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Armé seulement d’un manuel de neuf pages, tiré du jeu de plateau et annoté, le chroniqueur était bien décidé à récupérer son livre. Les pièces de son puzzle mental n’étaient pas bien nombreuses : outre ledit manuel, il n’avait qu’une porte, le verrou de la porte et lui. Le vestibule, avec toutes ses statues, toutes ses peintures, tout son étalage de savoir-faire grandiloquent, ne lui apparaissait d’aucune aide. Les graines de bulbe faisaient leur effet. Son cerveau bouillonnait d’idées multiples qui fusaient dans tous les sens. Il se sentait sortir de lui-même. C’était forcément simple, forcément banal.
« But du jeu : aucun. » Vlad avait récupéré le manuel, par terre, et s’était remis à le lire à haute voix. « L’premier joueur commence en s’cond. » C’était un véritable plaisir de découvrir qu’il y avait plus artiste que soi.
Le chroniqueur laissait la drogue agir, lentement. Il reprenait les règles, point par point, il s’en imprégnait pour les comprendre mais n’arrivait jamais au bas de la première page, comme bloqué. Impossible de la tourner, tant cela manquait de sens. Il écoutait sa voix répéter ce que ses yeux filtraient, tandis que lui apparaissait la fibre du papier, l’épaisseur de l’encre et comme un monde dans ce petit manuel. Mais son attention n’était pas détournée pour autant, loin s’en fallait. Elle agissait comme un filtre puissant, dans lequel il s’abimait tout entier.
« But du jeu : aucun. »
Non, l’autre chroniqueur n’aurait pas pu écrire directement la solution, non, ç’aurait été trop simple. Il fallait inventer une énigme insoluble qui ne parlait pas même à un esprit dément. Le drogué fouilla chaque lettre pour la dépouiller de son sens et ne trouva rien. Ce manuel était vide, d’un vide effrayant.
« But du jeu… »
Quirinal avait dû voir ça, lui aussi, lorsqu’il le lui avait dicté pour la première fois. Dans le petit salon, il avait dû penser à ça, Quirinal, que c’était vide. Si c’était un monde, alors c’était un monde vierge, sans règle, en devenir. Et c’était là-dedans qu’avait été caché son livre, par qui ? On le lui avait volé, il s’en souvenait clairement.
Mais cela importait peu : « N’appliquez c’te règle qu’si elle est appliquée. » S’il comprenait bien, cette règle, il ne pouvait pas l’appliquer du tout, puisqu’il fallait qu’elle le soit déjà avant de l’être. Sans les graines de bulbe, il aurait souffert d’un affreux mal de crâne. Il en allait de même pour le premier joueur. S’il jouait en second, alors il n’était plus le premier joueur. Donc personne ne jouait jamais. Vide.
« Oah, c’lui qu’a écrit c’truc d’vait être vraiment fatigué. »
Son esprit soumis aux drogues se mit alors à tout mélanger et, lentement, de ces consignes sans queue ni tête, il tira ses propres règles beaucoup plus rigoureuses, qui prenaient forme peu à peu pour lui, à mesure qu’il lisait et relisait cette première page. « N’appliquez c’te règle… » Il ne réfléchit pas plus loin. Cela lui devint clair. Ou cette règle était appliquée, ou elle ne l’était pas. Normalement, aucune règle n’était appliquée avant même le début de la partie. Mais les Chroniques n’étaient pas la normalité. Donc : « La règle est appliquée. » Et ainsi de suite. Il réécrivait dans sa tête le manuel.
« Tout joueur est second. Le premier qui veut commence. Le plateau n’est donc pas retourné (la partie a commencé). Cela fait gagner un point au joueur qui a commencé. Il lance donc les dés (grâce à son point). » Et ainsi de suite… jusqu’à ce qu’il arrive en bout de la première page et qu’automatiquement son regard remonte tout le long de la feuille, par les sinuosités du papier imprimé, par la fibre, dans les mares d’encre, jusqu’aux premiers mots.
« But du jeu : Libra. »
Pour la première fois, le chroniqueur dément lisait ce mot qui ne le perturba pas, malgré son apparition sur l’imprimé du manuel. Il relut les règles et cette fois le texte lui parut limpide – aussi parce que lui-même n’avait pas l’esprit sain – aussi facile à lire que n’importe quel récit. Et cet imbécile de Quirinal qui allait chercher la réponse à des kilomètres ! Cette fois le regard du chroniqueur arriva en bas de page et d’un doigt, il la tourna.

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