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Toutes les écoutilles du Dominant étaient manuelles. Il en allait de même pour toutes les portes de couloir et de cloison, pour toutes les cages, toutes les trappes, sans exception. Ce détail parmi tant d’autres grevait le cuirassé d’un demi-siècle d’âge, obsolète dans sa conception comme dans sa pensée à une époque où le laser trouvant ses premières applications appelait un traitement machinal. Un demi-siècle auparavant, le cuirassé ne se justifiait déjà plus.

Il naviguait parmi les bâtiments de la quatrième flotte, au soir du quatre août, et ne trouvait pas sa place dans leur sillage.

Sans expert en chimiomécanique pour les traiter, le bassin de Tiersule se vit refuser les plans du cuirassé. À dix-sept trente, l’île recevait l’ordre d’assemblage de son chantier. Elle demanda automatiquement un expert, sans obtenir de réponse. Ce qu’elle demandait n’existait plus. De la chimiomécanique dépendait alors la production mondiale. Aux derniers instants précédant la guerre Décennique, le titan d’un autre âge qu’était le Dominant représentait le parachèvement de cette science, produit de sept ans de recherche et d’un demi-siècle d’efforts. Le Dominant en avait, avec la mort du professeur Jean Frédéric, également sonné le glas.

À dix-sept trente, le lieutenant officier de magasin Frédéric Ertanger se trouvait au centre de la citadelle, en secteur interdit. Il y grommelait, dos contre le blindage, dans la pénombre des lampes rouges, il jouait au solitaire. Une grille composait le plancher, aussi peinait-il à y abattre les cartes. Ses gestes du bras, du poignet, se répétaient encore et encore depuis des heures. Des deux côtés le serrant à l’étroit étaient fermées et verrouillées les portes du sas. Il jouait et regardait s’abattre les cartes.

Son jeu ne comptait que cinquante-deux cartes, aussi n’arrêtait-il pas de perdre. Les deux manquantes se trouvaient à l’écart, à portée de main. L’une posée à plat servait pour l’autre. Il avait posé cette dernière à la verticale, en équilibre sur la tranche, depuis son arrivée dans le sas. À chaque fois que la défaite le faisait consulter sa montre, Ertanger prenait le temps d’observer cette carte se pencher imperceptiblement selon la houle du bâtiment. Elle ne tombait jamais, quoi qu’il se passe.

Le lieutenant Ertanger jouait aux cartes, comme un enfant, en attendant dix-neuf trente-sept. Il suait, il éternuait parfois, si proche des lanceurs fournaise. Mais Roland lui avait conseillé de s’enfermer dans le sas, de jouer aux cartes, pas d’ouvrir une porte supplémentaire. Alors le lieutenant battait ses cinquante-deux cartes, formait un tas puis recommençait. Un autre détail du cuirassé était l’absence, sans exception, de caméras.

Sur la passerelle, le capitaine Colin ne se détachait plus des meurtrières. Près de la barre se tenait l’officier de pont Hersant. Aussi impassible que le reste de la pièce, elle répétait les consignes de Roland pour maintenir la ligne, répondait au croiseur Lamat de son ton calme et vivant. Colin tournait parfois sur elle son visage plein de soupçons.

À dix-neuf heures trois, l’ensemble du bord se préparait au sabotage. Toutes les sections avaient été isolées, laissant vingt-et-un membres d’équipage dans la tourelle deux. Avec ses équipes aux canons, aux chargeurs, au rail, le lieutenant Colin avait élevé le niveau d’alerte, pris les armes et laissé les fusiliers sécuriser son poste. Une section d’infanterie n’aurait pas pu prendre d’assaut la tourelle. Par le dernier circuit ouvert, le lieutenant attendait que Roland lui dise qui, parmi ses hommes, il devrait abattre.

Les seules consignes données dans les dernières heures avaient concerné l’équipe d’intervention de l’officier Bramelin, qui devait se tenir prête aux voies d’eau. Par deux fois Bramelin avait demandé à rejoindre la passerelle et par deux fois elle avait dû patienter dans les fonds de la citadelle. À dix-neuf sept enfin, Arnevin acceptait son déplacement sous la garde des fusiliers. Elle arriva essoufflée par la marche mais fière, pour découvrir que se tenaient là déjà les officiers Radens et Londant, en plus de l’officier de pont Hersant. Arnevin avait enfin obtenu de les réunir à défaut de commandant.

Il constata chez tous la même excitation, chez tous exprimée différemment mais bien présente, qui chez lui comme dans tout le commandement du cuirassé, obscurcissait leurs jugements. Ses premiers mots pour eux furent « je ne laisserai pas couler le Dominant ». Il demanda ensuite où était Ertanger, à plusieurs reprises, sans s’emporter. En même temps ses subordonnés lui demandaient de contacter le commandant. De même Roland ne répondait pas. Soudain livrés à eux-mêmes, ces hommes se découvrirent impuissants.

L’officier médical Quirinal arriva à cet instant sur la passerelle, sans y avoir été appelé. Il fit remarquer à tous la facilité avec laquelle le personnel pouvait, malgré le niveau élevé d’alerte, se déplacer à bord. Les officiers le regardèrent bourrer sa pipe, froisser son uniforme qu’il portait blanc, et leur jeter des regards plein de l’éclat d’une autre génération. Il était alors dix-neuf et quart, bien trop tard, quand Quirinal leur expliqua pourquoi le sabotage aurait lieu.

« Vous êtes l’agent d’Edone ? »

« Ne soyez pas ridicule ! » répliqua le docteur, presque offensé. Il frappa la porte, épaisse de quatre cents millimètres, et leur expliqua que la sécurité dépendait entièrement de l’équipage. L’homme avait la responsabilité du bâtiment et l’homme allait commettre une erreur. Roland accomplissait actuellement l’impossible pour contenir le sabotage hors des zones sensibles. « Bien sûr, la question, c’est qui. » Il alla s’asseoir, non sans savourer sa pipe.

Le poste de transmissions recevait alors un message de l’amiral, ordonnant une manœuvre de la flotte. Roland n’avait pas répondu. Face au silence radio, Prévert avait fait porter le message des transmissions à la passerelle. Le soldat transmissions arriva en nage, tendit le dactylographié à Londant, qui le lut à Arnevin. Le second alla jusqu’à la meurtrière regarder le Lamat, avant de transmettre au pilotage. La quatrième flotte se serrait encore. « Retournez à votre poste. » Le soldat transmissions Taquenard obtempéra, suivie par l’officier Londant. Les autres officiers sentirent le besoin de rester.

Au premier niveau, juste sous le mât, opérait la section des transmissions. Ils retrouvèrent avec soulagement leur officier, quand même celui-ci ne leur apportait aucune instruction supplémentaire. Tous les opérateurs avaient leur arme à portée de main. Taquenard rejoignit son poste, remit les écouteurs sur sa tête. Elle écoutait grésiller le code. Parfois, de temps en temps, lui revenait le souvenir d’un journaliste de la capitale. Puis elle repensait au sabotage, fermait les yeux et patientait.

Elle ne savait pas se battre. Sa présence était celle d’une civile portant l’uniforme. Pour insolite que Taquenard eût pu paraître, personne ne la voyait, personne ne se souciait d’elle. Roland l’avait admise à bord, sur la demande du général Edone. Sa mission consistait à repérer le saboteur, à le tuer. Elle avait accepté comme toutes ses affectations précédentes ; elle sentait seulement sur elle la même responsabilité qui, donnée par un expert infaillible, devait être rendue à un autre expert infaillible. « C’est elle » affirma Quirinal au second du commandant, comme d’une anecdote.

L’ordre arriva à dix-neuf trente-et-un. Gilles avait calculé l’identité du saboteur. L’Atasse disposait de sa position, de ses intentions, de son parcours dans le cuirassé, des gestes exacts avec lesquels il ferait sauter la tourelle. L’ordre, arrivant à trente-et-un au poste de transmissions, était de fournir ces informations au commandant ou à défaut, à Roland. Taquenard sursauta en le recevant. Elle jeta bas ses écouteurs, courut donner le message à Londant à l’instant même où celui-ci répondait à une transmission prioritaire de Tiersule. Il l’envoya dans les couloirs, son message en mains, le transmettre au commandant.

Personne ne pouvait joindre le commandant. Personne ne pouvait joindre Roland.

À dix-neuf trente-trois, le soldat Taquenard débouchait sur la passerelle si démontée qu’elle fit frémir l’officier de pont. Arnevin se précipita sur elle, mais apprenant l’adresse du message, il ne sut simplement plus quoi faire. Il regardait l’ordre tendu, presque lisible, qu’il pouvait saisir à tout instant. Hersant fit appeler le commandant. Hersant fit appeler Roland. Elle allait méthodiquement, répétant son appel auprès du soldat qui répétait après elle. Aucune réponse ne leur parvenait.

Dès lors, le temps sembla se figer. À dix-neuf trente-sept soudain l’officier de pont releva la tête, comme une bête prise au piège ; toute la passerelle tendit l’oreille. Il ne se produisit rien. Arnevin fit appeler le poste de tir, où Radens était le dernier à avoir un circuit avec la tourelle deux. Colin venait d’appeler. Il était dix-neuf heures trente-huit, le cuirassé attendait toujours sans aucun résultat.

Une minute auparavant, à l’heure dite, Tiersule achevait son appel. Londant fit activer tous les postes. Arnevin cependant passait en revue les réacteurs, les quatre tourelles, les lanceurs, même les couloirs sans rien obtenir. Il perdait pied. À dix-neuf quarante, Londant transmettait son message, conformément à l’ordre de Tiersule, que renforçait l’autorité de Prévert. Toutes les sections entendirent en clair, y compris la passerelle. Ce message donnait le saboteur dans l’équipe des chargeurs, tourelle deux, et l’ordre à l’agent d’Edone de l’éliminer. Ordre au reste de la tourelle d’évacuer d’urgence. L’officier transmissions donna en même temps l’identité de cet agent.

Radens répéta ces informations à la tourelle deux. Aussitôt le lieutenant responsable de la tourelle ordonna l’évacuation. Ils déverrouillèrent les trappes et les premiers, les fusiliers accédèrent aux couloirs de la citadelle. Alors Colin demanda s’il devait éliminer le saboteur lui-même, se fit répéter exactement l’ordre transmis par Tiersule et maintint l’évacuation. L’équipe des chargeurs seule restait sur place.

Dans le même temps Taquenard avait quitté la passerelle, bifurqué et traversé les fusiliers pour qui le seul ordre était de coopérer avec l’agent d’Edone. Elle arriva à quarante-deux devant la lourde porte blindée, pressa de toutes ses forces pour l’ouvrir et quand enfin elle y parvint, regarda à l’intérieur du sas. Ertanger la regardait comme un épouvantail.

« Que faites-vous là ? » furent leurs questions respectives. Elle ne pouvait déjà plus se détacher de la carte en équilibre sur sa tranche, qui semblait devoir toujours tomber et ne tombait jamais. Sa main irrésistiblement se crispait à cette vue, comme si son propre équilibre vacillait et qu’elle allait chuter. Cependant ils se justifiaient, elle, cherchant le saboteur, lui, qu’il n’y avait que lui, elle, qu’il était alors le saboteur et lui qu’il aurait pu saboter ce qu’il voulait depuis des heures, des jours, des années, bien plus que ce cuirassé.

« Mais alors pourquoi êtes-vous là ? » Il fallut que Taquenard précise : « Dans un sas ? En secteur interdit ? »

Il prit l’air vainqueur, libre de ricaner enfin. Depuis des heures à jouer au solitaire, à chaque défaite, le calcul s’était fait bien malgré lui.

« ça, vous voyez, ça » et il montrait les parois de blindage, « c’est de moi. Tout ça c’est de moi. Tout le reste, aussi, de moi. »

Elle le prit pour un fou, mais ne pouvant se détacher de la carte en équilibre, comprit qu’il lui fallait quitter ce secteur pour la tourelle. L’enchaînement de ses propres pensées lui échappait. Elle courait à nouveau dans les couloirs sans véritable conscience de courir, mais profondément absorbée par une consigne ou l’autre qui la séparait de ses préoccupations. Derrière elle Ertanger sortait dans le couloir.

« C’est moi ! C’est moi qu’il faut saboter ! Moi ! »

À dix-neuf quarante-cinq, l’évacuation de la tourelle n’était toujours pas achevée. L’amiral avait contacté la passerelle, désormais rouverte aux communications. Il demandait si le saboteur avait été arrêté, pourquoi la tourelle n’explosait pas, où était l’agent d’Edone. Elle venait de rencontrer les premiers fusiliers qui quittaient la tourelle et rejoignait la pointe de la citadelle, sous le socle. Le puits étroit, encore encombré de marins, provoqua une réaction claustrophobe. Elle s’y engagea néanmoins, jusqu’à atteindre le poste où se tenait le lieutenant Colin.

« Je suis l’agent d’Edone. »

Elle disait cela quand sur la passerelle, Arnevin prit conscience de n’avoir pas rempli tous ses ordres. Le message adressé au commandant était resté près de la barre, là où Taquenard s’était tenue moins de dix minutes auparavant. Il calcula que cet ordre n’avait plus raison d’être, ramassa le dactylographié, le froissa, le rouvrit, le lut.

Le général de corps Edone avait attendu dans les couloirs de la présidence des nouvelles du sabotage. L’anxiété du bord ne se comparait pas à la sienne. Il se mordait la phalange avec les deux incisives, profondément, pour se retenir de hurler. L’ordre du haut commandement lui parvint, de retourner en Armont, d’y demeurer, et qu’il perdait le commandement de son unité des forces spéciales.

Une fusée rouge allongea sa traînée au-dessus du Dominant.

N’occupaient plus que la tourelle deux, l’agent Taquenard et les deux marins de l’équipe des chargeurs. Ils opéraient presque contre les sacs de charge, vérifiaient la température, le glissement, le frein, chacun l’arme à portée de main, sans nouvelle de l’extérieur. La trappe s’ouvrit, Taquenard s’y glissa puis verrouilla derrière elle. Ils maniaient les charges de cinquante kilos. Mélanie sortit son arme, la pointa sur eux qui n’en firent rien. Elle se décala pour ne pas toucher les sacs, visa, tira à plusieurs reprises sur chaque corps.

Sans plus se rendre compte de rien, elle répéta entre ses lèvres la procédure. Les sacs ne se laissaient pas déchirer. Alors, comme angoissée, Taquenard pointa son arme sur les charges empilées. La voix de Roland éclata dans la tourelle. Il ordonnait à l’agent d’Edone d’arrêter le saboteur sans le tuer, et de l’amener sur la passerelle. Elle éclata en sanglots, comprit enfin où elle se trouvait et ne sentit plus de forces dans ses jambes.

Sur toutes les montres l’aiguille des secondes revint à la verticale. Les digitales marquèrent quarante-sept.

Au centre de la tourelle le canon s’éleva, s’effondra sur le pont puis dans la mer. L’onde de choc frappa les coques de toutes les escadres. Soudain toute la vue s’était embrasée et les flammes léchaient quinze mètres de pont, l’eau et la face avant de la citadelle, en recouvrant les meurtrières. La barbette retomba dans son puits et la coque à ce point sembla s’enfoncer démesurément. La tourelle un était couverte par le brasier. Une fumée presque blanche par paquets masquait le mât. Le Dominant s’immobilisait.

Déjà le Lamat passait sur le bord et ses lances cherchaient à étouffer les flammes. Arnevin écoutait le métal gémir et serrait les dents. Il ne savait plus à qui en vouloir, ni qu’en penser, il attendait que la fumée se dissipe pour constater. Le Lamat annonçait la coque disloquée. La tourelle deux n’existait plus. Dans la citadelle, l’équipage entendait tout autour d’eux la structure se tordre et plus personne ne bougeait. La quatrième flotte entourait son bâtiment amiral à l’agonie.

La carte de jeu, dans le sas des lanceurs fournaise, pencha de plus en plus sur le côté.

Escortée par les fusiliers, Mélanie rejoignait la passerelle. Elle se réveillait lentement du cauchemar, loin du puits étroit de la tourelle, loin des questions et des responsabilités. Mélanie se répétait qu’elle n’avait pas commis d’erreur. Sur la passerelle l’attendait le commandant en second Arnevin, à ses côtés le lieutenant Colin, l’officier Bramelin, l’officier Londant. Elle avait un visage de pierre.

Tous se mirent au garde-à-vous, immédiatement, Roland annonça le commandant sur la passerelle.

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