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L'esprit d'Agratius, encore embourbé dans le rythme de l'action, dans le saisissement du récit, dans l'enclosure sale de l'orphelinat, ne fut pas suffisamment prompt et ne vit pas venir la suite logique de la phrase que Johannes venait de prononcer.

La porte s'ouvrit. Agratius chancela, moitié d'équilibre et moitié d'ivresse. Mais magistralement se reprit sur ses jambes et fit face dignement à son adversaire. Derrière Johannes, le visage amical d'Ophélia le regardait profondément, invitant et tranquille. Elle reposait sur un coussin de velours aux contours de galons tressés.

« Et vous, que faites-vous subir à Ophélia ? »

Johannes s'écarta nonchalamment du bois de la porte pour avancer vers Ophélia et poser sur sa petite tête blonde une main paternelle.

« Rien de bien grave, Agratius. Je lui raconte une histoire, voilà tout. Quel mal y a-t-il à raconter des histoires à une enfant ? »

Comme il hésitait à rester sur le seuil, de peur que sa voix plus fluette et désormais bien moins posée sous l'effet de la colère n'ait pas la portée nécessaire, le garçon risqua un regard. Les étagères hautes de la bibliothèques formaient autour de Johannes et Ophélia une curieuse et fascinante geôle colorée.

« Je sais où mènent vos histoires, Johannes. Je sais de quoi elles sont faites ! Je sais quelle sorte de mensonges elles propagent, au vent de vos satanés dirigeables ! »

« Tiens donc ? »

Agratius fit un pas en avant pour se donner le temps de réfléchir. Mais sa mémoire ne put guère aller au-delà des minutes qu'il venait de vivre, encore en décantation dans le fond de son esprit.

« Le professeur Sapiens n'est pas le savant fou, ni le monstre de déloyauté que vous décrivez. C'est un savant noble et un apôtre de la Raison rendu fou par vous et vos hommes, et réduit à cette condition de singe ! »

Il n'attendit pas la réponse et, rageusement :

« Et d'abord comment avez-vous su pour le professeur ? »

« Voyons Agratius... Il n'est pas nécessaire de se mettre dans de tels états pour un simple personnage. Oui, Agratius : le professeur Sapiens n'est qu'un personnage. S'il renvoie à l'un de vos amis, il ne s'agit là que d'une coïncidence purement fortuite. »

Ne veux-tu pas savoir la Vérité Agratius ? Ne veux-tu pas savoir qui est le professeur Sapiens ?

A côté d'Ophélia un second coussin attendait. Agratius remarqua alors que les dos toilés des livres aux étagères dessinaient tous ensemble une sorte de frise élégante de motifs floraux, de lianes s'ensuivant, de courbes belles courant le long des murs, en décoration du bureau orné de Johannes.

« Maintenant que vous êtes parmi nous, que diriez-vous de vous asseoir ? »

« Je ne me ferais pas le complice de vos calomnies ! Ce n'est pas comme un traître que le monde doit se souvenir du professeur Sapiens, mais comme un héros de la Raison réduit par la Folie à un état honteux compte tenu de son statut ! »

Poursuivant les pas d'une chorégraphie complexe, Johannes se dirigea vers son bureau et prit entre ses mains une plume, qu'il fit tremper dans l'encre avant de la laisser goutter au rebord du buvard.

« Je sens bien que vous prenez à cœur le sort de ce professeur Sapiens. Écoutez. Voilà ce que je vous propose : c'est vous qui choisirez sa fin. Et, qui sait, peut-être se repentira-t-il et finira-t-il par sauver nos deux héros... Ce sera à vous de le déterminer. »

Les acteurs rencontrés sont amenés à évoluer. Qui est le professeur Sapiens ?

« Mais pour cela, mon bon Agratius, il faut d'abord que vous me laissiez terminer l'histoire. Alors asseyez-vous. »

« Nous avions laissé nos héros face au professeur Sapiens. L'ancien savant terroriste se révélait être l'organisateur de toute l'invasion extraterrestre... Et Ophélia, dont les pouvoirs auraient pu sans problème l'empêcher de nuire, avait disparu.

Agratius poussa doucement la porte derrière laquelle, assurément, se trouvait la clé de la disparition d'Ophélia.

Un homme à l'allure fourbe était penché sur une table. Elle ressemblait à une table de médecin. Quoique les outils qui l'entouraient n'avaient rien de l'outillage médical : on aurait plutôt dit des instruments de torture !

Le sang d'Agratius ne fit qu'un tour ! Il s'élança vers la table et mit en joue l'apprenti sorcier...

« Bandit ! Arrêtez ça tout de suite professeur Sapiens !

Mais dans sa précipitation, dans le trouble de voir sa petite Ophélia sur la table d'opération, Agratius n'avait pas remarqué les trois extraterrestres dissimulés dans les recoins de la pièces. D'un seul coup, ils l'encerclèrent, le désarmèrent et le capturèrent entre leurs tentacules.

Le professeur s'avança vers sa nouvelle victime. Ha ! Il savourait bien son triomphe ! Ses lèvres épaisses marmonnaient des mots incompréhensibles. Son nez aplati semblait chercher la peur chez Agratius. Mais chez le garçon la colère surmonte la peur. Alors le savant lança d'une voix sifflante :

« Quelle bien surprenante visite ! Il semblerait que les rouages de la Providence ont mis sur mon parcours de bienheureux cadeaux, et qu'il ne m'est même plus nécessaire d'actionner ceux de ma machine pour que viennent à moi des enfants. Et quels enfants ! Ne s'agit-il pas d'Agratius et Ophélia ? Les deux jouets préférés de ce cher général Pompius !

« Bandit ! Lâchez-la immédiatement ou vous le regretterez !

« De ces deux alternatives, j'en choisis une troisième qui (je le sens, eut égard à la rectitude, à la sincérité de votre apostrophe, mon petit Agratius) vous aura échappé. Je vais la relâcher, certes oui, mais c'est vous qui allez le regrettez. Le temps a joué en votre défaveur (sans compter mon intelligence supérieure, cela va de soi). S'il me faut le dire simplement : il est trop tard, mon enfant... Il est trop tard pour votre petite Ophélia !

Comme Agratius demeurait incrédule, le professeur parcourut la pièce jusqu'à l'immense globe. Souvenez-vous : Ophélia l'avait entraperçu juste avant de se faire capturer... Il émettait de curieux éclairs bleutés qui éclairaient la pièce d'une lumière maléfique. Et aucun des deux enfants n'avaient eu le temps de comprendre son rôle dans cette manigance. Le professeur Sapiens s'apprêtait à le leur révéler, et à nous, par la même occasion.

« Avisez cette mécanique. Après de fastidieuses recherches, je lui ai donné pour nom (que n'aurais-je pu l'appeler simplement « Sapiens-o-matic », mais son imperfection ne convenait pas à mon génie) générateur Oméga. Son potentiel est l'émission d'une onde à infra-fréquence capable de prendre le contrôle de l'esprit d'un humain. Grâce à elle, j'aspirais littéralement à la conquête du pays que j'aurais pu faire mien si, hélas, trois fois hélas, de funestes scientifaillons de mes collègues (mais je peine à les considérer comme tels) n'avait pas confondu vitesse et précipitation et n'avaient pas déclenché, sans m'alerter, leur putsch aussi naïf qu'inefficace. En conséquence, jamais je n'ai pu terminer le générateur Oméga... Il ne fonctionne que partiellement...

Où voulait en venir le professeur ? Comment cette ébauche de machine infernale lui permettrait de conquérir le pays ?

« Partiellement, certes, mais un génie sait transformer ses échecs (qui, en l'occurrence, n'était pas de mon fait) en réussites. Partiellement : qu'à cela ne tienne ! Voyons, me dis-je en moi-même, si la fréquence qu'il émet est insuffisante pour atteindre les ondes cérébrales d'un adulte, ne serait-il pas possible qu'elle puisse s'interférer avec celles d'un enfant ? Au prix de quelques altérations mineures du noyau émetteur, j'y suis parvenu. Alors survint un nouveau stratagème : mettons que je subtilise tous les enfants du pays et que je dispose en leur lieu et place, en leur couche même, des androïdes ? D'abord inactifs et parfaitement innocents, un seul geste de ma part les poussera à m'obéir et à asservir leurs parents ! Or, il s'est trouvé que mon plan a parfaitement coïncidé avec les ambitions conquérantes de nos amis extraterrestres (je l'avoue non sans une fierté certaine dont vous excuserez sans doute l'irruption : je leur en ai soufflé l'idée). Ne voyez-vous pas se dessiner les grandes lignes de mon grand dessein : dans le nord, une offensive de mes alliés d'outre-espace ; ici, au sud, une seconde vague d'attentats par chérubins interposés !

Bien sûr, tout cela à Minium, où personne ne soupçonnerait le danger... L'esprit du professeur était décidément rendu fou par sa soif de pouvoir. A moins que le goût de la vengeance n'ait pris le dessus après toutes ces années...

« Ophélia et moi t'arrêterons !

Pendant tout le discours du professeur, Agratius s'était concentré sur l'esprit d'Ophélia et tentait de la ranimer en agitant leur lien psychique. Il parvenait presque à entrer en elle... Pourtant, une barrière qu'il n'avait jamais rencontrée auparavant l'en empêchait. Tout se passait comme si le véritable esprit d'Ophélia était enfermé dans une prison impénétrable.

« Croyez-vous, mon enfant ? Mon sens inné du drame m'a forcé – mea culpa à garder le meilleur pour la fin. La cerise sur le gâteau de la vengeance. D'abord, je l'avoue, j'ai raisonné rudement, en brute épaisse : en voyant Ophélia, je me suis dit « tuons-la ». Mal m'en aurait pris ! Il m'est soudain venu à l'esprit que les capacités mentales hors norme de la chère petite étaient toutes indiquées pour améliorer grandement la puissance du générateur Oméga. Mais... car il y a toujours un mais, pensons-y, pour pouvoir connecter Ophélia à ma merveille, il faut que leur nature profonde soit semblable...

Agratius s'efforçait de délivrer l'esprit de sa chère soeur. Mais ses pouvoirs n'étaient pas suffisamment puissants. Il percevait pourtant un faible écho, comme assourdi, comme étouffé. Mais où était-il enfermé ? Où se trouvait l'esprit à la fois si puissant, et maintenant si fragile, de la petite Ophélia ? Se pouvait-il que...

« Non ! Vous avez transformé Ophélia en robot ! Pauvre fou ! Que lui avez-vous fait subir pour la métamorphoser ainsi ?

« Rien là de très grave, ne vous inquiétez pas, quoique le processus est un tout petit peu irréversible. La demoiselle a néanmoins conservé ses pouvoirs. Seulement, ils sont maintenant sagement canalisés par son enveloppe métallique.

L'écho ! Un écho faible mais réel répondait à Agratius ! Il l'entendait. Il entendait ses prières...

Le professeur Sapiens ne se doutait de rien, sûr de l'efficacité de son savoir maléfique. Agratius en ressentait des bribes. Mais à vous qui suivez cette aventure depuis ses débuts, je peux sans doute vous révéler le sort d'Ophélia...

C'était la plus extraordinaire des luttes qui se déroulait à l'intérieur du corps désormais métallique de la petite fille. Le professeur avait cru qu'en extrayant le cerveau du corps d'Ophélia et en le transposant dans un succédané robotisé de l'enfant, il parviendrait à le contrôler. Rien n'était moins sûr...

Devenue momentanément un pur esprit, Ophélia prit d'elle-même le contrôle de son nouveau corps d'acier. Elle déchaîna dans tout l'orphelinat ses pouvoirs.

Brusquement, non seulement les trois gardiens extraterrestres lâchèrent Agratius, mais en plus ils s'élancèrent vers le professeur Sapiens. Ce dernier n'en croyait pas ses yeux ! Il eut juste le temps de s'échapper par une porte dérobée, poursuivi par ses anciens alliés.

Puis, un grondement se fit entendre. Dans tout le sous-sol. Et d'un seul coup, des dizaines d'extraterrestres surgirent pour s'attaquer, non aux deux enfants, mais au générateur Oméga.

Quel est ce prodige ? Pourquoi un tel retournement ? La réponse, Agratius ne mit pas longtemps à le comprendre, et vous aussi avez peut-être compris que les plans du professeur Sapiens s'était retourné contre lui. Son erreur avait été de sous-estimer la puissance de l'esprit qu'il espérait manipuler. Cet esprit était bien plus complexe qu''une vulgaire machine, même aussi perfectionnée que le générateur Oméga. En réalité, je peux bien vous dire ce secret : rien ne pouvait maîtriser l'esprit d'Ophélia. Et non seulement l'opération que le professeur avait fait subir à la petite fille n'avait pas entravé ses pouvoirs, mais au contraire, elle les avait démultiplié. Son esprit, désormais dégagé de la gestion de toutes fonctions vitales, était libre de faire jaillir toute sa puissance.

Et la meilleure façon d'en finir, avait jugé Ophélia, était de prendre le contrôle de tous les extraterrestres et de les pousser à détruire les machines du professeur Sapiens.

Satisfaite de ses effets, Ophélia suggéra à son frère qu'il était temps de s'enfuir. Ils avaient déjoué les plans du professeur Sapiens, et les extraterrestres menaçaient à présent d'attaquer dans le nord du pays. Et on allait avoir besoin de leurs services !

Mais c'était à présent au tour d'Agratius de surprendre sa soeur...

« Notre mission ici n'est pas terminée... Voilà : lors de notre départ, le général Pompius m'a remis une enveloppe. Il m'a dit de ne l'ouvrir que si ses craintes d'une invasion extraterrestre se confirmaient, et si un danger réel se présentait pour le pays... Je crois que tu es d'accord avec moi pour dire que le moment est venu ?

Ophélia acquiesça.

« Il m'a dit aussi que, le cas échéant, il fallait que je trouve un moyen de transport efficace, pour transporter quelque chose de lourd à travers le pays... C'est pourquoi j'ai demandé à l'agent Cirus de nous ramener un carriole attelée.

A cet instant Agratius ouvrit la lettre... Et il n'eut qu'à la lire à lui-même pour qu'Ophélia soit au courant de son contenu. Contenu que je m'en vais vous révéler, avec quelques explications...

Dans cette lettre, le général Pompius dit à Agratius qu'en cas de menace extraterrestre, les deux enfants doivent récupérer dans le grand hangar de l'orphelinat les pièces détachées d'une mystérieuse Arme Secrète. Elle serait assurément utile pour combattre toute menace.

A Agratius, la parole du général, en lequel il avait une confiance absolue, suffisait : il n'eut pas besoin de rechercher d'autres explications sur l'existence de cette mystérieuse Arme Secrète. Vous pouvez vous douter qu'Ophélia, en revanche, à cause de son insatiable curiosité, tenait à en savoir davantage. Ses connaissances encyclopédiques allaient le lui réveler.

Il nous faut, une fois de plus, revenir quelques années en arrière.

Lors de l'exil des savants, la plupart de leurs caches secrètes furent démantelées et leurs laboratoires détruits. Mais pas tous... Une brigade de choc, dont le général Pompius, alors simple sergent, faisait partie, découvrit dans les sous-sols d'une des caches un ensemble de pièces détachées. Cette cache, bien entendu, était l'orphelinat qui, comme vous l'avez compris, était déjà le quartier général des savants lors de leur première tentative ! Les quelques savants repentis expliquèrent qu'il s'agissait d'une Arme Secrète qui devait être utilisée en cas de résistance après le coup d'Etat, mais qu'ils n'avaient pas eu le temps d'assembler. Eux-mêmes n'en savaient pas plus sur la nature de cette Arme, connue des seuls membres de l'état-major des savants. La brigade et le gouvernement de la Firme décidèrent de garder secrète l'existence de cette Arme Secrète et de ne l'utiliser qu'en cas d'extrême urgence.

Ainsi, comprit Ophélia, ce qui avait alerté Pompius était qu'une agitation, même légère, surgisse du côté de l'orphelinat dont il connaissait le rôle stratégique réel... Ce n'était pas pour rien que le professeur Sapiens s'était réinstallé à Minium. L'Arme Secrète ne pouvait tomber en de plus mauvaises mains !


Agratius et Ophélia sortirent dans la cour de l'orphelinat. Les extraterrestres détruisaient tout, et commençaient même à s'entretuer !

Heureusement, le hangar était encore intact...

A l'intérieur, le silence régnait. Agratius alluma une lampe. Devant eux, des dizaines et des dizaines de caisses en bois. Un label avait été apposé sur le côté, portant la mention « projet V ». C'était sous ce nom que les savants renégats connaissaient l'Arme Secrète.

En parlant de savants, où était le professeur Sapiens ?

« Maudits marmots ! Toujours dans mes pattes !

Il ne s'était pas enfui ! Il avait regagné le hangar, certainement pour sauver l'Arme Secrète et la livrer aux extraterrestres...

Dehors, l'agitation régnait de plus en plus... Heureusement arrivèrent l'agent Cirus et ses hommes qui, plein de courage face aux horreurs dont ils étaient à présents les témoins, tentaient de garder leur calme.

Agratius les vit et leur cria :

« Dépêchez-vous d'aller sauver les enfants : ils sont encore prisonniers dans l'orphelinat. Ceux qui sont actuellement à Minium ne sont que des copies robotiques !

La voix d'Agratius était claire et franche. Ils obéirent.

Profitant de cette distraction, le professeur Sapiens s'était empressé d'ouvrir une caisse et tirait à coup de pistolet sur ceux qui l'approchaient.

« Personne n'aura l'Arme Secrète ! Cette caisse contient le mécanisme d'auto-destruction de la machine : elle déclenche une explosion équivalente à une salve de vingt obus ! Vous périrez avec moi...

D'un éclair de pensée, Ophélia confirma à Agratius qu'il disait vrai. Le garçon recula. La situation était tendue à l'extrême...

Agratius mit ses mains en porte-voix. Si la colère avait pu l'envahir à la vue du sort infligé à sa soeur, ce sentiment s'était évanoui. Il plaignait surtout le professeur et sa folie... Il voulut alors tenter un dernier effort pour le sauver.

« Professeur ! Il est encore temps pour vous de laver votre honneur ! Rejoignez le combat de votre espèce, ne vous laissez pas aveugler par les promesses de ces infâmes extraterrestres ! »

Etait-il judicieux de tenter de réveiller chez le professeur ce qui lui restait d'humanité ? »

Johannes contourna ses mains pour poser la droite sur le penne de la plume dont l'encre, à peine sèche pour ne pas baver et suffisamment humide pour imprimer sa marque sur le papier, avait fini de goutter.

« Nous y voilà, Agratius. Le moment fatidique est arrivé. Le récit est sur le point de s'achever. Les pièces détachées du robot V sont sur le point d'être acheminées auprès de l'état-major, le plan des extraterrestres pour contrôler les enfants humains a été contré et la destruction de l'orphelinat va condamner ceux d'entre eux qui ne pourront pas s'échapper à temps. Reste le cas du professeur Sapiens... Comprenez bien que je vous laisse le choix : il peut, in extremis, juste avant de déclencher l'auto-destruction, se faire tuer par un extraterrestre, mettons par la méthode de la succion faciale qui donne un effet assez pénétrant. Il meurt ainsi dans le déshonneur car il aura essayé de tuer les deux héros, qui pourront s'en sortir grimpant dans le véhicule de l'agent Cirus qui trouvera ainsi une façon de racheter sa dette envers eux. »

Pendant qu'il parlait l'encre séchait.

« Mais il peut aussi surprendre l'auditoire et s'avérer plus loyal qu'on ne le croit. Alors imaginez-le reprenant ses esprits, les mains crispées sur ses tempes, oui, imaginez-le et voyez le se lamenter de sa folie ! Là, en quelques minutes, grâce aux paroles des enfants et aux ondes positives que lui impulse Ophélia, il se ressaisit : il accepte le marché d'Agratius. Voir même, le professeur se sacrifie pour sauver les enfants du déferlement des extraterrestres dans le hangar : il a racheté sa dette, sa traîtrise est oubliée et peut-être même sera-t-il décoré à titre posthume. »

A nouveau la plume fut humectée dans le pot d'encre, posément, rituellement, et revint s'égoutter au-dessus du buvard, à hauteur des yeux d'Agratius.

« Oui, parce qu'il faut qu'il meurt. Il est bien mort, n'est-ce pas ? Le professeur Sapiens est bien mort ? Certes, mais dans une histoire il y a plusieurs façons de mourir. Que choisissez-vous, Agratius, quel destin pour votre ami ? L'honneur ou l'ingratitude ? »

Qui est le professeur Sapiens ? Un rappel : le professeur Sapiens nous a montré le chemin pour fuir du cirque Saturne. Honneur : 1.

Ce fut d'un élan brutal et imprévu, délaissant le coussin brodé, déplaçant à distance la plume qui vint tâcher d'encre les motifs du tapis recouvrant tout entier le bureau de Johannes, qu'Agratius se leva, exorbitant les yeux, enfin, comme il venait de lui passer à l'esprit toute l'incongruité de la scène qui lui était demandé d'interpréter à présent. Il ajusta son petit veston pour animer ses mains et tenta de retrouver sa voix la plus claire en même temps que ses esprits.

« Qu'avez-vous fait à Ophélia ? Vous ne m'avez pas répondu, et ce ne sont pas vos digressions furtives qui m'écarteront de mon but ! Je comprends mieux son comportement, à présent : vous l'avez lobotomisé avec vos histoires ! »

« Je n'ai lobotomisé personne, Agratius. Ophélia est là de son plein gré. Vous semble-t-elle retenue de force ? Si je ne connaissais pas mieux votre intelligence et vous savais peu impressionnable d'ordinaire, je verrais là un effet de mon récit sur vos sens. Mais ce n'est qu'une histoire : personne n'a kidnappé votre petite amie. Personne ne le retient contre sa volonté dans les sous-sols sordides d'un orphelinat ! »

Johannes marqua un temps. Il fronça des sourcils presque réprobateurs, dans leur inclinaison forcée.

« Avec tout cela vous ne m'avez pas dit le sort du professeur Sapiens, et pourtant il va bien me falloir mettre les dernières lignes à l'ouvrage. Alors : sauve-t-il les enfants ou brûle-t-il dans les flammes de l'Enfer, avec les traîtres de son espèce ? La seconde solution serait certainement plus attendue par les lecteurs mais je dois avouer qu'un retournement a toujours du bon. Cela maintient l'attention tout en permettant à l'intrigue de repartir pour une suite éventuelle. Et dans le même temps, ce serait une fin éminemment morale, ce qui n'est pas à négliger si l'on sait que l'histoire va être lue par des enfants. Le mal ne paie pas mais il est toujours possible de se racheter. »

Comme Johannes, courbé depuis son bureau, s'apprêtait à ramasser la plume autour de laquelle s'écoulait à présent, en auréole, une tâche noire qui contaminait à vue d'oeil les motifs décoratifs du tapis, Agratius avança le pied et écrasa la pointe de l'instrument, agrandissant encore d'un pas entier d'enfant l'étendue de l'éclaboussement.

« Vous vous fichez bien de la Vérité sur le professeur Sapiens... Votre histoire est déjà écrite, imprimée, relue, réécrite et réimprimée, distribuée partout dans le pays depuis vos dirigeables ridicules qui perdent des pages en route. »

Il se retourna, marquant le coussin d'une empreinte noire de soulier.

« Je n'ai rien à faire de vos mensonges ! Et je vous conseille de laisser Ophélia tranquille. »

A chaque pas qu'il faisait un peu plus vers la porte, puis dans le grand couloir aux allures archaïques, l'empreinte d'encre sur le tapis s'évanouissait un peu plus, jusqu'à disparaître.

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