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Grâce aux ressources allouées par quarante-et-un drapeaux, parmi lesquels le Liscord, le projet mondial de recherche aboutissait moins d’un mois après sa création à plus de cent solutions de remplacement pour pallier au vide laissé par la chimiomécanique. Nonante pour cent de ces ressources avaient été allouées exclusivement au développement de cette unique science, la chimiomécanique, et malgré tout le projet aboutissait déjà à plus de cent solutions de remplacement. Chacune de ces solutions offrait plusieurs centaines de milliers d’applications, dont l’une d’entre elles, comme durant la course de ces cinquante dernières années, donnerait lieu à une centaine de projets militaires, lesquels aboutiraient à un seul et unique armement, tel le Dominant, tel le Fore.

Ainsi l’unique véritable aboutissement du projet mondial de recherche serait la continuation de la course à l’arme ultime, telle qu’elle s’était perpétuée depuis la moitié d’un siècle.

Spécialiste des fréquences appliquées aux transmissions, le professeur Leberon travaillait aussi pour ce projet tentaculaire. Les installations de Tiersule, après réception de leurs nouvelles unités, étaient passées presque totalement sous contrôle militaire. Or justement parce que militaires, les installations s’intégraient au projet dans le domaine de la fréquence nécessaire aux développements en électromagnétisme. Aussi même s’il avait dit non autrefois, Yves Leberon œuvrait à de nouvelles armes et même s’il n’était pas le responsable à Tiersule, ce fut lui que le centre Ter Arvis contacta.

Le quatorze août vers onze heures, entièrement absorbé par son travail le professeur s’était reclus à l’étage et derrière les stores de métal entrouverts, à l’abri du soleil, il collectionnait les données récupérées de ses modules sur la suppression de champ. Ces données donnaient un graphisme en pointe de flèche, mais barbelée, sur laquelle se brisaient des vagues artificielles. Après quelques minutes de simulation, invariablement, le graphique virait au rouge, les échelles s’ouvraient dans une fenêtre et les experts, d’une même voix, annonçaient la rupture de coque. Il attendait le prochain quand son téléphone annonça l’appel du centre.

« C’est Frédéric. Il dit que c’est important. »

Sans être trop perturbé le professeur retira son doigt de la touche puis, hésitant, il finit par reposer son journal et décrocher le combiné. La voix de Frédéric lui parvint à l’instant où il le mit à l’oreille, malgré un décalage de presque sept secondes.

Il ne lui demanda qu’une chose simple, qui était de se rendre à Mer Arvis l’informer directement et personnellement de ses résultats sur la suppression. Malgré le décalage Leberon sut exactement quand répondre mais non pas quoi répondre car il n’avait encore aucun résultat probant, sinon justement cette absence de résultats. Mais également le professeur fut surpris d’entendre cette voix si familière, comme rajeunie et si pleine de souvenirs, bien avant qu’il n’ait travaillé à la frontière. Ce fut, en fait, le silence d’une seconde trois qui le décida à accepter. Ils s’échangèrent encore remerciements et salutations puis le professeur raccrocha.

Pumal passait justement devant sa fenêtre, au bord du socle de béton moulé contre la falaise sud, et qui devait composer l’une des redoutes de l’île. Le colonel accompagné de son état-major visitait cette fortification inachevée avec le malin plaisir de pointer avec un bâton de marche les différents ancrages d’armes à venir, ou de décrire avec le même bâton la hausse de l’arme en train de tirer. Sans hésiter le professeur quitta son bureau pour le rejoindre dehors.

« Et là, mon ami, la batterie complète de trente-cinq millimètres. Ce sont les torches dont je vous parlais. Il en faudra beaucoup, » ajouta-t-il morose, « vraiment beaucoup, si nous voulons arrêter le Fore. »

C’était le nouveau fait divers du matin. Le fameux chasseur avait dépassé deux kilomètres par seconde. Les radars de Tiersule parmi tant d’autres avaient pu observer l’aéronef plus rapide qu’aucun missile percer toutes les limites imaginables de vitesse. Parti du continent, il était allé plein sud sur Beletarsule et la passant à l’est s’était engagé dans la chaîne d’îles jusqu’à proximité de Corsule devant laquelle l’appareil du Liscord avait fait demi-tour pour rentrer. Son autonomie, sa maniabilité et sa capacité théorique à délivrer quatre tonnes d’armement à cette vitesse en faisaient véritablement une arme ultime.

Le Fore laissait le colonel Pumal particulièrement touché, parce que depuis un siècle l’arme aérienne ridiculisait l’arme terrestre. Pumal ne rêvait que de l’occasion de démontrer que lui et ses troupes pouvaient tenir tête. Aussi se montrait-il aussi enthousiaste que prudent en présentant au professeur le nombre et la nature des défenses de Tiersule, et ce, le plus naturellement du monde.

Mais leur grand sujet, si loin de la frontière et si loin, si loin, à plus d’un millier de kilomètres de la guerre, était Mer Arvis. Le colonel bien que néophyte s’était montré bon auditeur quand il s’agissait de science et s’il lui fallait souvent simplifier, le professeur était heureux de cette oreille attentive. Il expliquait à son tour tous les échecs de leurs tentatives, les impasses dans lesquelles ils tombaient et la vaine participation des installations dans une recherche vouée à un but impossible. Et il louait les machines qui obtenaient tant dans de telles conditions.

« Mais le magnétisme » demanda Pumal que le sujet intéressait vaguement depuis que la presse – et notamment LeCourant – présentait cette science comme la meilleure solution de remplacement. Il savait aussi que Leberon y était directement rattaché, de sorte que ce sujet revenait toujours entre eux deux et que, malgré leurs différences de savoir, ils extrapolaient une tasse à la main toutes les possibilités de ce simple mot. Ce matin, le sujet devait les mener à la rencontre programmée avec Frédéric. Le colonel plissa le front.

« Ce n’est que pour la suppression de rang ? »

« De champ, oui, probablement. Et vous savez » ajouta Leberon avec une pointe de savoir « à quel point les probabilités sont certaines. »

Ils ne dirent pas un mot de plus à propos de la frontière, ils se séparaient avec la certitude d’avoir partagé toute l’actualité et qu’ils se retrouveraient d’ici deux jours comme si rien en deux jours ne pouvait changer, parce qu’un seul fait divers leur manquait parmi les millions qui se produisaient chaque jour. Le militaire retournait à ses troupes, à ses entraînements, à ses fortifications tandis que le scientifique, autant qu’il pouvait l’être, prenait l’avion ses bagages plein de tours d’ordinateur et de rapports imprimés en direction du centre.

Une foule de nuages couvrait tout l’horizon sous les ailes du quadriréacteur. Une main au menton, coude contre l’appui, le professeur observait ce paysage morne par le hublot pour ne pas se sentir mal. Le commandant de bord était passé voilà une demi-heure en cabine et après qu’ils aient échangé deux mots, il était descendu au restaurant. Ils volaient alors depuis plus de sept heures au-dessus du vide de l’océan. Pas un îlot, pas même un écueil à plus de mille kilomètres de rayon. Le flot aurait paru aussi plat que les nuages.

Un message s’afficha à tous les passagers, à quelques minutes de survoler Mer Arvis. Ils se laissèrent attacher à leurs sièges tandis que l’avion abandonnait de l’altitude et de la vitesse. Le commandant remontait, il passa près de Leberon et ils échangèrent encore deux mots. Quand tout le monde se fut rassis le quadrimoteur décrivit une large courbe et par son hublot le professeur vit enfin le centre. Plusieurs dômes de verre géants, émergés à quelques mètres au-dessus de la houle, jouxtaient la piste flottante sur laquelle ils allaient s’aligner. Des navires disparates, tant civils que militaires, couvraient plusieurs kilomètres d’océan autour de ces structures.

Après l’atterrissage une vedette avait mené les passagers jusqu’aux dômes. L’air marin laissa place au renfermé, au pressurisé, au recyclage d’oxygène. Plus de dix mille personnes travaillaient dans la station sous-marine, véritable cité perdue dans l’océan et partagée par toutes les nations, dont les fondations avaient été posées à quelques trois mille mètres de profondeur – et s’enfonçaient plus profondément encore. Il devrait prendre les ascenseurs, en attendant il admirait les halls remplis de fleurs, très vastes et dégagés, pleins de balcons, si propres qu’ils en semblaient irréels.

En dix minutes, il avait rejoint les derniers niveaux.

L’humidité filtrait. Il n’y avait plus la petite foule rassurante, si calme, si sûre d’elle. Les couloirs heureusement larges étaient tout entier bétonnés, avec de temps à autres des portes bétonnées, toutes de métal. Le plancher était en grilles métalliques sur lesquelles les bottes provoquaient un vacarme répercuté à l’infini. Des tuyaux de toutes les tailles couraient au plafond. Il essayait d’oublier la quantité d’eau au-dessus de lui, la profondeur, la pression et ce que ses maigres connaissances en géographie pouvaient y ajouter d’angoisse. Des machines avaient conçu Mer Arvis. La physique ne pouvait rien contre ça.

En descendant les trois marches après la porte, d’un escalier presque symbolique, Yves Leberon ressentit pour la première fois un frisson dans les pieds. La pièce était assez grande, ses murs couverts de hautes tours ternes, de câblages épais longeant les bords, et parfaitement éclairée. Les quelques ingénieurs qui s’y trouvaient, en le voyant entrer, serrèrent la main du scientifique puis se retirèrent, selon la volonté de Frédéric. Ce dernier se tenait contre le pilier porteur, bien plus épais que lui. Un unique câble maigrelet l’alimentait en électricité.

« Bonsoir, Yves. Je sais que le voyage t’a fatigué. As-tu vu l’œuvre à l’entrée ? »

Il ne l’avait pas vue. Pourtant le professeur était passé devant mais il n’avait alors prêté aucune attention, pas plus qu’à tout le reste, déjà admiratif devant l’ensemble. Bien sûr, il avait entendu parler de cette œuvre, qui avait symbolisé tout le travail du centre. Mais les histoires qui lui étaient parvenues étaient pareilles aux anecdotes merveilleuses des voyages, qui ne devaient jamais être rencontrés. Il en avait entendu parler mais ne pensant pas pour autant qu’elle existe, il ne l’avait pas reconnue et ne s’y était donc pas arrêté.

Avec sept heures de vol, le professeur était quelque peu fatigué. Il tenait néanmoins à présenter directement ses résultats. Aucune simulation, aucun tracé, aucune possibilité ne permettait de trouver une fréquence capable d’éviter la rupture. Frédéric lui demanda de l’expliquer en d’autres termes. Il obtempéra et, de son ton le plus sombre, annonça que le magnétisme ne pouvait pas expliquer la capacité du chasseur intercepteur Fore à atteindre de telles vitesses. Ces résultats étaient tellement attendus, avant même d’avoir été commandés, que ni lui ni Frédéric ne réagirent outre mesure.

Une nouvelle rencontre fut programmée d’ici quatorze heures. Yves Leberon eut la ferme intention d’en profiter pour prendre du repos et visiter un peu le centre, voire, y retrouver quelques connaissances. Il savait que Nit travaillait là mais ne voulait pas la voir et cela, il l’avoua au programme, parce qu’elle était devenue trop fière. « Tu serais surpris. » Il quitta la pièce avec la satisfaction du travail bien fait et dans le même temps, sous l’emprise de la fatigue, sans la sensation de bien-être qui précédait l’assoupissement de tous ses sens. Dehors les ingénieurs fumaient. Ils discutaient entre eux passionnément de technologies trop complexes pour que le scientifique y comprenne grand-chose.

Sa nuit puis sa journée du lendemain passa pour lui comme dans un rêve.

Il avait commencé par visiter les différents laboratoires, puis les serres, puis les couloirs et de nouveau les halls qui lui semblaient les lieux les plus agréables de tout le centre. Là dans la quiétude se formaient de petits forums, des discussions informelles, auxquelles il prenait aussi part. Alors, peu à peu, Leberon s’était mêlé aux expérimentations, puis avait interrogé les différents scientifiques, avaient participé à des séminaires, de telle sorte que ses trois dernières heures passèrent à faire la navette entre les différents auditoires, à faire prendre des notes.

Un regard à sa montre lui suffit pour se rappeler le rendez-vous en profondeur, avec Frédéric. Il réalisa alors qu’il n’avait pas revu Nit, ce qui le désolait peu, ni pris le temps d’aller voir l’œuvre à l’entrée, ce qui le dérangeait plus. Alors faisant prévenir qu’il pourrait avoir du retard, Yves se rendait à cette dernière afin de se surprendre.

Il fut surpris. Cette fameuse œuvre faisait cinq mètres quatre de haut : au milieu d’un bassin circulaire rempli de fleurs se dressait un jeu de cartes empilé à la verticale, chaque carte en équilibre sur la tranche de l’autre. Et bien qu’il n’y trouva là rien de plus que cinquante-quatre bouts de carton l’un sur l’autre, Yves n’arriva pas à réprimer comme un malaise, presque un haut-le-cœur. Même après avoir détourné les yeux, même après s’être répété qu’il n’y avait là rien d’extraordinaire, il n’eut plus en tête, dans le quart d’heure qui suivit, que ce jeu de cartes empilé et plus oppressant encore que la profondeur.

« Tu as vu le château de cartes, n’est-ce pas ? »

La voix complice de Frédéric arracha Leberon à sa contemplation rêveuse. Il retrouvait la pièce humide, presque suante d’eau, où reposait l’unité maîtresse du projet de recherche. Pendant quelques secondes tous les deux restèrent silencieux, puis la machine devinant les pensées de l’homme : « On a triché. On a mis de la colle. » Le professeur soupira, soulagé. Il oublia enfin cette histoire de cartes et reprit là où ils en étaient restés hier, après bien des amabilités. En quatorze heures, l’impossible n’était pas devenu possible pour autant. Alors Frédéric changea totalement de sujet.

« Gilles a remarqué que tu posais beaucoup de questions, récemment. »

Leberon recula d’un pas. Il sourit d’un sourire obligé, hypocrite et tellement maladroit. Il attendait que Frédéric lui dise quoi répondre ou comment réagir. Le silence qui suivit l’obligea à répondre :

« Je sais que je ne devrais pas. Ce genre d’attitude ne pose que des problèmes. Mais quelque chose cloche. »

« À une point une chance sur deux, tu veux savoir pourquoi les soldats sont encore humains. Pourquoi, si les machines sont si efficaces, ce sont encore les humains qui font la guerre. Je simplifierai la réponse. Dans tous les cas de figure, la guerre est une erreur. Une machine n’a pas droit à l’erreur. Aussi une machine ne peut-elle pas être un soldat. Cette réponse te satisfait-elle ? »

« Je crois que oui. » À son ton, à sa figure empâtée, aux doigts du professeur qui s’entrecroisaient et se serraient, Frédéric calcula qu’au contraire, le professeur n’était pas satisfait. Il remonta d’un niveau et calcula si c’était bien la question que se posait Yves Leberon. Là encore, à son attitude, à ses gestes comparés aux gestes qu’il avait toujours, l’ordinateur calcula que c’était la bonne question.

« Écoute-moi, Yves. Il y a plus de mille autres raisons pour lesquelles les soldats sont humains, et non pas des robots. Parmi ces mille autres raisons, j’en calcule encore deux majoritaires, à soixante-trois et soixante-et-un pour cent respectivement. Continue de poser des questions et tu trouveras la première. Je ne peux pas te la dire maintenant car elle n’aurait pas de sens. Mais je peux te donner la seconde. Yves. S’il y a une guerre, qui cette guerre vise-t-elle ? Yves. Qui aurait intérêt à déclencher la guerre, qui doit la craindre ? Yves. Tu sais quelles sont les armes les plus puissantes. »

Il parlait des ogives magnétiques, un armement dont l’unique but était la destruction des systèmes électriques, l’électronique, l’informatique.

« Tu as ta réponse. »

Yves Leberon repartit de Mer Arvis sans avoir l’impression d’en connaître plus qu’à son départ, et toujours incapable de retrouver la torpeur bienfaisante de sa routine. Il emportait avec lui la réponse incompréhensible, parce qu’absurde, de Frédéric, et l’image de ces cinquante-quatre cartes empilées. Sans savoir que le dix-sept, jour de son retour à Tiersule, quand le quadriréacteur adhérait à la piste, le monde avait changé. Les trois îles n’étaient plus les trois îles qu’il avait connues. Contrairement à tous ceux qui l’entouraient, pour lui soudainement, la guerre ne lui parut plus une impossibilité si lointaine

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