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    Il courait.
    Il avalait sans hésiter d’innombrables couloirs, traversait des forêts d’une densité labyrinthique sans jamais se perdre, escaladait des montagnes enneigées pour les dévaler aussitôt, car il était chassé. De son troisième œil, il constata que derrière lui, l’autre le coursait avec rage, et il lui adressa son sourire le plus railleur avant de soudain bondir et de s’envoler dans le ciel pâle. Il s’enfuit à tire d’aile sans parvenir à semer son chasseur, qui décolla à son tour sans sourciller. A chaque fois que celui-ci se rapprochait, une rafale d’un vent inexistant le repoussait, mais de moins en moins loin au fil du temps. Alors, d’énormes nuages éclatèrent et des éclairs strièrent les cieux, et Vlad alla se poser sur le sol cotonneux avant de regarder autour de lui, circonspect. Nulle trace de l’invocateur à l’horizon infini dont il parait désormais son monde. Cela avait été facile donc insuffisant. Il fallait l’énerver encore un peu plus pour l’attirer dans le traquenard.
    Vlad se mit à modeler son monde une nouvelle fois, le transformant en un bâtiment de pierre aux multiples couloirs. Il attendit à l’entrée, nonchalamment adossé au mur, afin que l’invocateur le repère aussitôt. Cela ne manqua pas. Quelques secondes à peine plus tard, il l’aperçut s’élancer vers lui, l’écume aux lèvres, et disparut dans l’ombre de la bâtisse en se moquant de lui. La course reprit.
    Chasseur et chassé parcoururent d’immenses couloirs éclairés de minces chandelles, des galeries de glaces aux millions de reflets déformés, gravirent des escaliers antiques aux marches vermoulues et gémirent ensemble lorsque les échardes de piètres parquets s’enfoncèrent dans leurs pieds nus. Ils se croisèrent lorsque Vlad fit demi-tour sans crier gare et glissèrent dans des conduites de verre, ils toussèrent dans des greniers poussiéreux et suffoquèrent dans des caves opaques, ils montèrent et descendirent, avancèrent et reculèrent, et finalement Vlad s’aventura dans un corridor qui ne menait qu’à une impasse grise. Alors il se retourna pour voir l’invocateur débouler, essoufflé, lui adressa un ultime salut ironique et chuta dans une trappe qui se referma et disparut aussitôt, sous les yeux étincelants du chasseur frustré – et enragé.
    Puis les traits se brouillèrent, le bâtiment s’effondra sur lui-même et le dessin s’effaça lorsque la Divination se dissipa enfin, sur un dernier hurlement de vengeance de l’invocateur. Vlad ouvrit les yeux et hocha joyeusement la tête à l’attention des mercenaires en se léchant les lèvres.
    L’anguille était ferrée.

* * *

     Grâce à l’argent que lui avaient fourni certains agents de la Garde sombre en poste à Etabane, seule faveur qu’elle avait cru possible de leur demander, Sybèle et Arandir chevauchaient deux nouvelles et fringantes montures. Elle ne tenait absolument pas à s’éterniser dans la ville marchande et même si parcourir le même trajet qu’elle suivait la veille, mais en sens inverse, ne comportait rien de réjouissant, cela valait mieux que de rester là où bientôt l’invocateur ferait son apparition. Connaissant Vlad, il lui agiterait impudemment un appât sous le nez jusqu’à l’attirer dans un piège dont il ne pourrait se dépêtrer, et comme le devin le lui avait fait remarquer, elle ne serait d’aucune utilité au petit groupe demeuré sur place. Malgré tout, elle regrettait de laisser derrière elle la petite Cytise sans un adieu. Tout juste étaient-elles encore toutes les deux liées par une promesse qu’elle avait faite à l’époque sans avoir l’intention de la respecter, mais qu’elle reconsidérait de plus en plus maintenant qu’elle se retrouvait seule avec Arandir.
    En effet, celui-ci faisait peine à voir. Aveugle et sourd à tout ce qui l’entourait, il n’avait pas émis le moindre souffle de protestation lorsqu’elle l’avait poussé à quitter Etabane sans ses compagnons – dès lors, toute justification perdait son sens. A la place, il se recroquevillait sur lui-même et enfonçait la tête dans son cou, la recouvrant parfois de ses doigts graciles. Peut-être espérait-il ainsi regagner le monde du rêve et des vers dont il croyait avoir été impitoyablement banni, ou peut-être essayait-il d’ensevelir sa faillite sous sa tignasse rousse, alors teintée du rouge de la honte. De la part d’un barde qui, avant l’aventure, débordait d’enthousiasme et improvisait des poèmes à tout va, c’était pathétique. Extrêmement triste.
    En y repensant, Sybèle ressentit des pointes de culpabilité cribler son corps comme une cible vivante. Dans sa pourtant jeune carrière, nombreuses avaient été les situations où elle avait provoqué la déchéance de personnes apparemment en pleine possession de leurs moyens. Elle s’était fait un art de séduire, de persuader, de charmer, de manipuler enfin ses victimes rarement innocentes, mais laissées vides et pauvres à jamais – ou en tout cas, pour un bon moment. Il eût été mensonger de dire qu’elle n’éprouva jamais le moindre remords par le passé pour ses actions, mais en tout cas elle parvenait toujours à les faire taire et à les étouffer. Après tout, elle n’accomplissait que son métier et elle servait une cause supérieure, qui pensait à sa place et la dégageait ainsi de toute responsabilité morale.
    Aujourd’hui, c’était différent. Elle ne supportait pas les dégâts qu’elle avait irrémédiablement causés à un groupe de mercenaires qui lui avait paru infiniment sympathique, et elle se révoltait contre les ravages causés parmi ses membres. Ce n’était pas contre le Roi qui, dans son esprit, était intouchable, comme irréel, mais contre ses méthodes à elle, celles que Sybèle employait pour faire imploser les cœurs de ses proies. Elle les revoyait tous avant l’expédition, fièrement réunis autour d’une table de la Hache brisée, trinquant et riant à la joie d’être ensemble, et les vers d’Arandir résonnaient encore à ses oreilles. ‘Cinq à partir ensemble, à revenir combien ?’
    Il savait déjà que cette quête allait les détruire. Ou du moins en avait-il eu l’intuition, tout comme Fadamar qui lui avait réclamé ces vers. D’une certaine façon, par ce poème, Arandir avait dressé une toile instantanée pour immortaliser l’instant où ils seraient réunis tous les cinq dans de bonnes conditions, pour la toute dernière fois. La magnifique cohésion du groupe.
    Sybèle aurait dû s’enorgueillir d’avoir su briser celle-ci, avec une indéniable facilité. Elle y avait même pris du plaisir, jouant avec Cytise, joutant avec Fadamar nuit et jour jusqu’à ce qu’il se retire, et finalement venant à bout indirectement du barde insouciant, puis du vétéran fatigué. Elle contre eux quatre, elle avait triomphé. Elle n’en retirait aujourd’hui plus aucune gloire. Pire, elle s’en voulait.
    Elle pouvait encore se rattraper. S’il ne lui serait jamais venu à l’esprit de désobéir aux ordres du Roi, qu’elle comptait bien suivre jusqu’au bout, elle avait encore tout un voyage pour assister Arandir dans sa quête retrouvée du Beau, quand bien même ce voyage se solderait par la mort du barde. Elle l’accompagnerait et tenterait de lui montrer la voie, elle partirait à la recherche de son âme déchue pour la redresser et même fortifier ses fondations, elle s’occuperait de lui comme elle ne s’était jamais occupée de personne.
    Après tout, c’était une promesse. Et elle lui tenait à cœur.

* * *

« Plus vite, plus vite. Plus vite ! »
    Ne pouvait-il donc pas se taire, cet hystérique frustré ? Des heures qu’il le tannait de presser le pas, comme s’il était judicieux de se ruer dans le piège tête baissée, essoufflés et sans préparation. Pour un dieu en devenir, Messie manquait cruellement de lucidité. Ce n’était pas nouveau, mais il était hors de question que Phoenix cède à ses lubies si cela pouvait mettre sa vie à lui en danger.
    Car cette magie blanche qui les narguait depuis la veille ne lui disait rien qui vaille. Son instinct lui chuchotait à l’oreille de se méfier – et à vrai dire, nul besoin d’être un génie pour le comprendre. Non seulement elle les menait par le bout du nez, mais en elle-même elle recelait déjà une menace certaine : un devin suffisamment puissant pour tenir tête à l’invocateur ne pouvait pas être sous-estimé comme le faisait Messie de façon stupide.
    Auparavant, Phoenix avait pensé que voyager en compagnie d’un magicien aussi puissant, bien que dérangé et imbu de lui-même, avait au moins le mérite de rendre la marche plus aisée et les menaces plus discrètes. Il se rendait aujourd’hui compte que sans lui, Messie ne serait jamais arrivé jusqu’à Etabane indemne tant la raison le délaissait de jour en jour. La traque actuelle en était le plus criant exemple : si Phoenix ne menait pas précautionneusement la marche, alors Messie se jetterait sans la moindre réflexion dans la cage laissée obligeamment ouverte par ses soi-disant proies – alors chasseurs. Contrairement à ce que celui-ci pensait, les rôles étaient inversés, et si Phoenix suivait malgré tout la trace de la Divination, c’était pour se débarrasser d’une épée de Damoclès qui sinon pèserait sur eux jusqu’au bout du voyage.
    De plus, le devin qui les espionnait et ses alliés ne devaient pas être si redoutables que cela puisqu’ils n’osaient pas attaquer de front, ce que Phoenix ne comprenait que trop bien. Nombreux étaient les magiciens téméraires qui avaient osé une telle tentative : les plus récents pourrissaient encore dans la plaine, tandis que les os des plus anciens blanchissaient au soleil ardent du sud. Dès lors, avec un peu de prudence et une bonne dose de sang-froid, il était tout à fait possible de s’en débarrasser, à l’image du sanglier qui éventrerait le chasseur de ses défenses acérées. C’était aussi pour cela que Phoenix avait rejoint Messie à l’origine : explorer et découvrir, certes, mais aussi faire couler le sang. Rien de plus naturel pour quelqu’un qui avait passé des années dans la nature, livré à lui-même.
    En fait, il avait l’impression de revivre. Ces derniers temps, il se sentait ramollir, poussé dans une fade routine, forcé à supporter les babillements arrogants de Messie à longueur de journée et ses cris ravis lorsqu’il rouvrait les yeux et clamait sa puissance, mise en évidence par l’élimination de quelque pauvre magicien qui, généralement, n’avait rien demandé et n’avait pas même pu se défendre. Phoenix, lui, en plus de mépriser de tels procédés, s’ennuyait profondément, puisque son seul rôle consistait à porter les sacs, préparer le feu et cuire la nourriture. Un rôle de larbin, ce que Messie ne manquait pas de lui rappeler en ricanant. N’était cette inquiétante lueur jaune, désormais à la limite du doré, qui pulsait dans ses yeux fixes, Phoenix aurait craqué. La prudence le retenait.
    En revanche, bien mal en prendrait à ceux qui se dresseraient sur son chemin. Car il n’attendait désormais qu’une seule chose : l’occasion de déverser toute la frustration accumulée, de faire siffler l’épée qu’il aiguisait quotidiennement avec une attention soutenue et de taillader des victimes en libérant sa fureur toute animale. Il voulait sentir à nouveau son fluide vital s’agiter dans ses veines et pétiller sur son front, et peut-être se retournerait-il alors contre Messie, enflammé par le goût du sang. Oui, décidément, cette traque tombait à pic.
    A cette pensée, il découvrit les crocs en un sourire cruel.

* * *

    Dans sa chambre de la Lumière de cendres, Kjeld V’Fohs s’apprêtait à invoquer une nouvelle fois les énergies bleues. Il ne l’avait plus tenté depuis le retour de Mederick au château, préférant reconstituer ses forces et obtenir des renseignements supplémentaires auprès du noble, qui avait finalement accepté de l’aider. Même si les explications de Mederick s’avéraient souvent vagues ou confuses, elles lui permettaient de se faire une meilleure idée de ce qu’il recherchait vraiment afin de ne plus avancer en aveugle et de poser les bonnes questions aux morts. Il se sentait aujourd’hui plus prêt que jamais. Il avait même fait un peu de rangement pour aérer sa chambre aussi bien que son esprit. Ses idées étaient claires.
    Il vérifia que la porte était verrouillée, se plaça au centre de la pièce et commença à manipuler les énergies avec des doigts experts. Ses gestes se firent de plus en plus vifs, de plus en plus précis. Un souffle soudain agita les pages des multiples livres qui encombraient la chambre, puis les énergies se teintèrent du bleu pâle de la Nécromancie. Quittant son corps physique, il en saisit violemment un certain nombre et modela un premier crâne, qui s’envola dans un sifflement de mauvaise augure et tourbillonna dans la chambre à toute vitesse, avant de finalement s’arrêter, de se placer devant Kjeld et de susurrer.
« Je me souviens d’un monde… L’Invocation. Tout ce que tu veux savoir…
Les mots s’engouffrèrent dans les oreilles de Kjeld comme des rafales de vent et son corps spirituel vacilla sous leur puissance, mais sa voix était ferme lorsqu’il parla.
-    Je t’ai invoqué, donc tu dois m’obéir.
Le crâne éclata littéralement de rire et sans la poigne de fer du nécromancien, il se serait échappé. Kjeld serrait les énergies comme si sa vie en dépendait. Bientôt, celles-ci se reconstituèrent en un crâne au sourire contrit.
-    Quand je pense que tu ne me vois pas. Triste, n’est-ce pas ? Dis-moi, nécromancien… Veux-tu de nouveaux yeux ?
Que lui importait la vue ? Le savoir et la connaissance s’en passaient sans problème, et il sentait si bien les énergies qu’il avait l’impression d’être plus perçant que n’importe qui. La magie faisait fausse route. La confiance gagna Kjeld.
-    Parle-moi de l’Invocation.
Il hésita un instant, puis précisa.
-    Parle-moi non pas de notre monde, mais du sien, car je sais qu’il existe.
Le crâne ricana de nouveau.
-    Ah ! Mais j’ignore tout de lui. Tout le monde ne parvient pas à le gagner, seuls certains élus y sont admis. Moi, j’erre dans votre pitoyable monde de pathétiques vivants, en espérant qu’un jour je sois accepté là-haut, ou qu’un nécromancien suicidaire m’invoque afin que je le damne.
-    Va les chercher.
-    Qui ça ?
-    Va les chercher !
Le nécromancien avait tonné et ses paroles soufflèrent le crâne, qui traversa le mur de la chambre avant de revenir vers Kjeld comme un élastique – celui-ci serrait les énergies à s’en blanchir les jointures des doigts. Le crâne tenta de s’enfuir en hurlant et, si Kjeld avait pu le contempler, il aurait aperçu des larmes grotesques couler de ses orbites vides. Il finit par céder. Le souffle doux qui parcourait jusque là la chambre se mua en une tempête de rubans bleus qui s’assemblaient en des crânes divers et variés, la plupart difformes, dont chacun se mit à voleter frénétiquement dans toute la chambre pendant d’éprouvantes minutes. Kjeld, serrant les dents, attrapait l’un après l’autre chaque crâne en l’enroulant d’une corde constituée d’énergies bleues nouées les unes aux autres et les amenait vers lui. Après de longs efforts, il réussit à tous les capter et la tempête s’apaisa.
-    Ô, morts acceptés dans le royaume doré de l’Invocation, voici celui qui vous a invoqués. Je veux que vous me parliez de ce royaume. Quelles sont ses frontières ?
Un concert de ricanements éclata dans la salle, des rires cruels qui écorchaient ses tympans et vrillaient son cerveau d’ondes discordantes. Les crânes échangèrent des propos à toute allure, si rapidement que Kjeld ne pouvait les comprendre, et chacun d’eux se trouvait ponctué de nouvelles manifestations d’une joie perverse. Comme il s’y attendait, ils s’apprêtaient à le tromper, mais Kjeld avait suffisamment d’expérience pour ne pas se laisser abuser, et suffisamment de pouvoir pour faire avorter leurs tentatives. Ils répondirent tous en cœur.
-    Des frontières ? Comme s’il existait des frontières ! Comme si l’Invocation ne pouvait pas envahir ce monde à tout moment ! Comme si tu n’étais pas un mort en sursis, fou ! Nous pouvons frapper directement dans cette immonde capitale, si tel est notre désir !
-    Vous ?
Les crânes répliquèrent trop brusquement pour que cela sonne juste.
-    Oui, nous ! Nous, les morts ! »
Puis ils se mirent à cliqueter, à tenter de s’enfuir en tirant sur les rubans d’énergie pour les dénouer. En même temps, ils émettaient toute une cacophonie de cris bizarres, de rires inquiétants, de susurrements lubriques, de chants abominables et de litanies moqueuses qui envahissaient l’esprit de Kjeld pour le forcer à oublier les mots précédents, tant et si bien que le nécromancien, conscient de cette tentative, relâcha les crânes, qui se ruèrent immédiatement sur son corps spirituel pour le harceler. Heureusement, Kjeld ne les avait pas invoqués assez longtemps pour qu’ils acquièrent la capacité de lui nuire directement et, sur d’ultimes menaces de frustration, les crânes perdirent leur couleur et disparurent dans l’anonymat des énergies incolores.
    Kjeld regagna son enveloppe physique pour s’asseoir lourdement sur son lit, épuisé par la confrontation. Cependant, cette fois-ci, cette fatigue ne s’accompagnait pas d’une lassitude désespérée, car il avait la certitude que les crânes avaient laissé échapper des informations qu’il ne possédait pas encore. Il tendit le bras pour saisir un carnet de cuir usé et s’empressa de noter les paroles extorquées aux morts, puis il rejeta son envie de sieste pour s’attaquer à leur signification, excité par ses probables progrès. >>> impossible, il est aveugle !
    En fait, il se rendit bien vite compte qu’il avait surestimé les informations conquises. Par exemple, cette histoire de royaume sans frontière. Rien d’étonnant à cela, puisque l’Invocation s’était manifestée directement dans la salle du banquet, lorsque Jari avait pris le pouvoir. D’un autre côté, le premier mort avait affirmé qu’il était exclu de ce monde et que rares étaient ceux qui pouvaient y pénétrer, ce qui signifiait bien qu’il existait réellement un monde à part. Dans ce cas, il devait forcément y avoir une frontière. Les crânes avaient également ajouté une précision qui paraissait inutile : que l’Invocation pouvait frapper dans la capitale, ce qui, encore une fois, n’était pas nouveau. Néanmoins, leur comportement étrange par la suite indiquait que ces mots recelaient plus qu’il ne semblait au premier abord. Etait-ce à dire que la magie dorée ne pouvait se manifester que dans la capitale ? Cela signifierait que la frontière entre les deux mondes se trouverait quelque part dans la Cité des Merveilles, dissimulée en un lieu suffisamment secret pour que personne ne s’en soit jamais aperçu ? Une idée à creuser.
    Restait ce pluriel qui le démangeait. ‘Nous pouvons frapper directement…’, comme si les crânes se considéraient comme des manifestations de l’Invocation, et non de la Nécromancie. D’un côté, ce n’avait rien de très surprenant étant donné que cette dernière n’était qu’une composante de la magie dorée. De l’autre, Kjeld trouvait étrange que les crânes parlent au nom de quelqu’un d’autre qu’eux-mêmes, surtout au nom d’une magie, c’est-à-dire d’une entité aveugle et surtout dénuée de toute personnalité. Du moins en théorie.
    Alors lui revinrent des paroles qu’Alrick N’Drof, l’immense devin désormais décédé, avait coutume de prononcer lorsqu’il s’adressait à de jeunes confrères. ‘Prenez garde lorsque vous parcourrez le monde de la Perception. Ne la soumettez pas aveuglement et respectez les limites qu’elle vous impose. Et surtout, souvenez-vous que ce n’est pas vous qui manipulez la magie, mais elle qui vous manipule.’ Il avait toujours affirmé que la magie possédait une véritable personnalité, comme une personne humaine, et qu’elle ne faisait que tolérer l’intrusion des magiciens dans son monde. A l’époque, Kjeld, déjà vieux et expérimenté, se moquait de lui, même s’il était parfois troublé par certaines sentences proférées par les morts qu’il invoquait. Et si Alrick avait raison ? Et si l’Invocation était vivante ?
    Et si elle s’apprêtait à châtier l’impudence des hommes ?

* * *


    Messie et Phoenix suivirent l’appât qu’on leur agitait sous le nez pendant de longues heures. Phoenix scrutait attentivement le paysage qui l’entourait, la main placée sur le pommeau de sa flamberge, prêt à faire face lorsque ce serait nécessaire. Ni son excitation ni son attention ne se relâchèrent pendant la longue chevauchée qui les rapprochait d’Etabane, où ils avaient prévu de reconstituer leurs provisions. Inutile d’être un grand magicien pour deviner que la confrontation aurait lieu dans les environs de la ville marchande et même Messie l’avait compris, à tel point qu’il était arrivé à contenir son impatience le temps d’un déjeuner. Sa nouvelle tentative pour tuer à distance l’impudent qui le narguait depuis deux jours avait été un lamentable échec, au grand plaisir de Phoenix : il tenait lui aussi à participer à la curée qui s’ensuivrait.
    Quand finalement ils furent si proches d’Etabane qu’ils entendaient les clameurs et l’agitation qui en émanaient, la piste changea de direction pour les orienter vers une forêt clairsemée, située à distance d’arc des fortifications de la ville. S’ils y allaient immédiatement, ils n’aborderaient pas le combat dans les meilleures conditions : non seulement la chasse avait été longue et épuisante, mais en plus, bien qu’on fût en fin d’après-midi, l’orbe rouge flamboyait dans le ciel et la chaleur était étouffante. Néanmoins, Phoenix savait que Messie refuserait d’attendre une nuit de plus avant de châtier le devin téméraire et quitte à se battre, Phoenix préférait la lumière du jour à une obscurité impalpable qui favoriserait forcément les auteurs du piège.
    Ils avancèrent donc à pas vifs sur la plaine jusqu’à atteindre l’orée du bois de bouleaux aux troncs fins. La forêt était peu touffue et permettait aisément à deux cavaliers de la parcourir côte à côte. S’ils avaient cru pouvoir s’abriter sous ses frondaisons, ils en furent pour leurs frais : le soleil rayonnait tout aussi férocement parmi les arbres et, à maintes reprises, Phoenix dut essuyer les gouttes de transpiration qui perlaient sur son front avant de tomber dans ses yeux. Agacé, il se fit un bandeau et en profita pour attacher sa crinière avec. Autant mettre toutes les chances de son côté.
    Leur progression se fit sans accroc et Messie avançait toujours aussi distraitement, tandis que Phoenix détaillait chaque cachette potentielle pour prévenir l’embuscade. Vaines précautions, car le devin et ses compagnons les attendaient tous les trois dans la clairière qui s’ouvrit bientôt à eux, assis sur l’herbe, en train de manger et de rire. Messie et Phoenix en furent si médusés qu’ils hésitèrent un instant avant d’attaquer, temps que les autres mirent à profit pour se relever. La déception envahit Phoenix : devant lui, il ne voyait qu’une jeune femme peu impressionnante, un vieil homme aux pas chancelants et un autre courbé sous le poids de son propre fléau. Une bien piètre opposition. Mais son instinct lui souffla de s’en méfier comme de la peste : après tout, c’étaient eux qui avaient mené Messie par le bout du nez pendant deux jours. Cette pensée parut d’ailleurs circuler dans l’esprit de l’invocateur, car il ne perdit pas plus de temps. Rugissant d’une rage contenue trop longtemps, il fit de grands mouvements de bras, saisissant et tirant sur les énergies avec une violence inouïe, et façonna une meute de loups jaunes qui s’élancèrent à l’assaut des mercenaires.

« Therk ! »
    Cytise lança en l’air une fiole étincelante que Therk brisa de son fléau. Les têtes de l’arme semblèrent se ternir sous l’effet du liquide doré et le guerrier s’élança en hurlant vers la magie. Le fléau tourbillonna et, à la stupéfaction de Phoenix, vint frapper les fauves et les envoya s’écraser au sol, broyés. Messie, d’abord interloqué, manipula les énergies avec une hystérie nouvelle tandis que Therk se jetait sur lui, le regard fixe et menaçant. Cette fois-ci, tout une nuée d’oiseaux au bec acéré fondirent sur lui, mais chaque mouvement de fléau en balayait une dizaine et il s’en sortit avec uniquement des blessures superficielles, bien protégé par son armure en cuir. Messie n’attendit pas qu’il se débarrasse de ses créatures et il était en train de modeler la plus puissante d’entre elles lorsqu’un carreau vint transpercer son bras. De douleur, il relâcha les énergies et la forme qu’il avait patiemment commencée à modeler se dispersa en énergies jaunes qui se mirent à siffler dans toute la clairière. Si Phoenix n’intervenait pas, Messie succomberait à l’arme effrayante du mercenaire.
    Son instinct de bête sauvage l’avertit soudain d’un danger dans son dos et il esquiva de justesse un coup de dague, avant de se retrouver face à un homme au regard glacial et vêtu tout de noir. Il brandissait deux courtes lames, dont l’une s’ornait d’une topaze au pommeau. Cet équipement et ces vêtements couplés à sa discrétion le classaient sans aucun doute dans la catégorie des assassins, et tout autre que Phoenix n’aurait pu qu’expirer dans un dernier souffle suite au coup que lui avait porté cet homme. Maintenant que cela avait raté, Phoenix se trouvait en position de force. Il découvrit les crocs et grogna en se jetant sur Fadamar.

    Cytise suivait le combat de loin, arbalète brandie, recherchant la moindre faille dans les défenses adverses. Lorsqu’elle avait remarqué que l’invocateur ne se souciait plus que de Therk, elle avait soigneusement visé sa cible et lâché son carreau. Peut-être celui-ci serait-il décisif. Elle remarqua que Therk ne tenait maintenant son fléau que d’une seule main, et de l’autre empoignait une dague en se ruant vers l’invocateur. Maintenant que celui-ci se tenait le bras en gémissant, le fléau immatériel ne lui était plus d’aucune utilité. Une bonne arme bien réelle et bien tranchante règlerait le compte du magicien.
    Non loin de là bondirent dans la clairière Fadamar et son opposant. Cytise comprit que l’assassin avait manqué sa proie et, supposant que Therk s’en sortirait bien tout seul, elle se mit à chercher une ouverture. Mais les combattants tournoyaient trop vite. Phoenix faisait de grands moulinets d’épée, poussant Fadamar à parer avec ses deux dagues ou à reculer de plus en plus, et chaque coup était assené avec plus de force que le précédent. L’assassin esquivait et s’effaçait, mais il ne parvenait que rarement à placer une contre-attaque tant était grande la différence d’allonge.
    Si le duel continuait ainsi, à moins que l’homme ne se fatiguât, ce dont il doutait tant il paraissait investi d’une vigueur bestiale, il le perdrait forcément – et sa vie avec. Tout en continuant d’éviter de justesse les coups rageurs de Phoenix, Fadamar tenta d’élaborer une nouvelle tactique et c’est finalement lorsqu’il se laissa tomber sur le dos pour éviter un coup circulaire qu’il eut une illumination – au sens propre. Bondissant sur ses pieds, il tourna autour de Phoenix jusqu’à trouver le bon angle ; alors il orienta le pommeau de son arme de telle sorte que le soleil vint ricocher sur la topaze et brûler les yeux de son adversaire. Phoenix lâcha instinctivement son imposante flamberge d’une main pour se protéger et Fadamar s’élança, lames en avant. Si Phoenix n’avait pas eu le réflexe de se fendre en aveugle, poussant l’assassin à une nouvelle esquive, il aurait péri dans l’instant. Cependant, malgré ce sauvetage in extremis, il ne put que rester sur la défensive et parer des attaques de plus en plus précises.
    Cytise constata avec un soupir de soulagement que le combat avait tourné en faveur de Fadamar et reporta son attention sur Therk. Quelle ne fut pas sa surprise quand elle constata que le guerrier était à nouveau en prise à des créatures de cauchemar et, surtout, que l’invocateur ne semblait souffrir d’aucune blessure ! Son bras lui-même était indemne. Jurant, elle s’en voulut d’avoir détourné son attention de la scène et elle se concentra de nouveau, prête à projeter un deuxième carreau. Quelques secondes plus tard, la faille se présenta et elle sauta sur l’occasion. Alors les ténèbres s’abattirent sur la clairière.
    Elle ne voyait plus rien, si ce n’est les énergies jaunes qui se jetaient toujours sur le même point obscur, Therk sans aucun doute, et elle n’entendait plus que ses cris de guerre, les fracas du combat entre l’assassin et son adversaire, et le rire dément de l’invocateur. Puis un appel déchira la nuit, elle reconnut la voix de Therk et comprit immédiatement ce qu’il attendait d’elle. Fouillant frénétiquement dans sa bourse, elle s’empara d’une fiole, qu’elle relâcha, puis d’une autre, qu’elle relâcha à son tour… La troisième fut la bonne. Elle la brandit et la projeta au loin. Dans la noirceur provoquée par l’Abjuration, elle ne put suivre sa trajectoire, mais bientôt un bruit de verre brisé retentit et la clairière se para d’une substance phosphorescente. La pâle lueur illuminait la scène d’une atmosphère macabre où des fantômes échangeaient des passes d’armes dans des grincements de chaînes, et où Therk et le magicien se trouvaient séparés par un gouffre de flammes, les formes jaunes et distordues issues de l’Invocation.
    L’invocateur avait hélas grappillé suffisamment de temps en invoquant l’Abjuration pour achever enfin son façonnage : une bête énorme aux poings massifs, qui avançait pesamment vers Therk. Cytise en avait déjà vu des dizaines dans des livres consacrés à l’alchimie : il s’agissait sans erreur possible d’un elemental, une création presque impossible à modeler. Et pourtant elle se dirigeait implacablement vers Therk qui, la voyant arriver, cria à Cytise de ne pas s’en faire pour lui.
    Tout en rechargeant son arbalète, elle tourna la tête de l’autre côté et vit que Fadamar avait toutes les peines du monde à contenir les assauts de Phoenix, qui ne semblait pas ressentir les innombrables plaies causées par les deux dagues. Cytise avait ramené la lumière, mais elle était incapable de rappeler le soleil et privé de son atout, l’assassin ne pouvait rivaliser. Pire encore, elle constata que Phoenix l’acculait en direction de Therk, et bientôt les deux amis se trouvèrent dos à dos, l’un parant chaque nouveau coup de taille ou d’estoc porté par Phoenix, l’autre abattant de toutes ses forces son fléau sur l’énorme elemental. La créature, bien que déchirée de toutes parts, projetait ses poings vers le guerrier à intervalles réguliers et si les coups n’étaient pas rapides, un seul d’entre eux pourrait broyer le guerrier.
    Cytise savait qu’il leur serait impossible de tenir très longtemps mais elle eut beau fouiller dans sa bourse, elle ne trouva rien qui pourrait leur être utile. De plus, la mêlée était trop confuse pour qu’elle puisse se servir de son arbalète et, connaissant ses aptitudes à l’arme blanche, elle jouerait plus le rôle du boulet traîné par les spectres que celui de l’héroïne. Une seule chose à faire : elle pointa son arbalète sur l’invocateur qui était tombé à genoux, visiblement exténué, et espéra que le carreau qu’elle lui planterait dans le corps briserait sa concentration et sa créature par la même occasion. Le projectile jaillit de l’arme.
    Et alla se ficher directement dans un bouclier d’Abjuration.

    Les pointes arrachèrent des lambeaux de magie pour la énième fois et elles déchiquetèrent de nouveau le corps balourd de l’elemental. En vain. Therk pesta : quels que fussent les endroits où il frappait, la créature n’accusait pas le coup et continuait à abattre machinalement ses poings massifs. A plusieurs reprises, Therk ne les avait évités que de justesse, mais manier son énorme fléau était épuisant et déjà ses gestes se faisaient moins rapides. Dans son dos, il entendait le choc de l’acier contre l’acier, Fadamar qui luttait contre une véritable bête sauvage. Son ennemi avait beau ruisseler de sang, son ardeur restait la même et l’assassin allait bientôt être lui aussi dépassé. Un tel combat ne lui convenait pas.
    Therk avait bien pensé échanger de place avec Fadamar pour régler son compte à Phoenix, mais l’assassin aurait été bien en peine de faire quoi que ce soit contre l’elemental et, surtout, le fléau de Therk lui était désormais inutile dans un combat ordinaire : il n’aurait même pas pu bloquer le moindre coup, immatériel qu’il était devenu grâce à la potion de Cytise. Autrement dit, il n’existait pas la moindre issue et, tôt ou tard, ils chuteraient tous les deux. Et la jeune alchimiste avec eux.
    Tout à ses pensées, il ne put que partiellement éviter le poing de la créature : son bond trop tardif laissa derrière lui une jambe que la créature jaune brisa comme une brindille. Therk s’effondra en hurlant.

« Fadamar !
L’assassin tendit les oreilles autant qu’il le pouvait compte tenu du contexte. Phoenix ne prenait même plus la peine de la prudence : sa flamberge allait et venait sans discontinuer et, la bave aux lèvres, il ignorait les dagues qui lui labouraient le torse de plus en plus rarement. Soudain, Fadamar faillit trébucher et des nuées orageuses voilèrent son visage lorsqu’il se rendit compte qu’il s’agissait du corps de Therk. Celui-ci serra les dents en un ultime sourire crispé, avant de lâcher tant bien que mal.
-    Je crois bien… que c’est la fin. Attention !
Fadamar para aussitôt la flamberge en mettant ses deux dagues en croix, puis lâcha la moins précieuse pour fouiller dans une poche intérieure de son manteau et en sortir deux petits globes ressemblant à des fleurs séchées. Therk hocha la tête en le voyant faire, et termina presque paisiblement.
-    Prends soin d’elle. Elle est ta nouvelle chaîne. »
Au moment même où les deux poings de l’elemental allaient broyer pour de bon le guerrier, Fadamar ferma les yeux et projeta sur le sol les deux globes que lui avait confiés Nathan. Ils se délitèrent immédiatement et un nuage de poudre qui agressa les yeux et les narines de Phoenix, lequel se plia en deux et se mit à tousser sans pouvoir s’arrêter. L’elemental, lui, s’y montra naturellement insensible mais, pataud comme il était, il ne put attraper Fadamar qui, courant vers une Cytise amorphe, la saisit par le bras et la tira avec lui sous le couvert tout relatif des bois.
   
    La jeune femme se laissait machinalement entraîner par Fadamar. Elle sentait ses pieds se poser l’un après l’autre sur le sol jonché de feuilles et de brindilles, elle sentait la douleur lorsqu’une branche fine un peu trop basse venait lui fouetter le visage et y laisser de longues estafilades, elle sentait l’air chaud et suffocant caractéristique du début de soirée suite à une journée asséchée par un soleil rutilant, elle sentait la brise sur sa peau et les senteurs du bois. Mais dans son cœur, elle ne ressentait absolument rien.
    C’était tout de même étrange. Elle avait passé trois années de sa vie avec Therk, le considérant même parfois comme son propre père. Ils avaient travaillé ensemble, combattu ensemble, ri ensemble et bu ensemble. Il devait bien y avoir un lien qui s’était formé ! Et pourtant, elle n’éprouvait à ce moment-là aucune tristesse alors qu’il venait de périr sous ses yeux, écrasé sous la masse d’une créature de cauchemar, tout juste un certain vide qui lui semblait plus proche de l’indifférence que du sentiment de perte. N’avait-elle donc aucun cœur ?
    La culpabilité tenta de déferler sur elle mais elle n’y trouva aucune prise. Morne, Cytise observa devant elle la silhouette de l’assassin, toujours aussi droite, et elle n’y trouva nulle trace de chagrin – qui plus est, elle ne pouvait apercevoir son visage. Cela contribua à la rasséréner, et lorsqu’elle se rendit compte que le chapeau que lui avait offert Therk était encore vissé à sa tête, elle comprit.
    La veille, Therk avait eu un comportement étrange, à des lieues de ses habitudes, ce qui avait immédiatement frappé Cytise. Elle se souvint du dîner, où elle – et même Fadamar – avaient tourné toute leur attention vers le guerrier, un dîner joyeux et savoureux qui, à la lumière du combat du lendemain, avait en réalité des allures de veillée funéraire. Voilà pourquoi Cytise ne se trouvait pas ravagée par la peine et pourquoi Fadamar, loin de ployer sous un quelconque fardeau, avançait au contraire la tête haute et le dos droit : dans leur cœur, Therk était déjà mort et il avait émis son chant du cygne bien avant le combat.
    L’avait-il fait volontairement pour que Cytise et Fadamar conservent tous leurs moyens  et ne s’effondrent pas après sa mort, qu’il considérait comme imminente ? Il en aurait bien été capable et, d’une certaine façon, c’était ainsi qu’il tenait sa promesse : jusque dans la mort, il l’avait protégée.
    Elle s’arrêta soudain, se retourna et, ôtant son chapeau, fit une révérence maladroite en direction de la clairière. Puis elle le remit sur sa tête et courut plus lestement qu’avant, le visage apaisé.
    Devant elle, les lèvres de l’assassin dessinaient l’ombre d’un sourire.

* * *


    D’interminables minutes s’écoulèrent avant qu’ils n’atteignent enfin les chevaux, attachés à des boulots plus robustes que la moyenne. Des quatre qu’ils avaient laissés ici, il n’en restait plus que deux. Cytise fronça les sourcils, avant de se souvenir qu’ils étaient effectivement quatre à attendre l’invocateur. Elle avait complètement oublié Vlad, qui s’était vraisemblablement éclipsé en douce dès le début de la confrontation. Elle serra les poings en pensant que son aide aurait peut-être pu empêcher la mort de Therk, mais la main de Fadamar sur son épaule lui fit comprendre que le devin n’aurait rien pu faire de plus. Il ne savait sans doute pas se battre et il avait déjà accompli sa part en attirant avec succès l’invocateur dans un soi-disant piège, qui s’était révélé lamentable.
    Voilà le pire : ceux qui avaient failli, c’étaient bien les trois mercenaires, et ce pour la première fois en trois aventureuses années. Mais ce n’étaient plus les mêmes : avec Arandir, ils auraient pu s’en sortir.
    Pour la première fois, elle se rendit compte avec étonnement de la faiblesse de Fadamar. Maintenant qu’elle y pensait, le barde n’aurait eu aucun mal à maîtriser Phoenix pour ensuite porter secours à Therk. Tandis que l’assassin avait été incapable de remporter son duel, ce qui avait coûté la victoire et la vie du guerrier – rien de moins ! Elle coula un regard en coin vers Fadamar, qui détachait les chevaux et incitait Cytise à monter rapidement en selle. Elle le fit machinalement, sans pouvoir se détacher de cette pensée nouvelle. L’assassin était faillible ! Et loin de lui en vouloir pour son échec, elle eut toutes les peines du monde, dans son état de fatigue nerveuse, à étouffer un gloussement.
    Quand ils lancèrent leurs chevaux au galop pour s’éloigner au plus vite de l’invocateur et de son chien de garde, ce fut presque avec attendrissement que la jeune alchimiste observa Fadamar triturer sa chaîne d’un air absent, non sans jeter de temps à autre un regard derrière lui pour s’assurer que Cytise tenait l’allure. Celle-ci dissimulait un sourire certes épuisé mais inattendu en de telles circonstances, encore amusée et émue de la révélation.
    Tout compte fait, Fadamar était bien humain.

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