Etoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactives
 

Outre les dommages au mât radar, le cuirassé avait enregistré trois impacts au-dessus de la ligne dont un avait percé le surblindage et frappé les compartiments systèmes. Le feu en lutte crachait sous les jets de mousse, des filaments de cendre allaient se répandre au ras des flots, dans le sillage du bâtiment. Une seconde équipe inspectait le lanceur un frappé par les obus explosifs fumait encore.

Les cent navires du Liscord leur faisaient face, deux porte-avions et les forces de Minsule. Ils avançaient en plume sur l’immensité de l’océan, sous la couverture nuageuse que les vents devaient rejeter bientôt, le Dominant pointait contre le menace ses armes d’un autre temps. Les radars voyaient tout, autrement quoi les deux horizons étaient vides sur plus de cent mille mètres, l’île même se trouvait trop loin. Tandis que le bâtiment progressait son ennemi se déployait sur les flancs, en un lent mouvement de plusieurs heures. Durant ces premières minutes aucun camp n’ouvrit le feu.

Il faisait clair à présent. De très brefs reflets irisaient les vagues en longues lames le vent tournait depuis l’est, agitait à la surface les débris de l’appareil. L’habitacle surnageait encore parmi les pièces de pales et l’intérieur déchiqueté. Les corps flottaient pris dans leurs gilets, aucun ne réagissait à l’approche du bâtiment. Saures donna ses ordres, ils réduisirent l’allure jusqu’à glisser à une poignée de mètres de l’incident. Les trappes du pont avant s’ouvrirent, la sécurité émergea équipée du matériel de magasins. Ils ne disposaient pas de bouées, pas de barques, pas d’hélicoptère, ils n’avaient guère que des câblages. La coque à nouveau battait la mer à quelques mètres, menaçait d’engloutir les rescapés.

Depuis la passerelle ils voyaient l’équipage monter sur le pont, toujours plus nombreux, tout ce qui n’était pas à l’armement venir au secours des naufragés. Certains plongeaient. Ils regardaient, de derrière les meurtrières, cette foule désordonnée contre les bords du pont se masser encore, réagir aux tentatives, faire tirer les câbles. La voix calme de Roland, légèrement grésillante, donnait le compte des pertes et des survivants.

Ils récupéraient les uns comme les autres.

Sur les écrans le déploiement ennemi prenait forme. Des séries de symboles désignaient sur toute la surface du cercle un large demi-cercle à venir. Les radios annoncèrent une communication avec la quatrième flotte. Saures répondit à l’amiral Prévert.

À plus de mille kilomètres de distance la communication subissait le décalage dans leurs réponses. Aussi, du fait du cryptage qu’opérait le Dominant, ils s’entendaient mal. L’amiral ordonna encore laconique de revenir à la frontière il admettait que le retour n’était plus possible. Ils parlaient d’une voix forte, sans hausser le ton. Saures mit fin à l’échange, à la place ordonna à Radens au poste de tir d’établir la liste d’engagement. Face à autant de forces, aucune cible ne serait prioritaire. Ils ne disposaient pas d’assez de munitions pour les engager tous, encore moins sur la durée. Le Liscord le savait, savait tout.

Quand le dernier corps fut hissé à bord et que les brancards ramenaient ces soldats à l’intérieur, les trappes à nouveau verrouillées Bramelin relança les machines à vitesse de croisière. Le commandant fit barrer à l’est de Minsule contre les escadres de la seconde flotte. À son tour l’officier de pont lançait son chronomètre, annonça deux heures, seize minutes et presque cinquante secondes.

Dès le passage en condition l’équipage sentit revenir la tension qu’ils avaient connue déjà, de l’attente, les sas verrouillés ils tenaient leurs postes aussi bien les ponts inférieurs retrouvaient le ronflement des turbines comme seule rumeur les couloirs plongèrent dans les ténèbres, seules restaient des poches vivantes éparses sous les épaisses cloisons. De longs craquements parcoururent la coque jusqu’aux tourelles la citadelle se préparait au choc. Sur ordre du commandant le moment de l’alerte fut noté : « Contact. » Après quoi, de longues minutes durant, le journal n’enregistra que de légères manœuvres de correction.

Seules les tourelles suivaient une activité constante. Les échos radars se multipliant ils élargissaient la bande, les canons s’ajustaient à la mesure des cliquetis sous les culasses les membres des chargeurs écoutaient s’écouler les blocs. Ils ne voyaient véritablement que les écrans et les parois écrasantes du même ton monochrome et resserré sur si peu d’espace qu’ils se levaient à peine. À son poste le lieutenant Colin fit vérifier la pression des tubes une fois encore, encore une fois, pour s’assurer des nombres. Tous les nombres étaient faux, quelque part, mais malgré les contrôles personne ne trouvait en quoi.

Chaque instant les pistons poussaient les culasses un peu plus vers le bas, augmentaient l’angle en même temps que se décalait l’anneau d’un dixième de degré. Ils vérifiaient encore l’assiette, s’assuraient de la stabilité. Un minuscule cadran au fond du poste principal indiquait le temps passé, ils ne le consultaient pas. Tous étaient occupés à voir défiler les nombres sur leurs postes, qui indiquaient des corrections encore et encore, interminables. Ils avaient chargé tous les tubes, patientaient pour armer.

Les artilleurs ne savaient pas que le bâtiment virait encore. Après plus d’une heure l’interception prenait un tour concret, à l’approche les deux flottes entraient dans le troisième écran. Alors les escadres du Liscord avaient viré à leur tour brisant le cercle sur l’ouest tandis que les divisions d’écran remontaient au nord, la seconde aile se rabattait contre le cuirassé, le prenait par l’arrière. Les artilleurs ignoraient la manœuvre, les tentatives de dégagement qui repoussaient de plusieurs heures la première salve. Ils se rendaient compte seulement des ajustements, degré après degré, brusque ou lent, qui avaient fait tourner leur tourelle d’un bord à l’autre du Dominant.

Enfin une mission de tir parvint pour trois salves. Ils allaient tirer en batterie avec la tourelle un sur la seconde division de destroyers couvrant l’escadre. Colin passa les directives, les obus une fois armés reçurent leurs coordonnées. Ils avaient vidé les chambres prêtes au tir les deux tourelles restèrent silencieuses. L’ennemi désengageait, à nouveau les manœuvres séparaient le bâtiment des hostiles, ils repoussaient l’ouverture du feu. Une consigne passa pour désarmer les têtes, les cibles changèrent, encore une fois.

Ni le lieutenant ni son équipe ne se rendaient compte de la situation. Par deux fois encore la mission de tir tomba, les canons passaient d’un côté à l’autre fouillant l’air sans cible, alors que celles-ci s’évadaient. Dans la chaleur des blocs les membres d’équipage suaient.

Il y eut un choc sourd, au-dessus de leurs têtes. Le lieutenant ordonna le silence, demanda à l’ordinateur de cesser les corrections. Une fois que leurs oreilles eurent fini de siffler, ils entendirent comme de la grêle qui durait. L’artillerie faisait face à la seconde vague de chasseurs, les missiles s’abattaient à pic et sur le flanc, l’un avait tenté en vain de pénétrer la tourelle. Cependant le capitaine Radens contactait son subordonné, lui ordonnait de reprendre le suivi et la tourelle, dans son cliquetis, se remit à tourner, et les canons à s’élever encore et encore. Plus aucun son ne les atteignit que leur seule activité.

Lorsque Colin jeta un regard au cadran enfoncé dans la paroi, il crut que le temps avait reculé. L’après-midi avançait, depuis des heures que durait l’engagement, ils n’avaient pas tiré encore. En cet instant, ils se battaient. Les écrans reproduisaient des masses de données brutes aussitôt traduites dans l’élévation. La voix de Radens éclata par les radios il ordonnait une mission de dix coups sur trajectoire fixe. En même temps le cuirassé se stabilisait, désormais en ligne droite il s’offrait à l’ennemi. Mais l’ennemi ne le voyait plus, le brouillard l’enveloppait.

Cette fois les culasses coulissèrent, reculèrent brutalement et un tonnerre fit résonner les parois, en coup mat aussitôt étouffé. Les canons rechargeaient, tirèrent une seconde fois, une troisième, avec lenteur. Ils comptaient chaque coup, la dépense de poudre, l’état des tubes et la pression, la chaleur aux deux bouts. Le feu se déroulait à l’aveugle. Au dixième tir Colin rendit son rapport, fit réarmer ses tubes et calibrer l’armement. Il attendait que le poste de tir lui rende compte. La tourelle un les appela encore puis ils se rendirent compte que presque dix minutes s’étaient écoulées. Les écrans de console n’affichaient plus rien.

À son journal le commandant nota l’ouverture du feu sur six minutes puis un quart d’heure encore en rupture de contact. Il retourna aux cartes où se trouvaient les trajectoires la meilleure ne le convainquit pas entièrement, il l’accepta cependant, l’œil sombre. Près de la barre le capitaine Arnevin observait les volutes du brouillard en train de se disperser s’ouvrir à nouveau sur l’océan. Les canons dressés du cuirassé passaient et repassaient devant lui à la recherche d’un ennemi visible nulle part. Devant eux le champ de bataille se découvrit, ainsi que le résultat des salves.

« Manqué. »

Déjà Radens avait ordonné trois nouvelles salves sur la division la plus proche, alors que pour la quatrième fois la chasse les engageait les tourelles pivotèrent, les six tubes se déchargèrent simultanément. L’officier de pont Hersant annonça, une minute et dix-huit secondes. En tourelle les canons retombaient, les culasses ouvertes encore brûlantes recevaient l’obus puis la charge, verrouillés déjà ils se redressaient, à quarante-deux Colin confirmait la seconde salve. Ils tiraient la troisième lorsque le poste les informa : « Manqué. » Puis : « Manqué. » Puis encore : « Manqué. » L’ennemi s’échappait au nord, une nouvelle escadre approchait pour les repousser, les presser encore plus contre la frontière.

Un nouveau choc les surprit, après quoi un autre plus puissant se fit entendre sur le côté. Ils ne comprenaient toujours pas. Le Dominant virait au nord, à dix-sept zéro huit le journal notait la vitesse de combat. Une nouvelle salve à soixante et dix secondes manqua sa cible de presque soixante mètres. Elle parla alors, l’amoureuse prit la parole et proposa que c’était le blindage. Parce que l’ajout de masse déplaçait le point de gravité, même en le prenant en compte, la tourelle était incapable de bien cibler. Colin ne voulut rien entendre.

Elle reprit la parole, pour faire remarquer qu’ils ne tiraient plus. Le soir tombait sur l’océan revenait la grisaille sale dans laquelle l’eau paraissait du plomb. Roland s’adressa à la tourelle, leur expliqua la situation. Le croiseur Dine s’était déplacé trop à l’ouest, laissant ouvert la route pour Minsule.

L’ordre tomba : « Feu libre. » Ils venaient de recevoir pour cible ce même croiseur. Toutes les pièces du bord se calèrent sur deux quarante, un roulement d’incendie engloutit la face gauche du bâtiment. De la même manière le Dine ripostait, ravitaillé durant la journée il brûlait l’ensemble de ses chargeurs, une vague de missiles satura la défense. « Manqué. » Les munitions allaient s’écraser dans les flots, soulevaient des gerbes à dix, vingt mètres du croiseur, sifflaient au-dessus de ses mâts. Toutes les lampes de la tourelle deux s’éteignirent, le feu rouge s’enclencha, ils apprirent que l’anneau était en feu.

Un autre missile traversa la défense, frappa le mât radar à mi-hauteur. Sur le coup le plaquage vola en éclats, la structure fissurée un feu violent jaillit sur l’autre face que les systèmes étouffèrent rapidement. Le capitaine Radens demanda l’inventaire des munitions. Dans la pénombre du soir le roulement des canons atteignit Minsule, en tonnerre lointain, les habitants pouvaient chercher à la jumelle les éclats brillants. Une étoile parut dans le ciel, d’autres à la suite, les couleurs se perdirent dans la distance. Enfin sur la passerelle le personnel put apercevoir cette échancrure sur la ligne de séparation, l’île du nord dans leur second écran. À vitesse constante le cuirassé l’atteindrait avant la nuit.

Ils virèrent à l’est puis au sud-est pour échapper à deux escadres. La manœuvre les porta au cœur du dispositif adverse.

Personne ne tirait plus. L’équipage observait Minsule, la minuscule déformation de l’horizon qui disparaissait derrière eux alors qu’ils battaient en retraite. La nuit enfin tomba totalement, dans l’obscurité les combattants se séparaient avec la distance le combat devenait plus improbable. Une dernière fois la chasse du Liscord tira ses salves sur le Dominant, l’artillerie cracha des rafales brèves et le silence s’abattit plus fort qu’avant. Durant toute la nuit les tirs sporadiques dureraient, tant que les bâtiments chercheraient à s’éviter et à se repousser mutuellement.

Au poste de liaison le capitaine Londant accepta de réduire le brouillage en faveur de la détection. Plusieurs minutes s’écoulèrent puis un appel de l’Atasse atteignit ses radios. Il en informa aussitôt le commandant Saures.

Ce n’était plus Prévert mais le général des armées Larsens qui lui ordonnait de repasser la frontière à tout prix. La radio reproduisait, entre ses grésillements, le souffle épais du général. Il parlait emporté par sa propre colère, vociférait, hurlait que la frontière avait une raison d’être. Entre eux le ton monta en un instant la passerelle se trouva prise dans la rage sourde. Saures loin d’envisager la retraite répétait que ses ordres l’obligeaient à dépasser Minsule. Une fois que tout fut dit ils déchargèrent encore l’un sur l’autre leur colère, dans le vide, parce que la distance et la radio les y poussaient.

Saures ajouta : « Le monde entier veut voir couler mon bâtiment ! » Il avait l’intention d’engager les deux flottes du Liscord, de les forcer au combat, de les poursuivre et de les anéantir au besoin si elles continuaient à se dérober.

Après quoi intervint Bramelin. Elle informa la passerelle des avaries et du temps que prendraient les réparations. Parmi les dommages figuraient des blessés. La propulsion également avait souffert dû aux vingt mille tonnes de blindage supplémentaire. Ce qu’elle ne disait pas et que disait son rapport était l’incapacité du cuirassé à se battre et à se défendre, si le combat devait s’intensifier. Le Liscord menait contre eux un combat d’attrition qu’ils n’avaient aucune chance non plus de remporter.

Plusieurs lampes se rallumèrent dans la tourelle deux les artilleurs retrouvaient l’espace confiné, encore plein de leur sueur que la ventilation soufflait, les culasses ouvertes. Le cliquetis perdurait rapide à mesure que s’écoulaient la pente et la direction. Quand l’annonce tomba de la nuit tombée, ils en prirent note parmi tant d’autres données et ils pensaient à la prochaine mission de tir, la prochaine salve et les réglages qui suivraient. À son poste Colin continuait de suivre les cibles jusqu’à ce que la hausse, à sa surprise, ne change plus. Ils avaient retrouvé la portée maximale.

Ensuite la tourelle cessa de tourner. Revenue sur la ligne centrale elle se laissait emporter par le bâtiment au travers du feu céleste. Un étrange bercement eut raison du lieutenant, sans y penser il se laissa prendre par la torpeur. Sa tête répétait tous les calculs de la journée, tous les ordres, il les répétait dans son inconscient. Son doigt sur le siège jouait le même cliquetis qui avait cessé. Autour de lui la même torpeur avait pris son équipe, les consoles mêlées aux lampes éclairaient le peu d’espace où ils s’assoupissaient. Ils somnolaient, ils oeuvraient encore  leur poste dans un demi-rêve, leur activité était la même.

Saures traça un trait à la règle, qui passait deux kilomètres à l’est de Minsule. « Ce n’est pas une bonne idée » proposa Roland, et tandis qu’il expliquait ses raisons l’ordinateur enregistrait la course.

Ils allaient manœuvrer toute la nuit en quête d’une ouverture.

Le matin aucune ne s’était présentée encore le long de l’axe les deux flottes tenaient leurs positions sans répondre aux feintes. Il fit à nouveau clair, de rares engagements se produisirent durant la matinée. À midi le capitaine Radens rendait compte des munitions avec l’exigence de les ménager. Repoussé sans cesse le Dominant naviguait par pointes tout le long d’une ligne qui le menaçait de chaque côté. L’après-midi s’achevait, la seconde journée de l’engagement prenait fin sans que rien ne se soit produit. Alors Arnevin fit l’erreur de comparer leurs tentatives à celles d’un croiseur.

« Le Dominant, lui, est un cuirassé. »

Avant qu'il ait pu répliquer, coupant court le commandant Saures ordonnait un avant toute en ligne droite sur l'ensemble des forces du Liscord.

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