Etoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactives
 

Un vacarme de chaînes vibrait au-dessus de la cale, se répercutait contre les lames à tirer le commandant de son antre. Par le couloir central ce tumulte se brisait porte après porte le bord grinçait par intermittences, les oreilles sifflaient à force, le son se perdait dans ces pièces laissées vides. Sans son équipage le cuirassé sonnait creux, une cloche sourde de fonte, de celles que faisaient fondre les soldats pour leurs armes. Il en avait l’aspect. À la coursive du premier pont un seul espace plongeait dans le silence : le secteur réservé, couleurs pourpres, étouffait tout de son absence.

Dès les premières lueurs du jour le chantier avait pris vie, les camions lourds descendant par la périphérie délivraient pièce sur pièce. Alors les grues les soulevaient, en grand ballet d’acier, les déposaient à mesure. Sous les cocons le bâtiment se couvrait de soudures. Le plus bruyant était les patins de mât qui sifflaient à chaque déplacement, sur toute la longueur des rails. Lorsque le jour assez haut avait quitté les meurtrières, et qu’il avait jeté dessus une ombre, le chantier avait gagné la citadelle pour devenir assourdissant.

Toutes les consoles avaient été voilées, le couple arrêté, la passerelle s’ombrageait en contraste avec l’extérieur. Arnevin tenait le poste, inutile devant la barre inutile également, à l’entrée de son supérieur il lui céda le commandement. Aucun mot, aucune phrase. Ils ne s’entendaient pas.

Pris au piège dans sa cale le bâtiment pointait la proue à l’océan, à quelques dizaines de degrés près, contre le Liscord. Ils ne voyaient que la houle vague du bassin et la jetée, rien d’autre. Les tourelles étaient calibrées à leur tour, vaste jeu d’équilibristes fait à coups d’exactitudes. Le silence de Roland leur pesait, à tous deux, à leur poste, dans ce vaisseau inerte. Ils sentaient le poids des murs et du plafond, le peu d’air. Leurs oreilles à tous deux souffraient du raclement des chaînes.

Eux aussi étaient inertes, dans une attente sans but, en pause. À ne pas savoir quoi faire. À ne pas avoir d’autre vie que celle-là. Arnevin détourne les yeux, regarde par le côté le quai, à l’extrême coin de la meurtrière. Il ne reconnut pas ce qui s’agglutinait aux barrières, derrière les machines de chantier. La ville à force de vacarme était attirée, une cohue allait et venait par vagues se jeter contre le bâtiment, sans jamais l’atteindre. Ils ne voyaient que la masse, ainsi que les ridicules canons de tourelle. Le capitaine ne les voyait pas.

À l’approche du soir les rails cessèrent leur sifflement, les chaînes balancèrent une dernière fois plein d’entrechocs, des gerbes d’étincelles couvraient encore les flancs, qui devaient durer tard. Ils ne s’étaient pas rendu compte du changement. Sourds, les deux officiers tenaient leur poste avec le même souci de rigueur. Tant que duraient les travaux, le courant ne revenait pas. Saures le premier remua les lèvres, pour gronder. Sa main serra la barre, le petit cercle de bronze. Il eut un coup de sang, appela Roland, sans réponse.

Puis Arnevin appela également, dans un souffle, par réflexe. Ce silence le poussa à regarder autour de lui, à chasser des yeux les détails, découvrir cette passerelle où il se tenait, le plafond bas, les consoles, les pare-éclats, sous la perspective des ombres. Un découpage de noirceur leur servait de salle, qui n’avait rien de familier, un lieu étranger. Il appela encore, ressentit quelque chose qui l’incita à se taire.

Il s’agissait des sirènes de la ville, en exercice d’alerte.

Le cuirassé Dominant devait quitter la ville la nuit même, peu avant minuit, sous le couvert d’une pluie de fumigènes pour briser le siège de la seconde flotte. Les escadres de croiseurs se tenaient en haute mer, en embuscade, prêts à fondre dès que leur cible aurait traversé la ligne artificielle de séparation. Avoir un combat pour perspective était tout ce que demandait Saures. Pour le commandant il n’était question que de s’approcher assez pour tirer efficacement, puisque son bâtiment l’y invitait.

Les lumières revinrent, l’un après l’autre les écrans de console se rallumèrent. Depuis des heures l’eau s’engouffrait dans la cale, elle clapotait contre la coque, ébranlait les assises. Un léger frémissement le long de la structure renouvelait le point d’équilibre, alors que l’acier se détendait. Ils rouvraient les écoutilles, jetaient les rampes, l’équipage réuni embarquait. Aucun ne prêtait attention à la nouvelle silhouette du bâtiment dont le blindage piégeait les échos.

Cette activité ne changea rien pour les deux officiers, dans la même position, alors que le vaisseau reprenait vie. Il y eut un cri de surprise derrière la porte, quatre mains s’acharnèrent à l’ouvrir, à la pousser. L’officier de pont Hersant se présenta ainsi que les équipes qui prenaient place. Tout ce monde coulait naturellement dans la pièce, après salut, l’activité reprenait machinalement. Le journaliste Rhages à son tour parut, son appareil en bandoulière, désinvolte, qui fit une mimique de salut militaire.

Saures cracha : « Quittez le bord. »

Il y eut un tumulte de voix. Une ou deux questions, des séries de remarques, des rumeurs, un mélange d’expressions, tout ce qu’ils pouvaient dire y passa, pour n’avoir pas écouté durant des heures grincer les chaînes. Saures se tourna, abandonna le maintien de son rang, agrippa Rhages par le col et hurla : « Foutez le camp ! » Lui de réagir, de protester, de se trémousser en vain contre cette poigne. Il appela à l’aide, regarda cette assemblée d’officiers muets. Roland intervint, lui expliqua ce que le colonel n’avait plus la patience de préciser. À ces raisons le journaliste dut se rendre.

Il redescendit les escaliers furieux comme jamais, tremblant à l’idée de s’être fait malmener. Intellectuellement, cela lui parlait, de ne pas mourir. Mais il ne le concevait pas, il en voulait à Saures. Roland sans cesse s’excusait, s’expliquait, l’accusait un peu de mauvaise foi. Quand il arriva devant la rampe, l’espace était tel qu’il sentait tout le poids du blindage, l’intérieur sombre, le dehors aveuglant, il sentit ses jambes flancher. Sa colère le remit d’aplomb. Une dernière fois il consulta son appareil photographique, pour être sûr de la direction, après quoi le journaliste descendit la rampe.

Le jour tombait trop vite, Beletarsule ne fut plus qu’un spectre sur l’océan, tapissé de lucioles là où s’étendait la ville, déchiré sur les pentes jusqu’à l’aérodrome. Sur le pont Hersant retira de sa poche la montre à gousset, attachée à sa chaînette, pour la consulter méticuleusement. Elle annonça à voix haute les mesures du départ. Le poste de transmissions fit parvenir les derniers ordres, ensuite le bord se prépara. Ceux qui se trouvaient désoeuvrés, sur invitation, allaient marcher une dernière fois par le pont avant, en plein air, contempler le reflet des eaux, les musiques un peu vagues de la ville.

Ordre fut donné d’aller en avant lente, précautionneusement, le cuirassé se détacha de la cale. La proue eut un élan vers le fond, le navire pencha d’un degré, les marins s’inquiétèrent. Ils eurent ce doute sans y croire, passivement, alors que le pont se redressait. Autour d’eux les remorqueurs, trop légers, servaient de guide pour quitter le bassin. Quand la poupe fut dégagée Hersant répéta le temps de manœuvre, aux machines Bramelin donna de la puissance. Ils dégagèrent sur la gauche, se détachèrent de cette flotte civile qui les encadrait, presque sans rumeur le cuirassé dépassa la jetée.

Un message leur parvint des fortifications qui leur souhaitaient bon voyage. Il arrivait trop tôt car le Dominant s’immobilisait le temps de laisser atterrir sur la tourelle quatre l’hélicoptère des forces spéciales. L’équipage abandonna le pont avant, les dernières trappes refermées le bâtiment accéléra en direction de la haute mer.

Chaque poste transmit un rapport, dont les tourelles. À la console de manœuvres elle eut un frisson, elle jeta un regard par-dessus son siège, en direction de la trappe verrouillée. Elle demanda au lieutenant Colin s’ils allaient revenir, ce que son supérieur ne comprit pas. Alors elle demanda, naïvement, s’ils allaient combattre le Liscord, s’ils avaient une chance d’en revenir, si c’était là leur dernier voyage. Le lieutenant répéta de vérifier le fonctionnement des chargeurs, sans même se donner la peine de répondre, la renvoya d’un geste à sa tâche. Il n’était pas de ceux qui s’attendrissaient pour cette histoire.

Alors elle se remit à contrôler les séries de calculs affichés à l’écran, simplifiés pour elle, qui indiquaient la charge de travail nécessaire pour calibrer la tourelle. Ses pensées allaient au poste médical, séparé d’elle par neuf portes au moins. Lui aussi là-bas devait penser à elle. Cette fois-ci elle songea qu’ils pouvaient ne plus se revoir et oubliant qu’elle était aussi à bord, elle désira qu’il fut resté à terre.

Les canons chargés se dressèrent au ciel, aux cartes l’océan se couvrit de symboles adverses, le radar rendit d’innombrables échos. Dine en tête, l’ensemble de la seconde flotte déployé contre eux répondait à l’appel, malgré l’obscurité, guidée aux seules instruments elle prenait position pour la bataille. Ils avaient entre eux plus de deux cents kilomètres, au-delà de toute portée envisageable pour le bord, sous le feu de toutes les batteries hostiles. Roland conseilla de déployer les fumigènes.

Il n’y eut pas de réponse de Saures. Le commandant observait au travers des meurtrières la fine ligne d’horizon que l’obscurité obligeait à confondre et qui se dissipait, l’immensité de la nuit. Plus aucune île, plus un écueil, plus aucun couvert mais le plat de la haute mer servait aux deux flottes de champ de bataille. Le poste de transmissions ne cessait pas d’informer sur l’avancée des préparatifs. Ils étaient prêts à passer en condition. Seuls manquaient les fumigènes, alors que la frontière se dessinait déjà sur les cartes, ils allaient s’y engager, l’ennemi était en place. Saures ne réagissait pas.

« Commandant… » le pressa Arnevin, ce dernier de grogner, un geste vague, les lanceurs s’ouvrirent et lancèrent leurs fusées. Quatre flèches de fumée s’éloignèrent par l’avant, en vaste écart, puis quatre éclats dans le lointain effacèrent autant d’étoiles dans le ciel. Le brouillard, en s’amplifiant, cacha les autres, tous les astres, les constellations, sous l’effet d’un peu de poudre, furent anéanties. Les radars se brouillèrent, les sentinelles de l’air ne les voyaient plus, eux non plus, ils étaient aveugles avant même de s’y engouffrer. L’écho qui restait était les contours de Beletarsule, à leur poupe.

Qui disparut également.

Alors ils surent que le brouillard les avait enveloppés. L’extérieur jusqu’alors noir vira de teinte, devint grisaille, s’éclaircit encore, en pleine nuit ils eurent la surprise de la blancheur pâle, faite de fumerolles dans lesquelles ils naviguaient. À une dizaine de mètres par les meurtrières, effaçant en partie la tourelle deux se dessinaient les mouvements de l’air, effilochages de courants, souffle du vent, qui allaient glisser sur le métal. Hersant brisa la contemplation, annonça une minute.

Pourtant l’au-delà devait avoir ce visage. Ils avaient traversé la ligne, cette courbe imaginaire, ils voguaient au sein du vide, dans l’absence, glissaient sur l’eau en un mutisme irréel. La tourelle deux tourna sur droite, le canon de ce côté-là se dégagea de la fumée lourde, le canon fumait sans avoir tiré. Hersant annonça trois minutes. Elle ne regardait pas dehors, seulement les aiguilles de sa montre qui filaient sur le cadran à la rencontre de la deuxième flotte. Le poste de transmissions s’était tu, faute d’annonces.

Les abysses n’étaient pas différents. Ils coulaient au plus profond du nuage, ils sombraient sans lutte, sans force, se laissaient faire et emporter au plus profond, ils ne réagissaient plus. Hersant annonça quinze minutes. La tourelle deux vira sur gauche, à l’opposé, en un mouvement éthéré. Ils n’existaient plus que sur la passerelle, incapables de concevoir où ils étaient. Plus rien n’existait qu’au travers de ces meurtrières, à quelques mètres, ces volutes éphémères. Un léger changement se produisit dans la voix d’Hersant. Elle annonça vingt-trois minutes. Elle cligna des yeux du côté de la radio. Roland ne disait rien.

Ils entendirent un battement, impossible à identifier, un battement régulier presque inaudible qui venait des profondeurs du cuirassé. Il pouvait s’agir de n’importe quoi, des machines, du nouveau blindage, d’une activité de l’équipage. Bramelin ne confirma rien. Alors Arnevin demanda à l’officier de pont depuis combien de temps le brouillard durait. Celle-ci ne répondit pas, perdue dans son chronomètre, elle avait juste murmuré.

« Contact. »

Le mât radar émergeait de la brume, aussitôt les écrans d’afficher à des centaines de kilomètres les contours de Minsule, inatteignable, et les escadres de la seconde flotte. Saures n’attendit pas, aboya ordre sur ordre pour les tourelles. La paix qui avait duré jusqu’alors, brisée à ces mots, laissa place à l’ardeur du combat. Les deux tourelles actives se calaient déjà, parées au feu, attendaient l’ordre, quand Roland annula tout. Chaque escadre de croiseurs avait battu en retraite, avec leurs écrans, en direction du nord-ouest, de sorte qu’ils n’avaient personne à affronter.

Lorsque tout le bâtiment se fut dégagé du brouillard, tandis que celui-ci s’effondrait, l’équipage apprit qu’ils étaient seuls. Le gigantesque espace dégagé entre les deux îles leur était laissé, la seconde flotte se repliait par-delà la frontière, sans même livrer bataille. Roland annonçait tout cela du ton le plus calme, alors que les canons de tourelle restaient dressés. Sans avoir eu à tirer, ils gagnaient cet engagement.

Même alors le commandant Saures demanda à l’ordinateur de répéter. Il se contenait à peine, le bras tremblant de rage, observait autour de lui naître une forme d’allégresse suite à cette annonce, son équipage qui se réjouissait. La condition tomba, ils ouvrirent les trappes, les tourelles reçurent l’ordre de décharger. Il regarda les canons revenir à l’horizontal, virer au centre. Le ciel était empli d’étoiles. Il sentit la fureur le submerger.

Quelques heures passèrent avant que la capitale n’apprenne, au travers d’un message direct du cuirassé Dominant, que ce dernier avait pris position à la frontière où il assurait les intérêts de l’Atasse au nom de la quatrième flotte. Les forces spéciales décollaient avant l’aube à destination confidentielle, désarmer les dernières charges électromagnétiques qui menaçaient la paix. Soudainement il apparut que la guerre avait été évitée, que ce n’était plus une évidence mais un fait. Personne ne pouvait dire qui avait convaincu la seconde flotte du Liscord d’abandonner le champ de bataille.

Bientôt le jour se levait tout à fait, le bord désoeuvré de machine de guerre se transformait en hôtel océanique. À l’heure du repas l’équipage groupé aux tables écoutait le message du président, long d’un mot, complété par les félicitations de l’amirauté. Les nombreux aléas qui avaient précédé l’accomplissement de leur mission avaient été effacés par le succès, quand bien même ce succès ne représentait rien.

En compagnie de Radens et de Quirinal le capitaine et commandant en second avait accepté une partie au mess, qui devait durer jusqu’à leur quart. Le second essayait de décrire quelle avait été l’humeur du commandant, sans y parvenir. Il haussa les épaules, comme Quirinal. « Enfantillages ! » Après quoi le docteur regretta l’absence de leur meilleur joueur, Ertanger, qui aurait sans peine gagné chaque manche. Il était soucieux à son propos, il diagnostiquait quelque maladie mystérieuse d’un ton de connaisseur.

De son côté Radens tentait en vain de défendre le commandant. Il avait beau expliquer, lui aussi, pour finir, se rabattit sur l’histoire du bord, comment les tourtereaux allaient se rencontrer encore, c’était plus simple ainsi.

Au soir l’équipe au quart sur la passerelle observa revenir l’hélicoptère, de depuis la frontière, impuni. Assis au signal un soldat demanda à l’officier de pont pourquoi elle gardait sa montre en main, sans s’en servir. « C’est ma fonction. » Le chronomètre tournait toujours, depuis presque vingt-quatre heures, jusqu’au prochain ordre ou la prochaine affectation. Elle aurait cette patience. Elle jeta un œil à la radio, crut avoir entendu Roland, se ravisa. L’absence de sa voix, de sa présence, avait pour elle quelque chose de dérangeant.

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