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Quand Simon Rhages se réveilla, en pleine nuit, il se rendit compte d’être resté dans son bureau, à l’étage du journal LeCourant. Le journaliste s’étira longuement, demanda de la lumière et quand il eut repris ses esprits, il se rappela ce qui l’avait fait rester là toute la nuit. L’écran devant lui diffusait toutes les nouvelles concernant le cuirassé BF-1 de classe Dominant. Il nota en passant deux doigts dessus que ses paupières étaient encore gonflées. Sa secrétaire la voix en peine le pria de rentrer chez lui se reposer. Elle lui avait déjà demandé cela, avant qu’il ne s’assoupisse. Mais il ne voulait pas rentrer.

Il laissa tomber sa tête entre les coudes, la tourna de côté pour regarder l’heure. Oui, son ventre lui faisait mal, il n’avait peut-être rien mangé. Sans véritable volonté, sans vraiment de force, Simon accepta le café qui lui était amené. La présence attentive de tous ces compagnons, leur fidélité, tous leurs efforts si humains apaisaient le cœur de l’homme. Il se serait laissé aller dans leurs paroles comme un enfant. Une tasse fumait près de lui, une tasse de café, il ne savait déjà plus pourquoi. Ses pensées étaient vraiment confuses. Il aimait cet état, sans pouvoir se l’avouer.

Une nouvelle s’ajouta aux précédentes. Le Liscord confirmait son mouvement par la première flotte et dans ce communiquait ajoutait que son avion radar avait repéré le Dominant. Son ordinateur avait souligné le passage. Il fit apparaître une carte avec la position exacte de l’événement, fit afficher les relevés satellites mais, ne voyant rien, il laissa se refermer toutes les fenêtres. Tout lui paraissait lointain, abstrait, voire, incompréhensible. Confusément Simon se souvint d’avoir demandé la rédaction de l’article. L’intérêt de ces anecdotes lui échappait, sinon à attiser ses sentiments.

À la question de savoir si le Dominant ou le Tregare se trouvaient dans la chaîne d’îles nord-est, persuadé de sa sincérité le journaliste Rhages aurait répondu non.

Le sous-marin d’attaque Tregare avait pris la passe nord à pleine vitesse tandis que tous les drones ISR de quarante-et-une nations convergeaient entre lui et l’île d’Arvesule. Dans le même temps le cuirassé virant large revenait est sud-est à la poursuite du bâtiment du Liscord. En passerelle le commandant Saures n’écoutait plus les annonces que d’une oreille distraite. Il était concentré tout entier sur un point fixe en avant, profondément dans la nuit étoilée, que son second Arnevin ne voyait pas. Les missiles intercepteurs dans leurs blocs étaient armés, prêts à tirer sur tout ce qui pénètrerait le second écran.

Ils atteignirent la passe sans arriver à voir des deux côtés le relief tant il faisait sombre. Le sonar leur donna le relief mais ne trouva aucune trace du sous-marin. Alors sur les écrans les aéronefs changèrent encore de route et deux venant du sud, deux autres du nord, encadrèrent les deux sorties de la passe pour la balayer. « Un piège ? » souffla Arnevin avant de sourire. Le pilotage manoeuvra aussitôt sur la droite, jeta le Dominant dans les récifs et, sans le savoir, juste au-dessus du sous-marin Tregare. Ils firent ensuite silence et leur propre masse effacée dans la nuit n’offrit plus aux bandes qu’une paroi de roche. Les quatre drones passèrent à quelques dizaines de mètres du bâtiment et, malgré la lumière résiduelle, restèrent aveugles à sa présence.

Cependant le bord n’en savait rien. Saures ordonna l’ouverture d’un silo, ordre reproduit par Radens lorsque l’ordinateur de bord leur avisa qu’ils seraient repérés. Un très bref échange s’ensuivit entre eux trois fait de mots entrecoupés au terme duquel Saures exaspéré annula son ordre avant de jeter par terre son microphone dans un mouvement de rage. Son second se jeta pour le ramasser et le lui tendre, non sans chercher sur le visage de son supérieur une raison à cette agitation. Tristan annonça alors avoir repéré le Tregare qui quittait le bas-fond où il s’était terré pour barrer au nord. Le cuirassé suivit à quelques secondes de distance.

Une route s’ouvrait pour les deux bâtiments, plein nord sur Arvesule, alors que les aéronefs retournaient à leurs bases.

Deltère s’embrasa. Le piton de roche jumeau qui faisait face aux plages, à quelques nonante kilomètres de la passe nord, s’illuminait au feu des fusées éclairantes. Il en allait de même sur le second piton où les forces spéciales tiraient au lance-roquettes sur les troupes stationnées là. L’assaut était d’une violence extrême. La végétation débordait sur les falaises et coulait dans les pentes, creusée de clairières où se tiraient les grenades. Une sirène s’éleva de l’île, lointaine, tandis que le feu remontait à la pointe et qu’une nouvelle fusée était tirée.

L’ogive de Deltère se trouvait à l’écart dans une redoute de sacs couverte. Trois grenades éclatèrent au milieu du campement, soufflant les tentes. Les soldats se rencontrèrent ensuite à quelques mètres, se tirèrent dessus à bout portant. Ils avaient des deux côtés lancés l’assaut en profitant des nuages de poussière. La fusée éclaira les cadavres. Ils déposaient la charge quand deux phares s’allumèrent au bout d’un sentier couvert. Immédiatement les forces spéciales se retirèrent, se jetèrent dans la jungle pour échapper aux rafales de la mitrailleuse. Ils traînèrent leurs blessés au bas du pic. Le sergent tira une fusée blanche.

À onze heures moins sept la première charge explosait, emportant avec elle le missile balistique et la charge magnétique. À moins six la seconde charge neutralisait Deltère. Les deux hélicoptères embarquaient les soldats sous le feu d’armes légères, puis leurs habitacles couverts d’impacts, ils décrochèrent. À onze heures s’achevait la première mission des forces spéciales.

Tout le monde sur la passerelle observait le bras du commandant. Saures ne s’en était pas rendu compte d’abord puis il avait remarqué que sa main était ouverte, doigt écartait, puis qu’elle avait été prise d’un spasme, qu’elle se refermait convulsive. Il sentit la sueur dans sa nuque et sur son front. Ses efforts retinrent un temps ses nerfs puis le mouvement reprit plus violent. Le commandant saisit son bras et avec le pouce étouffa une artère, tandis qu’il ordonnait de faire venir le médecin. Quirinal grommela en recevant cet ordre, parce qu’un dialogue s’était déclenché entre la station médicale et la tourelle quatre que lui et son aide écoutaient avec attention. Il s’agissait de Fernier, l’amoureux dans cette histoire qui passionnait le bord. Le médecin secoua la tête de dépit, déclara qu’il ne voyait pas bien ce qui pouvait être plus important que cet échange radio mais, sa trousse à l’épaule, il sortait déjà dans les couloirs en direction des escaliers.

Ses muscles raidis, des douleurs terribles lui tirant les membres, le commandant Saures se retenait avec peine. Son visage se couvrait de plaques rouges. Le médecin de bord engloba de son œil expert tous les symptômes et déclara qu’il allait revenir. Il quittait la passerelle en laissant le commandement dans cet état. Le sous-marin venait de barrer, l’annonce passa dans la salle sans recevoir de réaction. Roland transmit le nouveau cap au pilotage puis conseilla à Arnevin de prendre le relai. Le commandant en second, après avoir recueilli un accord étouffé de son supérieur, s’installa au centre et sans pouvoir prendre une pose aussi imposante, il répéta le dernier ordre. Saures s’était accroupi dans un coin de la salle.

Quirinal fouillait dans les boîtes de métal et en même temps demandait ce qu’il avait manqué. Le dénommé Fernier, trop jeune pour être à bord, le supplia de transmettre au commandant sa demande pour rejoindre la tourelle quatre. Ce fut si drôle que le médecin s’arrêta dans sa besogne pour donner des tapes amicales sur l’épaule de son aide. Le bâtiment barrait encore pour s’aligner sur son adversaire. Dans l’éclairage d’alerte le médecin promit de transmettre et remonta. Il trouva Saures dans son coin, s’accroupit et tout en remplissant sa seringue, lui passa la demande de Fernier. L’équipe de pilotage au complet, suivie de peu par Hersant et Arnevin, se jeta sur les deux hommes pour empêcher le commandant d’étrangler le médecin. À cet instant Tristan annonça que le Tregare plongeait en urgence.

Ils venaient de dépasser le couvert. Arvesule se trouvait devant eux sur nord-est, à trente-et-un kilomètres. Soudain le sous-marin, stabilisé à deux cents mètres, fit marche arrière si brusquement qu’il laissa le cuirassé devant lui. Alors le radar détecta, à la face est du relief d’Arvesule, un autre mât radar.

Dans une manœuvre désespérée le Dominant barra à droite. Mais déjà le Tregare avait viré à gauche. Trop proche pour tirer une torpille sans risquer de couler lui-même, le sous-marin voulait se distancer tandis que le cuirassé cherchait au contraire à rester au contact. Ils viraient tous deux sur le même cercle à la recherche de l’angle le plus aigu pour semer l’autre. Arnevin voulut ordonner de lancer les turbines mais le commandant à peine remis sur pied intima de n’en rien faire. En deux minutes le cercle s’était élargi et les deux bâtiments se retrouvant à distance, une torpille quitta son tube.

L’annonce n’eut même pas le temps de finir qu’une déflagration secoua l’ensemble du bâtiment de guerre. La charge avait explosé à moins de vingt-cinq mètres, interceptée par le blindage actif. L’officier logistique Bramelin contacta la passerelle pour un rapport des dommages. Avec une joie à peine dissimulée, elle annonça qu’il n’y en avait aucun. Ce n’était pas l’avis de Quirinal qui se massait le dos dans la cage d’escaliers.

Roland demanda à l’équipage de se tenir prêt pour une nouvelle attaque. Radens appela pour tirer puis Arnevin appela la station transmissions pour savoir si le Liscord les contactait. Déjà le Tregare avait viré pour une nouvelle attaque. Coup sur coup le sous-marin vida ses six tubes à bout portant sur le cuirassé. L’annonce à peine achevée, le pilotage vira en urgence pour présenter la proue à l’attaque. Une première gerbe éclata presque au-dessous. Sur le coup, la pointe s’éleva de plus d’un mètre avant de retomber lourdement dans les flots. Deux autres déflagrations encadrèrent le cuirassé puis une explosion en profondeur fit se briser une colonne d’eau sous la coque même. À quarante-trois, le Dominant enregistra deux impacts sur son flanc gauche, aux ponts inférieurs trois et quatre, à hauteur des tourelles du pont arrière.

Une alarme que le bord ne connaissait pas sonna stridente.

Ertanger releva la tête. Il s’était accroupi dans le coin du hangar les mains sur les oreilles quand le sergent l’obligea à se lever et à le suivre avec ses hommes. Ils traversèrent les quartiers au pas de course. L’eau avait déjà englouti une section. Ils trouvèrent la porte ouverte, l’eau qui coulait par-dessus le pas à grands flots. L’officier se jeta comme les autres derrière pour la refermer. Ils la verrouillèrent et quelques secondes après, l’alarme avait cessé. Le sergent à côté de lui s’épongeait le front dans son uniforme trempé.

Aveuglé, le sonar n’arrivait plus à retrouver la trace du Tregare. La paillette relâchée par gerbes dans l’eau couvrait tout. Son arrière éventré sous la ligne de flottaison, le cuirassé penchait à gauche sur un angle léger. Saures était le seul sur la passerelle à être resté debout durant tout l’assaut. Il ordonna d’abord un rapport de Radens qui, en colère, déclarait deux des tourelles inutilisables. Le commandant pesta. Il écouta ensuite Bramelin lui annoncer les dégâts au pont arrière. Blessé, le bâtiment cherchait à rejoindre Arvesule. Elle était invisible par les meurtrières. Enfin ils obtinrent une lecture de fond, à temps pour voir le sous-marin à huit qui s’écartait encore pour atteindre le second écran.

Il n’y eut plus aucun échange de tir jusqu’à minuit moins trois. L’île n’était plus alors qu’à vingt-deux kilomètres. Ils croyaient l’apercevoir au travers des meurtrières, vaste bande de terre, mais ne distinguaient pas même l’horizon. Tristan restait fixé sur le mât radar dont l’écho masqué par le relief était aussi faible que celui d’une épingle. Le bâtiment du Liscord les suivait à présent sans réaction, à sept kilomètres sur leur gauche et en arrière. La passerelle attendait le prochain rapport pour prendre une décision. Ils savaient que les hélicoptères allaient bientôt revenir, qu’il allait falloir les couvrir et les récupérer.

Minuit s’afficha sur toutes les montres. Aussitôt devant eux, à plus de vingt kilomètres, le mât radar se déplaça. La silhouette radar était celle d’un destroyer mais déjà une autre silhouette suivait, puis une autre encore qui sortait du couvert de l’île. Une escadre au complet virait devant eux pour leur barrer tout accès. Saures resta imperturbable, de même que l’officier de pont Hersant mais le commandant en second ne put réprimer, lui sa réaction :

« C’est la première flotte ! »

Le radar accrocha à l’est, entre les reliefs, une autre escadre dont une division de croiseurs et cette fois ils n’en doutaient plus. Roland confirma qu’il s’agissait de la première flotte du Liscord, déployée devant eux au milieu de la chaîne nord-est et qui les encerclait. Une autre annonce les informa que le Tregare faisait surface, une autre encore, qu’à trois cents kilomètres de là un groupe de combat avait décollé ainsi qu’un avion radar et qu’ils gagnaient de l’altitude. Le dernier message du bord émana de la station de tir, dont l’officier demandait quelle était la cible prioritaire.

Assis à son poste le capitaine Londant reçut une communication du croiseur Dine, fierté des chantiers du Liscord. Il le transmit tel quel directement au commandement : la frontière avait changé. La première flotte du Liscord s’excusait officiellement au colonel Saures pour l’intrusion du sous-marin de la seconde flotte sur le territoire des quarante drapeaux. Elle demandait la permission de le rapatrier et d’autre part avertissait que s’ils avançaient encore, la flotte serait sous l’obligation de tirer. Roland annonça ces faits aux autres stations, donna la fin de l’alerte et conseilla d’arrêter la propulsion. Tout le monde à bord cherchait vainement à enregistrer une information qui les dépassait : la frontière avait changé.

À l’aube du seize août le cuirassé de l’Atasse avait achevé sa mission de sauvetage et rendu au Liscord leur sous-marin d’attaque. Un ravitailleur avait été envoyé sur place avec des lettres pour l’équipage, des ordres pour les officiers, des munitions ainsi que des produits frais pour la cuisine. Ils mouillaient côte à côte à dix-neuf kilomètres à l’ouest sud-ouest d’Arvesule et précisément à six kilomètres de la frontière dont le tracé avait été établi précisément cette nuit là à minuit heure de la capitale, en fonction d’un seul critère : elle se situerait là où se situerait le Dominant. Aussi depuis le quinze au matin la flotte avait-elle été autorisée à avancer jusqu’à Beletarsule puis, au soir, à se déployer dans la chaîne.

« Tu ne sais pas ? Elle est à l’infirmerie. »

« Elle est blessée ? »

« Inconsciente… eh, marrant ça, elle est inconsciente ! »

L’opératrice au guidage de la tourelle quatre avait été, lors des déflagrations, jetée de son siège et assommée. Unique blessé de cette nuit, elle dormait encore à l’infirmerie, avec toute l’attention du corps médical. Nombre de soldats passaient également, moins pour la romance que pour des formes de tension et des débuts d’angoisse. Le lieutenant Ertanger parmi les premiers s’était rendu auprès de son ami les larmes aux yeux pour lui décrire le choc des explosions et les heures passées, même en fin d’alerte, à attendre la prochaine secousse.

Dès leur retour les soldats des forces spéciales s’étaient empressés de se doucher, de laver leurs uniformes et d’occuper la cantine avant de retourner à leurs sacs de couchage. Leur sergent s’était rendu directement à la cabine du commandant dès que ce dernier avait appris leur mission aux deux pitons. Ils en étaient ressortis sans parvenir à s’entendre.

Suite à la décision de l’Atasse en accord avec le continent tout était revenu dans l’ordre. Le cuirassé se trouvait là où il avait toujours dû se trouver, à la frontière, où il remplissait sa mission sans avoir rien à faire et le faisant bien. Le commandant en second Arnevin avait passé tout le temps hors de son quart à visiter de long en large le pont arrière, aux niveaux trois et quatre, à la recherche des portes verrouillées derrière lesquelles se trouvaient les compartiments noyés. Il parlait en même temps avec Roland du blindage, des torpilles sans même prendre la peine de cacher son contentement. Puis, comme le reste de l’équipage, il s’était lui aussi intéressé à l’histoire de la station médicale.

Resté seul à son poste dans la station de tir, la main pensive sous son menton, le capitaine officier de tir Radens observait ses écrans. Son quart fini, il n’avait pas laissé la place. Il restait raidi sur son siège sans montrer aucun signe extérieur de sa colère. Londant était passé le voir, un peu plus tôt, messager muet du bâtiment. Mais le bord ignorait la station de tir. Le bord se réjouissait d’avoir fidèlement accompli sa mission.

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