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Sybèle se réveilla en frissonnant. Dans la grange où Arandir et elle s’étaient réfugiés pour la nuit, il faisait si chaud la veille qu’elle n’avait pas jugé utile de se couvrir, mais la matinée s’annonçait fraîche. Elle se frictionna quelques minutes tout en regardant le barde encore endormi. Il était lové, recroquevillé sur lui-même ; il ne respirait pas la sérénité de l’homme plongé dans un sommeil réparateur, mais plutôt les tourments des cauchemars. Ses membres étaient tordus, ses lèvres crispées, son visage blême. Elle toucha sa peau et la trouva glacée. Aussitôt, elle s’empressa de le secouer violemment et elle dût insister pour qu’enfin le barde ouvre des yeux voilés de mauvais rêves.
« Bien dormi ? »
Il ne répondit pas, bien sûr. Haussant les épaules, rassurée par son réveil, elle se mit à couper un morceau de vieux pain pour le lui tendre. Elle aurait voulu pouvoir préparer quelque nourriture chaude, mais elle n’avait ni le combustible ni les moyens d’allumer un feu. Arandir devrait se contenter du pain qu’elle posa devant lui.
    Le barde mâchait songeusement, sans paraître s’en rendre compte. Dans la faible lueur matinale, il paraissait spectral, transparent, comme s’il quittait peu à peu ce monde. Sybèle savait pourtant que c’était le contraire qui se produisait : Arandir avait été chassé de son monde, celui du Beau, et il errait désormais comme une âme en peine dans le même monde vulgaire que le commun des mortels. Et il tentait de le fuir et de regagner son domaine perdu.
    Quand ils eurent terminé leur repas, ils sortirent de la grange, enfourchèrent leurs montures et reprirent leur route.

    Au fur et à mesure que le soleil amorçait son ascension, gêné dans son périple par des nuages venant du nord, le barde reprenait des couleurs – la teinte rousse de ses cheveux, le bleu pétillant de ses yeux. Il se morfondait toujours, mais même sa posture s’était redressée et sa tête ne pendait plus désespérément lorsqu’ils chevauchaient côte à côte. Peut-être que le fait de s’être séparé de Cytise et de Therk, avec lesquels il avait vécu les meilleures moments, mais qui avaient été surtout cause et témoins de sa déchéance soudaine. La compagnie de Sybèle, aussi étrange que cela pouvait paraître, allait lui être bénéfique et bien moins pesante. En tout cas, l’espionne ferait tout pour, même si elle savait que pour qu’Arandir redresse définitivement la tête, il lui faudrait éradiquer le mal à sa source.
    Les heures défilèrent dans un silence paisible et sous un soleil de plus en plus lumineux. Sybèle n’avait cessé de songer aux possibles moyens de restaurer la poésie du barde, tout en pensant d’un autre côté que c’était bien la première fois qu’elle se donnait tant de mal pour un mort en sursis. Après tout, chaque être dans ce monde l’était et il fallait bien commencer par quelqu’un. Elle avait trop admiré le barde quand, quelques années plus tôt, alors qu’elle achevait sa formation d’espionne, elle l’avait entendu chanter dans une taverne de la capitale, pour accepter la perte de son art sans tenter de s’y opposer. C’est alors qu’à sa grande surprise, Arandir lui adressa la parole.
« Sybèle, s’il te plaît,
Dis-moi où nous allons.
Sa voix, au départ hésitante, se tut sur une résignation douloureuse.
-    Je te ramène à la capitale. C’est là ton élément.
-    C’est fini car sont partis
Et le mètre et la rime.
Sybèle réfléchit un moment, soupesant ses paroles. Pour une fois qu’elle dialoguait avec le barde, mieux valait éviter les erreurs.
-    Arandir, ton art est encore en toi. La poésie, le chant, la musique, tout cela t’appartient toujours. Cela ne se perd pas en un instant.
-    Que peux-tu en savoir ?
Moi, j’erre dans la nu… le noir !
-    Ces vers qui semblent ta vie, tu les uses en les gaspillant ainsi. Tu dilues ta poésie jour après jour. Ils sont factices et tu le sais. Ils ne représentent rien de plus qu’un jeu insignifiant. Ne te fonde pas sur eux pour évoquer ton art !
Sybèle avait assené cette phrase avec dureté, peut-être trop parce que lorsqu’elle se tourna vers le barde, il lui sembla que son visage s’était une nouvelle fois voilé. Elle l’avait blessé, ce qui était inévitable si elle voulait le faire réagir. Plus doucement, elle reprit.
-    Pourquoi versifies-tu ? Pourquoi chantes-tu ? Pourquoi joues-tu ?
Il resta silencieux, le regard perdu dans l’horizon infini qui déployait ses plaines devant eux. Il n’y avait qu’une seule réponse possible pour lui, elle le savait, mais allait-il accepter de briser pour de bon les miroirs derrière lesquels il se dissimulait depuis toujours ?
-    Je chante pour la gloire,
Pour qu’on parle de moi
Avec nombreux émois
Dans les maisons le soir.
Sybèle allait soupirer de découragement lorsque le barde corrigea aussitôt.
-    C’est faux, avant cela,
Il y a la passion
Et il y a surtout
L’amour du Beau.
… et mes vers me trahissent.
Alors l’espionne, soulagée, joua la carte qu’elle avait soigneusement dissimulée dans sa manche jusque là, le joker qui peut-être pouvait redonner un sens à la vie du barde. Elle pria pour qu’il se montrât beau perdant.
-    Et Cytise était-elle belle la nuit où elle a partagé ta couche ?
Dans le silence pesant qui s’ensuivit, il était presque possible d’entendre la maigre brise souffler dans la longue chevelure de Sybèle, et les sabots des chevaux sur le chemin résonnaient plus violemment qu’un orgue dans un temple. Mais l’espionne ne le laissa pas s’éterniser avant de conclure.
-    Cette nuit qui a marqué le début de ta perte.
Arandir enchaîna immédiatement dans un murmure mélancolique.
-    Elle était magnifique.
Sybèle se réjouit intérieurement, consciente de son triomphe. Nul vers artificiel dans ces trois mots rêveurs, nul mensonge macéré non plus. Elle laissa Arandir songer un moment à leur conversation, puis elle poursuivit.
-    Tu aimes le Beau, dis-tu ? Alors pourquoi te torturer l’esprit parce que tu l’as approché plus près que tu ne l’avais jamais approché ? Parce que tu l’as touché ! Arandir, il est là, le Beau. Tu as toujours préféré versifier sur les personnes plutôt que sur la nature comme tous ces innombrables pseudo-poètes incapables de déceler la vérité et la beauté où elle se trouve vraiment. Tu as chanté des paysans, des héros, des monarques et des amis. Tu as chanté Cytise la veille de notre départ, mais tu l’as chantée sans la connaître aussi intimement que tu l’aurais pu. Oui, Arandir, il est là, le Beau : dans le corps offert de ton amie, dans ses courbes, ses yeux, ses chuchotis, dans ses gémissements et sa sueur ! Et si tu ne me crois pas, au moins tente le coup : écris sur Cytise. Couche cette nuit sur du papier. Si tu ne le fais pas pour elle, fais-le pour toi. Et si tu ne le fais pas pour toi, alors fais-le pour moi. »
Elle n’attendit pas d’observer la réaction du barde pour détourner son visage, afin de ne pas lui dévoiler un trop large sourire – cela aurait pu le blesser de nouveau. Mais elle savait que même si ce dialogue n’avait pas l’effet escompté, il aurait au moins le mérite de faire réfléchir Arandir quant au gâchis auquel allait aboutir sa réaction s’il ne se reprenait pas rapidement.
Et quand elle sentit se poser sur elle le regard pensif du barde, elle sut qu’elle l’avait touché.

* * *

    Au troisième étage de la demeure de l’Emeraude, posté à la fenêtre, le regard tourné vers les limites de la Cité des Merveilles, environné de milliers de gemmes et d’autant de livres reliés et enluminés, les pieds enfoncés dans de voluptueux tapis tout de vert et doré, Jari B’Rauts méditait. Les événements ne se déroulaient pas aussi rapidement qu’il l’aurait voulu.
    La Garde sombre traquait toujours le Roi, mais la piste qu’elle suivait jusqu’à présent avait fini par s’effacer – même toute l’ingéniosité de Nathan ne lui suffisait pas pour trouver la base de la secte à coup sûr. Elle finirait bien par y arriver, c’était certain, et Markvart avait paru plutôt confiant lors de leur dernière entrevue. Mais dans combien de temps ? Plus vite il en aurait fini avec la pathétique tentative du vieux Roi de remonter sur le trône, plus vite il pourrait se concentrer sur les problèmes qu’allait nécessairement lui causer Halvor L’Gellaus.
    En effet, celui-ci n’avait pas quitté le château des N’Maiz depuis des semaines et les espions de Jari rapportaient qu’il organisait banquet sur banquet en invitant nobles et marchands de tous les horizons – et parfois même des indigents, selon les rapports. Des indigents ! Qu’est-ce que cela pouvait bien signifier ? Le seul fait rassurant était la personnalité d’Halvor, qui s’était toujours montré très effacé, écrasé par la présence perpétuelle de son ami, Olaf N’Maiz, à ses côtés. Néanmoins, maintenant que ce dernier avait succombé, n’allait-il pas se révéler enfin ? On n’acquérait pas tant de pouvoir sans jamais participer au moindre complot – sans jamais en fomenter. Et puis la réputation de Mélodie N’Maiz n’était plus à faire : beaucoup affirmaient même que du vivant d’Olaf, c’était elle qui tirait les ficelles dans l’ombre. Si elle continuait la personne d’Olaf en Halvor, alors la méfiance s’imposait. Plutôt deux fois qu’une.
    Comme si ces deux soucis permanents ne suffisaient pas, il trouvait l’attitude actuelle de Mederick étrange. Alors qu’à l’image d’Havlor, il faisait partie des grands du royaume les plus discrets, abrité derrière le charisme extraordinaire de Thorlof L’Fyls, aujourd’hui il écumait les somptueuses demeures du quartier nord de la capitale et acceptait invitation sur invitation à dîner ou parfois à chasser. Cette insouciance et cette joie de vivre retrouvée juraient avec sa vieillesse prématurée, sa peau tendue sur ses os, ses cheveux gris-blancs et sa posture un peu courbée. Il avait changé du tout au tout à tel point que Jari regrettait désormais d’avoir levé son ban. Lorsqu’il discutait avec lui, il avait l’impression d’avoir à faire à un insignifiant nobliau tant ses mots manquaient de profondeur, et lui qui comptait sur Mederick pour lui manifester ouvertement son soutien à la cour et parmi les nobles avait bien vite déchanté. Mederick le fuyait, de façon évidente et troublante. Il faudrait en aviser Markvart lors de leur prochain entretien.
    Markvart, qui avait déjà pas mal de travail pour retrouver sa propre subordonnée. Markvart, dépité plus qu’ébranlé d’éprouver aujourd’hui le sentiment d’avoir mal placé sa confiance. Il n’avait reçu aucune nouvelle depuis qu’il l’avait lancée à la poursuite des mercenaires et quand arrivèrent les premiers rapports des éclaireurs-traqueurs censés éliminer les pillards qui étaient soudainement entrés en activité le lendemain de la mort de Todrick, il comprit tout de suite que tous les cadavres au front arborant un soleil avaient été occis par Signe et son homme de confiance. Qui d’autre aurait pu accomplir un tel carnage, et de façon aussi efficace ? Personne. Ce qui signifiait que Signe avait contrevenu à ses ordres et occulté sa mission pour se consacrer à une traque vengeresse – en laissant la raison de côté. Depuis, il la recherchait, mais il ne pouvait se permettre de consacrer – de gaspiller – trop d’hommes à cette tâche tant elle était bénigne comparée aux autres que lui confiait Jari.
    Que de complications, alors qu’il croyait avoir fait le plus dur en accédant au trône ! Et ces complications sur lesquelles il comptait pour égayer sa vie une fois au sommet, pour tromper l’ennui qui s’installait nécessairement quelle que soit la place dans la vie, ces complications l’ennuyaient au plus haut point – non, en fait, c’était bien pire : elles l’indifféraient. Peu lui importait, au fond, que le Roi se dérobât à lui, qu’Halvor intriguât contre lui, que Mederick sapât son autorité, et seul son orgueil le poussait à contrecarrer leurs manigances. Mais il s’en moquait. Le royaume n’était qu’un gouffre béant, vide et décharné, où seul un utopiste aurait pu continuer à chercher des vivres après y avoir passé quelques jours. Oui, quelques jours avaient suffi à Jari pour comprendre que le pouvoir était nettement plus attirant vu de près que de loin. Nettement plus désirable que délectable. Il rendait tout si facile…
    Sans doute un fainéant, une loque humaine à l’esprit embrumé d’alcool apprécierait de se laisser bercer par le tintement d’un sceptre et d’une couronne. Pour un noble aussi énergique et habitué à lutter que Jari, le pouvoir n’était qu’une source permanente de frustration car il n’avait plus besoin de se battre pour quoi que ce soit. Que lui restait-il ? Des adversaires à éradiquer. Que lui restait-il ? Tout ce qu’il voulait, il pouvait l’obtenir d’un claquement de doigt. Que lui restait-il ?
    Même l’Arme de chair était incapable de lui refuser quoi que ce soit, clouée à son lit tandis qu’elle reprenait des forces. S’il le désirait, il pouvait dans l’instant sortir de la demeure de l’Emeraude, franchir le pont-levis de la Lumière de cendres, pénétrer dans la chambre de l’assassin et la prendre à sa guise, sans qu’elle pût opposer la moindre résistance – autre que symbolique. Et après ? Où était la gloire, dans tout cela ? Où était le mérite, où était le prestige, où étaient la fierté et la satisfaction ? Cachés dans son sceptre, dissimulés dans sa couronne. Nulle part. Que lui restait-il ?
    Pourtant, il la désirait. Et elle le savait tout aussi bien que lui. Elle en avait d’ailleurs profité pour le railler, l’estimant suffisamment pour supposer qu’il ne prendrait pas cela comme un prétexte pour s’emparer d’elle. Comme il devait l’avoir déçue, ce soir où la vexation et le désir l’avaient emporté sur sa maîtrise – sous les yeux même de Markvart ! Depuis, il évitait soigneusement d’aller la voir et se contentait des nouvelles que lui apportait celui-ci, malgré l’envie qui le tiraillait. Cet effort, réel mais si dérisoire, il l’accomplissait comme une maigre compensation à toutes les victoires trop faciles qu’il obtenait en claquant un ordre. Mais cet obstacle chimérique pouvait être levé à tout instant et il était à l’image du pouvoir, de ce sceptre et de cette couronne rutilants : clinquant et vide.
    Que lui restait-il ?

* * *

    Le soleil atteignait son zénith lorsque Fadamar décida de faire une pause sur le bord d’un ruisseau. Si Messie et Phoenix les poursuivaient, cette imprudence pouvait leur coûter cher, mais l’assassin supposait que les deux hommes n’avaient guère d’intérêt à cela – et peut-être étaient-ils partis sur les traces de Vlad, celui qui avait exaspéré et piégé l’invocateur.
Cytise ne protesta pas, trop heureuse de pouvoir se débarbouiller de la sueur et du sang qui lui maculaient le visage. Mettant pied à terre, elle retira son chapeau et alla frotter sa peau à la suite de l’assassin. Elle en profita pour se dévisager dans l’eau limpide et soupira sur les croûtes causées par les branches des arbres pendant sa fuite. Alors qu’elle se tenait toujours en dehors du combat direct, elle avait quand même trouvé le moyen de se blesser toute seule. Quelle idiote. Lorsqu’elle jeta un regard en coin à Fadamar, elle constata à son grand étonnement qu’il n’arborait aucune blessure, pas la moindre égratignure : le sang qui rougissait son visage avant qu’il ne le nettoie était celui de Phoenix, pas le sien. Pourtant, il avait été sur la défensive pendant une grande partie de son duel… Cytise hocha la tête : rien de surprenant, en somme, tant il apparaissait clairement que le moindre coup encaissé par Fadamar l’aurait soit blessé sérieusement, soit tué dans l’instant. Son style de combat consistait à esquiver plutôt qu’à encaisser. Elle reporta ses grands yeux sur son reflet, ce qui lui donna la soudaine envie d’aller se laver dans le ruisseau.
    Elle en avisa Fadamar, qui hésita quelques secondes avant de donner son assentiment. Il s’éloigna pour lui laisser quelques minutes que la jeune femme mit à profit pour se baigner, se frictionner vigoureusement le corps et, nécessaire coquetterie, se laver les cheveux avec détermination. Ce fut en soupirant qu’elle sortit finalement et repassa ses vêtements crasseux.

    Fadamar l’observa revenir vers lui à la dérobée, les yeux fixés sur cette chevelure brune et humide qui scintillait au soleil. ‘Elle est ta nouvelle chaîne’, lui avait murmuré Therk avant d’expirer. Il faisait de toute évidence allusion à la pièce qui pendait à son cou et au son de laquelle il avait réglé sa vie depuis sa petite enfance. Et après ? Que voulait-il vraiment lui dire, quel ultime message lui avait-il adressé ? Ce n’était pas juste une demande, celle de protéger Cytise comme lui avait pu le faire. Cela ne correspondait pas à la personnalité de Therk, ni au lien qui les unissait.
« Je me demande bien ce que deviennent Sybèle et Arandir.
Elle prononça ces paroles presque distraitement en montant en selle, mais elles rassérénèrent Fadamar, qui se retrouvait en terrain connu. Il savait des choses qu’ignorait Cytise, et la relation d’apprentissage était sans doute la plus saine à exister. Même s’il valait mieux dissimuler à la jeune femme certaines de ces connaissances.
-    Je ne veux pas le savoir. Mais je plains Sybèle. Malgré sa rouerie, elle ne méritait pas un tel sort.
Il lança son cheval au petit trot. Bientôt, Cytise le rattrapa et chevaucha à ses côtés, étrier à étrier. Elle lança un regard déterminé à l’assassin, qui avait appris à le reconnaître. Il la questionna en haussant les épaules.
-    Qu’y a-t-il ?
-    ‘Je ne veux pas le savoir’, ‘elle ne méritait pas un tel sort’. ‘Tu ne voudrais pas le savoir’. Arrête un peu avec les mystères. J’ai vécu trois ans avec Arandir et je ne vois pas ce qu’il a de si inquiétant.
-    Pas seulement inquiétant. C’est un démon.
Elle ne le lâcha pas du regard, attendant la suite. Lorsqu’elle constata qu’il n’avait aucune attention de lui en dire plus, elle lui parla patiemment, comme à un enfant.
-    Ecoute, Fadamar, par la force des choses, nous allons devoir voyager ensemble pendant plusieurs jours. J’aime autant que nous évitions de nous faire des cachotteries, d’autant plus qu’Arandir était autant mon ami que le tien. Alors ?
Il plongea ses yeux noirs dans les siens, sombres et inquisiteurs, et un instant il eut l’impression de se regarder dans un miroir. De la jeune et inexpérimentée Cytise qui avait quitté la capitale, il ne restait plus grand-chose. Elle avait grandi au contact du malheur – d’abord un simple chagrin d’amour, puis la perte peut-être momentanée d’Arandir et celle définitive de Therk. Elle avait appris, compris et désormais elle était aussi adulte que quiconque, y compris Fadamar. Elle disait juste. Elle n’avait plus besoin qu’on la protège, malgré les mots de Therk. Qui, du coup, avaient peut-être une autre signification…
-    Je ne peux pas te dévoiler grand-chose et, en fait, je n’ai pas d’exemple précis. Il est habité par une espèce de fureur sous-jacente, de fureur ou de ferveur. Il serait capable de sacrifier n’importe quoi pour l’assouvir. N’importe qui.
-    Sois plus clair.
-    Je n’ai pas besoin de l’être. Cytise, réfléchis et tente de te rappeler les missions que tu as pu mener à ses côtés. Surtout les combats qu’il a livrés. Tiens, sans aller bien loin : souviens-toi du hameau où nous nous sommes arrêtés, à l’aller, et où nous avons affronté des pillards. Je n’étais pas à proximité immédiate, mais je suis sûr qu’il a eu une attitude particulière. Ou du moins un sourire, des gestes, quelque chose. Non ?
Cytise détourna la tête et sonda le passé. Elle se remémora la scène, l’approche par le bois puis le long du muret, le moment où Arandir avait bondi après Therk, et elle essaya de prêter une attention soutenue aux détails qui lui avaient peut-être échappé à l’époque. Rien de particulier ne lui vint à l’esprit, sinon, effectivement, en sentiment de malaise lorsqu’elle sentait Arandir rôder à ses côtés, en quête – en chasse. Et cet ultime rictus qu’il lui adressait à chaque fois avant de se jeter sur l’ennemi, un rictus aussi sinistre que pervers ! Oui, il y avait un aspect plus qu’inquiétant en Arandir. Mais de là à la qualifier de démoniaque… Ce fut ce qu’elle répliqua à Fadamar, qui haussa les épaules avant de conclure.
-    Tu verras bien si nous le revoyons. Mais j’aimerais autant que cela n’arrive pas, car je l’ai côtoyé suffisamment pour être sûr de moi. »
Cytise acquiesça tout en notant avec amusement l’emploi du pluriel, puis elle se remit à fixer la route qui s’étirait loin devant, bercée de champs verts et dorés, et de temps à autre de quelques arbres isolés, prémisses des bois qu’ils allaient retrouver plus au nord, plus dangereux mais plus confortables à son goût. Et notamment lorsque la pluie menaçait, ce qu’elle nota d’un air inquiet en remarquant les épaisses nuées grises qui s’accumulaient dans le ciel, prêtes à occulter un soleil encore bien vivace.
Frissonnant à l’avance, elle s’emmitoufla un peu plus dans sa pèlerine.

* * *

    Vlad voguait entre deux eaux, ballotté sur son vaisseau équestre pris dans une tempête d’énergies blanchâtres. Avachi, la bave aux lèvres, le regard vide, il ne manifestait sa vitalité que par les gestes amples, mesurés et précis, par lesquels il façonnait son itinéraire dans le monde de la Perception, à la recherche de Cytise et de Lametrouble.
    Lorsqu’en œil volant il arriva à la croisée du temps, il se dirigea sans hésiter vers les méandres sinueux et labyrinthiques du présent, sentiers interminables qui bifurquaient parfois d’un coup, voire le poussaient à faire demi-tour tant il évoluait constamment. Contrairement à ce que beaucoup de devins amateurs imaginaient, il était bien plus aisé de s’égarer dans le présent que dans le futur, car les formes biscornues de ce dernier, bien que grotesques et souvent effrayantes, constituaient autant de points d’un repère dont il était toujours possible de retrouver l’origine. Avancer dans le présent sans dérouler derrière soi un fil constituait une façon originale de se suicider.
    Vlad n’était cependant pas comme les autres. La plupart des devins – pour ne pas dire tous les autres – acceptaient par la force des choses les règles imposées par la magie blanche, autrement dit se pliaient à la volonté de celle-ci, tandis que Vlad la soumettait. Il parvenait à tordre à sa guise les énergies pour qu’elles le conduisent là où il le souhaitait. Il le faisait instinctivement et cela lui était aussi naturel que de respirer, du moins une fois qu’il avait inhalé suffisamment de cette poudre jaune qu’il portait toujours sur lui. Ce que peu de gens comprenaient, et que le Roi avait compris, c’était que plus Vlad présentait mal, plus il semblait égaré dans les vapes de ses substances nauséabondes, plus il était efficace et constituait au bout du compte un espion parfait.
    Ce fut donc sans grande difficulté qu’il s’orienta parmi les innombrables carrefours qui tentaient de le perdre, qu’il choisit des bifurcations semblant pourtant conduire à des impasses et qu’il aperçut, tout au loin, la salle des miroirs. Il l’appelait ainsi parce qu’elle recelait de vastes bassins emplis d’un liquide laiteux, qui jouait presque le rôle d’une taie derrière laquelle Vlad pouvait se dissimuler pour espionner ses cibles. Il aimait la comparer à des bols de lait dont le contenu est protégé par une mince peau une fois qu’il est chauffé. Et ce fut en transperçant un de ces voiles qu’il plongea dans le présent de Lametrouble et se retrouva à l’observer de haut, en compagnie de Cytise.
    Il vit l’assassin se retourner : son instinct lui soufflait qu’on l’espionnait. Mais même s’il avait levé la tête, il n’aurait pas aperçu les volutes blanchâtres de la Divination, car Vlad avait pris soin de se fondre dans les puissants rayons du soleil. Le devin parcourut les lieux du regard, tentant de déterminer leur emplacement, puis il se répandit en filaments blancs de plus en plus nombreux qui formèrent un cercle de plus en plus large afin de noter l’allure des alentours. Quand il fut certain de l’endroit, il quitta les lieux et émergea à la surface du bassin miroitant avec difficulté – le retour n’était jamais évident, car il fallait rentrer assez vigoureux pour pouvoir briser la taie, élastique et singulièrement solide. Bien des devins croyaient avoir fait le plus dur en trouvant leur chemin parmi le dédale cotonneux et, une fois arrivés au bout du parcours, perdaient leur énergie à contempler trop longtemps le spectacle qu’ils avaient tellement espéré, tant et si bien qu’ils finissaient par ne plus pouvoir rentrer et par voir leur corps spirituel, généralement sous la forme de fumée ou de vapeur, se déliter et s’évanouir dans l’incolore, entraînant leur mort – spirituelle et physique, bien entendu.
    Néanmoins, Vlad, confiant en sa force et en ses drogues, n’hésita pas un seul instant avant de replonger dans un autre bassin. Il fut projeté juste devant Messie et Phoenix, qui contrairement aux deux mercenaires allaient au pas, sans paraître traquer qui que ce fût. Mais sitôt que l’invocateur eut aperçu ces filaments blanchâtres le narguer de nouveau – bien involontairement cette fois-ci –, il lança ses propres énergies dans la bataille, teintées de blanc afin de chasser Vlad jusque dans son monde. Bien que pris au dépourvu, le devin fut plus rapide et il parvint à prendre suffisamment d’avance pour que la taie laiteuse se recompose derrière lui afin d’entraver d’abord les efforts de Messie, et  de l’arrêter complètement en fin de compte. Pour un étranger à ce monde, elle était aussi inexpugnable que les murailles de la Lumière de cendres.
    Hélas, sa relative maladresse à ce moment, inexplicable hormis par un tour que lui aurait joué une magie blanche frustrée de son impuissance à brouiller ses pistes, qui l’avait poussé à se manifester juste devant l’invocateur, lui avait coûté des renseignements : il avait dû s’enfuir aussitôt sans avoir même le temps de jeter un coup d’œil à l’entour pour savoir s’ils se trouvaient loin ou non des deux mercenaires. Et il se doutait que Messie attendrait désormais son retour avec une vigilance nouvelle. Mais après tout, c’était mieux ainsi. Jouer l’appât était son rôle favori et cela permettrait de distraire l’invocateur et de laisser du temps à Lametrouble et à Cytise pour les distancer. Car il fallait qu’ils vivent encore.
    Surtout Lametrouble.

* * *

    Si le temps s’était couvert au fur et à mesure de la journée et que les nuages s’apprêtaient à éclater en une pluie diluvienne, l’atmosphère avait également changé du tout en tout et en sens inverse entre Sybèle et Arandir. De la froide et morne indifférence qui régnait entre eux au début de la journée, ils étaient passés à une conversation enjouée et devisaient gaiement lorsqu’ils s’arrêtèrent pour la nuit dans un village suffisamment étendu pour comporter une auberge, petite mais douillette. La tenancière, une petite femme ronde de visage comme de corps, se montra accueillante et la viande de poulet qu’elle leur apporta, accompagnée d’un bouillon de légumes, était tendre et savoureuse. Ils apprécièrent leur repas en silence, les oreilles apaisées par crépitement du feu qui ronflait dans la cheminée et diverties par les anecdotes que leur racontait l’aubergiste à propos de certains de ses clients.
     Finalement, elle leur proposa, avec un léger surcoût, de prendre un bain avec de l’eau qu’elle ferait chauffer sur le feu de cheminée, ce que tous deux acceptèrent avec empressement : ils n’avaient que trop peu eu le temps et l’occasion de se laver pendant ce voyage et de nettoyer la crasse qui s’agrippait à leur peau comme une nuée de sangsues.
    Ce fut Sybèle qui y alla la première et profita de l’eau chaude avec plaisir. A côté du baquet était posé un pavé de savon dont elle fit bon usage, le frottant contre sa peau rugueuse afin d’en retirer toutes les impuretés et ses narines frémirent de satisfaction lorsque le parfum du savon vint les chatouiller. Elle n’émergea que lorsque l’eau fut si froide qu’elle la faisait frissonner, et si sale qu’il était inutile d’espérer apercevoir le fond du baquet. Trop soulagée de se sentir enfin propre, elle ne remit pas immédiatement des vêtements usés par le voyage et s’enveloppa de la serviette que lui avait prêtée l’aubergiste avant de sortir de la petite pièce et d’aller laver, ou du moins rincer ses frusques à l’eau froide. Lorsqu’elle croisa Arandir, elle le sentit se retourner derrière elle et la contempler, un sentiment plutôt agréable qui la fit sourire.
    Plus tard, dans la chambre, le barde déclama les vers qu’il avait écrits à propos de la fameuse nuit passée avec Cytise, une nuit apparemment bien plus enthousiasmante qu’il ne l’avait laissé paraître. Pas dupe, Sybèle devinait qu’Arandir enjolivait les faits pour relativiser la portée de l’événement, et les paroles osées qu’il employa dans son poème étaient probablement exagérées. Une autre que Sybèle aurait pu rougir de ces termes, mais l’amour faisait partie intégrante de son métier et elle était rompue à tous les artifices et toutes les méthodes nécessaires pour faire céder n’importe quel homme. Au contraire, l’absurdité de la situation où un barde des plus chastes clamait avoir commis en une nuit les pires dépravations de l’histoire de l’humanité l’amusait.
    En revanche, elle rit nettement moins quand, plus tard dans la nuit, Arandir gagna son lit et l’embrassa avec ardeur. Trop surprise, elle n’essaya même pas de résister lorsque le barde ôta un à un ses vêtements sans cesser de la caresser, ni lorsqu’il explora doucement de ses mains chaque zone sensible de son corps voluptueux. Un peu désorientée, elle tenta confusément de justifier son laisser-aller – sa lasciveté – en se persuadant qu’il s’agissait d’un passage nécessaire de la thérapie du barde, et qu’elle avait déjà offert son corps pour de bien moins nobles causes, mais au fond, si elle ne le repoussait pas, c’était tout simplement parce qu’elle n’en avait aucune envie. Elle se mit à répondre aux caresses d’Arandir et se laissa honorer par lui, d’abord langoureusement, puis avec une fougueuse passion.
    Un peu plus tard encore, essoufflée, alors qu’Arandir jouait avec sa longue chevelure rousse et trempée de sueur comme un enfant émerveillé à tel point que c’en était touchant, elle l’entendit qui lui chuchotait à l’oreille.
« Tu avais raison, Sybèle. Il est là, le Beau. Il est en toi. Il est toi. »
L’espionne s’endormit le sourire aux lèvres, heureuse. D’avoir honoré la promesse faite à Cytise, ou tout simplement de compter aux yeux  d’Arandir ? Peut-être ses rêves lui répondirent-ils.

    Toujours est-il que le lendemain matin, elle ne doutait plus que les vers nocturnes du barde n’aient reflété autre chose que la réalité.

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