquoi ces hommes lui en voulaient, ne cherchait même pas à savoir si c’était vraiment après lui qu’ils en voulaient, il se contentait de fuir – on verrait bien ensuite.

Deux hommes se dressèrent sur son chemin, juste avant d’atteindre le rez-de-chaussée. Sans réfléchir, Jean se jeta directement sur eux comme un pur projectile et parvint presque miraculeusement à les renverser puis à se relever sans leur laisser le temps de l’attraper. Il ne s’agissait pas de professionnels, c’était toujours ça de pris. Il parvint jusqu’à la rue, mais ressentit alors un picotement sur l’ensemble de son corps, et une perte de contact subite avec tout ce qui n’était pas ses yeux et sa bouche. Non loin, il aperçut Sarah et Michel qui s’en allaient tranquillement vers leur véhicule. Non. En fait, ils s’étaient retournés. Ils semblaient le regarder, mais sa vision se brouilla et il n’y eut bientôt plus que le noir du béton, suivi du noir dont sont revêtus les rêves. Il crut entendre, et entendit du reste, une sirène dans le lointain.

- Tu es réveillé ? demanda une voix aux accents aristocratiques que Jean connaissait.
Il ne répondit pas. Il se sentait encore mal. Il était couché, c’était clair. Son être avait été plutôt malmené.Et l’esprit reprit le dessus. Comme un moteur lent au démarrage, mais qui monte rapidement à six mille tours minutes pour peu que vous daigniez le solliciter. Les hommes dans l’escalier, la décharge et son évanouissement. On l’avait enlevé.
- Je suis désolé, continua la voix.
La raison de son enlèvement se révélait d’elle-même. Pas besoin d’être un génie, se disait-il, pour, en ayant reconnu son père, comprendre qu’il allait servir de moyen de pression. 
- Ils vont se servir de toi, lui confirma son père. Je ne peux rien leur révéler, j’espère que tu comprends.
- Moi aussi je t’aime, ‘pa, lui répondit Jean.

L’avenir se présentait bien. Il estimait ses chances de s’en sortir sans casse à moi d’une sur cent, ou une sur mille, voire une sur cent mille. Le destin se rappelait à son bon souvenir. Comme la mort et les huissiers. Vous pouvez toujours tenter de leur échapper, mais ils finiront toujours par vous expliquer qu’ils sont les boss et que vous n’avez d’autres choix que de vous soumettre. Accessoirement, la mort est la moins pugnace des deux.
Pourtant Jean n’avait pas ménagé ses efforts. Aucun autre avant lui n’avait refusé de suivre la vocation d’aristocrate. Ce fait seul lui échappait totalement.

- Fils, je n’ai pas été le père que tu aurais voulu, j’ai fait mon possible.
Jean ne prit pas la peine de répondre. « Faire son possible » avait consisté à lui faire endurer jour et nuit les supplices d’une vie austère et sans espoir de rédemption. Une vie d’aristocrate. Où le jeu de go et les échecs tiennent lieu de seules distractions. Où les romans d’aventure et les histoires le soir sont remplacés par des traités de philosophie et des textes de mathématique, ou de loi, ou de… n’importe quoi, au final, qu’aucun enfant normal n’aurait choisi de lui-même.
Son père continua :
- Tu sais, nous avons vraiment tous essayé. On croyait que c’était possible.
Là, Jean décida carrément d’ignorer ce qu’on lui racontait. Les regrets ou les remords de son père, quand bien même ils le concerneraient en quoi que ce soit, avaient uniquement le don de l’énerver. Il était encore beaucoup trop jeune pour savoir pardonner, c'est-à-dire bien trop éloigné encore de sa propre mort.
- Je t’ai tout donné, fais-en bon usage. Je regrette de n’avoir pas d’autre héritage à t’offrir.
- Tu vas la fermer !?! cria Jean. Je m’en fous de ce que tu as à dire. Tes histoires, vos histoires. Les histoires de tout le monde ! Je veux simplement qu’on me laisse en paix.
Il hésita et ajouta :
- Et si vraiment t’as quelque chose à dire, dis-le directement au lieu de faire autant de cinéma.
- Il y a probablement des microphones, répondit son père, avant de se taire définitivement. 

Ils restèrent presque deux heures assis dans la petite salle, à même le sol, sans plus se parler. Et dans le silence, Jean eut l’occasion de réfléchir, ou plutôt de se calmer et donc de commencer à réfléchir. En deux heures, il se rendit compte, ou plutôt commença à ressentir cette sensation étrange et dérangeante qu’il se pouvait qu’il ait tort. Cette pensée eut toutes les peines du monde à se frayer un chemin et ne parvint à rejoindre les brumes de la conscience que grâce à la vue de son père qui tentait de garder un air aussi digne que possible pour camoufler une évidente tristesse.

La porte de la salle s’ouvrit et trois hommes vinrent se saisir de l’aristocrate sans que Jean n’esquisse un mouvement. Mais à cet instant, il ressentit enfin l’envie de parler, de discuter, de dire tout ce qu’il aurait eu à dire depuis des années et, peut-être, reconstruire quelque chose, ou faire un truc, il n’était pas sûr : il le sentait, c’est tout. Et son père le lut dans son regard et eut un petit sourire de soulagement.
Le dernier de son existence.

Jean ne sut jamais pourquoi on l’avait presque épargné. Les hommes avaient d’abord apporté une caméra, puis l’avaient violemment battu. Mais rien de plus. Pas de membre coupé, pas de torture spécifique, aucune menace directe à sa vie.
Il ignorait que son père avait montré une telle inflexibilité devant les souffrances de son fils qu’il avait été jugé utile de le tester. On l’avait amené devant la cellule de son fils, derrière une vitre à l’aspect de mur, et présenté un bouton pressoir. Qu’il appuie sur ce bouton et son fils mourrait. C’était une version de la théorie des jeux. La possibilité existait que ce bouton n’ait aucun effet, ce qui était du reste le cas, mais la possibilité que la menace soit réelle avait un impact bien trop grave pour prendre le risque. Psychologiquement parlant, appuyer sur le bouton revenait à tuer son fils.
Et bien entendu, l’aristocrate avait appuyé sans hésiter une seule seconde. Et voyant qu’il n’y avait pas d’effet, avait fait remarqué qu’il serait aussi capable d’entrer dans la pièce et d’égorger son fils au couteau plutôt que de révéler la moindre information.
C’était le cas et les ravisseurs le comprirent. Voyant que ce moyen de pression était inutile, ils en tentèrent d’autres, et d’autres encore, en poussant le bouchon toujours un peu plus loin, jusqu’à ce que la limite du corps humain soit atteinte et que toute la machine cesse de fonctionner.

Les mauvaises nouvelles ne s’arrêtèrent pas là pour le groupe d’hommes. En effet, à peu près six heures après l’annonce de la mort, de tous côtés et dans une synchronisation presque parfaite, la police militaire investit le bâtiment en coupant toutes les retraites possibles. Ils attaquèrent à la grenade et aux armes lourdes sans rencontrer de trop forte résistance. Il y eut trois prisonniers qui avaient préféré se rendre.
Ils trouvèrent des drapeaux français et suisses dans plusieurs salles, ainsi qu’un grand nombre d’explosifs. Ils trouvèrent aussi, bien entendu, Jean qu’ils libérèrent et emmenèrent jusqu’à la grande tour d’ivoire des aristocrates d’Europe.

Les grandes tours d’ivoire étaient les centres de décision et de direction du nouvel ordre. On les avait construite juste après la grande guerre et la fin des nations. Elles étaient le symbole inébranlable de la nouvelle organisation du monde. Des lieux coupés du monde, où seuls vivaient, profondément en leur sein, les aristocrates qui avaient le pouvoir, et tout autour l’armée qui en assurait la totale sécurité. Approcher à moins de vingt-cinq kilomètres de l’une des six tours était la méthode de suicide la plus efficace envisageable, si tant était que le suicidant soit parvenu à traverser tous les barrages et systèmes de surveillance sur les vingt-cinq kilomètres précédant la zone d’exclusion. Le nouvel ordre ne rigolait pas. Il y avait pour la sécurité de ces seules tours des mitrailleuses , des canons automatiques de 30mm, des canons à tir rapide de 120mm, des missiles, de l’artillerie, au moins une division de char et suffisamment d’ogives nucléaires prêtes au déploiement pour annihiler l’ensemble du continent concerné. 

Au cent-treizième étage sous la surface se trouvait le bureau d’Andrew Smith qui s’occupait des renseignements. C’est dans ce bureau qu’on abandonna Jean. Pour ce dernier, c’était le retour à la case départ.

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