Etoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactives
 

Les derniers jours d’août étaient comptés, le temps de s’en rendre compte, ils se seraient éteints. L’aube se tachait de violaces plus sombres entre les filets de fumée. Le journal annonçait vent du nord nord-est par longues rafales les vagues crevaient en gerbes blanches sur le métal, l’écume battait le pont. À travers la grisaille la ligne d’horizon frémissait, ondulait faiblement. Douze gueules béantes dégorgeaient de sel, leurs corps couverts par les embruns elles allaient pendre.

Quelques échos de l’océan roulaient parmi les couloirs, contre l’acier inerte des jeux de structure grinçaient en permanence. Au dernier pont, par le lest, la fraîcheur était celle des fonds marins. Les postes de contrôle laissaient entrevoir un éclat de leur témoin, à écouter le bâtiment s’user et se tordre, la fatigue des pièces. Par instants les postes se réveillaient, quelques cliquetis s’agitaient dans le noir. De même l’équipage s’épuisait.

Repliés dans la seule citadelle ils accomplissaient leurs tâches qui consistaient à ne rien faire. Ordre avait été donné de tenir l’alerte. Ils allaient de la cuisine à leurs stations, dormaient sur place, les hommes blottis contre les chargeurs ou sous les tubes, aux coins des pièces. Le quart arrachait ceux-là à l’enfermement. Quand ce n’était pas le quart, ils parlaient du dehors, du temps, de leurs familles et des vies qui ne les attendaient plus. Ils se passaient les photos de main en main, pour se souvenir. Ils avaient à bord une photographie vivante.

Après le poste médical la cursive latérale menait aux escaliers, plus à l’avant entre l’anneau de tourelle et ses magasins se trouvait un espace tranquille où les rires et les voix ne portaient pas. Ils s’étaient retrouvés là, les deux amoureux, dans une intimité partagée par l’ensemble du bord. Le jeune assistant lui parlait d’un ton doux, elle répondait avec son corps. Tous deux cherchaient à pleurer et à rire en même temps, restaient là, dans le silence, à se retrouver encore et encore pour se dire ce qu’ils ne feront pas.

Les équipes, à peine leurs tâches accomplies, se fascinaient pour chaque détail.

Ils délaissaient le poste médical. Là seulement les échos revenaient comme sourds, le docteur pouvait les entendre quand il se couchait près des parois. Au mélange des voix s’ajoutait un bercement si faible qu’il finissait par s’assoupir. Le plafond s’écrasait sur lui. Des odeurs d’infirmerie remontaient minute après minute mêlées au souvenir. Ses mains jouaient encore avec la fraîcheur puis il ferma les yeux tout à fait, dans un soupir. Ces voix par la porte semblaient venir du dehors.

Depuis des jours les radios n’avaient cessé de crépiter, relai des messages entre deux continents, ils entendaient parler des Arroches parmi les faits divers eux-mêmes ne fournissaient plus la moindre annonce. Aucune nouvelle de la frontière sur toutes les ondes ne restait que l’abstraction d’un lieu sans repères. Leur seul lien avec le monde, tout ce qui les faisait exister encore était l’hélicoptère des forces spéciales, alors en mission, la dernière activité qui leur restait. Cela aussi devait prendre fin bientôt.

Trois coups sourds contre la porte réveillèrent le docteur, avant qu’il se lève l’officier liaison entrait. Alors le docteur resta étendu sur sa couchette, prit seulement la peine de saluer son visiteur sans trop d’attention. Son équipe dispersée dans toute la citadelle s’occupait des cas de migraines et de frayeurs, et se renseignaient sur l’idylle du bord. Ils étaient seuls, tous les deux dans le bloc médical, avec cette odeur d’eau corporelle.

« Quand revient l’hélicoptère ? »

Quirinal n’en savait rien. Il se préoccupait seulement de son envie de fumer qui lui revenait, de cette histoire du bord et des rhumatismes qui finiraient par le rendre aigre. Comme ils se taisaient à nouveau, que le bruit sourd reprenait des profondeurs, l’officier répéta sa question. Il demandait, non pas pour lui mais pour Tristan, et c’était la seule chose à laquelle il pensait. Le géant, dans le bloc médical, était forcé de plier les épaules pour ne pas toucher le plafond. Il ne souriait pas, penchait la tête, grondait par instants. Il avait servi sous les ordres de Saures autrefois. À part quoi le silence les séparait.

Plutôt que de s’en débarrasser le docteur décida de partir. Il passa la porte, Londant le retint par le bras. « Dites-moi… » mais il lâcha prise, de lui-même, et retourna errer entre les fioles. C’était la seule chose à laquelle il pensait. Sa pipe à la bouche sans l’allumer l’officier médical remonta jusqu’à la passerelle, salua au passage les différentes équipes, jusqu’à s’arrêter au premier pont, devant les couleurs pourpres de la porte d’accès, où il se décida enfin à gratter une allumette. La ventilation rendait son tabac sec.

Cet endroit lui avait rappelé un détail quelconque parmi bien d’autres inutiles. Il tapota sur sa paume deux ou trois fois pour se rappeler le bercement du bord. Roland lui adressa quelques mots par la cage d’escaliers, d’une voix plus distante que d’habitude.

Entre les consoles s’étiraient des rais de lumière crue qui mouraient avant d’atteindre les cloisons. La porte de la passerelle avait été laissée ouverte malgré l’alerte, un peu plus de lumière venait des lampes renforcer l’obscurité. À leur poste l’équipe des cartes reprenait sans cesse leur position pour des corrections de bord. Leurs répliques trahissaient l’activité qu’une annonce rare portait sur l’ensemble de la pièce. Pour quelques secondes les réponses se répercutaient contre le plafond bas où le métal les étouffait.

Personne ne se retourna quand le docteur les rejoignit. Arnevin tenait la barre, depuis que l’hélicoptère avait quitté la tourelle quatre hier au soir, presque dix heures d’affilée. Ses gestes trahissaient un début de fatigue, son visage se fermait avec lenteur. Il répondit que le commandant était occupé.

Se trouvait également à son poste l’officier de pont Hersant. Elle était absorbée toute à sa tâche, entre les manœuvres et le journal, son chronomètre comptait les dernières secondes. Le docteur alla vers elle, surpris qu’elle ne compte pas. Il la trouva tendue, sur la défensive, elle comptait entre ses dents serrées des nombres inaudibles. Il vit son poing serré, le chronomètre d’or et sa chaîne, le doigt avait appuyé par incident. Les aiguilles ne tournaient plus, elle comptait encore. Quirinal alla du côté des meurtrières.

« On attend » lui dit Arnevin, « quelques minutes encore. »

« Avant quoi ? »

Le second se massa la nuque, posa les deux poings par-dessus la console, le regard braqué sur l’extérieur. À travers les épaisseurs de vitre ils ne voyaient que la grisaille du matin, le flot lointain et ses roulements, l’infime tremblement de la coque. Un ciel plein de nuages alourdissait le temps, ils s’attendaient à de la pluie, à de l’orage. Par les meurtrières ils ne pouvaient rien voir mais les écrans grésillaient, pleins de signaux, de symboles. Le mât radar malgré les conditions voyait toujours jusqu’à l’horizon électronique, par-delà l’œil, plus loin encore. Minsule y apparaissait, les deux flottes du Liscord et le Liscord même, le continent se détachait gigantesque à la vue de Tristan.

Ils voyaient tout alors, plus loin qu’il n’était concevable et eux-mêmes n’étaient qu’un minuscule écho sur l’océan. Quirinal demanda, surpris lui-même par sa question, quel symbole représentait l’hélicoptère. Il n’y en avait pas.

L’eau chassait par-dessus le nouveau blindage, retombait en grands embruns sur les tourelles. Par ce temps serein ces petites vagues semblaient des tempêtes, les lames se démontaient. Ils n’entendaient rien, devinaient seulement le grand vacarme du vent contre les structures et le cri lointain, très lointain des mouettes. L’officier Hersant ne regardait pas, dans leur dos son murmure produisait comme une cascade étouffée sur son visage. Le docteur parla encore de Londant, puis de l’équipage. Il touchait, sans y penser, la vitre de sa main. Sa pipe fumait à peine, il se tut, parut mécontent.

Une annonce passa dans la radio, demanda confirmation d’un écho radar sur les consoles de la passerelle. Le capitaine Arnevin, toujours penché près de Quirinal, fit remarquer qu’ils étaient à portée de la seconde flotte. Il se demandait aussi, l’air enfantin, à quoi ressemblaient les plages de Minsule, si elles étaient les mêmes là-bas. Rien n’existait par-delà la frontière, sinon des échos et des images. Ils se trouvaient à la fin du monde, à moins d’un kilomètre. De nouvelles couleurs teintèrent le ciel, toutes froides. Tout ce qu’il regrettait, dit encore le second, était les parties de cartes avec Ertanger.

Enfin un message demanda Quirinal au poste médical. Avant de sortir il éteignit sa pipe avec le doigt, fit savoir qu’il devait toujours s’occuper du commandant. Dès le couloir, avant même la première marche de l’escalier, il apprenait tout de la romance, ce qu’ils s’étaient dits et leurs derniers regards.

Le poste de tir se manifesta quelques minutes plus tard. Ils venaient de passer avec succès l’inspection de l’ensemble de leurs systèmes, y compris le bloc d’acquisition et le système de suivi de cible. Le second ne prit pas la peine de répondre, tout occupé encore à la proue avant dont les flots se jetaient contre. « Paré au combat » furent les mots de Radens avant la fin de la communication. De onze à deux malgré la distance l’horizon se couvrait d’ennemis. Le bord riait encore des mièvreries de l’assistant.

Quand enfin Tristan repéra le chasseur, il était trop tard. L’armement de premier écran dormait encore dans les cocons, les lanceurs étaient verrouillées. L’hostile venait de l’est sur le flanc, dans les dernières secondes il passa sous les nuages. La nuée se déchira à cette pointe de lance. Roland eut le temps de dire : « Contact. » Les kilomètres s’étaient effondrés, l’ennemi tira. Deux missiles quittèrent les emports, dans l’air se retrouvèrent freinés, glissèrent un instant dans le silence par-delà le son, même quand leurs réacteurs s’allumèrent, et plongèrent sur le cuirassé.

Deux coups sourds consécutifs secouèrent la citadelle. Ils avaient frappé au-dessus de la ligne la superstructure centrale, des balles de gaz incandescentes roulaient par-dessus puis s’épuisaient. Le cœur d’Arnevin avait bondi, tandis que Roland faisait son rapport, il regarda par la meurtrière les tourelles de la défense rapprochée quitter leurs cocons, se tourner toutes sur trois et remplir leurs chargeurs. Radens parlait, Londant parlait et Bramelin. Il écoutait seulement l’écho persistant des déflagrations, éteintes déjà. Un chasseur isolé avait attaqué son bâtiment.

Jamais le Fore n’avait été conçu pour couler un navire. Sa fonction était la suprématie aérienne, l’interception. Il était remonté dans les nuages, entamait un nouvel arc autour du cuirassé en vue de sa prochaine passe. L’intercepteur avait frôlé la structure quelques mètres au-dessus de l’acier, l’équipage avait tremblé avant même que les charges n’explosent. L’ordinateur du bord fournissait consigne après consigne, demanda à Hersant de lancer le décompte. Elle commença à douze secondes, il n’en restait plus que onze. Les lanceurs s’ouvrirent, les missiles attendirent dans leurs silos.

« Sept » énonça l’officier de pont, et il ne se passait rien. Tristan était aveugle.

Le Fore reparut à cinq de côté par la poupe, plongea presque au ras des flots. Aussitôt toutes les pièces coulissèrent, les canons plongèrent vers ce coin d’océan jusqu’alors muet. Déjà deux nouvelles flèches enflammées jaillissaient, avant le moindre tir l’ennemi longeait le bâtiment, s’évadait par l’avant. Un missile frappa par l’arrière contre la tourelle trois, le second se désintégra dans la houle. L’artillerie n’avait eu le temps de tirer qu’une salve, bien trop tard, sans rien toucher.

À présent les rapports se répercutaient de toutes les stations, l’ensemble du bord se tenait prêt au combat. Ils attendaient, tous, que reparaissent le chasseur. Hersant relança son chronomètre à dix-sept, elle compta. « Quatorze, » Tristan tira deux missiles dans les nuées où leurs traînées se confondirent. Elle compta encore, tandis que le radar rendait compte de la situation, les machines démarraient, le grincement et les chocs cessèrent. Un troisième missile fila par le travers, disparut à son tour. Sur les caméras se produisirent comme des lueurs éphémères. Elle arriva à zéro.

Elle continua de compter. Le cuirassé vira de bord, tourna à deux cent trente et réaligna ses pièces. À mesure qu’augmentait la vitesse, la sécurité grandissait. Vingt secondes s’écoulaient encore. Arnevin demanda où était l’ennemi. La seule réponse de Roland fut : « Il est là. » Les annonces continuaient, les annonces n’en finissaient plus, les annonces ne disaient plus rien. Un vague rayon perça les nuages, là-bas, au nord, où le ciel touchait la terre. Elle compta trente secondes, compta encore. Roland annonça le commandant sur la passerelle.

Son arrivée rendit le silence à tout le bord. Arnevin quitta la meurtrière, lui rendit le commandement, expliqua la situation par bien des phrases qui duraient. Hersant avait relevé la tête, elle énonça à voix haute, une minute. Le cuirassé s’écartait de la frontière, virait encore. À peine sa main posée sur la barre le commandant la fit tourner encore et encore, jusqu’à ce que les machines suivant, la proue pointe sur Minsule. Aussitôt l’ordinateur prévint qu’ils risquaient de franchir la frontière.

Le Fore choisit cet instant pour surgir. Il bondit des nuages et passant de cinq à huit revint sur le flanc du cuirassé Dominant. L’ensemble de l’artillerie suivait bien trop lentement, les missiles partirent coup après coup, d’un seul côté. L’intercepteur se rapprocha sans tirer, il frôlait les flots, il soulevait des colonnes d’eau à son passage. Saures se tourna de ce côté comme s’il pouvait l’entendre.

Un long hurlement déchira l’océan. L’ennemi remonta à peine, ouvrit le feu avec son canon, les obus explosifs éclatèrent d’abord sur la tour avant, remontèrent rapidement le long du mât. Une seconde rafale siffla au-dessus de la structure centrale, frappa un lanceur. L’intercepteur passa entre les flammes et la fumée noire, accueilli sur l’autre flanc par les tourelles de cent cinquante-cinq. Les canons brûlèrent trois, quatre, cinq salves avant de se taire. Deux nouveau missiles se perdaient au loin, s’effondrèrent dans les flots.

Le combat s’achevait. L’un incapable de se battre, l’autre de continuer, les deux combattants se séparaient. Le cuirassé vira encore pour longer la frontière.

« L’hélicoptère. »

Un nouvel écho apparut sur le radar, l’hélicoptère des forces spéciales qui se glissait sous la couverture radar, qui rentrait. Ils le regardèrent évoluer, à plusieurs minutes de vol encore, l’appareil qui rentrait sa mission accomplie. Personne ne les avait avertis de l’intercepteur, personne ne les avertissait. Les radios demeuraient muettes. Hersant relança son chronomètre, annonça soixante et encore dix secondes. Elle égrena le temps sans conviction.

Depuis l’horizon se détacha un point noir, un minuscule fragment d’espace dans l’immensité. L’hélicoptère remontait de quelques mètres, salua le bord. Roland leur souhaita la bienvenue. Il restait douze secondes. L’équipage attendait la prochaine annonce. Hersant annonça trois, cessa de compter, releva la tête. L’hélicoptère encore lointain était visible par les meurtrières. Il ne fut soudain qu’une boule de feu, l’espace d’un instant, avant de s’abattre à la surface. Ils constatèrent, de loin, que l’hélicoptère avait été abattu.

« Barre neuf, avant lente. »

Le commandant s’appuya contre la barre, pressa du doigt contre son bras tremblant. Il avait donné l’ordre de traverser la frontière. Là-bas, où s’était écrasé l’hélicoptère, ne restaient que les débris épars et les corps. Saures répéta son ordre non pour l’ordinateur mais pour son bord, les équipes qui l’observaient. Le cuirassé virait déjà.

Seulement quand Roland répéta par les radios la manœuvre, celle-ci devint concrète. Les lourdes tourelles de cinq cents s’ébranlèrent, redressèrent leurs canons. Le rapport d’avarie passa inaperçu. Une fusée de détresse s’était détachée au loin, au-dessus des débris. Un nouveau décompte leur apprit quand ils franchiraient la frontière. Quand ce fut fait, ils ne se rendirent compte de rien. Sur l’horizon rien ne changeait, de onze à deux le lointain se couvrait d’ennemis, deux flottes manoeuvraient pour le combat.

Septembre approchait, ils en prenaient seulement conscience. La frontière se referma derrière eux, les sépara de ce monde qui existait. Ils ne devaient plus revenir.

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