CHAPITRE 14 : Raison contre  Folie (Partie 1)


Les frondaisons des arbres laissaient peu de places au-dessus de la tête des éclaireurs pour découvrir le calme ballet des nuages clairsemés, dans un azur illuminé. Chacun avançaient chacun dans leur périmètre, échangeait par geste les signes qu’ils arrachaient à la forêt qui les entourait. De leur investigation dépendait le succès d’Œil de Dieu. Ils venaient de franchir une crête et, maintenant, ils voyaient devant eux comme une nuée moutonneuse et verte dans laquelle ils allaient replonger. Derrière eux, la grande route de Locelane découpait en deux les vastes étendues de feuilles, comme une rivière. Dans le ciel qui s’ouvrait enfin à leurs yeux, le soleil, à son zénith, faisait scintiller le tapi de feuilles qui s’étalait plus en face à perte de vue. Deux massifs à la roche grise se détachaient par leurs notes claires. Petit Louis piaffait déjà de reprendre son travail. Tous avaient été persuadés qu’ils auraient trouvé le camp elfes noirs ici, derrière cette longue pente, car la crête offrait des postes de guet idéaux. Lui s’était montré plus sceptique, ce choix lui paraissait à la fois trop évident et trop près de la grande route qui coupait en deux la forêt. A leur place, il se serait mis beaucoup plus bas, sans doute autour des rochers qu’on devinait plus au sud.

Quelques lieues plus loin, plusieurs traces de pas et de nombreuses empreintes de chevaux laissaient supposer qu’ils approchaient d’un groupe de cavaliers et de fantassins comme devait être composée une armée elfes noirs. Ses intuitions semblaient les bonnes. Il redoubla d’attention tout en gardant le contact avec les autres éclaireurs pour donner l’alerte aux moindres signes suspects. Et c’est ce qu’il percevait à l’instant : un bruit infime, un léger chuchotement qu’il identifia immédiatement comme étant un petit dialogue dans une langue étrangère. Il se coucha, puis s’avança, pas à pas, évitant toute branche suspecte, profitant du moindre couvert. Il préféra s’arrêter un instant pour se calmer. Il avait peur de toutes les histoires qui ne cessaient de hanter son enfance, peur des exactions de ces elfes noirs qui ignoraient la pitié, peur de mettre les pieds vers un danger tel qu’il n’en avait sans doute jamais approché. Pourtant, il ne les comprenait pas. Il ne comprenait pas comment un peuple qui pouvait vénérer la forêt pouvait également dissimuler une telle cruauté. Il y avait là pour lui un paradoxe. La Nature pouvait être impitoyable, mais jamais elle ne sévissait gratuitement. Du moins, c’est ce qu’il pensait. Son cœur battait maintenant la chamade. D’un geste nerveux, il essuya une goutte de sueur qui lui chatouillait la tempe. Les deux voix s’éloignèrent. Il observa leur direction mais elle ne coïncidait pas avec celle qu’il suivait jusqu’à présent.

Puis, cette peur devint excitation. Une branche cassée par ci, une feuille retournée par-là, il avait enfin trouvé une succession d’empreintes qui lui donnait une direction plus claire. Il jubilait. La Nature lui donnait les clés de sa mission sur un plateau. Alors il plongea plus encore dans cette nature pour se fondre en elle. Il se sentait bien, il était dans son élément, loin de la discipline qu’on lui imposait, loin des rituels religieux auxquels il se pliait plus ou moins. Il ne faisait qu’un avec la forêt. Toute son enfance avait été bercée par le chuchotement du vent dans les branches, par le mystère des ombres mouvantes dans la nuit, par la joie de capturer un lapin dans un collet. Ces plaisirs simples avaient fini par l’initier aux secrets les mieux gardés de la forêt. Il pouvait décrypter la moindre empreinte, le moindre sifflement. Là où tout autre entendait bruit confus et cris, il découvrait des dialogues amoureux, des avertissements aux dangers, des signes aussi clairs que les ordres de ses supérieurs.

Qu’un grand danger ne soit pas loin lui paraissait soudain abstrait. Il était grisé par son instinct de chasseur. L’espace de quelques secondes, les elfes noirs qu’il pistait ne furent qu’un gibier comme les autres. Comme tel, il devait s’infiltrer au plus près de lui sans être vu. Voir et ne pas être vu, la pierre angulaire de tout. Il rampa sur quelques mètres. Près d’un tronc, un pied avait fraîchement écrasées plusieurs herbes, qui hésitaient encore à se redresser. Sa vue était encore bouchée par un écran de fougères. Il était tout impatient découvrir ce qui allait se dévoiler derrière.
Sa prudence fut récompensée. A une vingtaine de pas, une elfe faisait le guet. Sa beauté était encore plus sauvage et troublante qu’il ne se l’était projeté. Difficile d’imaginer qu’une créature si parfaitement constituée pour l’amour puisse dissimuler autant de noirceur et de cruauté. Difficile d’imaginer qu’un simple bustier de cuir et un pagne orangé fussent un uniforme de soldat. Vite, il se ressaisit pour prévenir ses compagnons hors du champ d’observation de l’elfe. Il les chercha autour de lui, mais à force de suivre ses pistes, il s’était coupé d’eux. Au lieu de dialoguer par gestes, il émit un premier sifflement d’oiseaux. Le même cri lui fit échos. Le message était passé. A ces appels, la vigile se redressa d’un coup, en alerte. Il baissa la tête le plus possible et resta immobile le temps que son attention baisse.

Le campement ne devait pas être loin. Une clairière s’ouvrait à son regard à une dizaine de mètres en une trouée lumineuse au milieu des feuillages. Il voyait autour de lui les rayons de soleil percés les feuilles en traits à en devenir opaque au milieu de la douce pénombre des chênes. Leurs branches dominaient de leur hauteur majestueuse quelques pins aux épines foncées. Un ruisseau ne passait pas très loin et apportait un clapotis rafraîchissant à la chaleur moite de la forêt. Alors, dans ce paysage qu’il aimait tant, derrière les derniers écrans d’arbres, il vit plusieurs furies. Sous des branchages amoncelés, des tentes avaient été disposées de manière à profiter au maximum du camouflage naturel des arbres qui formaient comme un mur ovale autour de la clairière. Il aperçut également quelques guetteuses dans les plus solides branches des chênes qui surplombaient l’ensemble. Le plus calmement possible, il se retira de sa position, contourna l’ennemi et se glissa dans un buisson en rampant, puis dans un autre jusqu’à l’emplacement du camp. Elles étaient là, semblables à celle qu’il avait déjà vue. Elles devaient être une cinquantaine - et  il doubla ce chiffre dans sa tête-  presque nues et avec un regard fascinant rempli de détermination et d’indifférence, mais avec ce sourire hautain et ironique qui lui glaça le sang. Sa vie passée dans les bois ne l’avait pas préparé à lutter contre les étranges pulsions, qui grandissaient en lui, stimulées par l’excitation du danger. Par prudence, il décida de se retirer.

A chaque pas, il examinait le sol et anticipait les couverts pour couper la vue de la guetteuse la plus proche. Une fois hors de portée de son regard, il se redressa légèrement pour accélérer le pas quand un léger craquement sur sa gauche le fit frémir. Etait-ce lui qu’il l’avait provoqué ? Non, il lui avait semblé bien trop étouffé. Il s’arrêta. Quelque chose se déplaçait tout proche. Plus inquiétant, cela s’était arrêté en même temps que lui. Il filtra chaque bruit pour retrouver confirmation d’une présence. Inconsciemment, il avait coupé sa respiration. Il décida de se dissimuler derrière un nid de ronces contre un arbre. En posant son pied, il tira sur l’une d’elles. Une onde agita la broussaille sur un bon mètre. Il frissonna. Tous ses sens étaient aux aguets pour savoir s’il s’était fait repérer. Il se précipita pour se cacher, une ronce lui griffa la joue. Un vent léger rafraîchit ses tempes ruisselantes de sueur et fit vibrer chaque feuille, chaque brin d’herbe. D’autres bruits encore plus étouffés lui parvinrent, plus près. On s’approchait discrètement, avec la même vitesse et la même agilité que lui, ou plus précisément à la manière du lynx à l’affût de sa proie.

Quelque chose clochait. Il venait d’entendre non pas une source de bruit mais plusieurs et qui l’encerclaient, beaucoup plus en arrière et aussi sur la gauche. Les elfes devaient l’avoir détecté et le prenaient maintenant en chasse. Pourtant ses poursuivantes ne semblaient pas l’avoir parfaitement localisé. Il se recroquevilla pour se rapetisser, toujours aux aguets du moindre bruit, du moindre mouvement de végétation. Il n’avait plus qu’à les attendre, flèches à la main, tout près de son cœur qui battait la chamade. Il en aperçut une qui se dirigeait dans sa direction, pas à pas, cherchant de ses yeux sa proie. Il s’apprêta à bander son arc. Déjà, il regrettait déjà de ne pas être meilleur archer. Il savait qu’un tel geste le signalerait à toutes ses poursuivantes et l’entraînerait certainement vers la mort.

A son grand étonnement, elle bifurqua dans une autre direction sous l’impulsion d’un cri aigu. Tout autour de lui, d’autre pas plus lourds résonnèrent, comme si on courrait. Plein de tumulte suivit. Un doute s’installa en lui. Ses camarades venaient d’être capturés ou pire encore ! Ses yeux avaient beau fouiller, rien ne lui permettait de confirmer ses soupçons. Il avait trop peur de se redresser pour voir plus loin. Des bruits de flèches commencèrent à siffler dans l’air. Des voix résonnèrent. La ligne du front l’avait dépassé, il était seul. A nouveau, il entendit parler autoritairement une langue qu’il ignorait. Le danger allait revenir sur lui.
Il n’avait pas une minute à perdre, il devait informer l’Œil de Dieu, pour que cet ennemi soit neutralisé au plus vite avant qu’il ne prenne précipitamment la fuite. Il ne put empêcher le bruissement caractéristique des herbes sèches lorsqu’il se redressa. Lentement, le dos courbé au maximum, il reculait en prenant garde à ne pas se trahir. Alors, une fois suffisamment éloigné, il se mit à courir, toujours en mesurant ses efforts pour ne pas faire craquer de bois mort ou faire bouger des branches. Il se retournait régulièrement pour observer si personne ne le poursuivait. Un gros pincement au ventre le saisit. Dans sa concentration pour s’approcher du camp, il avait commis une faute fatale, il avait oublié d’informer les autres éclaireurs…

Alors devant lui, sortie au milieu de magnifiques fougères, se dressa soudain l’une de ces créatures qu’il fuyait. Elle avait un rictus arrogant, comme si elle savourait à l’avance ce qu’elle s’apprêtait à faire. Il n’avait qu’à décocher une flèche pour l’abattre et pourtant, il la regardait s’approcher, prête à esquiver son geste. Il arma son bras et leva son arc pour la viser. Elle sembla ignorer son geste. Comme paralysé, il la laissait resserrer son étau dans un lent mouvement circulaire. Il ne la comprenait pas. Lui avait peur de mourir, peur de ces lames qu’on disait recouvertes de poison foudroyant, peur de souffrir s’il était blessé, alors que la guerrière, elle, semblait ignorer cette flèche qu’il n’avait qu’à décocher. Il ne fallait surtout pas qu’elle l’approche. Surtout pas qu’elle l’approche. Surtout pas… Il appréhendait tellement de manquer sa cible et que ces lames qu’elle gardait croiser devant elle, comme un bouclier dérisoire, ne s’abattent alors sur lui...

L’elfe devinait la panique qui l’empêchait de tirer. Ses yeux flamboyaient. Elle appartenait à un monde étrange, où les anges ne sont qu’illusoires tentations. Des anges qui ricanent quand vient l’heure de mourir. Il ne restait qu’une poignée de mètres entre eux. Alors elle infléchit ses genoux pour bondir sur lui. Il lâcha la corde de l’arc. La flèche siffla droit devant lui. Elle traversa l’air et impacta le sol, au loin, sans la toucher. Elle était pourtant si proche, si vulnérable. Comment avait-il pu la manquer ? Elle avait fait une cabriole sur le côté et se redressait déjà, prête à se ruer sur lui. Vite, il jeta son arc pour se saisir de son couteau de chasseur. Par chance, il était beaucoup plus habile qu’avec son arc. Il s’était déjà battu contre des animaux sauvages que beaucoup auraient fuis. Face à face, légèrement courbés et prêts à bondir, ils s’observaient en tournant l’un et l’autre. Quant à elle, la guerrière s’approchait inexorablement, avec une lenteur calculée.

- Tu n’as pas saisi ta chance, fit l’elfe avec un fort accent. Dommage pour toi…
Lui tenait son couteau sur le côté, le faisant habilement passer de main en main. Il n’était pas un grand guerrier mais c’était encore avec ce mode de combat qu’il se sentait le plus à l’aise. Sans s’en apercevoir, à son tour, il souriait.
- Je n’ai jamais eu de chance et pourtant je suis toujours en vie !

Même au combat, le corps de l’elfe conservait sa suave arrogance. Les formes rebondissantes qu’offrait son décolleté, juste derrière les lames contre lesquelles l’avait tant mis en garde Pisse-Langue, détournèrent malgré lui, comme un aimant, le regard de Petit Louis. Elle saisit cette distraction préméditée pour bondir sur lui, ses lames droit devant elle. Pris de court, il ne put que se jeter à terre afin d’éviter tout contact avec les poignards A peine eut-il touché le sol qu’il projeta désespérément et de toutes ses forces le couteau du bout de sa pointe. La lame fit un demi-pivot et fonça droit sur elle. Elle eut à peine le temps de se redresser que la pointe, profondément, s’enfonça en plein dans l’abdomen. Il avait visé juste un peu plus haut, en plein cœur. Sous le choc, elle stoppa nette son attaque. A la grande surprise du jeune éclaireur, elle laissa le couteau planté en elle, sans doute pour ne pas amplifier l’hémorragie. Son visage se crispa. Sans doute avait-elle immédiatement cerné la gravité de sa blessure. Elle retint un moment son souffle, puis reprit son approche, toujours droit sur Petit Louis qui n’avait plus d’arme, seule une rigidité marquée à chacun de ses pas trahissait la souffrance qu’elle endurait.

Et pourtant, elle ne semblait toujours pas avoir peur, elle souriait plus encore face à cette proie maintenant si facile. Petit Louis, lui, ne pouvait plus rien faire, son arc était à plus de trois mètres. Alors, il se redressa à son tour et se rua sur elle en hurlant pour se donner du courage, avec une flèche à la main volée au sol comme ultime arme. Elle balaya d’un large revers de lame la faible menace pendant qu’elle arma son deuxième poignard pour le plonger en plein cœur. Malgré elle, la douleur contracta son geste, suffisamment pour que l’humain réussisse à bloquer à temps de sa main libre son poignet et provoquer leur déséquilibre. Dans leur chute, il sentit contre lui le manche du couteau enfoncé. L’elfe se recroquevilla de douleur sous le choc et le frappa en même temps à l’aveugle. Alors, il sauta sur elle pour lui arracher son arme du corps. Elle hurla jusqu’à en avoir des larmes, mais réussit à projeter l’éclaireur de toutes ses forces contre un arbre en pliant ses jambes sous lui. Puis elle se dégagea en roulant à terre. La plaie saignait maintenant abondamment. Une fois debout, elle resta pliée en deux, grimaçante. Déjà prêt pour une nouvelle attaque, Petit Louis, lui, en profita pour examiner rapidement ses blessures. Par deux fois, il avait senti le contact des lames sur son corps. Il chercha à se rassurer en se disant que le poison ne pouvait se propager dans son sang avec de telles égratignures. A nouveau, ils se faisaient face, mais l’équilibre des forces avait changé. Elle peinait à bouger, à armer son bras, seule la longueur de ses deux lames lui conférait un avantage.

- La chance tourne, on dirait…
- Pas si sûr, fit-elle en désignant du menton les deux entailles sur ses flancs. Et la chance ne tourne jamais, ou alors on l’arrache à la vie !

Sur ces paroles, elle jeta toutes ses forces dans un dernier assaut. A son tour, Petit Louis plongea sur elle et réussit à faire voler l’un de ses poignards sous le choc des deux lames. Il était maintenant contre elle et bloquait son autre bras vers le sol, en même temps qu’elle repoussait, terriblement affaiblie, la menace du couteau. Il sentait frémir son corps chaud et cambré tout près de lui, et une odeur de chèvrefeuille se dégageait de sa chevelure. Tout son visage fulminait d’être si impuissante face à ce médiocre guerrier. Mais elle cédait inexorablement sous sa force. Il ressentit un début de honte à la dominer de la sorte, elle lui parut soudain même si vulnérable, qu’il aurait pu lui arracher un baiser. Mais elle se dégagea de lui à l’aide d’un puissant coup de genou dans l’entrejambe, qui le plia en deux. L’elfe leva alors ses deux mains pour plonger son long poignard dans son dos. Au même moment, brusquement, Petit Louis redressa son bras et lui planta son couteau dans la gorge. Cette fois-ci, elle resta figée, puis lâcha ses armes, les deux mains  maintenant agrippées au manche qui dépassait de sa carotide. Elle continuait juste à le regarder. Elle sembla vouloir dire quelques mots mais seul un gargouillis douloureux à entendre sorti de sa bouche déjà pleine de sang. Il n’osait plus la toucher, il attendait qu’elle tombe. Alors, lentement, le regard toujours brillant, elle s’agenouilla, mit une main à terre, puis la seconde. Elle était à quatre pattes, comme un animal blessé. Il ne voyait plus ce corps arrogant, cette chair troublante. Devant lui, il n’y avait plus qu’un être qui souffre et qui réalise qu’il va mourir. Il ramassa son arc et arma son bras. Il revit l’humain au corps si affreusement torturé qu’il avait achevé deux jours avant à bout portant également. Toute cette souffrance lui était insupportable. Il ferma les yeux et vit tous les animaux qu’il avait achevés de la sorte. Alors ses doigts lâchèrent la corde et la flèche transperça le dos de l’elfe. Lorsqu’elle tomba enfin à terre, elle semblait perdue. Un drôle de sourire lui donnait un visage d’enfant martyr. Mais le sang qui sortit, noir, de sa bouche le recouvra de son voile de mort.

Le cœur de Petit Louis battait si fort qu’il en avait du mal à respirer. Ses tempes vibraient comme si elles martelaient son crâne. Il reprit sans s’en rendre compte le chemin de son camp. La tension avait été telle que seule l’image de l’elfe à terre le hantait, tout comme l’idée d’avoir condamné ses compagnons éclaireur. Lentement, il réalisait ce qu’il avait fait, combien il avait été en danger et combien même il avait été inconscient. C’était la première fois qu’il devait tuer un être vivant pour sauver sa peau. Et il n’arrivait toujours pas à comprendre comment, lui, un piètre soldat inexpérimenté avait pu battre une furie elfe noire. De manière totalement instinctive, il arriva jusqu’aux premiers postes de l’avant garde. Il était bien le premier à faire son rapport, ce qui confirma que tous ses compagnons avaient bien été tués par sa faute. Les moines guerriers autour de lui le regardaient d’un œil inquiet. La griffure de la ronce sur sa joue continuait de saigner sans qu’il ne la remarque. C’était une toute petite griffure de ronce, rien comparé aux blessures auxquelles il avait miraculeusement échappé. Il s’en était sorti avec deux légères entailles sur ses côtes. Un vrai miracle. C’était il y avait quelques minutes à peine, et tout lui paraissait depuis dérisoire. Il lui restait deux mètres à faire pour rentrer dans la tente de son chef. Mais, là, quelque chose le retenait. Il avait peur d’avouer son erreur.

Devant l’agitation qui commençait à se répandre autour de la tente, Thomas de Treillères sortit lui-même pour voir ce qui la causait et se retrouva, pour ainsi dire, nez à nez avec lui. A son tour, il comprit la gravité de la situation. Il s’empressa de le faire rentrer pour l’écouter. Son rapport suscita une certaine inquiétude et l’Œil de Dieu partagea sa position sur la forte probabilité qu’une armée entière d’Elfes Noirs puisse se cacher dans les environs. La menace était en tout cas suffisante pour en référer au Sénéchal Vautreuil. Telles étaient les consignes. Mais le capitaine n’hésita pas longtemps pour prendre seul l’initiative du combat, le risque de voir les furies disparaître en attendant les ordres était trop grand. Il disposait de trois cents hommes et d’une cinquantaine de cavalier. Face à une centaine d’ennemies, même surentraînées, il était raisonnable de penser que le combat serait gagné d’avance. Mais la nature psychopathe et les légendes qui couraient à leur sujet incitaient à la prudence. Ces folles étaient tellement bourrées de drogues qu’elles ne sentaient pas la douleur et devenaient complètement imprévisibles. Il les avait déjà combattus, il fallait disloquer leurs lignes pour les isoler et profiter du surnombre. Il décida d’envoyer toute sa cavalerie pour les retenir au plus vite et les empêcher de fuir. Deux unités de chevaliers prendraient position sur les flancs ennemis et créeraient une force de frappe suffisante pour les neutraliser un instant, le reste de l’infanterie suivrait dès que possible pour achever l’encerclement. Le terrain allait être très défavorable aux cavaliers mais l’état de transe de leur adversaire devait les servir.

Pour Petit Louis, son travail était terminé, les vrais soldats entraient en action mais son cœur était lourd, des amis étaient sans doute morts à sa place et par sa négligence. Il quitta la foule autour de lui sans mot dire, puis rangea son arc et ses flèches. Il nettoya ses plaies et revit un à un les visages de ses compagnons avec qui il avait encore discuté au matin de chasse ou de pêche. Et l’image du sourire de l’elfe gisant à terre était toujours gravée en lui. Alors seulement, il se rappela qu’elle était restée belle jusque dans la mort. Il revit son bustier de cuir noir dévoiler son ventre d’albâtre, ses cuissardes remontées à mi-cuisse sortir de la large échancrure du pagne, cette chevelure sauvage qui flottait comme des serpents quand elle avait plongé sur lui. Il la revit, accroupie, comme offerte à lui, juste avant qu’il ne la tue à bout portant. Et sous ses yeux embués, tous les hommes s’apprêtaient à combattre une centaine de ces créatures. Et plus que jamais, il se sentait étranger à ce monde qui se mettait en branle autour de lui. Pourtant, on vint à nouveau le chercher pour qu’ils mènent ces hommes au combat. Il regarda un instant le ciel et s’agenouilla pour prier, lui qui ne croyait en aucun dieu.

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