Etoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactives
 

L’aube s’élevait de feu et de flammes, sur les plages retirait ses flots d’embruns, le sable gardait abandonné la forme du reflux, couleur de grisaille à l’ombre des falaises un vent du nord sifflait monotone, la ville d’immeubles bas tassés contre le rivage déchirait dans ses angles la lumière du matin. Partout l’ombre s’étirait fuyante entre les arbres, la silhouette du phare restait sombre sur son îlot de roche. Toutes les barques des quais attachées par des chaînes se laissaient tirer vers le large, sans grand bruit.

À la pointe des trois îles fermant la passe mouillait le Lamat, croiseur de la quatrième flotte. Devant les hangars bétonnés de la piste sud, rallongée de quatre cents mètres, était aligné le groupe de combat de l’aviation navale. Les crêtes se couvraient d’armes, les rivages de barbelés, aux orées des forêts paraissaient les meurtrières. Les antennes civiles faisaient place aux radars, plus de cent mâts crépitaient à la lumière du jour, aussi sur l’ancien centre de recherche. Au vingt-quatre août les seules nouvelles intéressantes étaient pour le cours des matières et pour le climat.

Entre deux fronts l’air s’était refroidi, le phénomène n’avait pas duré. L’automne précoce se dissipait à plusieurs milliers de kilomètres, seules quelques sautes irrégulières du thermomètre en conservaient quelques traces, sans influence sur les grandes masses. À cette place du restaurant, à cet angle de la table le lagon s’ouvrait sur les premières roches de la falaise, de l’autre côté sur le premier arc de la baie, entre ces deux murs étroits le sable presque blanc étincelait et la forêt épaisse tremblait au vent du nord.

Il avait disposé sur la table son jeu de cartes, en solitaire, de telle manière que la partie commencée ne pouvait plus se finir. L’une des cartes, à l’écart, tenait en équilibre sur la tranche. Au mouvement du journal, elle tomba.

Une voix dans son dos demanda s’il voulait commander. Le bruit des couverts, aux autres tables, se suivaient de paroles distraites. Les épaules ployaient au poids de l’âge, le cou tirait vers le bas. Sur la table près des cartes reposaient aussi deux verres dont l’un resté plein, coupé en deux par la lumière, étincelait. Il ordonna d’avoir la paix, un peu plus à l’écart le doigt sur cet article vers les dernières pages, après la rubrique mortuaire, le faisait intérieurement ricaner. Derrière lui pesaient quelques regards.

Cette jeunesse autour de lui, joyeuse, se composait surtout de soldats.

Sa veste sur les épaules ennuyé par l’odeur du lac le professeur passa la main sur ses cartes, à chacune d’elle hésita l’air agacé pour en toucher une, retirer le doigt, jeter un regard méchant à celle qui, isolée, était tombée au premier coup de vent. Il les ramassa toutes, se les fit trier, les mit dans sa poche. Il se levait. Quand il vit ceux que Gilles lui avait envoyés, ce ricanement retenu défigura sa face, quelques mots crachèrent entre ses lèvres.

À l’entrée les militaires époussetaient leurs tenues impeccables. Ils serrèrent la main à Ertanger, tour à tour, à leur invitation du bras tous se dirigèrent par la rue principale, vers les plages. Le professeur parmi eux traînait le pas, aucun ne prenait la peine de parler. Ils allaient de ce dialogue muet hors de la ville, par la jetée et près des arbres jusqu’à un court promontoire d’où la passe à moitié était visible. Une barrière de maillons couvrait le bord, rattachée aux socles de pierre.

De là la proue du croiseur était visible, tranchante autant d’acier que d’aluminium. Cette courbe sur neuf pas s’élevait à peine, au dixième piquait vers le haut si bien qu’au-dessus des flots elle paraissait verticale. Le professeur demanda quelle était la survie d’un navire au combat. Il connaissait déjà la réponse. Ces mots adressés aux généraux signifiaient sa réponse, à lui, pour ce qu’ils lui demandaient.

Le général des armées Edmond Larsens s’était déplacé sur ordre présidentiel parce que depuis trois jours le bâtiment amiral de la quatrième flotte était cloué à quai. Les réparations ne pouvaient pas se faire, la coque d’une pièce obéissait à des lois vieilles d’un demi-siècle face à quoi l’ingénierie se trouvait désarmée. Une fois encore le professeur se sentit obligé de ricaner, un mouvement qui le dépassait. Un peu de peur perça au souvenir du cuirassé. Il refusa, net, refusa d’abord de se justifier, rappela que ce qui lui était demandé, c’était la chimiomécanique.

Un silence s’ensuivit fait d’agacement. Le premier à soupirer fut Larsens, qui s’arrêta à un pas du visage d’Ertanger, nerveux comme un buffle. Il se moquait de ces histoires de scientifiques. Il avait un bâtiment à armer. Il avait une guerre sur les bras. Le professeur lui demanda, laconique, en cours de route abandonna, il se mit à ricaner par petites toux dures. Son doigt alla pointer au hasard les généraux réunis. Au moins ces militaires pouvaient comprendre que, sans la chimomécanique, les machines étaient à la merci des armes électromagnétiques.

La voix du général changea de ton, plus granuleux. « Vous direz oui. » Larsens souffla ce constat, presque avec dédain, pour étouffer sa propre humeur. Autour de lui ses subordonnés reprirent le chemin de la ville, leurs discussions portèrent sur d’autres régions, sur le Beaumont, sur les Arroches. Quant à Ertanger, il se surprit, une minute plus tard, encore sur le promontoire, à hurler.

« Il a dit non » fit observer la voix à l’angle de la pièce blanche. Le président renfoncé sur son siège, le visage bas l’œil indolent découpait au petit couteau la pelure de son orange. Quelques gouttes de jus coulaient sur deux doigts puis gouttaient dans l’assiette, à mesure qu’il entaillait le fruit. Debout à côté du siège la conseillère Taquenard répétait de sa voix sèche mot pour mot le rapport de Gilles.

Une seule fenêtre donnait de la lumière à la pièce, juste au-dessus du bureau. Il n’y entrait jamais aucun bruit, aucune violence, seulement la lueur crue du jour. Les murs nus faisaient résonner la parole indéfiniment. Le président toucha de ses doigts la serviette. Alors la même voix : « Soit. » La conseillère s’écarta de quelques pas. Elle tenait entre les mains le résumé de cent quarante et quatre pages, demanda ce qui pouvait se cacher encore. Dans cette pièce aucune machine ne pouvait leur répondre.

Avec ou sans cette science d’un autre âge, le bâtiment reprendrait la mer. Même sans réparation, le commandant en donnerait l’ordre. Mais ce refus, ce refus symbolique, à terme, condamnait le cuirassé. Après quoi la voix rappela quelle était la fonction d’Ertanger et il se mit, très lentement, dans son coin, à sourire.

Le président reposa le couteau sur le côté. Onze quartiers d’orange surnageaient dans l’assiette. Haussant un œil, il regarda dans le coin de la pièce. « Il a dit oui. » Puis retomba dans son mutisme. L’avion de transport avait quitté Tiersule avec à son bord deux scientifiques, dont Frédéric Ertanger, à destination du nord.

En tournant autour de Beletarsule par le hublot le professeur découvrit ces quais bétonnés, fragmentés, protégés par les brise-lames où se trouvait emprisonné le cuirassé. Cent mille tonnes d’acier se laissaient battre par les vagues, hors de sa cale, à ses seules amarres. Il eut un frisson de souvenirs. À ses côtés Leberon se réveillait, bâilla, fit remarquer que le voyage manquait de confort. Ils atterrissaient à l’intérieur de l’île sur une trop brève piste où le filet avait été tendu. Les soldats occupés à décharger le matériel ne se préoccupèrent pas des deux civils sur le tarmac, qui causaient de physique.

Un véhicule les attendait qui devait prendre la route de la ville, cependant Leberon voulut d’abord passer par les bois où se tenait un campement de tentes du bataillon aéromobile. La sentinelle les laissa passer à vue, les alignements de terre pigmentée leur firent l’étrange effet d’un champ après la pluie. Ils ne comptaient plus les groupes de soldats occupés à leurs armes, toute une foule près des blindés couverts de toile. Aux côtés des drapeaux un capitaine leur indiqua le poste des forces spéciales.

Tour à tour les quatre roues geignaient dans les sentiers de terre, s’enfonçaient dans les ornières des chenilles. À leur passage les soldats ne relevaient pas la tête, les uniformes se confondaient à la boue sèche par plaques, entre tous les taillis d’arbres parsemés sur la pente. L’odeur de l’océan mourait là à travers les entassements de munitions. Au bout du camp la forêt reprenait, là à une ornière le groupe avait établi son camp. Ils creusaient consciencieusement dans la terre des trous profonds, aux angles droits, assez vastes pour être des fosses. Leur sergent se tenait près du matériel.

Comme ils arrivaient le sergent fit signe à deux des siens pour les recevoir. Le véhicule freina sur la bordure, près de la première fosse ou de la première tente. Les troupes dans leurs travaux portaient le casque, ce détail ne toucha pas les deux chercheurs. Leberon éluda la raison de leur présence, en même temps scruta parmi les militaires, les compta, chercha à détailler leurs visages. Le sergent s’impatientait, il s’expliqua, il cherchait une cafetière. Les mots lui étaient venus embrouillés, pour ne pas s’expliquer, justement. Ils repartaient après avoir bu du café pris au réchaud.

Quand Ertanger fit savoir qu’il comptait désormais se rendre au cuirassé, son compagnon en pleine réflexion ne répondit pas mais, alors qu’ils roulaient, haussa les épaules. Ils se séparaient à l’entrée de la ville, bien avant les quais.

Jusqu’à ce qu’il les atteigne les immeubles avaient couvert en grande partie de leur ombre le professeur, dans son véhicule il aurait pu croire le ciel nuageux. Les digues civiles apparurent, avec elles un rayonnement aveuglant, tout l’horizon se mêlait de pourpre et les flots brillants écrasaient des lames de chaleur sur les embarcations. Plusieurs dizaines de voiles et de corvettes, à la plaisance, longeaient la côte pour échapper au trafic marchand. Au-delà des baraques de la place publique des bornes marquaient les halles entassées de fret, les quais marchands. Plusieurs grues tout du long, montées sur rail, allaient et venaient sur le pont du navire amarré. Ensuite revenaient les habitations, avec les parcs.

Le professeur somnolait assommé par cette masse de lumière, par toute cette chaleur, quant au coude se dévoila la seconde partie du port avec ses digues militaires. En hauteur sur la colline bordant la ville se démarquaient des fortifications de béton, qui servaient de leurres. Les bassins presque vides laissaient mouiller des corvettes, ainsi qu’un destroyer aux couleurs du Liscord. Au second bassin une vaste cale se démarquait des autres qui s’enfonçait en profondeur dans la ville, presque à la limite du port même, large de presque cinquante mètres. Ce quai était vide.

Enchaîné à la digue en bout du bassin, au lieu où se tenait normalement la flotte morte le cuirassé BF-1 Dominant soutenait la houle. Trop grand d’abord, il paraissait n’être qu’une structure ancrée dans la digue. Le soleil reflétait dessus ses rayons, la moitié éclatante se confondait au ciel, l’autre, dans l’ombre, au sombre de l’océan. Comme il présentait, de ce côté de la ville, son flanc gauche, le professeur pouvait voir aux magasins arrière des soudures sur le blindage, des cicatrices.

Il s’arrêta à la cale où l’attendaient le commandant en second, l’officier de maintenance et l’officier de transmissions, chargés du chantier par les autorités du port. En voyant leurs uniformes, en retrouvant leurs visages, Ertanger eut un nouveau frisson mauvais, fit la moue, évita leurs mains tendues. Il leur cracha quelques reproches, voulut les dissuader de reprendre la mer, abandonna. Ses paroles, lorsqu’il regardait du côté du cuirassé, se faisaient plus acerbes encore.

Un long bruit venu des grues détourna pour quelques secondes leur attention. Leurs poids retombaient lourdement, les maillons sifflaient. Ils emplissaient la cale d’eau, un dégorgement de flots dont les vagues se brisaient sur le béton. Dans l’atmosphère amère les officiers du bâtiment préféraient ne rien dire des travaux. Le second plus que tous les autres gardait mine sombre, le dos tourné au bassin, cet état lui pesait. Mais le professeur ne pouvait pas les aider. Il avait essayé de l’expliquer à Gilles, il tentait en vain de l’expliquer à tous : la chimiomécanique était perdue, si elle avait jamais existé. Il n’avait pas de peine à faire des retouches, à replacer une tourelle ; une fois le blindage éventré, cependant, c’était irréparable. Aussi bien le Dominant, en cet état, était condamné.

« Vous le saviez, ça, Arnevin. »

Le capitaine hocha la tête lourdement. Lui qui avait assisté au chantier initial, alors que le bâtiment prenait forme il s’était extasié sur cette coque forgée toute d’une pièce, si résistante, un défi d’ingénierie. Le défi ne pouvait plus être reproduit, chaque coup amputait le cuirassé d’une partie de ses moyens. À part les soudures, qui fragilisaient la structure, aucune machine au monde ne pouvait rien y faire. Frédéric Ertanger s’amusait encore plus de le voir d’habitude si confiant s’enfoncer dans ce pénible silence.

Ces mots échangés, le professeur leur expliqua sa solution. Elle consistait à ajouter un blindage, fait de plaques enchâssées, pour presque dix-huit mille tonnes incluant la superstructure. Cette option parmi les plus sensées personne à bord n’y aurait seulement songé. « Pas question » trancha Arnevin, sans chercher à s’expliquer il rejeta toute nouvelle modification du bâtiment. L’officier de maintenance Bramelin fit observer qu’il fallait encore avoir ce blindage sous la main. C’était le cas, plus de mille pièces attendaient dans les magasins militaires depuis presque un mois.

Le capitaine répéta, « pas question », puis s’enferma dans son mutisme. Il s’écarta de quelques pas, alla s’asseoir sur le bord, là où frappaient les embruns, le regard perdu dans l’ouverture du bassin où le soleil aveuglait. Lui parti, tout le monde s’accorda sur cette solution, les grilles horaires décidées le chantier passait sous contrôle de Bramelin. Elle eut un petit pic de plaisir sur son visage, qui fit ricaner son ancien subordonné. À cet instant l’officier médical les rejoignait, Quirinal tapant sa pipe alla serrer la main à Ertanger, lui raconta les histoires du bord, l’aventure qui n’en finissait pas ainsi que les humeurs du commandant.

Dans un rire chaleureux : « Il va tous nous faire tuer. »

Cependant Arnevin avait quitté sa place assise pour se promener le long du quai, en direction de la digue opposée, mains dans les poches. Il n’arrêtait plus de soupirer, à la manière d’un enfant, le regard perdu du côté de ce bâtiment frappé par les rayons. La tourelle deux se détachait sous un nuage passager, les canons tournés vers le large. Il s’arrêta aux portes d’un hangar, au point où un poteau lui donnait de l’ombre, enfoncé dans ses pensées, sans se rendre compte qu’un autre soldat au même endroit regardait le large.

Les officiers se séparaient rassurés quant à l’avenir du Dominant. Le professeur les envoya de bon gré se frotter à la mort, pour sa part grogna à la recherche, dans sa poche, de son jeu de cartes. La chaleur des îles le faisait suer, l’épuisement lui coulait sur le visage, dans la nuque également, par grosses gouttes. En quête de son jeu il se rendit compte que les muscles de son bras étaient grêles. Le professeur pesta, pris entre deux idées le véhicule n’attendait plus que lui pour le ramener à un hôtel ou au continent, deux perspectives tentantes que sa main fouillant repoussait encore de quelques minutes.

Avec lui était resté l’officier de transmissions. Londant s’approcha, se mit au garde-à-vous ce qui surprit Ertanger. Il prit le repos, laissa couler quelques secondes, son regard pesa sur le chercheur. « Vous oubliez Tristan. » L’énorme calculatrice du bord, responsable des radars, attendait son compagnon de jeu pour une autre partie. Celui-ci refusa, net, à la seule idée de remettre le pied à bord du cuirassé. Il refusait même de s’en approcher, simplement, rejetait cela avec énergie.

Le mât s’élevait au-dessus des flots, dressé jusqu’à frôler le ciel sans l’atteindre. Les surfaces de miroirs mats se découpaient dans la colline. Le mât radar isolé en bout de digue observa le véhicule du lieutenant officier de magasins s’éloigner.

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