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Encore séparé de sa base par six cents kilomètres, le sous-marin d’attaque de la seconde flotte Tregare remontait la chaîne des îles nord-est ayant, sans le savoir, précédé de deux kilomètres la route du cuirassé BF-1 Dominant. Quand la tempête se déclencha sur les îles, le sous-marin profita de ce nouveau couvert, plus efficace que la nuit, pour procéder à la surface à son entretien. L’ordinateur de bord Tristan ne le repéra qu’au changement de régime, avertit Roland qui calculant sa remontée jeta le cuirassé derrière le premier abri venu, dans une large baie de sable battue par les vagues où il sembla s’échouer.

Quand le bord annonça huit heures, le matin du douze, la tempête n’avait pas cessé et le sous-marin, peu pressé de reprendre la route, laissait vaquer son équipage presque sous les yeux de l’équipage du cuirassé.

L’unité des forces spéciales avait débarqué pour prendre position sur l’avancée de récifs qui découpaient la plage brutalement et s’enfonçaient par saccades dans l’océan. Cette barrière haute au mieux de dix mètres suffisait pourtant à cacher chaque bâtiment l’un de l’autre, grâce aux trombes d’eau et à l’absence de signature tant thermique que radar, tant que ne bougeait pas le titan de trois cents mètres. Un malheureux feu-torche perçait toutes les cinq minutes les trombes d’eau à l’adresse de la passerelle, avec toujours le même message.

Non seulement Roland ne s’inquiétait pas mais il avait adressé l’heure du départ et le bord, à ses consignes, s’affairait. Les éclairs frappaient alors tout autour d’eux l’océan, illuminant pendant des fractions de seconde le mât radar, offrant pour l’officier de pont un spectacle éphémère que variaient les vagues. Le bâtiment penchait de six degrés sur deux septante, d’autant plus sévère avec le poids du mât, et personne ne s’en souciait.

Le bord n’en avait plus que pour une histoire d’amour qui s’était déclenchée entre un aide de la station médicale et une opératrice de la tourelle quatre. Le médecin Quirinal rapportait l’affaire pas à pas, jamais de trop près, assez pour être constamment occupé. Bramelin quant à elle expliquait fièrement comment elle avait réparé la panne aussi bien que s’il n’y en avait jamais eu.

Arnevin revenait des récifs, où il avait trouvé l’unité noyée dans les embruns, sous des vagues de quatre mètres qui au retour noyaient le pont du cuirassé. Ils l’avaient recouvert d’une veste, l’avaient plaqué à terre et laissé observer en jumelle mat la tour étrangement familière du sous-marin. Le commandant en second, une fois retourné au sec, essaya d’expliquer ce que lui avait fait cette vision lointaine, sans y parvenir, surtout parce qu’il s’était adressé à l’officier de tir Radens. Ce dernier lui fit savoir qu’en compagnie du lieutenant de magasin, il irait inspecter à l’avant les lanceurs qui devaient souffrir de l’inclinaison et des vagues. Surtout, les ordinateurs cherchaient à se protéger du fort environnement magnétique contre lequel, heureusement, ils étaient puissamment protégés. Il fallait s’en assurer de même pour les armes.

Personne ne se rendait jamais à l’avant du bâtiment, jamais au-delà de la citadelle. Ils dépassèrent les chargeurs de la tourelle un, jusqu’à une porte en bout de couloir ouvrant sur le sas et l’accès blindé épais de huit cents millimètres. L’assistance mécanique leur permit de venir à bout des verrous, après quoi ils poussèrent à trois et l’entrouvrant, sentirent sur eux l’atmosphère de l’avant.

Personne ne s’y rendait jamais. Le couloir s’ouvrant à eux était parfaitement propre, neuf, encore chargé de l’odeur du sel de Pontier. Il y faisait aussi froid que dans les tourelles. La porte derrière eux se referma d’elle-même, lentement, sans la moindre intervention électrique. Ils avancèrent dans le couloir que rien n’encombrait, à peine plus large que dans la citadelle, dans cette sensation inexplicable de vulnérabilité, parce que le métal des parois ne semblait pas aussi épais. Le bruit sourd des vagues claquait sur l’autre bord, au loin.

« L’avant a une originalité, » dit le lieutenant aux deux officiers, « il est dépourvu d’interphone. »

« Je le savais » répondit Arnevin.

« Alors vous comprenez qu’ici Roland n’a plus le moindre contrôle sur rien. »

Les trois hommes continuèrent sans en tenir compte. Ils arrivaient au niveau des cent soixante lanceurs avant, répartis par blocs de huit, qui s’enfonçaient d’à peu près dix mètres dans le pont. Ces blocs leur apparurent comme d’énormes caissons posés sur des socles, entourés par des barrières, entre lesquels ils pouvaient se promener. À chacun Radens ouvrait une petite console, vérifiait la lumière puis passait au suivant. Il ne s’étonnait pas de les trouver toutes d’un vert rassurant.

Arnevin s’était éloigné pour calculer l’épaisseur de la cloison. Il la connaissait déjà mais il voulait l’estimer, tant elle lui semblait grande à présent. L’avant représentait l’un des nombreux points faibles du cuirassé. L’aménagement lui parut encore plus sommaire que dans la citadelle : loin de toute technologie, il n’était que toujours plus de métal brut, massif, dont les formes loin des sections ne représentaient plus rien, mais suivaient uniquement la nécessité de réduire par tous les moyens tout dégât infligé sur le bâtiment. Il savait à peu près la raison d’être de chaque structure et ne reconnaissait rien.

Ce vertige qu’il ressentit alors, il l’attribuait faussement. Sa tête était remplie des accusations de mutinerie qui lui apparaissaient comme des faits, ainsi que du calcul qui disait qu’il en ferait partie. La présence d’Ertanger, la présence de Radens, lui parlait suffisamment. Parce que Roland ne pouvait pas entendre, il prenait bien garde de ne pas parler, surtout, de ne pas prononcer un seul mot.

« Réfléchissez-y, Arnevin. »

Le commandant en second resta la main sur la cloison, la nuque rétractée à cause du froid. Il laissa le lieutenant s’approcher de lui mais ne lui répondit pas.

« Même Roland ignore ce qui se passe sur tout l’avant du Dominant. Et Tristan, Tristan, est à peu de choses près dans sa tour d’ivoire. » Le lieutenant ricana mais gentiment. « Le cuirassé les dépasse. Le cuirassé nous dépasse. Nous avons cinquante ans de retard. »

Il dut se rendre compte que le second ne voulait pas lui parler. Alors, vexé, le lieutenant s’en retourna du côté des blocs, où le capitaine Radens achevait un contrôle pour lequel il n’avait jamais été qualifié. Tous deux ne pouvaient pas s’empêcher de regarder Arnevin, avec la même entente, et sans rien dire non plus.

Sur la passerelle, le commandant écoutait le rapport de distance. Il donna l’ordre d’armer un intercepteur.

Le dernier panneau que Radens avait ouvert vira au rouge. Il ne sut pas quoi faire. Les codes défilaient sur la minuscule languette de verre, puis une abréviation que pour l’avoir vue des milliers de fois, l’officier de tir ne reconnut pas. Les officiers se rejoignirent à distance pour observer le bloc toujours inerte émettre un léger sifflement, puis les lumières du pont s’éteignirent. Dans le noir, ils virent encore la lampe rouge du panneau clignoter. Ils attendirent. Radens ramena son poing fermé devant sa bouche, les nerfs tendus, car il venait de comprendre. Malgré lui. L’intercepteur de second écran Dard fut activé et tandis que la trappe au-dessus s’ouvrait, en quelques secondes, le propulseur chauffa dans un grondement croissant. Une secousse violente, doublée d’un coup de tonnerre, les fit s’accroupir.

« Qui a tiré ! » grogna Radens, « qui a tiré sans mon ordre ! »

Arnevin mit un instant à répondre : « Ils n’ont tiré qu’un coup. Ce devait être un drone. »

Dans le même temps le Dard retournait au silence. La trappe une fois refermée, les lumières revinrent. Ils prirent le temps de fermer le panneau, puis attendirent jusqu’à ce que :

« Est-on bêtes ! Il n’y a pas d’interphone. »

Seul Ertanger était arrivé à cette déduction, tandis qu’Arnevin, même après, se laissant entraîner, tendait toujours l’oreille pour le rapport de Roland. Ils revinrent à la citadelle, passèrent le sas avec les mêmes difficultés pour aussitôt être accueillis par la voix rassurante de l’ordinateur. Le drone avait été abattu presque au-dessus d’eux, au coup de foudre le plus proche. Il s’était écrasé à l’intérieur de l’île après avoir, certainement, eu le temps de livrer les images du bâtiment. À quoi Radens fit remarquer qu’à moins d’avoir manqué la cible, quelques débris en flammes ne pouvaient plus rien transmettre. Il avait tort, il le savait mais tenait à vanter son artillerie.

Déjà la citadelle redoublait d’activité. Les fusiliers vinrent à leur rencontre pour fermer derrière eux les portes, tandis qu’ils retournaient chacun à leur poste. Le capitaine Radens arriva colérique à sa station où la section de tir lui expliqua que le commandant lui-même avait mené la mission. Cela calma à peine le capitaine, qui demanda une solution de tir pour le sous-marin.

Les chances que le drone soit abattu par la foudre au-dessus de l’île étaient bien trop insuffisantes pour que le Tregare, averti, n’en cherche la source. Leur bâtiment fut le premier à décrypter les données du drone, lesquelles furent interprétées par leur ordinateur comme étant le Dominant. Il ordonna la plongée et le personnel encore dehors se précipita sur les échelons. L’unité les repérait. Ils demandèrent par feu-torche l’autorisation de détruire le Tregare.

Leur sergent reçut l’ordre de s’abriter dans l’île jusqu’à ce que l’hélicoptère les récupère.

Des deux côtés les équipages se précipitaient pour un départ en urgence. Le Tregare disparaissait sous l’eau alors que son écoutille n’était toujours pas verrouillée. Il virait à un huitante pour un vaste arc autour des récifs, en position de tir sur la baie. Son radar se retrouva aveuglé, toutes ses fréquences anéanties par le brouillage électronique. Il plongea, activa son sonar et rencontra le silence.

Le cuirassé s’était arraché au sable sans sentir la tempête. Sous les rafales, il avait pris la vitesse de croisière alors que Tristan employait toute sa puissance dans la contre-mesure active. Ils croisèrent à plus de soixante juste au-dessus du Tregare, à frôler ses antennes, dans le même arc pour trouver une route de fuite alors que convergeait sur eux, en orbite basse, un satellite d’observation. Sa route à l’est coupée par une ville en rivage, au nord par la somme des probabilités, le Dominant se traînait à pleine vitesse loin du sous-marin aveugle.

D’une voix parfaitement calme, avec la précision méthodique du militaire, le commandant en second transmettait les ordres de son supérieur à la section près de lui.

Quelques minutes plus tard, toujours dans l’attente du satellite, le Tregare était remonté à la surface, sur la route au nord par la hausse du plateau océanique, près de la gorge où il s’attendait à voir se réfugier le cuirassé. Ce dernier fuyant plein sud cherchait à rejoindre le pic de Murasile en pointe de la même île sous lequel l’abri serait suffisant. Roland refusait toujours l’emploi de l’armement brouillard. Ils avaient calculé leur route tenant compte du satellite, de leur propre objectif et de l’unité des forces spéciales qu’il leur faudrait récupérer absolument. Roland procédait en tout avec assurance et précision, suivi à son exemple par le bord.

« Alors, et cette histoire ? »

« Elle va lui écrire un billet, peut-être. »

Durant quarante heures, avec la limite des moyens à sa disposition si loin de ses ports, et ne pouvant pas exposer le Tregare aux caméras, le Liscord quadrilla un plan carré de quarante kilomètres autour de la baie. Même après que la tempête se fut calmée, aucun moyen mis en œuvre ne trouva la moindre trace du bâtiment, pas même dans la disposition du sable sur la baie, après calcul de l’effet des vagues. Sans la certitude absolue qu’un ordinateur ne pouvait pas se tromper, le continent aurait conclu à un vaisseau fantôme.

Le cuirassé après une longue fuite mouillait alors presque en bout de la chaîne, sur la route dégagée pour la récupération de l’unité, dans une nouvelle attente. Derrière eux, la quatrième flotte déployée jusqu’à Corsule leur coupait toute retraite, tandis qu’au-devant le Liscord jetait partout où il le pouvait des filets et des sonars.

Chacun à bord continua à suivre le quart avec la même régularité, avec pour seul changement les rencontres toujours plus fréquentes entre l’officier de tir et Arnevin. Ce dernier voulait souvent parler au commandant, qui se détournait dans des grognements ou, s’il insistait, lui intimait quelque ordre. Alors pour le dérider Ertanger lui avait monté un château de cartes. Il l’avait amené à la cantine et, devant le rang au repos, entouré par la jeune foule, il avait patiemment étendu tous les jeux de cartes qu’on lui tendait en la répétition de la même figure, pour former ce fameux château de carte que le médecin avait partout vanté.

« Sérieusement, maintenant » dit Frédéric en abattant son poing. La masse des cartes s’effondra au désolement des marins qui se retirèrent peu à peu, sans vraiment chercher à récupérer leurs paquets. Arnevin se tenait le dos droit, en contraste avec le lieutenant, sans la moindre réaction à ce manège.

Des hommes allaient mourir. Dit simplement, des hommes allaient mourir et Ertanger se faisait trop vieux pour ignorer cela. Le Dominant était un tombeau ou pour son bord ou pour ses ennemis mais un tombeau pour quelqu’un. Ertanger se savait lâche, très mauvais combattant ; il n’avait pas fui la science pour affronter le militaire.

« Je dois vous expliquer une chose, Arnevin, approchez. Les machines ne mentent pas. Elles peuvent détecter le mensonge mais ne peuvent pas mentir. Exclu. Alors faites un effort, bon sang, faites un effort ! Je ne suis pourtant pas le dernier à bord à réfléchir ! »

Le capitaine ne comprenait pas, il voulait calmer son compagnon qu’il trouvait trop agité à son goût quand passant dans la cuisine, armé et en tenue de combat, ils virent le soldat de l’unité des forces spéciales. Il restait un soldat des forces spéciales à bord, en arrière, qui passait au pas de garde comme en ronde et d’une démarche saccadée. Aucun des deux officiers ne l’interpella. À part eux la cantine était vide, personne d’autre pour constater le passage du soldat oublié, qu’ils n’avaient pas remarqué jusqu’à ce qu’il passe à leur hauteur.

Arnevin s’exclama, une fois le soldat parti : « Mais qui est-ce ? »

Face à lui Ertanger paria pour une sorte de psychotique trop instable pour que le sergent l’emmène avec lui, peut-être un traumatisé après une bataille et qu’ils traînaient en vain avec eux depuis, tout ce qui pouvait expliquer ce comportement absurde. Roland leur confirma qu’il se rendait sur le pont avant. Il avait averti le sergent de l’unité qu’ils ne seraient pas à bord pour trois jours, de sorte que ce soldat les remplaçait dans leur sortie du soir. Cela suffit à Arnevin, qui prédit une attaque à l’officier de pont Hersant, laquelle se battait d’une bataille muette pour leur en interdire l’accès.

« Roland, » demanda le lieutenant une fois le second parti, « tu ne veux pas savoir, toi ? »

Il ne le voulait pas.

« Toutes les machines sont parfaites. Mais il y en a de plus parfaites que d’autres. »

Le lieutenant quitta son siège pour la revue de magasins, avec derrière lui Roland qui avait résolu cette référence en statistiquement un point trois centième de seconde. Alors comme il le faisait depuis le début de la mission, comme avant la mission, depuis son activation, l’ordinateur de bord reprit sa discussion avec Gilles.

Trop tard. L’intercepteur Fore apparut sur les radars de Tristan comme une épingle au ras des flots, à moins de cinquante secondes du visuel. Aussitôt le cuirassé ne fut plus qu’une gigantesque masse de métal inerte, aveugle et sans défense. Un soldat sur le pont, à moitié effacé par le cocon d’une tourelle, plutôt que de se cacher, se dressa tout à fait. L’aéronef, plus pointu qu’une flèche, de l’horizon en une seconde frôla la coque, à quelques mètres, la seconde d’après disparaissait derrière l’île. Il s’agissait d’un fait divers. Il s’agissait du Liscord, de la guerre et de la chimiomécanique.

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