Etoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactives
 

Il ne faisait pas jour encore. L’obscurité pesait de tout son poids sur cette aube incolore. Au léger tangage s’ajoutait l’épaisseur du verre, de derrière les meurtrières le quart de pont observait monter l’heure ainsi que le front de nuages se dissiper. Ils observaient, passifs, la couverture de nuées leur manquer, ils pouvaient calculer, mathématiquement, le temps qu’il leur restait. Ce ciel était strié et lourd, encore secoué par les orages des derniers jours. Puis les courants avaient tourné, l’océan était devenu d’huile. Depuis le bord, malgré le tangage, ils ne voyaient pas la moindre vague. Depuis quatre jours, jusqu’à l’aube du vingt-et-un, leurs ennemis l’attendaient.

Aux rivages de Vargesule les baies de sable encore grisâtres ronflaient sous l’effet du reflux. Le ressac aux gorges et dans les failles, répercuté contre les parois de roche dure, allait ensuite en ce grondement indéfinissable de son îlot au prochain, jusqu’à la pointe où le son épuisé se mourait. Cela donnait comme des bordées de mousquets d’une flotte alignée, désordonnée, aux bâtiments de toutes tailles, figée dans l’éternité de son combat contre l’océan. L’archipel donnait sur tout l’ouest un contour de basalte déchiré, de falaises en brèches que leur effondrement alimentait en récifs. La seule végétation était celle du lichen, rien ne poussait ni sur les crêtes ni entre les pierres pleines de remous.

Face à quoi étendue sur plus de cent kilomètres se déployait la première flotte, deux escadres de croiseurs et leurs écrans et au sud de Beletarsule, flanqué par sa propre escadre le vaisseau amiral le porte-avion géant de troisième génération Fieris et ses deux groupes de combat. La première escadre se déployait depuis Arvesule, plein ouest et sur l’ouest nord-ouest tandis que la seconde escadre fermant la route au nord et menée par le croiseur Dine tenait le couloir jusqu’à Beletarsule. Cinquante-six bâtiments sortis des chantiers du nord tenaient la haute mer depuis quatre jours, dans l’attente d’une météo plus clémente.

Une nappe bleutée et lourde s’était mêlée à l’écume du dernier îlot. Le capitaine Arnevin l’avait expliqué à Rhages, alors qu’ils étaient sur le pont. Il lui avait désigné par la meurtrière les récifs tout proches, la vague lueur bleutée dans la grisaille du matin. Le fluide des champs s’écoulait du blindage éventré, par filets à la proue, à hauteur de la tourelle quatre et au magasin du huit, partout où le grillage avait été mis à nu. Alors que le ciel se dégageait, que naissaient les premières lueurs ils pouvaient voir plus clairement ce liquide à la surface, entraîné par le lent travail de la marée contre les écueils.

Ensuite la journée avait pris son envol. Sur le Fieris ordre avait été donné d’armer les chasseurs en missiles Harpon. À sept heures vingt les deux escadres de la première flotte mettant fin à l’attente de quatre jours se déployaient contre Vargesule, rejointes douze minutes plus tard par les quatre escadrilles du premier groupe de combat. Sur le pont le quart constata le déploiement au radar, suivi par l’annonce de Roland. Ils n’étaient alors que le capitaine Arnevin, l’officier de pont Hersant, Rhages et Quirinal.

Le journaliste demanda : « Qu’est-ce qui se passe ? » Au capitaine Arnevin. Ce dernier ne répondit pas mais appela le commandant. Et face à Rhages qui insistait pour avoir une réponse, il laissa le bâtiment répondre. À sept heures quarante le cuirassé BF-1 Dominant quittait son couvert et prenait position.

Cette même heure à presque trois mille kilomètres de distance le professeur Ertanger était invité à s’adresser aux centaines de chercheurs réunis dans l’amphithéâtre. Le plafond haut en vaste dôme faisait s’y perdre la voix comme le regard. Le professeur renauda jusqu’au pupitre, devant tous, y compris les écrans. Il ne parla pas tout de suite mais, après s’être raclé la gorge, rabougri par l’âge, physiquement épuisé, Frédéric Ertanger considéra tous ceux qui allaient assister à sa première conférence. Dans sa tête résonnaient encore les déflagrations, le chronomètre d’Hersant, le sifflement de l’alarme.

Ses remerciements, ses premiers mots, sa longue introduction ne surprirent personne. Il poursuivit en engageant sur la chimiomécanique, ses fondements, son histoire, ses principes mêmes, d’un ton presque monocorde, mesuré et lent, fait parfois de pauses quand il accélérait, et pour lequel il prenait de tours écrits qui maltraitaient sa diction. Le professeur parlait, en même temps qu’il parlait il retrouvait une assurance presque polémique, parce que si solide, et il veillait à ne pas en perdre un seul mot. Personne dans la pièce ne faisait rien mais laissait les enregistrements enfermer cette voix pour la postérité.

En milieu de discours Frédéric Ertanger s’arrêta. Son regard venait de croiser le regard de Leberon, de son confrère parmi les premiers rangs qui hochait de la tête, pensivement. Ce doute isolé parmi cette masse d’approbation déstabilisa si bien le chercheur qu’il trébucha sur quelques mots, hésita et fouilla l’écran en quête d’un passage qu’il aurait manqué. Tout le monde attendait sur lui, poliment. Tout le monde aurait attendu plus d’une heure qu’il reprenne. Or le professeur n’arrivait plus à reprendre. Quelque chose l’empêchait de reprendre, il ne savait pas quoi et il paniquait.

Sa voix se fit plus lourde, lorsqu’il reprit, lorsqu’il demanda à quelqu’un de vérifier quelle était la suite de son discours. La responsable le professeur Nit lui dicta la prochaine phrase, avant de se rasseoir. Alors Ertanger blêmit.

De derrière les nuées éparpillées surgirent les escadrilles de la première flotte. Un écho à onze et cinquante-six attira l’attention de l’équipe radar. La bande changea, la fréquence modifiée l’équipe se concentra sur ce faible signal. Roland annonça huit Harpon à une minute et six secondes. Aussitôt l’officier de pont Hersant lança son chronomètre et les yeux fixés sur l’aiguille, comme le reste de l’équipage, elle patienta. Les escadrilles viraient au nord, alors que le soleil montait encore, dans cette matinée encore épaisse les deux camps se figeaient sur cette première salve.

Au poste de tir l’officier Radens suivait le positionnement de ses tourelles. Il constatait, sur ses écrans, le calcul de la riposte, les angles de tir, les séquences. L’officier de tir Radens découvrait avant tous les autres que leur survie dépendrait des canons de cent cinquante-cinq millimètres.

Sur le pont Hersant annonça quarante secondes. Le journaliste avec eux demanda dans quelle direction il devrait prendre sa photographie pour réussir un plan des missiles. Arnevin le dévisagea curieusement puis, sans prendre garde, lui désigna la meurtrière la plus à leur gauche. Hersant annonçait trente secondes et Rhages, l’appareil devant les yeux, chercha sur la ligne d’horizon la moindre activité, sans en trouver aucune. L’aiguille du chronomètre bondissait de cran en cran, la main de l’officier se resserrait contre. Elle annonça vingt secondes.

Une annonce passa suivie presque immédiatement par le premier tir de la tourelle deux. L’appareil photographique de Rhages avait saisi l’obus, un minuscule point dans le ciel, presque indistinct, à quatre cents mètres du bâtiment. Les trois et quatre suivirent en chaîne et les tirs se succédèrent méthodiquement, toutes les deux secondes, comptés à chaque fois et qui se rapprochaient pour ne former plus qu’une bordée synchrone. Il restait huit secondes, les échos de missiles s’étaient soudain multipliés puis un à un avaient disparu, les canons se turent, le chronomètre arriva à zéro.

Son appareil en mains, le journaliste ne trouva rien à photographier.

Vingt-neuf obus tirés en séquence avaient intercepté les ogives à plus de six kilomètres de distance. Plus de onze mille sous-munitions les avaient hachées et envoyées s’effondrer à la surface. Déçu, il demanda quand commencerait la bataille. « L’engagement est en cours » lui répondit d’un ton sérieux le capitaine Arnevin. Au centre devant la barre, les mains derrière le dos le commandant avait à peine eu un tic à l’annonce de l’interception. Il écouta les prochaines annonces de Roland, les procédures, et ordonna la première manœuvre de combat. Le cuirassé vira à droite large pour longer l’archipel.

Alors les échos se multiplièrent. À huit heures, seize échos, à neuf huit autres, à onze huit et à une heure vingt-quatre échos donnés vers quarante-huit mille. Roland donna chacun dans l’ordre et posément, à chaque fois il décala le temps à l’impact. À nouveau le chronomètre tourna et l’équipage, un peu plus tendu, écouta les annonces se succéder. Le ciel était à peu près dégagé, les derniers nuages à l’est s’éclipsaient presque totalement. L’océan prit sa couleur de même que le cuirassé, les panneaux des mâts radar se mirent à luire faiblement. Les ombres coulèrent sur les canons de tourelle toujours dormants et sur ceux dressés de profil qui allaient défendre le cuirassé.

Le premier coup fut tiré de la numéro six, suivi presque immédiatement par la batterie au complet. Les anneaux de douille encore fumants, à peine extirpés, plongeaient dans les flots après avoir roulé sur la coque. Sans cache-flamme à leur cadence les canons crachaient à chaque tir et leurs gueules se mettaient à fumer. Depuis le pont le journaliste pouvait compter les détonations aux seules vibrations. Il se crut pris dans un tonnerre effrayant, un roulement interminable qui l’empêchait de rester aux aguets. Pour couvrir ce bruit Hersant aboya le dernier nombre, dix secondes et les tirs ne cessaient pas. Alors à cette grêle de tirs tandis que les canons viraient pour suivre leurs cibles un nouveau tonnerre s’ajouta, le ronflement des missiles Dard tirés de leurs sommeils.

Subitement le combat devint audible, le fracas des obus à leur ouverture, le déchirement du métal contre le métal étouffés dans la distance prenaient corps et dans les dernières secondes le pont put voir les menaces au ras de l’eau. Ils détachèrent leurs regards des écrans pour le spectacle des meurtrières, sur la surface de l’océan criblée d’impacts évoluer ces missiles cernés de leurres, crevés par les sous-munitions, qui filaient droit sur le bâtiment. Enfin Roland répéta l’ordre de collision et tous sur le pont, à l’exception du commandant, s’agrippèrent solidement. Coup sur coup les missiles s’abattirent.

Un silence absolu s’était établi dans l’amphithéâtre, entre le professeur Ertanger et les centaines d’autres chercheurs pendus à ses lèvres, qui patientaient. Le professeur avait éteint son écran, il essayait à présent de construire un discours sans y parvenir, tant il avait de choses à dire, à expliquer, et tant il avait peur de ne pas y parvenir. Cela faisait plusieurs jours, pourtant, que Frédéric Ertanger voulait s’adresser à la communauté scientifique, essayer d’expliquer une évidence.

« Nous voulons la chimiomécanique ? Mais, messieurs, la chimiomécanique a cinquante ans d’âge ! Un demi-siècle ! Qui irait se fier à une technologie aussi vieille, depuis longtemps dépassée et rendue obsolète ? Messieurs, la vraie question est, pourquoi avons-nous besoin de la chimiomécanique ? Qu’est-ce qui, à part cette science, est vieux de cinquante ans ? »

Il avait de plus en plus de mal à parler sans lancer des sarcasmes. Il avait envie de persifler, de se moquer de tout cela, et durement, mais le respect de ces institutions, de ses pairs, l’en empêchait. Il produisait un effort désespéré dans un but qu’il n’était pas lui-même sûr de saisir, de sorte que cet effort ne pouvait pas aboutir. Tant d’idées tournaient dans sa tête qu’il ne savait pas par où commencer.

Pendant une demi-heure, tout ce que fit le professeur Ertanger fut de répéter, et de démontrer, que la chimiomécanique avait un demi-siècle d’âge, qu’elle avait trouvé ses limites, qu’il s’agissait d’un rêve ou d’une chimère et que les causes qui l’avaient fait émerger, voilà cinquante ans, ne devaient plus avoir cours désormais. Quand il eut fini, ayant encore du temps pour sa présentation il se tut et toute la salle resta silencieuse jusqu’à la fin de l’heure impartie. Ils restèrent tous à leur place jusqu’à ce que cet instant arrive où la responsable Nit, se levant, remercia Ertanger pour sa présentation enrichissante. Toute la salle se leva d’une seule personne afin de l’applaudir.

Il n’y eut aucune question.

Le professeur Frédéric, lui, se sentait mal. À peine débarrassé du manteau trop lourd des responsabilités, la rage lui revenait au cœur, l’envie de pester contre tous et leur bêtise, l’envie de pester contre lui-même. Il se tâta le front, vit qu’il avait sué, il sentit soudain la transpiration contre ses vêtements le faire frissonner.

À la proue un vaste incendie couvrait cinquante mètres jusqu’à la tourelle un. Les flammes léchaient la coque sans l’entamer, seulement alimentées par leur chaleur, déjà elles déclinaient. La tourelle un avait reçu le second impact, dévié au dernier instant, à moins vingt degrés sur son flanc. Elle avait été légèrement déformée, à sa surface, la tête du missile n’ayant pas réussi à pénétrer. Le bâtiment virait à nouveau de bord ses canons de cent cinquante-cinq toujours actifs, tirant de trois côtés sans interruption. Un déluge de feu s’était abattu sur le cuirassé.

Sa silhouette grevée par les flammes le Dominant braquait sur nord. La couleur de sa coque, des ses infrastructures, se mêlait à la couleur de l’océan. Il faisait parfaitement clair à présent, en quelques minutes le soleil s’était imposé seul maître du ciel. Les rayons allaient lécher la surface du bâtiment, les angles arrondis, amoindris, la gueule des tourelles. Au centre l’infrastructure laide, tassée, se couvrait d’ombres. Un nouveau missile ayant remonté alla s’écraser contre, fit éclater le blindage et dévoila le grillage. Les pompes crachaient l’eau par flots dans les couloirs pour éteindre les incendies. Entre les deux tours et les deux mâts, à peine chargés dans leurs lanceurs les missiles intercepteurs partaient par salves si bien qu’ils semblaient autant de cheminées à pleine vapeur.

Devant la barre le commandant demanda un nouveau rapport. Les impacts les secouaient jusque dans ce sanctuaire épais d’un bras. Leur bâtiment faisait face au feu de toute la première flotte, les missiles les plus perfectionnés tirés pour la saturation de leurs défenses. Radens l’air calme, contrarié par sa situation, fit remarquer la diminution de leurs munitions. L’officier de maintenance le capitaine Bramelin prit la radio à son tour et dut répondre à la question suivante, de savoir s’ils étaient encore en état de combattre.

Une nouvelle déflagration mit fin à la communication. Le missile avait sauté à la ligne de flottaison, à l’angle parfait. Le cuirassé se plia sous le coup, tandis que la gerbe d’eau retombait, puis il pencha. Les mâts radar, visiblement, penchèrent de plusieurs degrés.

Le capitaine Arnevin perdant sa réserve supplia du regard son supérieur de réagir. Le commandant demanda un nouveau rapport, n’ordonna rien. Une nouvelle secousse, moins violente, et d’autres plus faibles, menacèrent le flanc droit où leur défense était la plus faible. Les canons de cent cinquante-cinq crachaient sans relâche, leurs gueules au rouge. Alors Saures tourna la tête vers l’officier de pont Hersant et, sur un ton de reproche, demanda son rapport à elle. « Seize minutes » répondit l’officier en arrêtant son chronomètre.

Les lanceurs cessèrent de tirer, les missiles intercepteurs absents la moitié de la défense tomba, il sembla que le tonnerre assourdissant tout autour du cuirassé se calmait d’autant. Quatre projectiles s’échappèrent en même temps, tous les quatre grimpèrent en quelques instants presque à la verticale, écartés comme en gerbe. Après presque dix secondes il ne s’était rien passé, la défense dépassée cédait de toutes parts, les impacts se multipliaient. Le ciel s’obscurcit alors.

Arrivées à sept mille mètres les ogives avaient éclaté libérant les munitions brouillard. Celles-ci s'étaient dispersées et formant des étoiles couvraient en retombant des distances de plusieurs kilomètres. Un gigantesque manteau blanc retombait lentement sur le cuirassé à l'agonie, un vaste brouillard de fumigène que la chaleur tirait vers le bas. Les munitions arrivées à terme éclatèrent à leur tour, et comme en fractal, étendirent encore ce nuage. Presque une minute après ce tir, alors que frappé par les missiles et presque entièrement en flammes, sa batterie secondaire endommagée plusieurs pièces avaient été réduites au silence, enfin le voile artificiel s'abattit sur l'océan, un tapis de fumée couvrit le bâtiment. Le soleil désormais haut éclairait cette aube redevenue blanche.

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