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Le soir du quinze août, le cuirassé BF-1 Dominant alors toujours sous le pic de Murasile, au sud de la chaîne d’îles, mit fin à son opération de camouflage qui avait duré déjà plus d’une semaine. Il était temps pour le bâtiment de récupérer son unité des forces spéciales, suite à l’incident du douze avec le sous-marin d’attaque Tregare qui, après calcul, devait toujours naviguer dans la passe nord. Plus de huitante heures s’étaient écoulées depuis le dernier contact. Durant tout ce temps, l’unité était restée terrée dans la forêt. La mission de sauvetage représentait un véritable piège, tant était dense la présence du Liscord tout autour de l’île, sur presque quarante kilomètres de rayon.

Quelques heures avant le lancement de la mission, Roland avait demandé au commandant Saures s’il voulait tout annuler.

Quand le jour se fut tout à fait retiré et que le ciel au-devant de Murasile se trouva de nouveau dégagé, le bâtiment passa en alerte, l’équipage prit ses postes et le cuirassé de trois cents mètres, à faible allure, quitta le refuge précaire du pic. Le plan établi consistait à s’approcher le plus possible de l’île, à lancer un hélicoptère en vol rasant jusqu’à la plage ouest où l’unité l’attendrait, puis à récupérer l’hélicoptère à Arvesule, plus au nord et loin de la position estimée du Tregare. À sept pour dix, la mission devait réussir. Cependant sans transmissions ni le cuirassé ne savait si l’unité existait encore, ni l’unité ne savait si le cuirassé serait là pour les récupérer. La plus grande inconnue restait le Liscord, qui calculait de son côté pour intercepter le bâtiment fantôme nommé Dominant.

Le commandant le premier rejoignit le pont, suivi quelques minutes après par son second le capitaine Arnevin. Saures avait revêtu le gilet en plus de son uniforme et voyant que son second n’en portait pas, lui ordonna d’aller s’en équiper. Il se rendit pour cela aux quartiers, en chemin croisa l’officier de tir Radens dont les poings serrés retenaient toute l’excitation. Il aurait cru voir une bête prête à mordre.

Les quartiers étaient vides. Entre les couchettes superposées traînaient les objets personnels, dans un désordre incongru. Il récupéra son gilet, l’enfila puis écouta autour de lui. Un long grincement courait sur la coque, qu’il ne reconnaissait pas. C’était l’eau pesant contre les parois, c’était la masse qui s’étirait au déplacement, c’était le silence qui lui parlait, pareil aux ponts avants. Pourtant il savait que tout le monde ne se trouvait pas dans la citadelle. Plutôt que de retourner immédiatement, Arnevin partit pour le hangar où la logistique devait affréter un des deux hélicoptères.

Il trouva l’appareil débâché, solidement ancré au sol par ses trains d’atterrissage. Les deux moteurs au bout des ailes inclinables, une fois déployés, prenaient presque toute la place. Le pilote déjà arrimé à son siège attendait en silence. Il alla le rejoindre en passant par le battant ouvert à flanc de l’habitacle. L’équipe du hangar travaillait dans un silence étonnant. L’un d’eux se tenait près de la commande d’ouverture et, alerte, écoutait comme les autres le pas de propulsion augmenter. Le second vit à bord de l’appareil des munitions et des armes entreposés entre les sièges, et qui venaient du matériel de l’unité.

Un des hommes lui donna une petite tape dans le dos. Arnevin se retourna. Il répondit par signes et par signes apprit qu’il devait retourner à la citadelle. Il s’aperçut aussi que la femme qui l’en avait averti mâchait de la pâte, celle donnée pour calmer le stress et réduire la tension. Enfin, en se retirant, il remarqua dans le coin où étaient encore entassés les sacs des forces spéciales que parmi eux s’entassait également le fameux soldat resté à bord, et qui attendait également dans un immobilisme presque total.

« Le hangar est prêt » dit-il simplement une fois de retour à la passerelle.

Tous les accès avaient été verrouillés. À présent Murasile était loin et le cuirassé avait gagné sa vitesse de croisière, pressé de trouver un nouvel abri à l’écho radar. Il barrait au nord presque face au vent et droit sur Berdrau. Les membres à bord ne transmettaient plus que par radio, sans même bouger leurs lèvres. Le circuit fermé était étouffé par les décimètres de blindage. À la station de tir, les opérateurs vérifiaient l’armement. Plusieurs aéronefs avaient été repérés dans le ciel, trop loin pour menacer le bâtiment.

Sur la passerelle se trouvait l’officier Hersant. Elle s’était mise légèrement à l’écart, près du pilotage et des écrans, son pistolet en étui, une autre arme à la main : elle tenait un chronomètre plaqué tout en métal et à aiguilles, matériel du bord.

Rien ne se produisit. Malgré plus de quatre chances sur cinq d’être intercepté, grâce à une route calculée seconde après seconde, tout alla si parfaitement qu’aucune annonce ne parvint au commandement, sinon le rapport de position toutes les cinq minutes. Ils ne voyaient plus rien par les meurtrières. Un noir d’encre pesait sur l’océan. Puis une tache brillante s’étendit sur quelques quatre cents mètres à peu de distance, une ville portuaire devant laquelle dormaient les mâts. Cette nuit-là Berdrau n’eut jamais conscience un seul instant que cent mille tonnes de blindage et d’armement passait au large.

Ils atteignirent enfin le couvert tant attendu où, entre les îles, l’écho radar était suffisamment faible pour lancer l’hélicoptère. La mission avait débuté alors depuis plus d’une heure. Hersant annonça le temps restant, tandis qu’un membre du pilotage revenait de la carte, après y avoir tracé leur dernier mouvement. Ils allaient mètre par mètre et avec assurance, quand le sonar détecta sur leur route le sous-marin Tregare.

Il était là.

Caché dans le relief accidenté des bas-fonds, le sous-marin d’attaque patientait pour piéger la proie du Liscord. Il couvrait le point de largage, au point parfait pour l’interception. Le chasseur se trouvait en premier écran. Aussitôt les contre-mesures s’armèrent, et la station de tir le constata. Ils en avertirent la passerelle alors qu’Hersant, imperturbable, continuait son décompte. Roland calculait un nouveau largage, une nouvelle route et la probabilité de repérage. Ils passaient alors au-dessus de l’un des filets et entre deux bornes sonar, sans les remarquer et sans que celles-ci ne les remarquent.

Il fallait encore se rapprocher de l’île.

Le commandant alla aux cartes. Une nouvelle route y avait déjà été tracée, qui passait à moins de trente kilomètres de la plage. Ce plan fut immédiatement accepté et Hersant, appuyant deux fois sur le chronomètre, lut le prochain décompte. À mesure qu’ils s’éloignaient du Tregare, le réseau de drones s’intensifiait à tel point qu’il ne semblait plus possible d’échapper à leurs bandes. La plupart des aéronefs appartenaient à l’alliance des drapeaux et malgré cela représentaient une menace à la nécessaire discrétion du cuirassé.

Arnevin s’aperçut alors de la nervosité du commandant, qui allait croissante sitôt que le danger baissait et qui, au contraire, se décontractait dès que Tristan annonçait une probable interception. Ces annonces se faisaient toujours plus nombreuses et les corrections de route se suivaient toutes les vingt secondes. Saures ordonna à la station de tir d’armer les intercepteurs. Le second entendit la confirmation de Radens, qui lui parut possédée par la même animation. Il chercha une intervention de Roland, en vain.

Deux minutes, annonça Hersant. Elle ne regardait plus que le chronomètre, malgré le même décompte qui se déroulait en électronique et bien plus précis encore. Aucun message ne pouvait être envoyé hors de la citadelle. Pourtant le hangar attendait toujours pour le largage. Le pilotage procéda à une dernière correction plein nord et ce fut soudainement comme si le ciel s’ouvrait : les annonces cessèrent, la voie était dégagée pour le bâtiment.

L’ascenseur fit sortir sur le pont arrière le premier hélicoptère. Celui-ci avait lancé ses moteurs, de sorte qu’à peine le pont calé, à peine ses ancrages relâchés, l’appareil quittait le bord.

Ils continuèrent sur la même route, sans changement de vitesse, malgré la fenêtre de largage qui se refermait. L’hélicoptère passa devant eux puis vira sur la gauche, en ouest, dans la direction opposée à l’île pour sa boucle. Hersant avait remis le chronomètre à zéro et repris un nouveau décompte. Elle avait annoncé le largage du second hélicoptère. Dans l’enfermement de la passerelle, tandis qu’il écoutait passer les secondes, le commandant en second Arnevin ne songea plus à la mission en cours, ni même à rien de précis. Il lui revenait cette histoire de mutinerie, le comportement de Radens, tout cela confusément. Il demanda la permission de se rendre au hangar.

« Non. »

Ce n’était pas Roland mais le commandant Saures son supérieur qui venait de le lui refuser. Hersant releva les yeux une seconde de son chronomètre avant de s’y replonger entièrement. Le second répéta sa demande et se la fit refuser de la même manière. Un très léger changement dans la voix et le silence de Roland le convainquirent de ne pas insister. Il se sentait mal mais en même temps justifiait tout, de sorte qu’au décompte de l’officier de pont, le second trouva soudain ridicule le besoin qu’il avait eu de réagir.

Ce n’était pas le cas d’Ertanger. Le lieutenant, officier magasins, avait également compté les secondes du largage et quand il s’était rendu compte que cela prenait trop de temps, il avait demandé à Tristan ce qui se passait. L’ordinateur avait répondu et à cause de cela, l’officier Ertanger avait déverrouillé un accès de la citadelle pour se rendre au hangar par le pont arrière. La passerelle en fut avisée et Saures, montrant les dents, cracha qu’une équipe reverrouille la porte derrière l’officier. Ce dernier arrivait au hangar où l’équipe dans le plus grand silence finissait d’armer le second hélicoptère. Les deux rotors avaient fini de se déployer. Le hangar fourmillait d’une muette activité.

« Qu’est-ce qui se passe ? » demanda l’officier à voix haute.

Le sergent pisteur l’approcha avec de grands signes pour qu’il se taise. Ils poussaient déjà l’hélicoptère sur ses ancrages. L’unique soldat de l’unité resté à bord s’était armé entièrement. Il ne ressemblait pratiquement plus à un homme mais déformé par son sac, par ses armes, son casque et son masque, il n’était plus que du matériel. Une fois l’aéronef en position, le soldat grimpa à son bord et prit un siège sous le regard du lieutenant. Ils remontaient le pont tandis que le pilote allumait. Ce double vacarme rompit le silence qui régnait jusqu’alors dans le hangar. L’officier recula mit une main devant le visage contre le souffle des rotors, jusqu’à ce que le pont se referme.

« Pourquoi décolle-t-il aussi ? » souffla-t-il au pisteur.

Celui-ci secoua la tête et parla à son tour, si doucement qu’il ne s’entendait pas lui-même. C’était l’ordre de Roland. Les deux appareils se rejoignaient déjà et prenaient la direction de la plage. À si peu de distance ils auraient pu rejoindre directement le bord, au lieu de quoi le lieu de récupération avait été placé à Arvesule, loin au nord. Il voulut retourner dans la citadelle mais le sergent le retint : l’accès avait été verrouillé. Ils se turent ensuite et l’officier se fit désigner un coin du hangar où se tenir jusqu’à la fin de la mission.

Les deux hélicoptères viraient ensemble loin devant la proue du Dominant. Leurs rotors à présent à l’horizontal, ils glissèrent à moins de dix mètres des vagues, si rasant que ce furent des sonars qui détectèrent leur passage. Une infime vibration provoquée par leur souffle dérangea la houle, suffisante pour alerter le système qui quelques secondes après avait déterminé le modèle, la vitesse, la direction et la répartition de poids des deux hélicoptères. À défaut de cuirassé, le Liscord venait de repérer deux intrus aériens. Aussitôt le Tregare prit route au nord à la poursuite de leur bâtiment d’attache, à la poursuite donc du Dominant. Dans le même temps tous les drones du secteur reçurent de nouvelles routes.

Tristan annonça le changement. Eux-mêmes avaient barré à gauche, sur ouest, à la recherche d’un nouvel abri. Il n’y en avait pas. À la station de tir Radens s’était levé. Il s’était approché des écrans et regardant les écrans radar, il comptait les secondes qui le séparaient du premier tir. Hersant comptait de même la première trajectoire d’interception. À ce moment le mât radar détecta un nouvel appareil en haute altitude, bien plus grand qu’un drone. La première flotte venait de déployer un avion radar. Ils étaient repérés.

« Harpon à huit, treize trois cents. »

Le Tregare venait de tirer. Un missile Harpon armé d’une torpille de sept cent trente millimètres venait de surgir des flots en tir de biais et dans une large courbe, tandis que son propulseur s’allumait, le projectile rasa les flots à la poursuite du cuirassé. À huit mille six cents mètres de sa cible, les canons de cent cinquante-cinq du Dominant quittèrent leurs cocons. Tout le flanc gauche cibla la menace et dans une seule bordée, tira. À six mille, le missile disparut des écrans du Tregare, de l’avion radar et du Dominant.

« Missile intercepté. Torpilles deux à huit, treize et cent. »

Malgré la distance, le sous-marin utilisait sa meilleure arme. Les torpilles autoguidées avaient quitté ses tubes un et deux avec plus de deux cents kilos de charge. Le commandant Saures jeta un regard à son second qui, raidi, sentait son cœur battre trop fort. Il vit dans son supérieur une sorte de joie aliénée, effrayante, qui mourut lorsque Tristan annonça avoir brouillé le radar de l’avion. Aussitôt le cuirassé prit un nouveau cap et les deux torpilles sans plus aucun repère éclatèrent loin sur leur arrière, dans deux vastes gerbes que la nuit absorba.

« Probabilité d’interception » demanda Saures avec un très net agacement.

Ils étaient saufs. Derrière eux à plus de douze kilomètres le Tregare cherchait vainement un écho sonar et n’en obtenait aucun. L’avion radar devenu inefficace et ne pouvant pas rester plus longtemps abandonna le secteur. Le sous-marin finit par disparaître du sonar, lorsque le Dominant barra le long de la plus proche île pour s’y cacher. Ils préparaient déjà leur cap sur Arvesule, confiants.

Sur les plages embarquait l’unité des forces spéciales, la moitié des hommes dans un appareil, l’autre moitié dans le second. Ils attendirent encore plusieurs minutes, leurs turbines au ralenti, que l’avion radar ait abandonné l’espace aérien. Durant ce temps les soldats s’armaient mais également buvaient et s’arrachaient les barres de vitamines. Ils étaient couverts de terre, de branches et de feuillages.

Leur sergent s’était déjà adressé au premier pilote. Il passa d’une machine à l’autre pour s’adresser au second. Sa tête apparut à côté du siège, il toqua du poing sur les écouteurs pour obtenir l’attention du membre d’équipage.

« Nous ne rentrons pas sur le Dominant. »

« Mes ordres sont de vous ramener à bord, sergent. »

Comme il l’avait fait pour le premier, le sergent se contenta de lui montrer son arme. Il n’avait pas besoin d’en dire plus, pas besoin d’agir plus, tant le silence du cockpit suffisait pour se faire comprendre. Lorsque le pilote hocha la tête, il lui tendit l’ordre de mission.

« Larguez mes hommes à Deltère, au pied du piton. Attention aux défenses antiaériennes. Ensuite, allez vous cacher dans la clairière au sud. Fusée blanche, vous revenez nous prendre toujours au pied. Fusée rouge, vous repartez sans nous. Ensuite, direction Arvesule. Compris ? »

« Deltère, fusée blanche, Arvesule. » répondit le pilote. « Dites, un expert a approuvé le plan, au moins ? »

Le sergent ne répondit pas. Avant de retourner au premier appareil, il passa parmi ses hommes jusqu’au seul soldat qui ne mangeait pas sa barre. Les rotors gagnaient à nouveau en puissance. Il lui tapa sur le casque et lui glissa deux mots puis les quitta. Les deux engins quittèrent la plage, non sans battre quantité de sable, puis ils passèrent par-dessus la forêt et revenant sur l’océan, dans la nuit noire, ils échappèrent à leur tour à la surveillance désespérément limitée du Liscord. Plus personne alors ne savait où en était la mission. Les forces spéciales suivaient la leur, à l’insu du commandant Saures. Ce dernier tremblait de rage à la seule idée que le Tregare puisse ne plus les poursuivre.

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