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Après qu'il eut suffisamment appris sur le monde des adultes, sur les turpitudes infligées quotidiennement à la population, sur les mensonges érigés en raison suprême, Agratius n'eut qu'une envie : partager ses informations avec Ophélia pour qu'ils conçoivent ensemble la suite du plan. Mais la petite fille se dérobait de plus en plus, et il devenait suspect que cela ne concernait que le besoin d'en apprendre plus sur les secrets immoraux des adultes. En réalité, Ophélia passait de plus en plus de temps avec Johannes. Et moins que jamais elle ne communiquait avec Agratius, qui lui livrait pourtant, avec sincérité, le récit de ses trouvailles quotidiennes dans le grand ministère de l'Imagination.

Conjointement Agratius ressentait, comme il avait pu déjà le ressentir à l'orphelinat mais cette fois avec une intensité rarement atteinte, une forme d'attraction envers la petite fille ; non comme une attraction amicale, de compagnon de jeu, mais comme une attraction mécanique, aimantée, guidée par la Raison. Il lui fallait suivre Ophélia lorsqu'elle se levait du lit à l'heure de la sieste, posait le livre qu'elle lisait sur les couvertures, traversait leur chambre commune d'un pas sûr, et ouvrait la porte pour disparaître. Il lui fallait suivre Ophélia non par curiosité – Agratius ne ressentait pas de telles émotions triviales – mais par nécessité scientifique. Là où était Ophélia était la Vérité. Tout cela n'avait rien à voir avec une quelconque jalousie. Ophélia se rendait maintenant presque tous les jours dans le bureau de Johannes. Et quand Agratius rentrait, seul et peiné, dans la chambre, il ne parvenait pas à interpréter l'étrangeté du comportement d'Ophélia comme le rouage indispensable d'un plan plus vaste et pour son esprit pourtant précoce encore indéchiffrable. Si elle devait découvrir la finalité des plans de contrôle de Johannes, ne lui aurait-elle pas dit depuis longtemps ?

Agratius ouvrit la fenêtre sur la cité.  Pour tous la guerre était loin : la nuit les actualités du téléphonoscope projetées sur les immeubles alentours informaient les habitants que le conflit s'était soldé par la victoire ferme et définitive des humains sur les extraterrestres grâce à l'intervention des Enfants de la Dernière Chance, et on avait pourchassé l'ennemi jusque dans le ciel, pour anéantir entièrement toute sa flotte. On parlait de canons anti-aériens et de rayons atomiques capables de trouver la cible au travers des nuages jusqu'à la voûte céleste. Les mensonges continuaient, se disait Agratius, mais il s'en souciait peu tant il savait lire en leur travers. Il voyait derrière les ombres à l'assaut des murs des fenêtres éclairées s'éteindre comme des clignements d'immeubles. Rien ici ne ressemblait à ce qu'il connaissait, et il n'en avait pas la clé.

Vers l'horizon, un des dirigeables de distribution des exemplaires des Enfants de la Dernière Chance revenait de sa mission. La forme dodue du ballon marquait d'abord un point lumineux qui grossissait à la vue. Bientôt, il fut au-dessus de la tête d'Agratius, ce dernier penché comme s'il allait y déceler, une fois de plus, un des mécanismes du mensonge. Lentement un feuillet chuta au passage du dirigeable au moment de son atterrissage sur le toit. La danse de la page, nocturne, était souple. Elle ne se pressait pas pour atteindre la fenêtre d'Agratius maintenant que l'engin était hors de vue ; elle traînait même entre les nues, entre le quadrillage que composaient conjointement les lumières de la cité et les étoiles du ciel. Le garçon dût tendre la main pour attraper la page imprimée à la main par les enfants de l'élite.

Mais cette fois il ne reconnut pas la traditionnelle mise en page aux marges courtes des romans de Johannes, qu'il avait vu au sol dans la grande salle de production des romans, au quarante-deuxième étage. Cette page n'était pas l'oeuvre des enfants. Cette page était-elle la production de quelque voix dissidente d'une secte d'intellectuels éclairés ? Le logo du ministère de l'Imagination évacua d'emblée son espoir. Alors il défroissa la page abîmée par le vol et la lut.

En son centre un dessin représentait une foule en liesse dans un centre urbain. Les figures des hommes étaient à peine reconnaissables et la vue d'ensemble était si lointaine qu'on aurait pu croire à des enfants. En arrière-plan, mais, par un effet d'éclairage invraisemblable, rendu plus net encore que la cohue du premier plan, un convoi venait d'une des rues qui donnaient sur la place. Le noir et blanc, et le trait qui se voulait précis mais masquait l'imprécision par une fausse ambition impressionniste de tract populaire, donnaient au dessin un caractère profondément désuet, jugea Agratius, qui ne vit là guère plus de talent que dans les illustrés de l'orphelinat, la couleur en moins. La joie se fardait derrière les nuances de gris et la saturation des blancs à l'impression. Puis il lut la légende, qui se déclinait en trois lignes à la typographie fantaisiste qui confirma la nature du tract :

« Le triomphe des Enfants de la Dernière Chance, bientôt dans votre ville :

Un formidable secret révélé sur la grand'place !

Enfin la vérité sur les Enfants de la Dernière Chance. Venez nombreux ! »

Il lut les mots, et la colère le prit.


Agratius quitta la chambre avec la ferme intention de se venger de Johannes. La colère, qu'il avait pourtant l'habitude de si bien maîtriser, était à présent devenue le moteur même de son action. Il avait suivi Ophélia tant de fois qu'il savait précisément où aller.

Le bureau de Johannes était localisé à l’extrémité d'un couloir qui sinuait jusqu'à une autre aile du bâtiment, plus ancienne, dépourvue quant à elle des fastes de modernité de l'ensemble de la tour. Elle n'était guère haute, quelques étages au plus qui, comparés aux dizaines de niveaux du ministère, lui donnaient l'aspect d'une antichambre pour quelque peuple pygmée, et se garnissait d'effets de tapisserie baroque et dont les motifs narratifs (des scènes de chasse, de guerre et de réjouissances champêtres) contrastaient avec l'abondance de verreries des autres lieux. Le temps laissé libre à Agratius lui avait permis d'explorer mieux cette aile qu'il n'avait pu le faire le premier jour, sa première visite dans le bureau de Johannes, déjà intimidante malgré l'assurance feinte que souhaitait exprimer le garçon. Mais aujourd'hui, il abandonnait l'analyse méthodique du décor pour l'action directe.

Une voix l'interrompit derrière la porte close. Celle de Johannes était chaude. Sans ouvrir, il posa son oreille contre le bois vernis et entendit résonner les paroles de l'homme, qu'il devinait assis sur son large fauteuil. Il n'était pas seul. Ophélia était avec lui. Ophélia l'écoutait.

« Ce soir je vais te raconter le moment où les Enfants de la Dernière Chance ont déjoué les plans machiavéliques des extraterrestres. Ecoute bien. »

Saisi soudain d'une inhabituelle curiosité, Agratius écouta.

« Qui pourrait croire que dans notre pays d'ordinaire si paisible une histoire telle que celle que je vais vous raconter ait pu avoir lieu ? C'est parfois dans les recoins les plus perdus que se cache l'aventure ! Car tout commence dans un modeste orphelinat abandonné, perdu au milieu de la forêt de Minium...

Depuis l'extérieur, la bâtisse en ruine ne paie pas de mine. Des murailles en partie effondrées. Des tours crénelées sans aucun charme. Une grande porte cochère désormais inutile. Un vestige des temps anciens, des temps de bruit et de fureur. Mais sont-ils réellement abolis ? On ne soupçonnerait pas que derrière ces murs sans vie se trament d'infâmes manigances...

Voilà exactement ce que se disait l'agent Cirus alors qu'il était en train d'épier l'orphelinat depuis le couvert d'un arbuste. L'agent Cirus n'est pas un héros, et rien ne l'a préparé à vivre les surprenants évènements qui vont suivre. Il a pourtant quelques doutes sur ce qui se passe réellement dans cet orphelinat, et il faut bien avouer qu'il est loin d'avoir tort...

En effet, depuis quelques semaines, le village de Minium est agité par une série de fugues enfantines.

A chaque fois, le scénario est le même : l'enfant n'est pas dans son lit le matin. Branle-bas dans la famille ! L'agent Cirus est sollicité et déclenche tout l'attirail : fouille des rues alentours, interrogatoire des voisins, battue dans les bois... Mais aucun résultat. Et puis, le soir venu, l'enfant est revenu de lui-même dans son lit, comme si rien ne s'était passé. Plus curieux encore, il est bien incapable de se souvenir de sa journée !

Un simulateur, me diras-tu ! Un galopin à l'imagination trop fertile ! Un passe encore, mais deux, trois, quatre, cinq simulateurs en moins de dix jours, ne penses-tu pas qu'il y a la matière à mystère ?

Et puis... Il y a ces traces de saleté sur les pieds des fugueurs. Ces indices-là indiquent au moins un passage dans la forêt. Bon... A Minium, la forêt est vaste, alors par où commencer ?

A cette question, l'agent Cirus apporta sa réponse, tout droit sortie d'une surprenante, mais audacieuse, association d'idée : et si le vieil orphelinat, perdu dans la forêt, était lié à la disparition des enfants de Minium ? Ce d'autant plus que, au moment même où les fugues avortées avaient commencé, les garde-chasse rapportaient des rumeurs de déplacements furtifs au milieu des bois. Des déplacements qui ressemblaient à ceux que feraient de petits êtres voulant passer inaperçus... Des déplacements qui, tous, avaient lieu autour de l'orphelinat.

Alors fallait-il porter crédit aux rumeurs ? L'agent Cirus n'hésita pas, et c'est pour cela que nous le retrouvons tapi dans les fourrés, à côté de la bâtisse abandonnée.

Un cri inconnu retentit !

L'instant d'après, Cirus vit, devant lui, la plus hideuse des créatures ! Elle n'avait absolument rien d'humain. Des tentacules jaillissaient d'un tronc à l'aspect visqueux. Un trou denté semblait faire office de bouche. Un gros oeil unique scrutait les bois, régulièrement agité de contractions.

L'agent, qui s'était pourtant préparé au pire, s'affola. Il trébucha et tomba dans un fossé. Inévitablement, ses péripéties attirèrent l'attention de la créature...

Que pouvait-il lui arriver ? Qu'est capable de lui faire subir un tel monstre ? Les scénarios les plus effrayants tournèrent dans son esprit. Une mort lente par succion faciale ? Un écartèlement entre les tentacules ? Ou pire : les extraterrestres étaient connus pour disséquer vivant les humains qu'ils capturaient...

Bientôt, l'extraterrestre le surplomba, prêt à l'anéantir par quelques armes cruelles qui sont celles de sa race. Cirus garda courageusement les yeux ouverts.

C'est alors que se fit entendre, un autre cri, humain celui-ci, quoi qu'étrangement aigu. Autant te dire que Cirus, qui pensait sauver des enfants, fut bien surpris d'en avoir en guise de sauveurs...

Ce n'était pas n'importe quels enfants... Mais naturellement, à cette date, leur identité n'était pas connue, et l'agent ne pouvait se douter de l'importance de cette rencontre.

Le garçon avait bel allure : habillé d'un veston brodé, il portait un couteau à la ceinture et un pistolet dans sa main. Le petite fille, elle, beaucoup plus jeune, était l'innocence incarnée. Le sourire de son visage soulagea la terreur de Cirus. Elle pointait un fusil à pompe en direction du monstre.

« Ne craignez rien, nous sommes là pour vous sauver !

Le coup jaillit du pistolet et vint blesser la créature. Elle poussa un de ses cris immondes (plus encore que les autres : un cri de défaite) et prit la fuite en direction de l'orphelinat. Un second coup eut raison d'elle. Son corps visqueux chuta lourdement sur le sol. Il n'était pas question d'alerter l'ennemi dès maintenant.

Les deux enfants s'affairaient à présent autour de Cirus. La petite fille avait commencé à caresser le crâne de l'agent. Que ce toucher était merveilleux ! D'un coup, toutes ses pensées négatives s'évanouirent.

« Bonjour brave homme. Je suis Agratius, et voici ma soeur Ophélia.

« C'est un miracle ! Si vous n'aviez pas été là, je...

Mais, tu l'auras compris : plus de pensées négatives ! Le souvenir même de l'attaque de l'extraterrestre s'évanouissait sous l'effet des caresses de l'enfant. L'âme était soignée autant que le corps.

« N'y pensez plus. Nous sommes là pour sauver le pays.

« Sauver le pays, comment cela ?

« Nous avions de forts soupçons que votre mésaventure n'a fait que confirmer. D'infâmes extraterrestres ont investi ce orphelinat pour en faire leur quartier général. Ils prévoient d'envahir le pays, et sans doute masquent-ils ici un fourbe stratagème. Nous ignorons encore leur plan, mais le pire est à craindre, avec de tels ennemis.

« Est-ce que cela pourrait avoir un rapport avec les fugues des enfants de Minium ?

« Des fugues ? Ou plutôt... des enlèvements ! Pourquoi pas, c'est une stratégie bien en accord avec leur nature. Comme tous les prédateurs lâches, ils s'attaqueraient d'abord aux membres les plus faibles du troupeau... Il nous faut absolument découvrir ce qu'ils ont prévu avec ces enfants.

« Un petit garçon a justement disparu ce matin... J'espérais trouver ici des indices.

Une lueur dans les yeux d'Agratius... Son esprit, bien plus rapide que celui d'un être humain moyen, fonctionnait à toute allure.

« Encore quelqu'un à sauver ? Je crois qu'il est temps d'agir. Ophélia et moi allons nous introduire dans l'orphelinat et dénouer ce mystère.

Cirus se mit au garde à vous. La présence des enfants lui avait redonné toute la confiance en son propre courage. Il souriait à présent.

« Que puis-je faire pour vous aider ?

La requête était sincère, oui. Mais il était du devoir d'Agratius de protéger ses compatriotes. Alors, les yeux dans les yeux :

« Ce n'est pas qu'un jeu Cirus... C'est du sérieux cette fois, et nous devons gagner. Nous devons gagner ensemble. Voilà ce que vous allez faire, agent Cirus. Revenez dans une heure avec une dizaine d'hommes armés et une solide carriole.

Ce fut cette fois la stupéfaction qui secoua l'agent. Il ne s'attendait certainement pas à un tel ordre ! Mais Agratius fut prompt à dissiper sa surprise :

« Vous comprendrez à votre retour... Hâtez-vous, votre mission sera plus utile que si vous restez avec nous. Ophélia et moi allons maintenant entrer dans l'orphelinat.

Et le trio se sépara.

A ce stade du récit, cependant, l'apparition subite des deux enfants et leur comportement si assuré doit te paraître plus que surprenante. Qui sont-ils ? Comment comptent-ils déjouer le plan des extraterrestres ? Gardons la seconde question pour la suite de l'histoire, et laisse-moi répondre à la première.

Agratius et Ophélia sont deux agents de l'ordre qui constituent une unité d'élite dont bien peu de soldats ont réellement connaissance... Ils travaillent pour le général Pompius, qui a su voir en eux les futurs sauveurs du pays. Ils excellent dans les opérations périlleuses et les actions de choc. Nul ne sait (pas même le général) qui ils sont réellement. Mais ce qui est sûr, c'est que les capacités intellectuelles d'Agratius en font un soldat hors pair malgré son très jeune âge. C'est un expert dans l'art de l'infiltration, doublé d'un génie. Il est capable d'échafauder des plans ingénieux pour parvenir à ses fins.

Quant à Ophélia, sache d'abord qu'elle est muette, c'est pourquoi nous ne l'avons pas entendu lors du précédent dialogue. Mais son infirmité cache un pouvoir secret : Ophélia est télépathe. Elle peut ainsi communiquer avec n'importe quel esprit, voire, dit-on, en prendre le contrôle ! De plus, un lien psychique puissant la relie à son frère qui ressent l'ensemble de ses émotions.

Et ce détail n'est pas anodin pour la suite de notre histoire...


Agratius et Ophélia s'approchèrent jusqu'au pied de l'orphelinat. D'après les informations recueillies par Agratius lors de sa mission, le bâtiment était encore habité par un gardien et une cuisinière. Ils étaient restés là après le démantèlement de l'institution et, d'après les habitants, vivaient en autarcie. Un bien étrange couple, disait-on. Du temps de l'orphelinat, n'avaient-ils pas été accusés de manger certains enfants ? Les ragots allaient bon train.

Car à Minium, jamais on ne voyait la silhouette grasse du couple. Hormis les anciens du village, personne n'aurait pu les décrire réellement. Et, pour tout dire, la majorité des habitants pensait qu'ils étaient morts... Mais Agratius refusait de se laisser berner par d'aussi simples réponses. Avant même de rencontrer les extraterrestres, il y avait là un premier mystère à résoudre.

« Voilà ce que nous allons faire, Ophélia. Tu vas déclencher la cloche de l'entrée une première fois pour attirer l'attention des éventuels habitants. Puis nous nous faufilerons dans la cour par la fissure dans le mur est.

Cette ouverture impromptue était judicieusement choisie : elle était trop petite pour laisser passer un homme adulte, et à plus forte raison un extraterrestre. En revanche, elle était parfaitement adaptée à la taille d'un enfant ! Il était certain que les occupants actuels de l'orphelinat, humains ou extraterrestres, n'avaient pas remarqué cette issue...

Grâce à ses pouvoirs, Ophélia fit tinter la cloche de la porte cochère. Car à la télépathie s'ajoutait aussi un peu de télékinésie. Elle pouvait déplacer de petits objets à distance par l'esprit.

La lourde porte s'ouvrit en grinçant... Les enfants retinrent leur souffle. Allions-nous découvrir une autre grinçante créature extraterrestre ? La forme outrancière d'une grosse femme apparut entre les deux battants. Outrancière mais, ma foi, bien humaine à première vue. Ses yeux globuleux scrutèrent les environs... Puis, bredouille, elle referma la porte.

« Parfait. Recommence une seconde fois.

De nouveau la cloche, la lourde porte, la grosse cuisinière. Cette fois, la femme eut l'air intriguée. Elle s'aventura au-delà du porche. Un pas... Deux pas... Trois pas...

C'est l'instant que choisirent les deux enfants pour se faufiler à travers le trou du mur. En un clin d'oeil, ils étaient dans la cour de l'orphelinat.

Pourtant, pour le moment, pas le moindre indice de la présence d'extraterrestres... Les informations étaient-elles fausses ? A moins que les apparences soient trompeuses... Il en faut beaucoup pour berner l'intelligence de nos deux héros.

« Vois-tu Ophélia, j'ai bien observé cette grosse femme qui a ouvert la porte. As-tu remarqué le clignement trop rapide de ses yeux ? As-tu vu que ses bras épais dégoulinaient d'un liquide visqueux ?

Ophélia acquiesça... Bien sûr qu'elle avait vu tout cela ! Et bien plus encore... Elle avait eu le temps de lire dans l'esprit dans l'ancienne cuisinière et avait découvert que... elle n'était pas l'ancienne cuisinière ! Il s'agissait d'un extraterrestre grimé, par un quelconque stratagème, en être humain, pour mieux donner le change !

Ainsi Agratius ne s'était pas trompé... L'orphelinat abandonné était bien le repère des extraterrestres. Ophélia avait peut-être décelé, dans l'esprit de la fausse cuisinière, d'autres indices qui nous apprendrait le plan des envahisseurs d'outre-espace ? Non, elle n'était qu'un sbire de seconde zone. Lire dans son esprit ne permettait pas d'en savoir plus... Simplement que (et Ophélia n'eut qu'à envoyer un signal mental à Agratius pour le prévenir), pour ne pas éveiller les soupçons, les extraterrestres s'étaient installés dans les sous-sol de l'orphelinat...

Agratius avisa une trappe dans le sol.

« Tentons notre chance par ici, Ophélia.

Mais dès qu'ils eurent ouvert la trappe, une surprise les attendait. Oui, il s'agissait bien de l'entrée vers les sous-sols. Mais le tunnel sombre qui se poursuivait partait dans deux directions différentes...

Une seule solution s'imposa : il devait se séparer. La confiance en leur lien psychique, qui permettait à tout moment à l'un de savoir ou l'autre était, tempéra la crainte du danger. Mais la confiance de deux enfants en leur amitié réciproque allait-elle suffire pour affronter les extraterrestres ?


Suivons d'abord Agratius. Suivons-le sans oublier que, grâce au lien psychique, il voit tout ce que voit Ophélia.

Le tunnel dans lequel il s'était engagé était correctement éclairé. Après quelques mètres, il arriva à un escalier de métal. Que le toucher de la rampe était froid ! Ce froid provoqua un frisson dans l'échine du garçon qui rassembla son courage pour la suite. Certainement, ce n'était là qu'un avant-goût des horreurs qu'il trouverait ici.

Il eut quelques instants de doutes : aucun extraterrestre pour le moment, des souterrains réellement abandonnés... Ophélia pouvait-elle s'être trompée sur l'identité de la fausse cuisinière... Peu probable... Alors où se cachaient-ils ?

Encore quelques pas dans la rangée d'escaliers qui montaient, qui montaient de plus en plus, et Agratius saura bien le découvrir...

Car c'est alors que, à sa grande stupeur, une inquiétante vision se dessina sous ses pieds !

Pour comprendre la topographie des lieux, il faut bien te rendre compte que les escaliers l'ont mené au-dessus d'une vaste pièce. Il se trouvait dans une sorte de galerie qui surplombait une stupéfiante usine.

A en juger par les étagères, cette pièce a du être l'ancienne bibliothèque de l'orphelinat. Mais ce n'était plus des livres que l'on y trouvait. Agratius qui espérait trouver des extraterrestres ne pouvait avoir une réponse plus nette à ses interrogations.

Il y avait là une dizaine de créatures semblables à celle qui avait attaqué Cirus. Elles s'agitaient sous ses pieds. Leurs cris : des gargouillis insensés. Plus hideuses les unes que les autres... Et si seulement c'était là la seule horreur... Plusieurs mystères s'élucidèrent d'un coup, mais à quel prix... Agratius sut enfin ce que les extraterrestres faisait des enfants...

Imagine : la pièce était séparée en deux. D'un côté, des enfants enfermés dans des sarcophages. De l'autre côté, des dizaines de copies robotiques de ces mêmes enfants. Des enfants faits d'écrous et de vis. Des enfants sans âmes. Des copies piégées, assemblées par les extraterrestres !

Quelle machination se cachait derrière de tels artefacts ?

« Ma foi, où les extraterrestres veulent-ils en venir avec ces enfants-robots ? Si seulement Ophélia était là, elle pourrait lire en leur esprit...

Ophélia... Un doute assaillit Agratius... Le lien psychique... Jusqu'à la découverte des enfants-robots, le garçon était toujours en liaison directe avec sa soeur... Pas d'inquiétude à avoir, elle n'était pas en danger. Mais depuis quelques secondes, plus aucune réponse.

Agratius enclencha le code mental qu'ils avaient convenu ensemble en cas de rupture du lien psychique... Pas plus de réponse !

A cet instant, la mission, les extraterrestres, les disparitions d'enfants, tout ça passa au second plan dans l'esprit enfiévré d'Agratius. Une seule question l'occupa : qu'était-il arrivé à Ophélia ? Son absence de réaction ne pouvait signifier qu'une chose... Elle avait été étourdie ! Ou capturée ! Ou pire ! Il savait très bien qu'il n'est rien sans Ophélia, et que son devoir est de la protéger.

Mais le garçon n'était pas de ceux qui perdent leur temps à se morfondre face aux dangers, aussi périlleux puissent-il être. Chez lui la loyauté ne se double pas d'aveuglement.

Il procéda méthodiquement.

D'abord il rebroussa chemin pour arriver jusqu'au croisement. C'est ici qu'il avait vu (réellement vu) Ophélia pour la dernière fois. A présent il lui fallait rembobiner le lien psychique et suivre, en remontant sa mémoire, le chemin pris par la petite fille.

Le tunnel dans lequel il s'engageait maintenant à la suite de sa soeur était beaucoup plus étroit que l'autre. Une issue de secours, sans doute. Il ne faisait que descendre, toujours, encore descendre, comme s'il approchait du centre de la Terre...

Enfin il déboucha sur un couloir plus large, et fit face à une porte.

Dans la mémoire captée d'Ophélia, Agratius sut que la petite fille avait ouvert cette porte quelques minutes avant de perdre conscience. Si ce geste funeste l'a conduit à sa perte, le garçon n'allait bien entendu pas faire de même. Il s'assit, à l'abri, et reprit mentalement le fil des pensées d'Ophélia.

Elle entre dans la pièce.

Forme de l'espace pénétré : hexagonale. Hauteur des plafonds : un mètre quatre-vingt-dix au plus bas, deux mètres trois au plus haut.

Encombrement maximum. La visibilité est limitée : primo par le nombre du mobilier (dans le champ de vision actuel, du plus proche au plus éloigné : une table, un coffre, une étagère ; deuxio par la présence de vapeur (provenance actuelle inconnu : recherche en cours) ; tertio par l'absence de lumière continue.

Sur la table : des outils. Observation : les outils ont l'air humains. Incohérence avec la présence d'extraterrestres ? A vérifier : recherche de l'empreinte psychique des outils.

Empreinte psychique multiple : dix outils sur les quinze ont plus de cinquante ans; cinq outils sur quinze ont moins de cinq ans.

Qu'est-ce que cela pouvait bien signifier ?

Hypothèse possible : présence d'un laboratoire antérieur à l'époque de l'orphelinat ?

Pour la première fois dans sa vie, une vie faite de courage, Agratius avait peur. Il avait peur non pas de lui-même. Mais il avait peur de constater qu'Ophélia ne savait pas ce que cela pouvait signifier et ne savait avancer que des hypothèses. Car oui, crois-le ou non, la petite muette, à l'intellect si développé, ne savait pas résoudre l'énigme qui s'était présenté à elle.

Quel est ce mystérieux laboratoire, tantôt ancien, tantôt nouveau ? Nous qui, comme Agratius, avons vu l'usine des enfants, savons que ce n'est pas là que les manigances des extraterrestres ont lieu. Y aurait-il un autre danger que les deux enfants n'aurait pas anticipé ?

Recherche sur la présence de vapeur : origine détectée. Issue d'un globe de verre parcouru d'éclair dont le positionnement est central dans l'espace.

Brusquement, un individu encore inconnu surgit dans le champ de vision d'Ophélia depuis sa mémoire .

Une grimace simiesque barrait son visage...

Les capacités cérébrales d'Ophélia lui permettent d'emmagasiner l'intégralité des connaissances du monde : il ne lui faut quelques secondes pour identifier l'apparition.

Recherche d'identité d'après reconnaissance faciale...

Correspondance trouvée.

Professeur Sapiens : danger maximum. Erreur : individu déjà décédé.

Agratius aussi le reconnut... Les mots « danger maximum » étaient bien faibles.

Alors qui est le professeur Sapiens ? Plongeons un instant dans le savoir des deux enfants pour comprendre la stupeur d'Agratius, en écho de celle d'Ophélia.

Il y a plusieurs années de cela, un groupe de savants avait essayé d'organiser un coup d'état. Les scientifiques avaient envahi les plus hauts échelons des instances du pays. Ils pensaient conquérir le pouvoir au moyen de pernicieuses inventions capables de contrôler les esprits. Ils tentaient d'imposer leur vision hégémonique sur la population !

Heureusement, les agents de la Firme surent démasquer à temps les terroristes. Par clémence, plutôt que de les tuer comme ils le méritaient, les savants furent exilés dans les pays voisins. Conscients de leur échec, la plupart se résolurent à mener une vie plus paisible. Ils abandonnèrent leurs ambitions de pouvoir.

Pas le professeur Sapiens...

Le professeur Sapiens était le plus hargneux de tous : il combattit jusqu'à la fin, tuant de nombreux civils dans sa folie pour accomplir d'horribles expériences. Il disait être capable de communiquer avec les étoiles... Bien sûr, personne ne le prit au sérieux. Pas même ses congénères, qui voyait en lui un illuminé.

Sa réputation était tellement mauvaise qu'un de ses anciens alliés l'assassina d'un coup de couteau dans le coeur. Des officiels de la Firme furent dépêchés pour constater (avec soulagement, comme tu peux le deviner), la mort d'un des plus grands ennemis du pays.

Mais face à l'apparition qui venait de surgir depuis la mémoire d'Ophélia, Agratius comprenait, quelques minutes après sa soeur, les deux terribles secrets du professeur.

Le premier était que, de toute évidence, sa mort était un coup monté, destiné à faire croire à tous que plus jamais le professeur Sapiens ne nuirait au monde. Et il avait réussi : dès l'annonce de sa mort, les agents de la Firme cessèrent de le surveiller !

Le second secret était qu'il avait réussi à communiquer avec les étoiles. C'est lui avait conduit jusqu'ici les extraterrestres ! C'est lui qui les avait poussé, dans son propre désir de vengeance, à envahir le pays !

Et voilà comment la folie d'un homme peut provoquer le pire, se dit Agratius...

Mais il y avait bien plus urgent... Car au moment même où la figure tristement célèbre du professeur Sapiens avait surgi depuis la mémoire d'Ophélia, tout se brouilla, et c'est là que le lien psychique se rompit pour de bon.

Assurément, la réponse à ce nouveau mystère résidait quelque part derrière cette porte qu'Agratius contemplait attentivement. Cette porte derrière laquelle, quelques minutes auparavant, Ophélia avait rencontré un bien funeste individu... »

Dans le silence qui suivit le flot de paroles, la voix de Johannes suspendit ses effets ; elle demeura plusieurs secondes en l'air, en silence, avant d'être remplacée par quelques bruits de pas qu'Agratius devina être ceux du conteur lui-même. Ils progressaient vers la porte. Le garçon tendit l'oreille, se forçant en avant jusqu'à sentir contre le plat de sa pommette les rainures vieilles du bois, verticales.

« Ma chère Ophélia, je crois que nous aussi avons, derrière la porte, un petit fouineur... »

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