Ce n'était pas un manque d'inspiration qui avait comme tari mes textes. Je savais toujours écrire, je le voyais bien en faisant défiler des mots par milliers pour ces jeux de la toile ou ces étourderies d'un temps. Nous étions loin alors de ce qui comptait. J'avais un texte et un seul texte en tête et plus je m'acharnais dessus, plus il m'échappait. Alors, comme tout enfant quand les choses deviennent difficiles, j'avais abandonné. J'avais décidé d'attendre qu'un détail quelconque finisse par me ramener à mon histoire, que je puisse l'écrire.
Voilà qu'on me remet, presque pour rire, un document avec un renard. On sait que j'aime les renards, on ne sait juste pas pourquoi et je ne l'ai jamais expliqué. Alors c'est un jeu d'aller chercher tout ce qui y ressemble de près ou de loin, les anecdotes d'un renard croisé en bord de route ou dans une ferme, les images, les photographies, un peu de tout touchant à l'absurde.
Ce document, cette fois, était l'image d'un renard en harnais tirant un petit carosse où deux oies se tenaient, l'une comme cocher fouettant ma bête, l'autre lisant le journal.
Passé l'amusement, j'ai soudain décidé d'exploiter cette image. De lui donner son histoire. Il y avait un renard, il y avait déjà tout. J'ai emporté l'image avec moi, je l'ai posée en retrait du clavier et je l'ai observée. La question à poser n'était pas, comment en est-on arrivé à un renard tirant un carrosse monté par deux oies. Cette question n'avait pas lieu d'être. J'aurai tout loisir ensuite de choisir la plus probable ou la plus improbable, la plus drôle ou la plus sérieuse de toutes les possibilités. Face à la pyramide je commençai par le sommet et je me demandais plutôt, qu'est-ce que ce renard tirant un carrosse monté par deux oies pouvait signifier.
L'image avait été travaillée, évidemment, il y avait donc une volonté artistique. Les couleurs, d'abord, faisaient passer de loin le renard pour un cheval et les oies pour des hommes en livrée, nobles. Le chariot passait sur un pont plat au-dessus d'une rivière à haut courant. Des deux côtés les berges alignaient des arbres, ne laissant qu'une trouée centrale dont la lumière dirigeait le regard sur le carrosse, carrosse assombri et creusé à l'avant. Ainsi le renard était centré et le regard, allant de gauche à droite, tardait à découvrir la supercherie. Le pont comptait deux arcs et sur la gauche, entre deux arbres, la lumière donnait une trouée, pour éviter que la gauche de cette image au calme ne soit trop sombre.
Rien de tout cela ne parlait puisque rien de tout cela ne cherchait à être parlant autrement que par des préjugés, une scène familière dans un décor familier où seuls les acteurs changeaient. Moi, j'observais le jeu de lumière, le calme du renard alors qu'il tirait ce carrosse à travers le pont, vers la gauche. Je pouvais sauter sur l'occasion et retourner entièrement la situation, où c'était au renard de se jouer des oies. Mais cela n'aurait pas été fidèle.
Il fallait que le renard soit la victime de l'histoire.
Souvent cet ouvrage me revenait en tête, croisé en bibliothèque dans les étagères de la philosophie, l'esclave volontaire. J'aurais pu me moquer de ces oies qui avaient choisi un renard comme trait, alors que l'animal était faible et qu'un chat les aurait bien mieux tractés. Il y avait donc eu circonstances et il n'y avait eu que deux possibilités, toutes deux amenant à la même conclusion. Ce renard avait été forcé. J'ai commencé à imaginer le renard chassé qui, pour échapper à quelque menace, se plie aux caprices de ces deux oies pour obtenir leur protection. Une société commençait à naître, inévitable, et le retournement s'était effectué. Les oies étaient inconscientes de la véritable raison pour laquelle le renard leur obéissait et profitaient d'une situation qui leur échappait complètement.
Une fois encore, j'ai regardé le coin gauche de l'image, si sombre, et j'ai repensé à ce renard attendant son heure, menant les deux oies à leur fin. C'était tentant. C'était déjà du passé. Au contraire, ce sombre présage serait pour le renard et l'avenir qui l'attendait, comme une boucle, condamné à retraverser ce pont sans fin.
Je pouvais commencer à travailler les symboles.
À présent mon renard prisonnier cette traversée devenait une voie de peine, en même temps calme et cruel. Le pont n'existait que pour ce carrosse, là où tous les autres animaux traverseraient à la nage, ce pont n'était assez grand que pour le carrosse et n'avait été bâti que pour le laisser passer. Le garde-fou, à peine un haussement de pierre de chaque côté, n'était bon qu'à y faire buter le bas de la roue si elle venait à dévier. Le pont montrait nu dans cette trouée le sort de mon renard. Je commençais à le voir, le bruit des roues entendues de loin, roulant part et part dans les sentiers, leur cahot, les coups de fouet dans l'air. On attend, sur ce pont, on attend et on ne comprend pas ce qui arrive.
On est le prédateur auquel le renard a échappé, on le hait, ce renard, à raison on le hait et on veut l'écharper. Mais il y a ces oies et cela suffit à nous arrêter, on ne peut plus rien faire, il est hors de notre portée. Alors on enrage, tapis sur la rive droite dans un recoin d'herbe, on enrage à le voir passer. On claque des dents, on trépigne et on se contente de cette consolation, en le voyant le regard fixe devant lui, le pas lent répété sur la pierre, on essaie d'y trouver le plus possible de cruauté.
Le narrateur sera donc le prédateur, j'ai mon narrateur, mais je n'ai pas mon renard.
Mais j'ai mes oies, je les entends parler sans peine, s'interroger sans cesse sans jamais véritablement se répondre, sur un peu tout et constamment sur le présent, comme si elles étaient incapables de voir au-delà de leur carrosse. L'une demande, qu'y a-t-il dans le journal, et l'autre claquant du bec lui dit de calmer les roues sur la pierre du sentier. Le renard, lui, ne dira rien, n'exprimera rien, ne fera rien. Le renard est là aussi bien qu'absent, il n'a rien à faire et s'il parlait, ce serait déjà couper court à son calvaire.
Ce ne sont pas les oies qui diront au lecteur pourquoi le renard tire leur carrosse. Le lecteur se demandera comment cela a pu arriver, ou vers où cet attelage s'amène. La seule bonne question est ce que cela signifie. La signification, la seule raison pour laquelle cette scène doit nous arrêter, peut-être moins qu'un sentiment ou une pensée, ce qui nous est interdit. J'en sais d'infinis qui ne pourront s'empêcher de rire en voyant cette drôle de compagnie, et passera outre. Il y en aurait, allant plus loin, qui y verraient une victoire. D'autres pour s'inquiéter des oies. Il n'y a pas de réponse en soi. Il s'agit juste de comprendre ce que cela a jamais pu signifier et si cela ne signifie rien, qu'est-ce que cela signifie ?
Ce pont est comme un cinquième acteur, après les deux oies, après le renard, après le prédateur, ce pont semble agir par lui-même comme une autorité silencieuse qui assure à elle seule que le trait est intouchable. Comment le montrer ? C'est le pont qui doit parler, qui doit donner toutes les réponses. C'est ce pont qui doit tenir le prédateur en échec.
Et soudain, je le vois, c'est l'ignorance des oies qui les protègent. Elles s'amusent d'un monde qu'elles ne comprennent pas et tant qu'elles ne comprennent pas, elles seront intouchables. C'est une règle, c'est la première règle et c'est tout ce qui se passe. Elles ne comprennent pas quel animal les tire et se moquent de savoir comment cela a pu arriver. Ont-elles conscience d'être seulement observées ? Au moment où le chariot aborde le pont, l'oie au cocher dit au renard de s'arrêter. Elle est inquiète. Le renard, lui, continue, son regard toujours fixé devant lui, inconscient. Elle fait claquer son fouet et le renard s'arrête.
"Pourquoi s'arrête-t-on" claque le bec de sa compagne, et sans réponse "Allons ! Allons ! Je n'aime pas lire quand nous sommes arrêtés !"
"Tire ta tête du papier et regarde voir s'il y a quelqu'un !" lui décoche le cocher.
Ils sont vivants, elles sont vivantes, peu importe. Ces deux personnages ont commencé à vivre les premiers, parce que l'un fait claquer le fouet et ce claquement de fouet dans l'air est le coeur de l'image, son centre et son centre de gravité. C'est du reste la seule action. C'est ce claquement qui doit tout décider, ce sera donc un choix. Il y aura cet instant, aux abords du pont, où elles pourront réaliser ce monde autour d'elles et ce prédateur qui les observe. Et si elles le découvrent, et si elles réalisent et si elles paniquent, elles sont mortes. Et le renard, harnaché, est mort également. Le renard va attendre, silencieux, que sa vie se joue dans son dos, sans mot dire, sans rien faire.
C'est peut-être ce spectacle tout à fait incongru qui effraie les prédateurs. De voir un tel attelage et ces deux folles qui dissuade même les plus affamées de s'en prendre à elles. Ce sont les prédateurs qui, justement, y lisent plus qu'il n'y a. Qui croient qu'elles sont protégées, au-delà de toute raison, que leur assurance est réelle et qu'elles peuvent, d'un coup de fouet, comme ces irréalités des sables, faire disparaître leurs assaillants.
Voilà le cycle qui commence, les mêmes idées qui reviennent. C'est le renard, lui-même, qui a construit cette réalité. Acculé, pressé de toutes parts, il a trouvé ces oies et les a persuadées d'une folie sans fin. Il leur a fait tourner la tête, il s'est fait passer pour un laquais et quand elles ont été tout à fait abruties, leur manège a rendu toutes les autres bêtes bêtes. Ceci n'est pas absurde, toute la littérature du renard tient sur ce seul préjugé que les animaux n'ont pas l'intelligence de l'homme - ou que l'homme...
Alors, de cette simple image, je commence à tirer une histoire. De l'absurde de la scène par un vaste détour je suis revenu à l'absurde et j'ai donné à cet absurde un poids qu'il n'avait pas. Je sais désormais que c'est bien ce renard qui tire les ficelles comme il tire ce chariot, et son mensonge a pris des proportions qu'il n'avait peut-être jamais envisagées. Qui a bâti le pont ? Les prédateurs, c'est improbable, et ce ne serait plus la même peur. Ce ne seraient plus des prédateurs mais des serfs, prisonniers également de la folie. Ce ne peut pas être le renard. Alors ce pont improbable est le symbole même de cette folie ayant pris corps, que plus rien ne semble pouvoir briser.
Il ne se passe rien, dans cette histoire. Nommément, un carrosse apparaît, s'arrête en début de pont. Ses passagers s'interrogent puis décident de continuer, et le carrosse repart. Rien de plus. Que ce soit un renard, que ce soient des oies, c'est drôles, mais ce n'est rien.
Le prédateur, lui, a peur. Il a peur du bruit des roues, il a peur du pont, il a peur des coups de fouets. Il a peur des claquements de bec, de ces commérages, il a peur du harnais, du harnais surtout. Il en a peur sans fin. Il a peur d'être à son tour dans ce harnais, à sentir le fouet claquer au-dessus de sa tête. Il a peur que les oies le voient sans comprendre qu'à l'instant où elles le verront l'illusion sera brisée, et qu'il pourra bondir les égorger. Il y a une haine refoulée chez ce prédateur sans nom, une haine bestiale. De voir chaque jour le renard passer devant lui, lui échapper. La bête rêve, un jour, de pouvoir glisser dans l'eau, atteindre le pilier et, quand le renard passe, le saisir et le faire tomber dans l'eau, l'emporter avant que les oies ne réagissent. Peut-être qu'elles ne le poursuivront pas ? Ce n'est qu'un renard, elles en trouveront un autre, ou une autre bête, tant que ce n'est pas lui.
J'ai créé une réalité que je ne peux plus retoucher. Quand je regarde cette image, je vois le prédateur, je sais qu'il est là. Je vois ce pont pour ce qu'il est et je vois le renard non pas résigné, plutôt, absent. De cette absence que je n'ai jamais pu expliquer. Et je vois ces deux oies jacqueter, comme on attend d'elles, et je me demande comment je vais montrer au lecteur qu'il y a toute cette farce qui maintient l'attelage en vie, sans lequel cette scène si paisible et si comique tournerait au pire. C'est là que la règle entre en jeu.
Je ne peux pas le dire au lecteur.
Je ne peux pas le lui montrer. Le lecteur est ce prédateur, si je lui dis que ce n'est qu'une farce, il pourra bondir. C'est un secret qu'il doit découvrir par lui-même, avant que le coup de fouet ne claque, et alors il pourra changer l'histoire. Il aura trouvé la faille qui lui permet de réécrire les événements, cette fissure dans les fondations de l'image par où prendre la gorge. Mais je ne peux pas non plus, directement, jouer de lui comme du prédateur. Parce que la scène est trop comique, trop improbable, tout lecteur un peu sensé en rira au lieu de la craindre. Comment avoir peur de deux commères et d'un renard morne ?
Cette histoire n'a jamais commencé. Je peux écouter couler l'eau comme un murmure qui étouffe tout, son bruit sur la pierre du pont, qui dure, qui dure. Notre impatience, le goût de la chair dans notre gueule. Puis le bruit de roues arrive et on se tapit, instinctivement. On s'écrase au sol avec, en tête, ces images d'un chariot dans les ombres. On n'entend pas encore les coups de fouet, on les imagine. Comme les sons deviennent plus clairs, on s'enfonce d'autant plus jusqu'à être tout à fait invisible. Voilà les voix qui éclatent, et qui brisent tout. Le cocher se plaint qu'ils se traînent. Derrière, le journal n'arrête pas de battre entre les plumes de sa compagne. Nous, on attend, paralysé.
Voilà l'instant où l'histoire s'effondre, parce que le lecteur se refuse de suivre. Parce que ce n'est qu'une vaste blague et qu'il ne demande qu'à bondir. Alors il faut lui montrer, lui démontrer, qu'il y a ce pont, que quelqu'un l'a bâti. Qu'il y a ce carrosse, que quelqu'un l'a monté. Qu'il y a ce harnais, que quelqu'un l'a fourni. Qu'il y a toutes ces marques d'une puissance en jeu contre laquelle on ne peut rien faire, pareillement que l'eau de la rivière contre le pont n'arrive pas à l'emporter. S'il y avait un moyen de montrer que ce pont est une absurdité, que cette rivière bute et brise dessus, alors il y a une chance pour que le spectacle ne soit plus comique mais monstrueux.
C'est un changement complet d'idée, et un long travail sur le lecteur, pour lui faire comprendre quelque chose d'opposé à tous ses sens et à toutes ses intuitions. Que le spectacle qui le fait rire pourrait bien exister, tout comme un paysan même au désespoir n'aurait pas imaginé attaquer le carrosse d'un noble, par peur des représailles, et quand bien même son pire ennemi aurait tenu le mors. Et pendant que tout ce jeu se déroule, de persuasion, entre l'auteur et son lecteur, plus personne ne prête d'attention au renard.
Encore une histoire que je n'écrirai jamais.
Le renard au harnais
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