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Envoyé en urgence à la frontière le croiseur de commandement Lamat de la quatrième flotte, avec à son bord l’amiral Prévert, avait dépassé Corsule et remontait la chaîne d’îles nord-est. Ce déplacement d’un vaisseau de guerre moderne dans les eaux internationales, non seulement le Liscord le tolérait, surtout le Liscord l’avait exigé à l’alliance des quarante drapeaux, suite au nouvel incident survenu vingt kilomètres à l’ouest sud-ouest d’Arvesule, déjà le soir du dix-sept.

La situation de leur première flotte y était précaire : étendue sur trois cents kilomètres, elle n’avait qu’un écho radar limité, une marge de manœuvre réduite, la nécessité de relais et un défaut d’observation criant. Aussi n’avait-elle pas réagi lorsqu’au couvert du soir le Dominant s’était retiré devant elle, par la passe. Son mouvement par le sud puis plein est avait obligé leur escadre de croiseurs de s’étendre pour couvrir la frontière et à deux heures du matin, tandis que les deux camps écrantés se brouillant l’un l’autre tentaient de s’apercevoir, il était sûr à huitante-six pour cent que le Dominant, ou du moins l’un de ses hélicoptères, avait franchi la frontière et se rendait à Darnelle.

Quand il l’apprit enfin, ce dont jusqu’alors n’avait été avisée que l’amirauté, le général de corps Edmond Larsens abandonna toutes ses affaires courantes, quitta le sud pour la capitale et vers dix heures, sans avoir eu à prendre de rendez-vous, il était reçu par le premier ministre Raquin sur excuse qu’il ne fallait pas déranger le président pour si peu.

« Vous vous foutez de moi ! Je suis né avec cette frontière ! Et vous la changez, comme ça ?! »

« Oui mais enfin, ce n’est qu’une frontière. »

Une longue inspiration prévint le buffle Larsens d’étrangler le premier ministre, plutôt maigre au demeurant et l’air grêle ou gringalet. La poigne du général le saisit au col et le souleva du sol. Et peu importait sa fonction. Il s’agissait de la frontière, de tout ce qui guidait une nation depuis un demi-siècle, de tout ce pour quoi lui, Larsens, avait vécu jusqu’alors. Les airs narquois du  ministre lui firent lâcher prise : il ordonna de parler au président. « Vous ne pouvez pas. » Il n’en voulut rien savoir, bouscula Raquin, la porte, les secrétaires, traversa le couloir et rabattit les portes du bureau présidentiel pour y trouver le pâle et silencieux Rougevin.

À côté de lui le garde du corps du président l’avait aligné, arme à l’épaule, prêt à tirer. Cependant Larsens n’en tenait aucun compte. Il regardait sur le bureau un nouvel objet qui avait remplacé l’habituelle pile des dossiers où Rougevin piochait normalement. Ce dernier n’avait pas relevé les yeux. Il continuait son travail, alignait les bords du mouchoir avec les bords de la table. L’objet en question était, à l’air libre, une grande maquette du cuirassé BF-1 de classe Dominant.

Midi sonnait à bord mais au lieu du changement de quart ce fut l’équipage complet qui prit son poste. L’amiral se fit annoncer sur la passerelle, saisit ses jumelles et observa la petite courbe à l’horizon qu’était Arvesule. Le ravitailleur mouillait toujours à six kilomètres de la frontière. Deux ancres plongées à trois cents mètres l’y maintenaient fermement. Son croiseur le dépassa et atteignit ce point théorique qui séparait les quarante nations du continent nord. Une division de destroyers venus à sa rencontre l’escortèrent pour sa mission.

Ils n’étaient pas les seuls.

Le cuirassé Dominant croisait alors presque au-dehors de la chaîne, dans un large arc pour trouver un point de passage au sud de Darnelle. Devant eux à quelques kilomètres leurs quatre drones formaient un écran électronique qui pour révéler leur position – théorique – cachait leur manœuvre. Leur arc achevé, quand ils allaient revenir trop haut dans la chaîne, l’hélicoptère quitta le bord, passa devant eux puis à droite pour s’évanouir dans le relief. Ils étaient eux-mêmes à trois cents mètres en profondeur dans la frontière lorsque le croiseur Dine de la première flotte les surprit et leur lança son premier avertissement.

Aussitôt le commandant ordonna un mouvement au sud et s’extirpant le cuirassé glissa par le découvert à l’ouest, à pas moyen, jusqu’à six kilomètres. Là, il ordonna l’arrêt des machines. L’officier de bord Hersant appuya une dernière fois sur le chronomètre, annonça le temps puis le remit en poche. Elle n’avait pas sourcillé de toute la soirée, malgré sa fatigue. Pourtant même elle était tendue.

Ce fut ce moment que choisit la station médicale pour demander ce qu’ils devaient faire du journaliste.

Simon Rhages était arrivé dans le courant du seize avec la permission de monter à bord. La première personne qui l’avait accueillie était le lieutenant Ertanger. Ce dernier, sans sourire, le visage excité, avait demandé quand Rhages repartirait. « Repartir ? » avait fait ce dernier : « Mais je reste au contraire ! » Il avait rédigé un article le soir même. Le lendemain, il informait la capitale de tout, de la mutinerie comme des intentions du commandant. Le Liscord avait été averti avec seize heures d’avance du parcours exact que suivrait le Dominant comme du fait qu’ils ne l’intercepteraient pas.

Depuis le début de l’alerte, le journaliste s’était réfugié dans la station médicale où, avec Quirinal, il tuait le temps. Jamais Rhages n’avait été plus renseigné sur un cuirassé qu’à propos des cuisines et du corps médical. Il avait tout de suite compris l’intérêt de cette histoire avec la tourelle quatre. Son air de s’imposer avait fini par agacer tout le monde. Il gênait. Alors, pour les en débarrasser, le second Arnevin confia cet homme aux soins d’Ertanger.

« Maintenez l’alerte » énonça Roland.

Parce qu’il n’avait pas pu se changer depuis son arrivée, Rhages portait toujours les mêmes vêtements noirs et lunettes noirs sur son corps bronzé. Libéré, il se promenait dans les couloirs déserts à la recherche d’une porte ou d’une écoutille qui serait restée ouverte. Plus frappant encore, il ne trouvait plus rien à photographier. Les couloirs étaient des couloirs, les escaliers, des escaliers. Il n’avait jamais trouvé dans sa vie concentré en un seul lieu autant d’ennui ni autant de banalité. Le lieutenant officier de magasin le croisa presque par hasard, alors qu’il se rendait au troisième pont de la citadelle.

« Toujours là ? » lui lança-t-il avec humeur. Il l’entraîna par le bras jusqu’à une station de sécurité d’où ils pouvaient voir tous les dégâts infligés au bâtiment. Une photographie du panneau plus tard, le lieutenant lui expliquait ce qui allait arriver. Devant lui le civil hochait la tête complaisamment et plus il était d’accord, plus le lieutenant s’énervait et s’agitait pour lui expliquer.

Le croiseur Lamat arriva en vue du cuirassé. Derrière lui suivait une colonne d’hélicoptères lourds, à deux rotors ou à rotors inversés, ainsi que deux barges sur coussins d’air dans sa traîne. Prévert appela la passerelle et sans même les écouter, leur rappela qu’il ne fallait pas le défier. Il coupa net.

Une première pluie de leurres couvrit l’approche des hélicoptères. Une seconde pluie tirée par les pots nébulogènes noya le bâtiment sous des trombes de fumée. Les aéronefs se décalèrent de même que les barges qui accéléraient pour dépasser le croiseur. Ce dernier avait ouvert tous ses silos et ses deux canons de cent vingt-sept marins pointés sur le Dominant, il contournait ce dernier par l’avant pour le garder sous son feu. Personne à bord ne réagit. Le commandant ne donna aucun ordre. Radens, au poste de tir, vit le pont avant puis le pont arrière abordés par des dizaines puis des centaines de soldats. Ils étaient de l’Atasse, ils en portaient comme eux l’uniforme : pas question de tirer.

À la tête du bataillon d’abordage se tenait le colonel Pumal qui, le premier, avait posé pied sur la coque lisse du cuirassé. Il se trouvait comme ses hommes sous les colonnes de nébulogène. Ses officiers le trouvaient, il les redirigeait aussitôt et ces derniers retournaient mener leurs unités. De Tiersule le colonel revenait encombré de son bâton de marche qu’il préférait à une arme.

Arnevin s’était jeté sur le commandant : il refusait de laisser faire. Une première charge venait de sauter au cocon un, pont avant, flanc gauche. La tourelle de cent cinquante-cinq avait été mise hors de combat par le choc. La voix du capitaine Bramelin, angoissée, révélait l’état de l’équipage. Personne ne réagissait. Une unité des forces spéciales s’apprêtait à faire sauter l’ascenseur du hangar. Deux sections à l’arrière, contournant les tourelles, avaient atteint les écoutilles de la citadelle. Le commandant en second hurla qu’il ne laisserait pas faire.

Soudain la face de Pumal se décomposa.

Un obus de cent cinquante-cinq avait éclaté à la sortie du canon : sa mitraille avait fauché la section devant le colonel. Il n’en restait que quelques lambeaux disloqués. Mais déjà les écoutilles sautaient, en même temps que toutes les charges contre les cocons. L’ascenseur du pont arrière s’effondra sur sa rampe, les forces spéciales envahissaient le hangar. Roland ordonna à l’équipage de se défendre. En quelques instants les trappes étaient couvertes de sang et d’éclats, bombardées par les canons antiaériens. En deux tirs les barges avaient été mises à feu. Prévert les vit dériver frappées à mort et en même temps les deux tourelles à l’avant du cuirassé se tourner pour pointer son propre bâtiment.

Après trois minutes de combat huit des douze canons de défense rapprochée étaient mis hors de combat. Deux compagnies avaient pris d’assaut la citadelle par l’avant tandis qu’une section était bloquée à l’arrière. Toutes devaient progresser porte après porte, salle après salle, sous un feu nourri. L’unité des forces spéciale avançait elle dans les quartiers sans rencontrer la moindre opposition. Soixante-huit soldats de quatre compagnies différentes avaient été balayés et à leur suite, leur assaut brisé, les forces d’assaut du colonel avaient dû battre en retraite. Elles évacuaient par les hélicoptères à bord du Lamat.

Huit minutes plus tard, deux escadres de la première flotte du Liscord, la totalité de la quatrième flotte de l’Atasse et un groupe de chasse complet convergeaient sur le cuirassé. Les deux compagnies ne pouvaient plus progresser. Le bord du cuirassé comptait plus de soixante blessés : leur sanitaire était débordé.

Alors qu’une nouvelle défense s’organisait derrière les portes blindées de quatre cents millimètres, les officiers se rassemblaient devant la passerelle, à la rencontre du commandant Saures. S’y trouvaient l’officier de transmissions Londant, l’officier de tir Radens et trois de ses officiers de tourelle, ainsi que l’officier logistique Bramelin. Elle était la seule sous le choc. Quand ils entrèrent, Saures sut immédiatement ce qui se passait. Il avait braqué son pistolet sur le visage de Radens qui, après deux secondes d’arrêt, avait sorti le sien.

Il énonça lentement et distinctement que lui, Radens, relevait le colonel de son commandement. Et demanda à Roland de confirmer.

« Retournez à votre poste, » cracha Saures entre ses dents. Il avait retiré le doigt de la détente, à cause des spasmes qui le démangeaient. Mais Radens répéta et les autres officiers à sa suite dégainèrent, y compris Londant. À eux s’ajouta l’officier de pont Hersant et, arrivé trop tard, essoufflé par sa course, le lieutenant Ertanger. Cinq armes s’opposaient au pistolet de Saures. Le commandement, sur le coup, était paralysé.

La voix de l’amiral tonna dans les interphones. Il ordonnait la reddition sans condition du bâtiment sauf quoi il le coulerait personnellement. Mais personne n’était en état de lui répondre. Le seul qui l’avait véritablement écouté était Pumal. Le colonel se trouvait avec la troisième compagnie, près des blessés rangés dans un couloir et que ses troupes pansaient. Il demanda aussitôt à la radio ce qu’il devait faire. L’état-major établit un nouveau plan dans lequel il devait tenir et forcer les portes. Il reçut enfin l’autorisation d’user des lance-flammes.

Sur la passerelle l’idée d’un combat paraissait absurde. Il n’y en avait plus la moindre trace, seulement un silence et une propreté de l’équipement qui ne laissait pas douter des événements en cours. L’officier de tir Radens et le commandant Saures s’opposaient l’un à l’autre leur arme braquée chacun sur le front de l’autre. Ils avaient l’air tous deux de bêtes enragées prêtes à s’entretuer.

« Vous n’avez qu’une seule chose à faire, commandant. Donnez-nous un ordre. »

Une pointe d’humanité avait percé dans la voix d’Hersant, qui jurait avec sa face glaciale. Elle avait dit ce que pensait tout le corps des officiers, sans la moindre exception. Le bord désirait un ordre, quel qu’il soit, et depuis le départ leur commandant n’en avait donné aucun. Radens poursuivit : chacun avait ses raisons, tous suivraient Saures mais il fallait que ce dernier prenne enfin une décision, une direction. Ou bien le Dominant accomplissait sa mission, ou bien le Dominant se laissait retirer de la flotte. La situation du centre était, elle, intenable.

« Donnez un ordre, commandant. Ou abandonnez votre fonction. »

« Je ne ferai ni l’un ni l’autre. »

Brusquement une tension plus violente dans son bras lui fit resserrer le doigt sur la détente. Cette même tension détournait l’arme : la balle fêla l’os du crâne et ricocha dans le couloir pour se perdre. L’officier de tir Radens s’effondra d’un bloc. Tous reculèrent d’un pas face à leur commandant. Ils s’agrippaient à leurs armes et ne tiraient pas. Leur commandant les fustigeait pour cela et ils ne tiraient pas. Un membre du pilotage fit appeler le docteur Quirinal sur la passerelle.

Quand celui-ci arriva, il les gronda comme des enfants. Puis il pressa la bande et avec l’aide de Fernier, il emmena le blessé à sa station. Mais à peine s’étaient-ils engagés dans le couloir que les deux médecins virent leur blessé se jeter hors de la civière et, couché sur le sol de métal, ils le virent tenter de se relever. Il jurait entre ses dents à l’encontre du commandant. Alors même que le sang recommençait à couler, sans se soucier de son état, l’officier parvint à longer les murs en direction de la passerelle.

Il y parvint aidé de Quirinal et de Fernier qui le soutenaient chacun d’un côté par le bras. Le voyant sur pied, Saures lui ordonna seulement de retourner à son poste. Tristan annonça que le groupe de combat entrait dans le troisième écran. C’était tout ce que Roland lui avait dit d’attendre. « Repoussez la première flotte » fut tout ce qu’il eut à dire. La tête penchée de Radens se releva ; il bouscula les deux médecins et tel un ressuscité parcourut les couloirs pour rejoindre sa station ; les autres officiers baissant leurs armes, se regardant, crurent y lire un message. L’ordinateur de bord répéta l’ordre et cette fois tous sortirent pour rejoindre leur poste. Seul Ertanger tarda. La peur au ventre, il félicita Arnevin. Ce dernier n’avait pas agi, n’avait pas dit un mot : il restait au fond, incapable.

Dès qu’il entra dans le second écran, le groupe de combat reçut l’ordre absolu de briser la formation et de battre en retraite d’urgence. Les escadres de la première flotte à leur tour viraient sec. Prévert jura à Saures qu’il était un homme mort, puis obéissant à l’ordre il fit se retirer le Lamat. Pumal ne chercha pas ce qui se passait : il se retira en bon ordre, ainsi que les forces spéciales et regagna avec ses hommes, grâce aux hélicoptères, le bord du croiseur. Derrière eux le cuirassé était éventré aux écoutilles, ses cocons défoncés, ses ponts couverts d’éclats et son hangar noyé par la mousse du système d’incendie.

Mais déjà le Dominant engageait ses machines dans un démarrage brutal. Il ajoutait aussitôt la puissance colossale de ses turbines et gagnant sa vitesse maximale, le cuirassé traversa la frontière et s’enfonça résolument dans le nord de la chaîne.

Simon Rhages trouva enfin un officier à qui parler. Il adressa la parole au commandant en second Arnevin. Ce dernier était descendu à la pharmacie, croyant y trouver Radens qui se faisait soigner sur son siège, en station de tir. Quand le journaliste lui demanda ce qui s’était passé, le second put seulement répondre qu’il n’en savait rien, ou plutôt, que rien ne s’était passé. Soixante-huit hommes étaient morts. Il le savait vaguement. La moitié de l’équipage était blessé gravement. Alors Rhages, le plus naturellement du monde, lui demanda quelles étaient les dispositions du capitaine – il voulait parler du commandant – concernant le sous-marin Tregare qui venait de les prendre en chasse.

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