Etoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactives
 

Avec d’insurmontables difficultés et beaucoup de facilité, l’amiral Prévert obtint pour son bâtiment amiral un délai de vingt-quatre heures, à condition que le Liscord ne le repère pas. En fin de matinée, le sept août, les remorqueurs quittaient Tiersule. Les experts de l’amirauté avaient calculé qu’ils ne trouveraient pas le Dominant sous la falaise Reinale, à Corsule, et en effet quand ils arrivèrent, les remorqueurs informèrent que le cuirassé ne s’y trouvait plus. Sans ses experts, Prévert aurait jugé que le commandant, revenu à la raison, avait repris sa mission sous couvert radio. Mais cette probabilité fut jugée si faible que les remorqueurs se mirent à fouiller l’île à la recherche du Dominant. Quatre lieux seulement pouvaient le dissimuler, dont la falaise, ce qui facilitait les recherches.

Quand arriva cinq heures vingt, il fut repéré caché derrière la butte est de Corsule, presque en fin de falaise, peu en arrière du promontoire. L’amiral Prévert prit le temps d’appeler son bâtiment, dans un calme saisissant pour son entourage. Non seulement les experts ne prévoyaient pas de réponse, mais ils donnaient à un haut pourcentage l’ouverture du feu par le cuirassé, avec ses pièces de cent cinquante-cinq, contre les remorqueurs, si ceux-ci l’approchaient. Le numéro trois, ayant tenté la manœuvre, annonça l’ouverture des cocons et reçut l’ordre de se replier.

Une fois arrivé à ce point, Prévert jugea que ses experts lui avaient évité beaucoup d’erreurs humaines. Son radio lui passa Tiersule, avec en ligne le colonel Pumal. Le colonel, occupé à tirer sa moustache, annonça les pourcentages et de réussite et de pertes, qui s’opposaient à peu près totalement. Il lui fallait plus de temps pour entraîner son bataillon, un peu plus d’un millier d’hommes, pour les conditions particulières que représentaient le Dominant. Dans le même temps, il attendait l’arrivée de forces spéciales qui changeraient radicalement ces nombres. Enfin Prévert ne pouvait pas tirer sur son propre bâtiment, pas avec Ertanger à bord. Il se retrouvait sans solution.

Ordre fut donné à l’équipage des quatre remorqueurs d’abandonner le navire et de se regrouper au village de Selane. Il s’agissait de l’application du dix-huitième plan dressé par l’état-major, sur mille deux cents quarante-huit, choisi parce que son taux de réussite se situait au-dessus de cinquante pour cent. Les remorqueurs, uniquement manœuvrés par leurs ordinateurs, formèrent une ligne et s’approchèrent du Dominant.

Comme prévu, cette fois les canons ne s’activèrent pas. À leur place l’amiral recevait une communication du cuirassé, à laquelle il prit soin de ne pas répondre durant le temps fixé, avant de brancher l’interphone.

« C’est terminé commandant. Laissez-vous remorquer. »

Saures fit remarquer que deux remorqueurs ne suffiraient pas. Prévert à son tour qu’il en avait quatre. Leur échange portait toujours avec trois secondes de décalage, dus à la distance, qui laissait le temps à chacun d’achever. Saures planifiait d’envoyer les remorqueurs contre la falaise, durant la manœuvre d’arrimage. Il ne l’avait pas dit : l’état-major le calculait. Alors Prévert menaça, du ton le plus simple, de positionner un drone Iowa au-dessus du Dominant. C’était menacer de déclencher la guerre.

Tous deux encore accrochés aux radios, l’un à bord du Lamat, l’autre en station de transmissions, écoutaient leurs états-majors rapporter l’évolution des remorqueurs qui arrimaient la coque du cuirassé. Prévert soupira.

« Et la panne ? »

D’après Roland, sur le rapport de la maintenance le premier réacteur s’était fissuré, entraînant des risques pour le bord et pour le bâtiment. Ils réparaient, annonçait encore le commandant, sans chercher à se rendre convaincant. Cette excuse, là encore l’état-major le calculait, ne servait qu’à empêcher le retour de Prévert à bord du cuirassé. Il était encore question d’un délai que l’amiral n’était plus disposé à donner. Les remorqueurs avaient achevé l’arrimage ; ils engagèrent leurs moteurs à pleine puissance, tirèrent le Dominant sur la mer ; ce dernier engageant à son tour sa propulsion faillit se fracasser contre la falaise. Il y eut une courte lutte entre le bâtiment de trois cents mètres et les quatre remorqueurs de haute mer, dont les machines finirent par s’avouer vaincues. Pour obtenir autant de puissance, le cuirassé n’avait eu d’autre choix que d’employer la totalité de sa propulsion.

« On dirait que c’est réparé » ironisa Prévert. « Reprenez la mission. » Le refus, quelle que fut sa tournure, le laissa parfaitement indifférent. « Je vous avais dit aussi de ne pas essayer. » Il ordonna le déploiement du drone.

L’officier de transmissions Londant reprit l’interphone des mains de son commandant. Toute la station épiait leurs réactions. Ils avaient entendu l’échange et n’en comprenaient la gravité qu’aux visages de leurs officiers. Roland informa que le radar avait acquis Iowa. Ils avaient la capacité de l’intercepter. Saures conservait tout son sang-froid, ainsi que sa résolution. Il consulta Roland, d’une voix grave, puis reprit la communication avec Prévert. Sa menace fut la suivante, de révéler à l’ennemi l’armement brouillard.

Prévert n’avait pas la moindre idée de ce qu’était l’armement brouillard.

Cependant l’amirauté lui avait déjà adressé une réaction en tel cas. Aussi répliqua-t-il avec toute la bonhommie du monde par l’arme magnétique. Roland calcula que l’amiral devait en disposer d’une à Tiersule, ce qui, politiquement, était exclu. Alors, toujours calme, Saures fit remarquer qu’il fallait l’accord présidentiel. « Je l’obtiendrai » lança Prévert avant de couper la communication. Il ne pouvait pas l’obtenir.

Le drone Iowa survola Corsule sans activer ses capteurs. Aveugle, il passa au-dessus du bâtiment inactif. La nuit tombait, les chances que le Liscord repère le Dominant avaient doublé, ne cessaient de croître et sans autre ressource Prévert se promenait paisiblement sur la plage de Tiersule. À bord du Dominant le quart changeait, les équipes rejoignaient la cantine pour leur seconde nuit à bord. Le capitaine Bramelin rejoignait le quartier des officiers fière d’avoir vu les turbines en action, et d’avoir su maintenir en état le réacteur malgré son emploi. Quoique certaine qu’il n’y avait pas de panne, elle craignait que la panne n’endommage plus avant le bâtiment.

De son côté le commandant en second rejoignait la passerelle où, soucieux, Saures lui transmit le commandement, avec l’ordre absolu de tenir sa position. Il précisa, à la question de son second, il précisa en appuyant sur la remarque, jusqu’à la fin des réparations. Leurs rapports s’étaient dégradés irrémédiablement depuis que Saures avait révélé à la radio l’existence de l’armement brouillard, dont il avait lui-même parlé devant un journaliste voilà des mois. En prenant le quart, assis près des consoles de rapport radar et sonar, le second observa l’océan vide et à distance, la forme nette des îles suivantes.

Leur situation était précaire. Il en avait conscience. En cas de navire civil, de la moindre embarcation, il leur faudrait prendre le large. L’amirauté misait dessus, sans pouvoir eux-mêmes le provoquer, sans volonté de l’empêcher. Roland demanda au second de soutenir son commandant. Ils engagèrent la conversation, qui roula sur tous les sujets de préoccupation et qui revenait à chaque fois sur la raison de cet arrêt. « Il faut demander au commandant. » était la seule réponse de Roland.

« Ah, Arnevin ! » C’était le lieutenant Ertanger, qui au lieu de prendre son quart avait cherché partout à bord un compagnon de cartes. Il l’avait entendu se plaindre sur la passerelle et comme le bord ne pouvait pas lui parler, faute d’être officier, le lieutenant avait décidé de lui tenir compagnie. Il lui conseilla de regarder par les meurtrières.

Dehors, sur le pont avant, devant la tourelle numéro un l’unité des forces spéciales se promenait, fumait, jouait et lançait des pièces en l’air pour les toucher avec leurs fusils. Ce spectacle sidéra Arnevin, qui les avait toujours imaginés stricts et sévères, parfaitement insensibles. « Vous parlez de machines, ou d’hommes ? » lui fit remarquer Ertanger, tandis qu’ils observaient ces membres d’élite enfreindre le règlement. L’un d’entre eux manquait cependant, un soldat qui était resté dans leur quartier de l’héliport, et que le lieutenant était passé voir plus tôt, sans pouvoir rien en tirer. Selon lui, c’était sur le Dominant ce qui se rapprochait le plus d’une machine. Il décida le capitaine à aller le voir.

Après permission par Roland, Arnevin quitta la passerelle pour le couloir principal, où il fit un détour par le bloc médical pour n’y trouver que les aides. Il se rendit ensuite tout à l’arrière, au-delà des quartiers, jusqu’à l’héliport. Une dizaine de sacs de couchage étaient alignés à même le plancher, dans un coin du hangar, serrés avec l’hélicoptère numéro un. Les sacs formaient une seconde paroi devant la paroi de métal, entassés les uns contre les autres à la manière de briques. Il nota l’absence des armes, que l’unité avait emportées avec elle sur le pont. Quant au soldat, il se reposait les yeux ouverts, parfaitement droit sur son sac de couchage, dans la position du manuel.

La vue du soldat impassible, dans la même pose depuis des heures, qu’il jugeait inconfortable, frappa le second Arnevin. Il l’interpella sans obtenir de réponse. Le bord avait été averti du comportement des forces spéciales, qui n’auraient pas besoin de répondre à leurs ordres. Néanmoins le second ressentit ce qu’avait dû ressentir l’amiral devant le manque d’obéissance de son bâtiment. Il regarda encore cette statue humaine, jusqu’à ce qu’Ertanger le rejoigne et lui propose de remonter.

Ils furent tous les deux rappelés à leur poste, lorsque Tristan repéra sur la falaise plusieurs enfants qui jouaient, droit au-dessus du cuirassé. Il estimait seconde après seconde les chances qu’ils aient aperçu le dôme radar, et celles, plus grandes encore, qu’ils observent le bas de la falaise. Seules leurs réactions laissaient penser qu’ils ne l’avaient pas déjà fait, ce qui était possible déjà depuis le promontoire. Dans ces conditions, le bord devait se préparer au départ. Roland préparait la manœuvre mais pour cela, il lui fallait un capitaine.

Déjà l’amirauté prenait connaissance de cette information, avant elle la quatrième flotte et l’amiral Prévert.

Dans la nuit les enfants pouvaient encore manquer le cuirassé, malgré la proximité, du fait de son camouflage. Néanmoins dès avant leur départ, Roland conclut qu’il était compromis. Le commandant en second ne fut pas de cet avis mais il sauta sur l’occasion pour proposer le départ. Il fallut consulter le commandant, lequel se rangea en peu de temps à l’avis de Roland. Ce dernier informa qu’ils ne pouvaient plus rester à Corsule.

Avec le temps, la probabilité d’être repéré par le Liscord augmentait moins que la probabilité d’être repéré par les habitants de l’île. Il fallait au cuirassé un nouvel écran, possible parmi la quarantaine d’îles de la chaîne nord-est jusqu’à Beletarsule.

« C’est admirable. » Il expliqua à la passerelle sa réaction, devant la capacité d’un cuirassé de cent mille tonnes, avec un mât de quarante-cinq mètres, de pouvoir se dissimuler au monde pendant des périodes supérieures à quarante-huit heures. La difficulté augmenterait cependant une fois près des îles du Liscord, qui menaient leurs propres observations et qui, au moindre soupçon, les chercherait activement cette fois. Aussitôt leur décision fut calculée, approuvée et le cuirassé, après deux jours d’arrêt, peu avant l’aube du huit août, quitta Corsule sans que celle-ci ait eu jamais conscience de son escale.

La quatrième flotte avait calculé ce départ dans une marge entre le huit août au soir et le soir du neuf août. Ils envoyèrent néanmoins un hélicoptère qui rapporta l’absence du cuirassé dans l’après-midi du huit. « Ils vont à Arvesule » transmit l’amirauté qui, confiante en ce calcul, ne prit pas seulement la peine de vérifier. La quatrième flotte s’était entretemps déployée en bouclier, l’amiral Prévert reçut de nouveaux ordres qui ne concernaient plus le cuirassé. À présent, l’amirauté considéra que le Liscord se chargerait d’obliger le cuirassé à remplir sa mission.

Ils avaient raison, quant à la destination du Dominant. Cependant à minuit le bâtiment en était encore loin, arrêté contre un îlot à l’extérieur de la chaîne, dont l’élévation ajoutée à la forêt était suffisante pour sa signature radar.

Le commandant en second se retrouvait à nouveau de quart et ne vit pas de différence entre cette situation et leur arrêt devant le promontoire. Il se plaignit à Roland qui, patient, fit entendre que l’action militaire consistait à nonante pour cent en du mouvement. Comme prévu, Ertanger le rejoignit et ils se retirèrent à la table des cartes, alors inoccupée, pour y commencer leur propre partie.

« Une mutinerie se prépare » lança Ertanger sur le ton du badinage, en brassant son paquet. Le second prit note sans la moindre alarme, jusqu’à la première donne où le lieutenant insista. Roland avait calculé qui la mènerait. Il l’avait transmis à Tristan qui, bavard, en avait informé son seul interlocuteur. Les officiers de pont et de tir en seraient, probablement alors aussi les officiers de tourelle. Bramelin risquait de les rejoindre, sans qu’aucun n’ait les mêmes raisons de s’opposer au commandant. Deux raisons majeures justifiaient le mouvement, l’une étant le besoin d’obéir aux ordres, l’autre la volonté de sauver le bâtiment.

Ertanger voulait savoir de quel côté serait Arnevin, qui sans hésitation se rangea avec le commandant. Il obtint un sourire, aussitôt transformé en ricanement. « Ce n’est pas ce qu’a calculé Roland. » Cela ébranla le second, qui demanda à Roland de confirmer sans que ce dernier ne réponde. Ce silence passa pour une confirmation. Aussi, il partageait les sentiments de Radens et de Bramelin. Inévitablement, il le sentit, il devrait s’opposer à Saures. Déconcentré, le second perdit la donne. Ils recommencèrent.

« Vous voyez le Dominant comme un démonstrateur technologique. Tristan le voit comme une arme. Non, l’autre Tristan. » Le lieutenant passa de longues minutes à noyer le poisson, après ce qu’il venait de dire. Il y mit tant d’efforts que son adversaire gagna la partie. À la troisième, ils parlèrent de Prévert, de la quatrième flotte, de la guerre. Il fallait constamment qu’Ertanger amène ces sujets car le second ne les envisageaient pas, mais abordaient plutôt les anecdotes du bord.

Une alerte les ramena tous deux sur la passerelle. Roland informa l’approche d’un drone Iowa, mission dirigée par le Liscord. D’après direction et distance, il conseilla une manœuvre qu’Arnevin donna l’ordre d’appliquer immédiatement. Le cuirassé synchronisa avec l’approche du drone, lança ses engins en marche arrière lente, barra à droite pour s’aligner sur la trajectoire de l’observateur puis s’immobilisa. À ce moment le drone passait au radar court et à la caméra. L’un et l’autre furent trompés par la position parallèle, sur la mer, du Dominant. Dans l’obscurité de la passerelle, Arnevin annonça au capitaine Radens qu’il pouvait désarmer l’intercepteur.

« Ce n’était que le premier » glissa le lieutenant.

Ils manœuvrèrent à nouveau, plus doucement encore, pour reprendre la position optimale de couverture radar, dans la même marge où le drone changeait à nouveau de mode. Il n’enregistrait sur son thermique qu’une plus grande concentration de poissons.

Quand les lumières revinrent sur la passerelle, Arnevin remarqua que les forces spéciales n’étaient plus sur le pont. Il demanda à Ertanger qui supposa, dans un haussement d’épaule, qu’ils avaient eu le temps de regagner la citadelle et de verrouiller l’écoutille. Sans cela, ironisa-t-il, le drone aurait repéré une dizaine d’hommes marchant sur l’eau. Roland demanda à Arnevin s’il devait les autoriser à ressortir, informa que le risque était tout à fait acceptable, enfin appliqua l’ordre. Ils virent les ombres de ces hommes, aussi discrètes que le métal, se mêler à nouveau au pont avant.

Le neuf août, ne pouvant tenir sa position, le bâtiment amiral de la quatrième flotte regagnait la chaîne d’îles. Ils y trouvaient refuge jusqu’au onze, jour où la météorologie se dégrada suite à la dépression du couloir ouest. Ce qui aurait constitué un nouveau couvert pour le bâtiment le cloua sur place à la merci des radars, face au sous-marin émergé Tregare.

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