Et mince.
En m’endormant hier j’étais plus ou moins certain d’avoir déposé mon corps d’homme sur le banc. Ce qu’il a fait durant cette nuit ne m’intéresse pas. J’ai la poitrine plate, les cheveux courts et une envie de chocolat, la même qu’hier en voyant la vitrine en face. Juste au cas où, je regarde sous le banc, voir si mon corps n’y serait pas. Bon. L’aube n’est pas encore là, il est temps de repartir.
Oui, je sais. Je vais me mettre à rire. Puis à hurler. Puis à hurler encore. Une pause. Puis j’enragerai. Puis je hurlerai à nouveau. Puis je pleurerai. Tant que je ne me remets pas à rire, tout va bien. D’ici à ce que ça vienne j’ai le temps de faire quelques kilomètres, avec un peu de chance je sortirai de la ville. C’est-à-dire, si j’arrête de basculer dans tous les sens, et je viens de réaliser que mon centre d’équilibre a changé. Vous savez quoi, je vais rester par terre un moment, à réfléchir à tous les autres détails qui auraient pu m’échapper. Mais sérieusement, si je pouvais me mettre à rire, juste là, ce serait bien, ce serait fait.
C’est peut-être de me trouver au niveau de la chaussée qui me l’a fait réaliser. Je suis incroyablement misogyne. Je suis en train d’accuser mon corps d’être faible. Garçon manqué, l’honneur est sauf. Je sais pertinemment que ma peau n’est pas plus lisse - peut-être un peu moins velue, certes – et malgré tout je me répète que l’écorchure au bras est vilaine. Si je commence à me soucier de ça, je n’en ai pas fini. L’impression que quelqu’un arrive ; vite, debout. Personne. L’envie de me recoucher, tiens.
Si c’était pour m’inquiéter de l’opinion d’autrui, c’est raté. Je marche sur la pointe des pieds, et alors ? Essayez de changer de corps, vous verrez. Tenez, contentez-vous d’applaudir avec la main faible. Misogyne jusqu’au poil. Le fou rire se fait attendre.
Depuis la rue Lemier jusqu’à place Du Muis en passant par Artère j’ai eu le temps de songer que j’arpentais les trottoirs, mais misogyne je vous dis, le moyen tout trouvé de m’acheter un billet de train. J’ai aussi eu le temps de m’endolorir la plante des pieds, forcément, mes chaussures ne sont plus du tout de la bonne taille. Encore une pensée misogyne : c’est pour ça les hauts talons… L’aube arrive, les couleurs se détachent sur la place Du Muis. Il est là. Je m’approche de lui. Il n’y a que nous deux et les éventuels gens aux fenêtres. Bon, cette fois égalité des sexes. À ton tour d’aller réfléchir sur le sol.
Son cou est bleu comme les prunes. Première fois que ça arrive. Je le traîne jusque dans l’ombre de la ruelle, près des poubelles. À défaut de faire les trottoirs, je fais les poches. Et là, le sourire, ça vient, juste pile au moment où il ne faudrait pas, je me mets à rire comme une folle. C’est une pluie de hoquets joyeux suivis de longs allongements, dans des octaves à faire éclater les tympans. L’autre me regarde avec ses grands yeux vides, ça n’aide pas à me calmer. Je n’en peux plus de rire, je ne sais même plus pourquoi je rigole, si c’est ce que je viens d’accomplir, ce qui vient de m’arriver, ou d’avoir l’argent en main.
Bon, j’en ai visiblement pour un moment, je m’en vais faire autre chose jusqu’à ce qu’elle finisse.
C’était long. Les gens ont entendu, pas de réaction. Pour le coup mon machisme est blessé, ce sont les hommes qu’on traite d’ivrognes. Et là, soudain, je viens d’y songer. Si quelqu’un m’a vu, il a vu une femme. Ne pas sourire, ne pas sourire. Malgré les côtes qui me font encore mal, je dois repartir. Pas envie que mon épitaphe soit au féminin.
Cette fois ma théorie est faite, quelqu’un m’a volé mon corps comme on vole une voiture, et s’il me tombe dessus ce sera une réflexion monumentale. Je planterai des clous dans une semelle et je lui marcherai dessus pendant des heures. Pour lui apprendre comme c’est drôle. Voilà les premiers passants. Ils détournent la tête. Ils pensent que je pense qu’ils pensent ce que je pense, c’est très bien. Et là, dilemme. Mais philosophique. Est-ce que je reboutonne ma chemise ? Je n’ai pas froid. Contre. J’attire l’attention. Pour. Mon torse est plat comme mon âme. Contre. Attendez, non, réfléchissons-y.
Si je reboutonne, c’est que mon corps m’aura forcé à une action que je ne voulais pas faire. Je dis mon corps, j’aurais pu dire les conventions sociales, sauf que je n’ai pas le temps aujourd’hui d’étrangler une communauté entière. Donc, le fait d’avoir changé de corps m’obligerait à transpirer dans ma chemise. Vous savez quoi, c’est un problème. Si je croise une femme qui joue à garder la chemise ouverte, je lui en voudrai. Les raisons ne sont pas très honorables, en attendant c’est mon avis d’homme. Donc, en tant qu’homme je nie la liberté que j’exige en tant que femme parce qu’en tant que femme je suis un homme, ou bien parce qu’en tant que femme je suis libre ?
Je suis à deux doigts de m’étrangler. J’ai reboutonné. Trop de regards. Je me hais. Positivement. En dernière concession j’ai laissé les deux boutons du haut ouverts, et pourquoi pas ceux du bas, pure habitude. En attendant je me hais. J’ai la main à mon cou, je jure que je pourrais serrer. C’est donc que le moment de hurler approche et devant tout le monde, cela ferait plus d’effet que la chemise ouverte. Il me faut un endroit où devenir hystérique sans être dérangée.
Premier restaurant venu, encore un bouton d’attaché, je me mords les lèvres en commandant une boisson puis direction les toilettes. Mille précautions pour fermer la porte sans la claquer. Personne ? C’est bon. Non, ce n’est pas bon. Rien ne vient. J’ai beau m’enflammer, me répéter que je n’avais rien demandé à personne, que ce corps n’est pas le mien, que j’en ai déjà plus qu’assez de cette plaisanterie, qu’il faut que quelqu’un paie, tout cela et plus encore, je reste bêtement immobile en pleine pièce, les joues un peu rouge et rien de plus. Pourtant c’est là, près d’exploser. Regard dans le miroir. Pourquoi je me suis regardé dans le miroir ? La migraine est horrible.
Ce qui s’est passé correspond plus ou moins aux films d’horreur. Dans le miroir il y avait quelqu’un d’autre que moi, et je savais que le miroir renvoyait à égale distance, donc cette étrangère était pile à l’endroit où je devais être. Du coup ma conscience a fait un bond en arrière et comme j’en avais marre de tomber, elle est restée sur place. Je me suis retrouvé à deux endroits à la fois. Résultat, j’ai encore moins envie de hurler, par contre quelque chose d’autre risque de sortir. On peut retourner aux blagues misogynes ?
Là, je cède. Je vais hurler qu’elle le veuille ou non. Mes poings… mes mains sont serrées, les ongles enfoncés dans la chair, les jambes tremblent, la gorge s’assèche, j’ai encore la douleur dans les pieds mais rien, mais rien ! On ne s’énerve pas sur commande. Au choix : me briser la tête contre le miroir, ou me faire sauter un ongle. Lâche. Je me retourne vers la sortie. Soudaine réalisation. Je me suis trompé de toilettes.
Voilà, comme ça. Trépigner, hurler, se retenir, hurler encore. N’en plus pouvoir, n’en plus pouvoir. Se demander tout en vociférant si les gens du restaurant m’entendent. Je ressortirai avec une tête d’ange, boirai, paierai, partirai sans même avoir cassé un verre. Pour le moment j’insulte les urinoirs. J’ai peur. Je ne veux pas me l’avouer mais j’ai peur. Je suis terrorisée. J’ai beau avancer, je ne contrôle plus rien. Heureusement, tout cela, je n’ai pas à y faire face pour le moment. Plus tard…
On m’a servi avec le sourire. J’ai remercié avec le sourire. Elle a pu le trouver beau garçon, je l’ai trouvé plutôt maigre. Si ça se trouve le soir il sert aux immeubles. Le verre est déjà vide, le temps me manque. Je suis déjà dehors, je me tiens à la porte, fichues chaussures. Avec l’argent qui reste, le train ou le bus. N’importe lequel.
Est-ce qu’il fallait vraiment que je le tue ? Et si c’était la frustration d’avoir changé de corps qui m’avait poussé à l’acte ? L’idée datait de longtemps, en attendant j’avais envisagé d’autres possibilités. Le menacer, par exemple. Ou juste l’avertir. Ou le blesser et le laisser geignant sur le sol. Je crois que, en voyant que lui était resté un homme, j’ai eu un élan de jalousie. Ou tout simplement j’ai eu le besoin de m’assurer que j’étais toujours moi-même, capable du pire. Est-ce que la question que je me pose, à l’instant, est due au fait que j’ai changé de corps ? Je réfléchis avec les pieds, mal.
« Gaillard. »
Non.
« Tu as l’air ridicule en ballerine. »
Non, non, non non non non non. Non. Non non non ! Non !
Je n’essaie même pas de me retourner. C’est les habits, c’est forcément les habits qui m’ont trahi. Ou alors elle sait, pour le changement, ou alors c’est elle qui en est la cause. Le pire, c’est que là, tout de suite, je ne cherche même pas à savoir comment elle m’a retrouvé. Là, tout de suite, je suis juste en train d’encaisser sa voix triste et joyeuse à la fois, avec cette touche de sincérité qui, homme ou femme, m’ébranle toujours. Cette pointe d’espoir. Là, tout de suite, je me répète en boucle : est-ce qu’elle sait ?
Si je me retourne, elle verra mon visage, et je suis aussi mauvais pour mentir avec ou sans barbe. Je n’ai pas peur que mes lèvres et mes cils l’effraient ou la fassent rire, ou qu’elle me reproche de n’avoir pas boutonné complètement ma chemise ; j’ai peur qu’elle y lise ce que j’ai fait. Pourquoi, depuis deux jours, je la fuis. Je ne veux pas qu’elle sache. Là, mon cœur bat, et comme je suis misogyne, tout sur mon corps, la bille roule dans ma tête et déraille, c’est un bruit abominable, ça finit sur le douze noir. Perdu. Si je me retourne, qu’est-ce qui va se passer ?
Je me suis retournée. Ce talent de mensonge que je ne me connaissais pas. Avec une voix d’un naturel à pétrifier les serpents. Et je lui ai assénée qu’elle se trompait de personne. Elle en a eu les yeux tremblants. Un instant d’hésitation, la lecture sur moi, comme les cartes perforées pour savoir si ce que cette dame à la chemise masculine disait était vrai. C’est les habits, j’en suis sûr, qui m’ont trahi. Elle s’était tellement faite à l’idée que, oui, c’était possible, qu’en une nuit j’avais pu mettre mon corps en gage contre un autre d’occasion. Cette voix étrangère, ce visage d’étrangère, l’intonation étrangère ont eu raison d’elle. Ce visage de femme a même trouvé bon de lui sourire, la petite condescendance de pitié.
Elle est en train d’y croire.
Je suis en train de lui hurler de ne pas y croire.
Je suis en train de hurler, mais ça ne compte pas, c’est juste que je ne veux pas qu’elle parte. Qu’elle ne se laisse pas duper par la traînée que je suis devenu. Je suis là à la supplier d’insister, juste un mot ou une parole de plus pour me déstabiliser, qui m’obligerait à me trahir, à avouer que oui, c’est moi, c’est là moi derrière cette façade de planche à pain, et pour lui prouver je déboutonnerais ma chemise ! Ou peut-être pas, je ne sais pas mais par pitié, ne t’y laisse pas prendre.
« C’est que… votre chemise… »
Pas de votre, le vouvoiement c’est pour les étrangers, sois sûre de toi bon sang, tu es une femme, impose-toi ! Mais non pas moi, mais voilà, je lui assène avec tout cet aplomb insupportable du sexe faible :
« Oui ? »
La question est meurtrière. Si elle n’a pas eu son cœur déchiré et répandu sur Artère, le mien est allé valdinguer plus loin que les Dalles, couler à pic avec dix tonnes de ciment. Mes oreilles sifflent littéralement. Un mal de crâne, l’impression d’exploser. Je suis en train de mentir, je me vois en train de mentir avec une facilité que je ne me connaissais pas, sans pouvoir me l’expliquer, sans pouvoir m’arrêter, sans plus aucun contrôle, je démolis toutes mes espérances les unes après les autres. Insiste. S’il te plait. Insiste. Tu peux battre cette vouivre que je suis devenue.
Ensuite, Flor s’est excusée. Elle a caché derrière sa main les premières larmes. Sa voix s’est étouffée, je l’ai regardée s’éloigner. Celui qui m’a fait ça, les semelles à clou ne vont pas suffire. Au lieu de la poursuivre, au lieu de la rappeler, de m’excuser, de la supplier, je suis là comme une, mais comme une, mais vraiment, à passer en revue tous les supplices que je ferai subir à inconnu. L’inconnue, c’est moi. Je me hais. Je me hais doublement. Je n’en peux plus de suffoquer. Quitter la ville. Maintenant. Avant que je ne me détruise. Cesser de faire du mal à Flor qui n’y est pour rien. On n’a pas le droit de faire du mal à une femme, ou à quiconque, on ne devrait jamais les faire pleurer. Tordre des cous ne compte pas.
Une première fois, elle s’est retournée. Moi, comme un lâche, je faisais semblant de remonter la route sans la voir. En découvrant le troisième stade de la haine je découvrais également qu’il était possible de regarder quelqu’un par-dessus une épaule en ayant l’air parfaitement désintéressée. Fou, aussi, comme les deux murs de la route m’ont paru étouffants. Au coude j’ai ralenti, sensiblement, j’ai profité du tournant pour vérifier si elle me voyait encore. Elle s’était arrêtée une seconde fois, à l’intersection, et me regardait disparaître. Deux aimants, la chaîne d’une amarre sur le point de rompre. Deux pas plus loin, j’étais seul.
Non, vraiment, j’étais seule. Personne d’autre que moi, à part les bruits de circulation pas la moindre trace de vie. L’idée m’a traversée qu’au lieu de perdre mon temps au restaurant, j’aurais pu m’énerver ici. Ce fut comme un déclencheur.
Pour être franc, à ce point, j’ai dû sauter quelques étapes. J’ai hurlé et mon hurlement s’est immédiatement coupé. Soit que j’en avais marre de me faire mal aux pieds, soit que j’avais besoin de réfléchir, je me suis retrouvé par terre. À genoux d’abord, bien théâtrale. Je déboutonnais nerveusement, avec ce dernier bon sens de ne pas les arracher pour plus tard. Puis je me suis mis à griffer. Là, soyons francs, j’envisageais depuis un moment d’explorer mon corps. Je ne m’étais pas imaginé que ce serait en le lacérant. En même temps je me raclais au sol à force d’agitation, je laissais au goudron le soin de labourer le dos. Et vous savez quoi ? C’était exactement ce que je voulais.
Normalement je m’attendais à tenir deux semaines. C’était plus ou moins ma moyenne, dans ce genre de cas. Il a fallu que le contexte s’en mêle, un mensonge insupportable et le fait qu’il émane de moi, pour que j’encaisse tout en une fois. Je vais probablement me tuer. Je ne me le formule pas encore aussi directement mais c’est assez clair, j’en suis arrivée au stade où, si je me mets à rire une seule fois, la suite est toute tracée. J’ai juste besoin de m’arracher cette peau qui n’est pas la mienne, un peu comme on démolit sa voiture quand celle-ci ne veut plus démarrer, un peu comme on bat sa femme quand notre vie s’effondre. J’ai l’impression d’étouffer. Je veux sortir. Je veux aussi chasser l’image de Flor sur le point de pleurer, et là je me dis, elle est restée une femme.
Casseur d’ambiance.
Ma crise dure toujours. On va appeler ça de l’hystérie. Je ne sais même plus où j’en suis dans l’ordre – très drôle – de mes sentiments. C’est vraiment la même personne, cette femme recroquevillée sur la route vide, et celle qui traînait le pauvre gars dans la ruelle ? Le plus impressionnant, c’est que ça fait cinq minutes, cinq bonnes minutes que je me tourmente, et personne n’est passé. Mon hypothèse : les gens m’entendent et évitent soigneusement d’avoir à affronter ce spectacle. Ce serait assez drôle, en même temps, si quelqu’un me prenait en photo pendant que je me mords le bras.
Après cette colère il y en aura d’autres. Une sorte de promesse que je me fais au moment de me relever. Ce n’est pas fini, seulement je n’ai pas vraiment le luxe d’attendre. Alors, mon corps, voilà le contrat : tu me portes jusqu’à un siège du train et moi je te laisserai recommencer à te détruire. Mon visage est rougi, une face d’éplorée au lieu d’une face de brute. Cette fois, les boutons, c’est pour cacher les cicatrices. Homme ou femme, je boucle jusqu’au dernier. C’est tellement inutile, à plusieurs endroits le tissu se tache. Une nouvelle fois – je suis en train de tanguer en remontant la rue – toutes les possibilités repassent dans ma tête, de ce qui a pu m’arriver. L’idée qui s’impose, c’est que je suis un salaud, c’est une punition, c’est tellement plus simple.
Il n’est plus question d’aube désormais. Devant l’entrée, dernier regard pour vérifier si elle me suivait encore. Plus rien. Aussi déçu que soulagé. De toute manière la soupe de sentiments qui me traîne jusqu’au distributeur me donne tout juste la force de ne pas m’effondrer encore. Depuis ce matin j’ai passé mon temps par terre. Bon résumé de ma vie. Je relève la tête : est-ce que je veux un aller-retour. Ne pas sourire, ne surtout pas sourire. Appuyer calmement, très longuement, même après que l’écran ait changé, sur non.
Je suis à huit minutes d’avoir à nouveau une chance de vivre.
Une fois encore, je ne le pense pas en ces termes. Jamais l’idée de la mort ne m’a vraiment frôlé, tant elle me paraît complètement abstraite et absurde, une sorte de fiction qui n’existe que pour les autres. Je me sens en danger, c’est tout. Alerte. Un peu nerveux. Mais je sais parfaitement ce que ça signifie. Du reste si elle m’a retrouvé, alors… je suis trop faible pour continuer le raisonnement. En plus, réfléchir n’est vraiment pas ma priorité. Huit minutes. J’ai mon billet en main, de la monnaie dans la poche et une envie de chocolat. Oui, je suis obligée de l’avouer, cette fois c’est du pur cliché. J’ai envie de chocolat pour ravaler ma tristesse, ou quelque chose comme ça.
Même à cette heure quelques gens attendent sur le quai, des jeunes et dans l’abri vitré deux personnes plus âgées. En général je me mets debout désinvolte tellement près du bord que le train siffle systématiquement. Là, j’ouvre la porte de l’abri, je me jette sur le banc et je répète le contrat à mon corps, pas avant d’être à bord. Je sanglote. Les deux autres murmurent que c’est triste quand même, tout ça. Tout ce que je vois, ce sont mes mains emmêlées et oui, d’accord, elles ne sont plus aussi velues. Elles ne le sont plus du tout. J’adorais ce petit pelage, le faire briller aux lampes même s’il ne comptait pour rien. Devoir vivre sans, c’est un coup dur. Remplacez pelage par autre chose.
Un train passe, mais ce n’est pas le mien. Le grondement des roues nous secouent, un train de marchandises. Moi, ça me permet de sangloter plus fort. Et je me dis, si j’étais resté un homme, mais je n’en sais rien. Finalement ce n’est pas plus mal, d’avoir une excuse pour pleurer à l’envie. Comme une fillette.
Trois minutes. Une petite peur pointe, que le train soit en retard.
Deux minutes. Mais non. Mon train arrive, on l’avait annoncé avant, je n’avais juste pas entendu. J’ai relevé la tête. Je m’apprête à me lever. Vous avez compris. Là, en face, sur le dernier quai contre le bâtiment de la gare. Je crache entre mes dents. Oubliée ma tristesse, ma détresse, tous mes beaux sentiments. On va dire que là mon côté masculin reprend le dessus. Mon visage est farouche, celui d’une bête acculée. Je vais lui faire la peau. Celui-là me regarde, plein de défi, façon de dire, c’est trop tard, façon de dire que mon départ ne sert déjà plus à rien. Qu’ils vont me tuer plus tard. Non. Je réalise, et cette fois c’est du plaisir de voir que la gamme de mon visage est plus grande quand on ajoute un « e » à l’adjectif.
Entre nous deux s’est déroulé tout un dialogue. De loin. Moi dans mon abri, lui sous les piliers de métal. Je l’ai agrippé, je lui ai craché au visage que c’est bon, j’avais tordu le cou à l’autre, c’était fait. Qu’ils n’avaient plus rien à me demander. Qu’ils me laissent partir. Là, s’il s’était détourné, je n’y aurai vu qu’une petite boutade, une dernière manière de me rappeler qu’ils avaient joué avec ma vie comme avec une balance. Seulement il avait maintenu son regard, juste un temps de trop. Plus ou moins jusqu’à ce que le train passe entre nous deux. Et là j’en ai conclu qu’ils allaient s’en prendre à Flor.
Vous savez pour ma remarque misogyne comme quoi les femmes sont faibles. Oubliez. Au premier coup de pied j’ai brisé la vitre. Bon, c’était stupide, le trou permet tout juste de passer le poing, mais ça défoule. Volée à la porte, les deux personnes qui me regardent filer. Moi, je ne réfléchis plus. Cette fois, mes idées sont claires. Je vais lui planter mes ongles dans les yeux, lui agripper la racine du nez et l’arracher. Les gens ont eu du mal à y croire, quand ils m’ont vu reparaître de l’autre côté du train. Vous n’avez encore rien vu.
Le garçon manqué – c’est moi – a traversé le reste des voies, en contradiction flagrante avec les panneaux. Trois enjambées, un quai, il s’était détourné en croyant sa mission accomplie. Il vient de remarquer que quelque chose se passe, revient aux rails, découvre la furie qui traverse la ligne blanche. Je lui plante mes ongles dans les yeux, j’agrippe la racine du nez, je rate, me ressaisis, le cartilage craque, j’arrache. Il a saigné sur ma chemise. Là tout de suite je n’ai pas de semelle cloutée, donc je note dans ma tête de revenir déterrer son cadavre, et je m’élance en-dehors de la gare. Je suis mort. Il faut bien comprendre que je suis mort. Alors, seconde note dans ma tête, au dernier souffle penser à lui demander pardon pour le mensonge, et soudain je me sens bien.
À présent que j’ai les idées claires, j’ai compris que le serveur du restaurant m’avait balancé. Je ne lui en veux pas, probablement aucune idée des conséquences, un de plus qui cherchait à survivre. Mes idées claires m’ont aussi hurlé où chercher, c’est-à-dire, retraverser Artère jusqu’au parc. Je souris. Je suis contente. Ou content. Ou comme vous voulez. C’est bon de pouvoir courir sans s’encoubler, d’avoir trouvé enfin le point d’équilibre. En me couchant, hier soir, j’étais complètement à bout, une loque. On m’a donné un nouveau corps, ça m’a donné de nouvelles forces. Il faudra que je pense à remercier celui qui m’a fait ça, j’épargnerai son visage. Peut-être.
Artère, les gens me regardent médusés. Pour l’attention c’est gagné, je hurle « poussez-vous ! » Joie de voir que, grave ou aiguë, les gens s’écartent toujours. Fichue chaussure. L’autre est restée fidèlement au pied, une seconde d’arrêt pour la jeter. Je cours en chaussette descendre la chaussée d’Artère. Alors ça, quand je le lancerai à la table, ça va en captiver plus d’un. Dommage que ça ne puisse plus arriver. Pour le coup je déboutonne aussi. Fini les compromis. Celui qui regarde, je lui mouche le nez, vu ?
Enfin le parc.
C’est bien gentil l’intuition féminine mais pas très précis. Si au moins c’était encore l’aube, sauf que là les gens se comptent par dizaines, des groupes détachés un peu partout. J’ai tout fouillé d’un coup, rien d’anormal. Dans ces instants d’affolement, on se construit des scénarios fous. J’irai la chercher jusqu’à la tour Angévine.
Soudain, quelqu’un me remarque. Je remarque qu’il me remarque. Je remarque qu’il se met à courir. Je me mets à courir. J’ai dû être policier dans une autre vie. Ou psychopathe. Ou une femme. Il disparaît derrière les arbres, je suis encore trop loin pour espérer l’empêcher de disparaître. La course poursuite la plus minable de mon existence. La première aussi. Rien à fiche, je me sens légère. Une panthère. Voyons, si je me fais appeler Gaillarde, ou Gégarde, est-ce que je le prendrais mal ? Gertrude peut-être. Ou alors Angeline. C’est un peu comme nommer son enfant, tant que c’est les autres ça va. Atteint les arbres, rien ne bouge de l’autre côté, les gens vaquent. Et puis, ce couple qui regarde dans une direction, qui a l’air de se demander ce que c’était cet homme en complet qui courait.
Pourquoi pas Zazie ? Sur ma tombe, « c’est la vie Zazie ! » ou « vas-y Zazie ! » Je me mets à sourire, c’est mauvais. Ces noms, c’est pour m’occuper l’esprit, c’est pour éviter de penser que j’arrive trop tard, qu’ils l’ont déjà enlevée, qu’ils n’ont pas pris la peine de l’enlever, que je vais tomber dessus au détour d’un arbre et que je ne le supporterai pas. Tout allait si bien, et il a fallu que je change de corps, que je perde du temps, qu’ils perdent patience, qu’ils changent de plan. Je ne sais toujours pas ce qui m’a fait changer de corps. C’est devenu tellement anecdotique, je me le suis répété tellement de fois que, si j’en changeais encore, je ne m’en étonnerais même plus.
Il est dans la cabine téléphonique, à penser m’avoir semé. Déjà, les cabines téléphoniques il fallait vraiment être dans un parc pour en trouver. Ensuite, quelqu’un qui les utilise il fallait vraiment être dans un parc pour en trouver. Ce que je ne sais pas, c’est qu’il a perdu son portable. C’est comme ça, les uns gagnent un corps, les autres perdent un téléphone. Il me voit, il raccroche, il veut sortir, surpris que je sois déjà sur lui. J’ouvre à sa place, je rentre. Au départ je voulais juste lui mettre mon poing dans le ventre. Ce doit être le côté sauvage de mon corps, et qu’il ait regardé ma poitrine, qui fait qu’à présent j’ai du sang jusqu’au poignet. Je m’en lave les mains.
Lui, il a l’air d’humeur à hurler.
Les passants ne semblent pas remarquer. Tout le monde voit que ça ne va pas, qu’il s’est effondré, que je le regarde sans vraiment réagir. Seulement il faut faire deux pas supplémentaires. Le premier, conclure au drame. Ce n’est pas si évident. Il se peut qu’il soit tout simplement malade, ou qu’on se dispute. Le second, conclure à l’intervention. Là c’est perdu d’avance. À part fuir ou être témoin, même s’ils appellent, je serai loin, personne ne s’interposera. Ce serait grave s’il y avait un lendemain, c’est là où les conséquences s’abattent, manque de bol pour moi il n’y en aura pas.
« Elle est où ! »
La femme que je suis gagne un peu plus de respect de ma part. Là, pas de mensonge, dans le ton il est clair que quoi qu’il dise ça va mal finir. Problème, il avait une arme. Il tire, il me rate, je reste une seconde à songer que ce coup de feu signifie qu’il va m’abattre, il tire encore. En fait, je me hais. C’est la faute à mon émotivité, si je n’ai pas réagi à temps. N’importe quoi plutôt que d’avouer que c’est juste moi, que j’ai beau faire, j’ai toujours peur quelque part au fond de moi. Un résumé de mon histoire.
En m’effondrant je m’étais dit que, si je me réveillais, ce serait dans un lit d’hôpital. Ne riez pas. Je n’avais pas vraiment le temps d’ajouter une prémisse, et donc la chambre d’hôtel fut une surprise. Vite, très vite, la première chose, priorité !
Et mince.
Vous savez quoi, c’est injuste. Je veux bien prêter mon corps pour un jour mais j’aimerais que, quand je ferme les yeux, à mon réveil on me l’ait rendu. C’est le moment où je hurle pour la seconde fois normalement, quand je commence à réaliser que ça risque d’être permanent. Sauf que j’ai sauté toutes les étapes, je me roule sur moi-même la main sur la poitrine, et je n’arrive pas à y croire. La seconde balle ne m’avait pas touchée non plus. Je suis toujours une loque. Qu’est-ce qui ne va pas chez moi ?
Oui, oui, j’y pense aussi. Mais voilà, la poursuite est terminée, mon grand héroïsme a fini dans un lieu inconnu, après un temps indéterminé et j’ai beau avoir une enclume sur les poumons, il n’y a plus rien que je puisse faire. Et puis, entre nous, je m’attends à la voir surgir de la salle de bain, en tenue légère, me dire que tout va bien, que, peu importe comment – c’est mon imagination après tout – elle a réussi à me sauver, qu’elle m’a amené à cet hôtel, que tout est réglé, qu’on va pouvoir rester ensemble. Ce serait parfait, sauf qu’ensuite je rajoute que je suis une femme, et tout déraille. Et puis elle m’aurait fait amener à l’hôpital, blessure ou pas, ne serait-ce que pour mes lacérations.
Enfin je me redresse, douloureusement. Pas de blessure mais blessé dans l’amour-propre, et brisé. Par la fenêtre, des bruits d’oiseau. J’écoute encore. Non, rien, c’est bien la campagne. La chambre est propre. Sur le dossier d’une chaise il y a ma chemise tachée et mon pantalon, par terre mes sous-vêtements d’homme, sur le plat de la chaise des bandages et compresses et sur la chaise d’à côté un homme. Il y a vraiment quelque chose qui ne va pas chez moi.
« Qui êtes-vous. »
Non, c’est bien lui qui a posé la question. Il m’a devancée. Je lui réplique :
« Où est Flor ? »
J’aurais tellement voulu y mettre plus d’énergie, mais là, disons que rien ne va plus. C’est aussi d’avoir remarqué, pour la seconde fois, que mes sous-vêtements sont par terre.
« Quelle réponse préférez-vous ? »
« La vérité. »
Il n’avait pas cillé. Un véritable meuble. Tiens. Lui aussi porte une chemise à boutons. La même que moi. En fait, il me rappelle un peu moi quand j’étais un homme.
« Après vous avoir croisé à la route des Baux, elle a fait le tour pour revenir à la gare. Elle vous a vue attendre le train. Elle ne savait pas quoi faire, espérait que vous la verriez. Enfin, vous savez tout cela. Quand le train est arrivé, elle a traversé pour embarquer à son tour. Sans billet. Elle vous a cherché dans tout le train avant de descendre. »
En matière de sadisme j’ai toujours beaucoup à apprendre. Cette personne pourrait me donner des cours tellement il est calé. Si je ne m’agrippais pas à la couverture, je pourrais vérifier la couleur de son cou. En matière d’apparence, j’ai beau me répéter qu’il ne me ressemble pas, il est trop proche du souvenir que je me faisais de moi.
J’ai essayé de formuler une réponse. En vain. Par contre j’ai mal à la langue.
« À vous. Répondez-moi. Qui êtes-vous. »
Question stupide. Il sait tout. Qui est Flor, ce qui s’est passé ce matin – ou un autre matin, pour ce que j’en sais – et donc qui je suis moi. Et forcément il sait que j’ai changé de sexe, en une nuit, et ce qui se passe. En bref, il se paie ma tête. Sauf qu’il a l’air sérieux comme le marbre, sérieux comme les Dalles. Je recommence à avoir peur, si ça n’a jamais cessé en moi. Là je l’affiche, mon visage a changé d’expression. C’est devenu explicite, extérieur, c’est devenu quelque chose hors de mon petit coin d’inconscience. Je suis obligé d’admettre que cette personne me terrorise.
Parce que vous savez, si je suis mort, je m’en ficherai de ses menaces, et tout cela. Mais je suis en campagne, loin de la violence et des menaces, et je sais que Flor est en sécurité. Je le crois fermement. J’ai une chance infime de la retrouver, de m’excuser, de la défendre. Alors cela m’importe, énormément, de ressortir de cette chambre entier.
Je veux dire, entière.
C’est ça qui m’effraie le plus. Intuition féminine, on va dire, ou bon sens, j’ai à présent l’intime conviction que cette personne qui me ressemble un peu trop est la cause de mon état. Et pas seulement, il a aussi trouvé le moyen de me tirer du péril et de m’amener là, et de me poser des questions métaphysiques. Alors il n’y a qu’une conclusion dans mon esprit étroit, c’est que cette personne n’est pas humaine.
Foutez-vous de moi, en attendant moi je tremble.
« Je suis une femme. »
Oui, je sais, je n’étais pas très inspiré. Mais je n’allais quand même pas dire « je m’appelle Gaillard » avec une voix de tourterelle.
« C’est votre faute. » Bon, je vais encore dire quelque chose que je vais regretter. « Pourquoi ? » Gagné.
Il me regarde. Il me transperce. Je me sens comme une pucelle. Si j’étais un homme j’aurais dit, comme un gamin. Préjugés un jour… il me fixe intensément. Là je comprends. J’ai toujours eu une vision déformée de moi. Je me suis toujours vu tel que je voulais me voir, et si j’avais eu un double vivant de moi, comme à l’instant, je ne m’y serais pas reconnu. J’ai envie de rire. D’un rire fou. Je suis à un doigt de la folie. Je le sens. S’il n’était pas là, à me fixer, j’aurais déjà cédé. Il est tout ce qui me retient de sombrer dans la démence.
« Si tu étais resté un homme, après avoir tué Xavier tu serais remonté en direction de la gare. Elle t’aurait arrêté avant même la route de Baux. Tu l’aurais frappée. Elle ne s’en serait pas remise. »
C’est à moi de conclure ce qu’il veut dire par là. Je n’en ai aucune envie. La mauvaise habitude d’envisager le pire. Il veut dire encore pire. Cela suffit pour me nouer l’estomac. Les rires, ça va aussi avec les pleurs.
« Ne t’approche plus jamais de Flor. »
Je suis une brute lâche, au cœur d’or peut-être, c’est ce que je veux croire, et prêt à l’héroïsme, mais une brute quand même. Du moins je l’étais, jusqu’à ce qu’il me colle ce corps d’opérette. Et là, je me dis que je n’ai plus besoin de rire. Cela a un sens et en plus, ce sens me plait. Il m’a permis de la sauver, deux fois, peut-être trois. Ne me demandez pas quand. Intuition féminine. Il s’est levé, il m’a laissée seule dans la chambre. C’était peut-être un homme, après tout, juste un homme. Il va peut-être retourner auprès de Flor, lui dire que tout va bien, la défendre. Faire tout ce que je n’ai pas su faire. Il a pris ma place.
Et moi, j’ai pris la sienne.
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