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Chapitre 1


Je sortis mon portable et martelai le numéro de Matt, afin de dissiper mes doutes. Il allait me rassurer, c'était sûr.

"Allô ?
_Matt ?
_Bah oui, c'est mon téléphone...
_Très drôle. Je suis angoissée à mort et toi, tu te moques de moi, merci !
_Angoissée ? Par quoi ?
_Par toi ! Enfin, pour toi, rectifiai-je aussitôt. Je suis dans la rue où tu gares ta voiture et il y a une longue traînée de sang ici. D'ailleurs, t'es où là ? J'ai cru voir partir ton 4x4 il y a même pas une minute !
_...
_Matt ?
_Je suis chez moi, Anna, tu as dû confondre, répondit-il d'un ton soudainement sec.
_Tu es sûre que ça va ? insistai-je, étonnée par sa dureté.
_Oui, je me reposais. C'est toi qui t'inquiète pour rien, je te signale. Je n'ai pas ce problème-là.
_Pour rien ?! Si tu voyais tout ce sang... L'odeur infâme te dégoûterait et tu...
_J'imagine assez bien, merci pour les détails
_Mais...
_Ecoute, je suis crevé alors je te rappelle demain, OK ?
_Euh...
_Parfait ! A plus!"

Je rêve ou il m'a raccroché au nez ? Il va m'entendre demain ! Cet incident m'ayant coupé l'appétit, je retournai sur mes pas, évitant de m'attarder sur ces lieux. Je rentrai chez moi le cœur au bord des lèvres, l'estomac retourné et une seule envie : prendre une douche pour ôter cette senteur écœurante de mes vêtements et de ma peau.
Ce n'est qu'en posant mon sac que je me rendis compte que je serrais toujours avec force mon spray au poivre. Mes mains tremblantes déposèrent mes affaires, retirèrent mes habits tandis que mes jambes flageolantes me portaient jusqu'à la salle de bains.
Je sentis avec soulagement l'eau chaude ruisseler sur ma peau et la laver de cette mésaventure. Cette sensation fut de courte durée, car l'eau rougissait au fur et à mesure, me pétrifiant sur place. J'observai attentivement chaque millimètre carré de mon corps, mais il fallut que je touche mon dos pour découvrir l'origine de ce sang. Ne ressentant aucune douleur et mes doigts ne rencontrant aucune plaie, je devinai que le mur contre lequel je m'étais appuyé était lui aussi ensanglanté. Un coup d'œil à mon tee-shirt que j'avais jeté au sol confirma cette hypothèse.
Cette perspective m'effraya, car elle accentuait l'horreur de la ruelle. La tache contre le mur signifiait sûrement qu'on y avait plaqué une personne blessée, ce qui n'arrangeait pas les choses.
De plus, malgré l'insistance de mon ami, je demeurais persuadée d'avoir vu sa voiture. Si c'était le cas, qu'est-ce qui avait pu le retarder ? J'aurais plus de précisions demain, j'espère.
Une fois lavée et essuyée, j'enfilai le peignoir que mes parents m'avaient offert à Noël, un des rares moments de l'année où nous étions réunis. En effet, ils étaient souvent absents pendant des jours à cause de réunions ou de voyages d'affaires. Nous ne faisions presque que nous croiser dans notre ancienne maison. Je leur avais annoncé toutes les nouvelles importantes par SMS ou par mail, comme le résultat de mon concours, par exemple.
Je sais ce que vous pensez, mais mes parents m'aiment profondément et ils sont fiers de moi, ils me l'ont répété maintes fois. Seulement, ils ne sont pas là pour le montrer.
J'ai été élevée par une nourrice à laquelle je suis restée très attachée, elle était un peu comme une deuxième mère pour moi. D'ailleurs, je lui rends visite une fois par semaine. Bien évidemment, mes amis -à part Matthew- ne comprennent pas l'importance que je lui accorde, car eux, ils ont des parents qui rentrent chaque soir, qui les écoutent raconter leur journée, qui s'occupent d'eux. Les miens rentrent six à huit fois par mois, arrivant tard le soir et repartant tôt le matin.
C'est donc Natacha, ma nourrice, qui m'a vu grandir, faire mes premiers pas, construire ma première phrase, pleurer pour ma première rupture, obtenir mon premier diplôme... Elle ne me juge jamais et je sais que je peux compter sur elle en toutes circonstances. Elle a sans cesse de bons conseils à me donner qui m'ont déjà servi lors de situations difficiles. De plus, elle adore Matt (qui le lui rend bien) et est aux petits soins pour lui quand il m'accompagne chez elle. Natacha le gardait lorsque ses parents s'octroyaient une petite pause dans leur quotidien routinier. C'est d'ailleurs pendant une de leurs sorties nocturnes que j'ai rencontré Matthew. Nous avons joué ensemble des heures et des heures sans nous lasser et plus nous grandissions, plus nous nous rapprochions. Nous avons fini, comme vous le savez, par devenir meilleurs amis.
Une soudaine douleur me ramena sur terre. Perdue dans mes pensées, je m'étais cogné le pied contre la porte de ma salle de bains en essayant de rejoindre l'escalier qui menait à ma chambre. Grimaçant, je me frictionnai l'orteil avant de me redresser et de monter les marches en boitillant.
Arrivée dans ma chambre, je remplaçai mon peignoir par une nuisette qui, du fait de sa légèreté, ne me tiendrait pas trop chaud par cette belle mais chaude nuit d'été. Il était encore tôt, mais je me laissai tomber lourdement sur mon lit recouvert de draps soyeux. Les yeux fixés au plafond d'un bleu étoilé, je rêvassai, les évènements de la journée défilant à toute vitesse dans mon esprit fatigué.
Cette nuit-là, je dormis d'un sommeil tourmenté, parsemé de cauchemars effrayants au cours desquels j'assistais au meurtre de mon meilleur ami.
Je ne me réveillai qu'en fin de matinée, tirée des méandres de la nuit par la sonnerie de mon téléphone portable. Je fus un instant tentée d'ignorer cet appel, mais je renonçai lorsque le nom et le numéro de Matt s'affichèrent. Je décrochai précipitamment, toujours inquiète à son sujet. Mon envie de lui crier dessus s'était finalement envolée.

"Matthew ?
_Anna, je suis désolé pour hier, mais j'ai un gros service à te demander."

Son ton pressé et paniqué m'alerta aussitôt et mes craintes s'intensifièrent.

"Qu'est-ce qui se passe ? Tu es sûr que ça va ?
_Je ne peux pas t'expliquer, Anna, mais tu dois me faire confiance. J'ai besoin de toi.
_Que veux-tu que je fasse ?
_Je dois m'absenter un moment et je voudrais que tu ailles remettre une lettre à un ami.
_Où vas-tu ? Et tu ne peux pas lui envoyer par mail ? Ou même poster ta lettre ?
_Je ne peux pas te dire où je vais, et non, il doit la recevoir en mains propres. Tu pourrais faire ça pour moi ?
_Bien sûr. De quoi parle la lettre ?
_C'est confidentiel, désolé.
_...
_Anna ?
_Je suis là.
_Ecoute, je sais que je te demande une immense faveur, mais tu dois me faire confiance. On se connaît depuis tout petits, c'est moi, Matthew !
_Peux-tu au moins me dire ce qu'il t'arrive ?
_Et bien, disons que j'ai de très gros problèmes et que j'ai besoin de ton aide.
_Je suppose que je n'aurais pas plus de précisions ?
_Anna...
_OK OK. Tu ne m'as jamais rien caché, donc tes problèmes doivent être assez graves pour que j'aille voir ton ami. Qui est-ce au fait ?
_Un ami de mes parents.
_Toujours aussi vague... Et je peux au moins connaître son nom à cet... ami ?
_Evidemment. Il s'appelle Angelo Tinelli.
_Oh, c'est plutôt joli comme nom, ça ! C'est italien, je présume ?
_Exact. Il est né à Rome.
_OK, et où est-ce qu'il vit, ce Mr.Tinelli ?
_A Rome.
_Pardon ?!
_A Rome, répéta-t-il en haussant le ton.
_J'avais entendu, merci, mais j'espère que tu plaisantes, là ?!
_Pas vraiment, non."

Son ton soudainement froid et distant me convainquit qu'il fallait le croire absolument. Qu'est-ce qui a bien pu se passer pour qu'il m'envoie en Italie ?

"Ecoute, je sais qu'on est meilleurs amis, qu'on peut se faire confiance et tout, mais ne compte pas sur moi pour changer de pays sans plus d'explications !
_Anna...
_Non ! Soit tu me racontes ce qu'il t'arrive, soit tu vas poster ta lettre comme tout le monde ! Tu sais que je t'adore mais il faudrait pas que tu en abuses !
_...
_Matthew ?
_Attends deux minutes, s'il te plaît. "

J'entendis des chuchotements qui m'apprirent que mon ami n'était pas seul. Toutefois, je n'en reconnus pas les auteurs. Ces derniers s'animèrent de plus en plus et la plupart des interlocuteurs de Matt s'énervèrent rapidement. C'est alors qu'une jeune femme prit la parole. Sa voix glacée et menaçante me fit frissonner et je priai pour mon ami qui se trouvait en face d'elle. Je ne compris pas ce qu'elle annonça, mais lorsque Matthew reprit le téléphone, ce fut d'une voix blanche qu'il continua notre conversation.

"Tu es toujours là ?
_Evidemment, je ne raccroche pas au nez des gens, moi.
_Encore désolé pour hier soir.
_Pas grave, puisque tu vas tout m'expliquer, maintenant, n'est-ce pas ?
_Tout ce que je peux te dire, c'est que je suis dans les ennuis jusqu'au cou et que la seule personne qui peut m'en sortir se trouve à l'autre bout du fil. Cette lettre est une question de vie ou de mort, Anna.
_Tu crois pas que t'exagères un peu, là ?
_Non. Ma vie est vraiment en danger, Anna.
_C'est à cause des gens qui sont avec toi ?
_Je suis sur haut-parleur, donc ils viennent d'entendre ton accusation, là.
_Elle est fondée ?
_Anna...
_Je sais même pas qui c'est, donc tu peux me dire si c'est de leur faute ou pas, ils n'ont pas à avoir peur que je les dénonce à la police."

J'entendis un juron puis la voix de Matt fut remplacée par celle, terrifiante, de la jeune femme de tout à l'heure.

"Nous n'avons pas peur.
_P...Pardon ?
_Nous n'avons pas peur de toi ou de ta misérable police car vous ne pouvez rien contre nous.
_Qu'avez-vous fait à Matthew ?! m'écriai-je."

La jeune femme éclata alors d'un rire sans joie qui me glaça le sang.

"Ce que nous avons fait ? Mais rien du tout, ma chère. C'est ton petit-ami le fautif dans cette histoire.
_Il n'est pas mon petit-ami, rétorquai-je. Et je suis sûre qu'il n'a rien fait !
_Quelle charmante naïveté ! Viens, Matthew, raconte-lui ce qu'il s'est passé...
_Matt ?
_Elle... elle a raison, Anna, je suis coupable et je dois assumer mes actes.
_Quels actes ? Et qui sont ces gens ?!
_Crois-moi, il vaut mieux pour toi que tu ne sois pas au courant de tout ça.
_Tu viens de m'impliquer dans cette histoire avec ta lettre, je te signale.
_Je t'en prie, Anna, il faut que tu ailles porter cette lettre à son destinataire, il saura quoi faire pour m'aider.
_Et moi dans tout ça, je sers juste d'intermédiaire ?!
_Laisse-moi faire, intervint la jeune femme. Anna ?
_Oui ? répondis-je prudemment, étonnée par sa voix soudainement douce.
_Comme il essaye de te le faire comprendre, ton ami est en danger de mort. En fait, sa vie ne tient qu'à un fil, et je peux le couper à tout moment. Tu vas donc aller en Italie remettre cette lettre à Mr.Tinelli afin de sauver ton cher Matt. C'est assez clair comme ça ? Ou vas-tu laisser mourir ton ami parce que tu estimes que tu mérites des explications ?
_Mais je...
_Parfait. Un de mes hommes va venir te donner la lettre. Ton train part à 12 h 30, une voiture t'attendra à la gare de Rome et te conduira jusqu'à la maison de cet Angelo. Tu as tout compris ? Bien, alors prépare tes affaires car ça m'ennuierait beaucoup d'avoir à ôter la vie de cet adorable jeune homme...
_Mais... qui êtes-vous ?
_Celle à qui tu vas obéir, c'est tout ce que tu as besoin de savoir. N'ouvre pas la lettre et ne loupe pas ton train, ce serait fâcheux... Ah, une dernière chose : préviens la police ou qui que ce soit d'autre et vous mourrez tous les deux. Je crois que je n'ai rien oublié, ne te perds pas en chemin, ça poserait quelques problèmes à ton ami... Au revoir, chère Anna, Matthew compte sur toi..."

Et elle raccrocha, mettant ainsi fin à toute forme de discussion possible.
Ce n'est qu'à ce moment précis que la panique commença à m'envahir ; mon estomac se noua et je crus que mon cœur allait exploser. Je retombai sur mon lit et tentai de comprendre la situation présente. Comment Matt avait-il pu se trouver en contact avec ces criminels ?
Tout cela semblait avoir un lien avec cette sombre ruelle... Avait-il été témoin d'une agression ? Ou pire, était-il l'auteur d'un crime ? Il avait dit être coupable, mais de quoi ? Et l'avait-il avoué de son plein gré ?
Après m'être posé toutes ces questions, je réalisai qu'on avait proféré des menaces de mort à mon encontre. Qui était cette glaciale jeune femme ? Je n'étais plus certaine de vouloir savoir ce qui se passait... Je ne pus retenir quelques larmes qui glissèrent le long de mes joues avant de finir leur course sur le tissu de ma nuisette. Qu'est-ce qui m'arrive ? Il faut que je réfléchisse, que puis-je faire pour Matt ? Rien, à part aller en Italie pour remettre cette lettre à Mr.Tinelli.
La sonnette de ma maison retentit alors, interrompant net mes pensées. Un homme s'annonça par le biais de l'interphone afin que je fasse coulisser le portail électrique. J'enfilai à la hâte un jean et un tee-shirt avant d'ouvrir la porte principale de la maison. Et là, j'eus le souffle coupé.
Je m'attendais à un garde du corps à l'air revêche, mais celui qui se trouvait devant moi n'avait rien à voir avec une brute. Je clignai des yeux devant une telle apparition.
Il n'était pas beau, il était magnifique. Ses yeux étaient comme deux saphirs profonds qui ont traversé les âges, son nez bien dessiné et ses lèvres fines lui conféraient un air d'ange. Il avait des cheveux blond clair ramenés en catogan et rendus dorés par les rayons du soleil. Il était vêtu simplement de Converses, d'un jean et d'un tee-shirt, tous blancs, en harmonie avec la clarté de son teint. Ses mains semblaient vides, mais j'aperçus une enveloppe qui dépassait de sa poche de pantalon. Il me la tendit en souriant, faisant apparaître des dents d'un blanc éclatant, en parfait accord avec son teint nacré. Par ailleurs, sa peau paraissait si douce que j'eus envie de tendre la main pour m'en assurer.
Heureusement, il ouvrit la bouche avant que je ne commette l'irréparable.

"Enchanté de faire votre connaissance, ravissante demoiselle. Voici la lettre promise."

Sa voix douce et mélodieuse était ensorcelante et ses mots me bercèrent tels une musique enchanteresse. Il se pencha vers moi et je sentis son souffle chaud sur ma peau. Des effluves d'after-shave au melon me parvinrent et je crus que j'allais défaillir, tant il sentait bon. Tout semblait parfait chez lui, je ne percevais rien de menaçant, contrairement à mes attentes.
A ce moment, il aurait pu me demander n'importe quoi, je l'aurais fait. D'ailleurs, c'est ce qui s'est passé.

"Il faut que vous alliez porter cette missive à Mr.Tinelli, c'est très important. Faites-le pour moi, s'il vous plaît."

Ses yeux plantés dans les miens, je ne pus articuler la réponse que j'aurais voulu lui donner, ce qui n'était pas plus mal pour moi. Il attendit un moment avant de hocher la tête, comme s'il était sûr que j'allais lui obéir. Ce qui, bien sûr, était le cas.
Je le regardai s'éloigner, monter dans sa BMW blanche et filer à toute allure, sans aucune prudence. Je soupirai, regrettant déjà son départ. Je restais dans un état second le temps de préparer mon sac de voyage, laisser un message indiquant que je partais en vacances sur le répondeur de mes parents (ils ne s'inquièteraient pas pour moi, pensant que j'allais chez de la famille et ne vérifieraient sûrement pas où j'étais, vu leur emploi du temps surchargé), fermer la porte à clé, patienter dans le métro jusqu'à Gare de Lyon, composter le billet qui m'avait été remis en même temps que la lettre et trouver mon wagon et mon siège.
Je ne sortis de ma léthargie qu'à mi-chemin entre Paris et Rome. Le train avalait les kilomètres et le paysage défilait à toute vitesse, avant d'être remplacé par les murs du tunnel du Mont-Blanc. Je ne suis pas claustrophobe, mais je me sentis tout à coup mal à l'aise, seule dans un wagon, entre deux parois aussi serrées.
Je trouvais étonnant que le train ne soit pas rempli complètement, mais après tout, nous étions mercredi après-midi.
Je profitais du silence environnant pour tenter de comprendre ce qui m'arrivait, mais je n'avais pas assez d'indices pour m'en tirer. Apparemment, Matthew avait commis un acte assez grave pour qu'une sorte de gang (du moins, c'est ce que j'imaginais) le menace de mort et m'envoie en Italie pour essayer de le sauver (même si j'ignorais tout des faits).
La question était : qu'allais-je faire ensuite ? je n'avais pas l'âme d'une héroïne comme on peut en voir dans les livres, mais je ne pouvais pas non plus laisser mon ami entre les mains de cette horrible femme.
J'aviserai lorsque j'aurais rencontré ce mystérieux Angelo Tinelli qui semble être le seul capable d'aider Matt.
Je sursautai lorsque la voix d'un homme blasé de tous ces voyages en train annonça que nous étions arrivés à destination. Je n'avais même pas perçu le changement de décor. J'empoignai mon sac et mon billet de train et descendis sous le regard attentif des Italiens s'attendant à voir de la famille ou des amis sortir des wagons à peine remplis.
A peine ai-je eu le temps de réfléchir à la suite des évènements qu'un homme en costume noir se dirigea vers moi. Son costume satiné et ses chaussures impeccablement cirées le distinguaient des autres voyageurs.

"Mademoiselle Reilly ?
_Oui, répondis-je prudemment.
_Veuillez me suivre je vous prie. Je serai votre chauffeur jusqu'à la demeure de Mr.Tinelli."

Je pus distinguer un léger accent sicilien qui me rappela mon prof d'italien de Seconde qui débitait son cours d'une voix monocorde et nasillarde afin de mieux endormir ses élèves.
En revanche, le chauffeur parlait d'un ton sec et dur, et son regard bleu acier paraissait sonder le moindre recoin de mon âme, comme s'il savait exactement ce à quoi je pensais. Je frémis à cette idée avant de lui emboîter le pas. Nous sortîmes de la gare assez rapidement, malgré les voyageurs qui envahissaient le hall et bousculaient tous ceux qui se trouvaient entre eux et leur train.
L'homme qui m'accompagnait s'arrêta devant une Jaguar noire et m'ouvrit la portière dans une attitude très professionnelle.
A peine m'étais-je installée que la voiture démarrait en trombe, me collant au siège arrière. Cependant, au début nous n'avancions pas très rapidement, certainement à cause du trafic romain, bien que je ne puisse pas voir à l'extérieur à cause des vitres teintées des deux côtés. Puis, sûrement sur l'autoroute, le conducteur sembla donner libre cours à la puissance de son véhicule, sans se soucier des limites de vitesse autorisées. N'ayant pas eu le temps d'attacher ma ceinture, je m'agrippai de toutes mes forces à mon siège, priant pour que nous n'ayons pas d'accident. Personne ne nous arrêta, j'en déduisis que cette partie du pays n'était pas très contrôlée.
Je sortis avec soulagement quand la voiture stoppa et avalai l'air pur à grandes goulées, avant de m'intéresser au paysage qui m'entourait.
Une forêt aux arbres gigantesques s'étalait autour de nous et je me demandai comment la voiture avait pu maintenir son allure sur un sentier aussi étroit et inégal. Je me retournai sur une injonction du chauffeur et restai bouche-bée devant le spectacle qui s'offrait à moi.
Une immense villa se dressait fièrement sur un promontoire rocheux, au cœur de la nature. En y regardant de plus près, le bâtiment se rapprochait plus d'un petit château, avec ses pierres grises, ses tourelles qui pointaient vers le ciel et sa lourde porte en bois sculpté. Deux grosses statues encadraient celle-ci et leur visage triste inspirait la compassion. Ceux qui avaient servi de modèles aux sculpteurs avaient indéniablement souffert, c'était évident.
Je m'avançai vers les lourds battants de chêne, suivie de près par mon accompagnateur. Ce dernier me dépassa afin de soulever l'imposant heurtoir à tête de lion que je n'aurais sûrement pas pu soulever.
A peine avait-il frappé qu'un majordome en livrée noire nous accueillit avec un sourire froid. Il nous fit signe d'entrer mais je fus la seule à pénétrer dans l'antre d'Angelo Tinelli. Le chauffeur partit sur un signe de tête du domestique et la Jaguar ne tarda pas à disparaître entre les arbres.
La porte se referma derrière moi et je me sentis subitement très seule et surtout coupée du monde extérieur, le manoir étant certainement loin de toute ville. Ainsi isolée, il pouvait m'arriver n'importe quoi. Après m'être identifiée, je patientai quelques instants avant que l'on m'introduise dans un salon à l'ambiance feutrée. Je m'installai dans un fauteuil moelleux et appréciai le calme de la pièce.
Des lampes basses entouraient une petite table en bois verni et un bar bien fourni occupait tout un pan de mur. Des tapisseries sombres et discrètes recouvraient les autres murs et s'accordaient parfaitement à la moquette bordeaux.
Le domestique réapparut un instant plus tard, annonçant son maître.

"Dottore Angelo Tinelli !"

Docteur ?! Qu'est-ce qu'un médecin peut bien faire pour Matt ? Est-ce qu'il est blessé ? Mon Dieu, mais dans quoi est-ce qu' il a mis les pieds ?! Ce furent mes dernières pensées cohérentes de la journée, car Mr.Tinelli entra dans le boudoir et illumina ma vie.
Si Matthew était beau, le chauffeur séduisant et l'homme de main magnifique, le docteur était parfait. Je n'avais jamais rencontré personne qui possédait ne serait-ce que le centième de sa beauté.
Ses cheveux légèrement ondulés avaient été soigneusement plaqués en arrière et ils étaient d'un noir de jais si profond que la nuit semblait s'y refléter. Ils paraissaient si soyeux que j'aurais voulu passer des heures à les caresser.
Ses yeux étaient d'un gris argenté assez froid, mais un cercle d'or fin entourait ses pupilles et ses iris étaient pailletées d'opale et d'émeraude, égayant ce regard dur. J'aurais pu me perdre dans ces yeux-là.
Son nez était droit et noble comme les aristocrates, il aurait pu être celui d'un roi. Sa bouche était fine et ses lèvres rose pâle attiraient tous les regards et sûrement de nombreux baisers. Elles semblaient toujours sur le point de s'étirer en un merveilleux sourire.
Sa mâchoire était carrée et bien dessinée, mais son visage restait fin et délicat et ses traits on ne peut plus harmonieux. Sa peau paraissait faite d'ivoire et de nacre et captivait les rayons du soleil.
Il portait une chaîne d'or blanc autour du cou et celle-ci brillait de mille feux, m'obligeant presque à détourner le regard.
Ses épaules larges et puissantes transparaissaient sous sa chemise satinée, de même qu'on devinait les muscles de ses bras et de ses pectoraux sous le vêtement blanc.
Une ceinture de cuir noir à boucle d'argent retenait un pantalon de costume tout aussi sombre. L'ourlet bien cousu tombait sur des chaussures de la même couleur, probablement cirées tous les jours.
Son odeur était tout aussi divine que son physique. Il sentait un subtil mélange de pomme et de poire, des fruits si mûrs et si juteux qu'on ne peut résister à l'envie de croquer dedans.
Ses mains fines réajustaient ses boutons de manchette tandis que son visage d'albâtre semblait attendre quelque chose.
Je m'aperçus de mon impolitesse et me levai aussitôt pour me présenter. Il fit de même, en français, ce qui me surprit quelque peu. Je m'apprêtai à lui serrer la main lorsqu'il prit la mienne et la porta à sa bouche. Ce geste appartenait à un autre temps, mais j'avais toujours rêvé qu'on me le fasse. Je remarquai une autre chaîne d'or blanc à son poignet ainsi qu'un anneau d'argent et une chevalière en or surmontée de quatre petits diamants.
Il ne devait pas avoir plus de vingt ans, ce qui m'étonna puisque Matthew avait précisé que c'était un ami de ses parents. Mais bon, je n'allais pas me plaindre, même si mon inquiétude était toujours présente, je ne regrettais pas que mon ami m'ait envoyée ici.
Je m'assis en même temps que le docteur et la discussion commença.

"Buongiorno, bella signora. Je suis plus qu'enchanté de faire votre connaissance.
_Moi aussi, Monsieur.
_Allons, tutoyons-nous, nous avons presque le même âge ! Appelle-moi Angelo.
_D'accord. Et bien... Angelo, je suis ici de la part de Matthew Collins, qui m'a dit que... tu connaissais ses parents ?
_C'est exact, je leur dois une faveur, que puis-je pour leur fils ?
_Il m'a remis une lettre pour toi, il a précisé que c'était une question de vie ou de mort, mais je n'en sais pas plus. J'ignore même pourquoi il faut que je te la remette en mains propres !
_On ne capte pas Internet ici et je ne réponds au téléphone qu'à ma famille ou à mes domestiques. De plus, le facteur ne vient pas jusqu'ici, donc la seule façon de me contacter était effectivement de venir me voir directement. Navré du dérangement occasionné.
_Oh, ce n'est pas de ta faute, répondis-je en rougissant. Je me posais la question, c'est tout. Mais je t'en supplie, il faut que tu l'aides !
_Je le ferai, si c'est dans mes cordes, bien sûr. Puis-je voir cette lettre, s'il te plaît ?
_Oui, évidemment. Tiens, la voilà."

Je lui donnai le document et patientai le temps qu'il découvre son contenu.

"Alors ? Qu'y a-t-il ? Matt a laissé des instructions me concernant ?
_Oui."

J'attendis la suite, mais il se contenta de me fixer du regard pendant un moment qui sembla durer une éternité. Je n'osai prendre la parole, de peur d'interrompre le fil de ses pensées. Il finit par hausser les sourcils en me regardant d'un air perplexe.

"Tu es vraiment inquiète pour lui, n'est-ce pas ? Tu l'es même trop, manifestement."

Ne sachant pas de quoi il parlait, je gardai le silence.

"Il faut que j'aille passer un coup de fil, attends-moi là deux minutes."

A peine eut-il disparu que je collai mon oreille à la porte. Je sais, c'est très mal élevé, mais j'en avais assez d'être tenue à l'écart de cette histoire.

"Serafina ? Oui, c'est moi. Ecoute, il y a un souci avec Anna, elle a trop peur pour son ami, je ne peux pas me charger de... Je sais, mais je te dis que ses émotions sont trop puissantes pour que je... OK. Dans le salon, elle m'attend... D'accord, je m'en occupe. Ciao !"

Je regagnai prestement mon siège, des questions plein la tête. De quoi est-ce qu'il parlait ? Qui est Serafina ? Peut-être est la femme qui m'a parlé au téléphone ? Celle qui m'a menacé ? Et de quoi Angelo va-t-il se charger ?
Ce dernier réapparut dans l'encadrement de la porte.

"Bon, on va aller rejoindre ton ami et je vais l'aider. On part dans une heure, ça te va ?"

Question purement rhétorique, puisque je n'avais pas mon mot à dire.

"Tu peux aller dans la cuisine si tu as faim, tu trouveras de quoi te faire un en-cas. La cuisine est au sous-sol, tu trouveras un escalier au bout de ce couloir-là. Je vais préparer mes affaires pendant ce temps. Bon appétit !"

Et il me laissa plantée là.
L'estomac toujours noué par l'inquiétude,  je suivis ses instructions et me retrouvai dans une cuisine gigantesque à concocter un délicieux sandwich. Après avoir mis les ingrédients principaux entre deux tranches de pain de mie moelleux, je cherchai du regard les épices.
Il devait forcément en avoir, vu l'achalandage de la pièce. J'ouvris tous les placards, mais je n'en vis nulle part. Il ne restait qu'un meuble que je n'avais pas exploré car il était fermé à clé. Je trouvai une petite clé dans un tiroir, sous des couverts en argent. Je me doutais bien que ce placard ne contenait pas les épices recherchées, mais je voulais découvrir le secret qu'il renfermait.
J'introduisis la clé dans la serrure et elle tourna en un déclic silencieux. La main presque tremblante, j'ouvris la porte sur un mini frigo et découvris... des poches.
Des poches remplies d'un liquide rouge bien trop reconnaissable. Du sang. Je retins un hurlement d'effroi et reculai précipitamment avant de buter contre... Angelo.

"Ça va Anna ? Qu'est-ce qu'il y a ? Tu es blanche comme un linge..."

Puis son regard rencontra les poches et il éclata de rire, tout en posant une main rassurante sur mon épaule.

"Tu t'inquiètes pour ça ? Il ne faut pas, tu oublies que je suis médecin, on a toujours besoin d'avoir du sang à proximité quand on exerce un métier comme le mien. Imagine que je doive faire une perfusion en urgence à un blessé ? Je pourrais la lui faire tout de suite et ainsi sauver une vie. N'es-tu pas d'accord ?
_Si, si... Tu es donc chirurgien plutôt, non ?
_Exact. Tu vois, tu n'as pas à t'inquiéter.
_Mais tu exerces ton métier ici ? Je ne voudrais pas paraître désobligeante, mais c'est un peu... isolé pour un cabinet de médecin.
_C'est vrai, mais j'ai tout de même quelques patients."

Je ne préférais pas imaginer quel genre de clients venaient jusqu'ici pour se faire soigner. Sûrement des criminels qui ne pouvaient pas recourir aux soins d'un chirurgien normal. Angelo était donc de mèche avec les criminels qui menaçaient Matthew. Je reculai de quelques pas et le dévisageai avec méfiance.
Il fronça ses sourcils mais ne fit rien pour me rassurer.

"Je suis prêt, donc on peut partir plus tôt, si tu veux.
_Avec plaisir, j'ai hâte de revoir Matt !"

Et de quitter cette maison pleine de sang, accessoirement. Ses sourcils se froncèrent de plus belle, comme s'il lisait mes pensées. Comme il n'avait pas l'air de vouloir quitter la pièce avant moi, je me hâtai de prendre mon repas et de remonter au salon.
Mais avant, je me retournai furtivement et eus le temps d'apercevoir sa main s'emparer de plusieurs poches de sang et les fourrer dans un grand sac de sport noir. Pourquoi en avait-il besoin ? Matt était-il blessé ? Faites que tout cela ne soit qu'un cauchemar, faites que je me réveille... Le fait de me pincer n'ayant aucun effet, je finis mon casse-croûte et attendis qu'Angelo veuille bien remonter.
Il arriva quelques minutes plus tard avec son sac gonflé à bloc. Est-ce qu'il n'y a que du sang dans cette sacoche ? Si oui, qu'est-ce qui peut en nécessiter autant ?! Je détournai le regard afin qu'il ne devine pas que j'étais au courant pour les poches. Autant jouer l'innocente.
Il s'empara de mon sac et m'offrit le bras comme un véritable gentleman. Je me sermonnai intérieurement. Je ne dois pas rentrer dans son jeu et le trouver attirant, c'est peut-être un criminel ! En même temps, il est teeeellement beau...
Angelo me regardait avec un sourire lumineux qui sembla endormir mes craintes. Je ne pensai plus au sang si proche de moi, juste au regard ensorcelant de mon compagnon. Nous nous dirigeâmes vers l'arrière de la maison, où je découvris un immense garage rempli de dizaines de motos et de voitures plus coûteuses les unes que les autres.
Je ne pus cacher mon émerveillement, et le docteur me laissa choisir notre véhicule avec amusement. Ne m'y connaissant pas trop, je lui demandai conseil sur la vitesse des différents engins. J'optai ensuite pour une Ferrari rouge vif qui paraissait prête à nous emmener à notre destination en un temps record.
J'ai toujours rêvé de monter dans une telle voiture de luxe, mais mes parents leur préfèrent une berline noire soi-disant plus sécurisante. Je m'installai avec délice sur le siège en cuir moelleux, m'attachai prudemment et allongeai mes jambes avec soulagement. Depuis hier soir, je n'avais pas eu le temps de me détendre et là, je pouvais enfin souffler un peu. Nous démarrâmes en trombe et regagnâmes rapidement une grande route qui permit à Angelo de lâcher son bolide à toute vitesse.
Il conduisait d'une main sûre et malgré l'allure à laquelle nous roulions, j'avais une totale confiance en lui. Il valait mieux car, désormais, ce n'était plus à moi de prendre toutes les décisions.
La vie de Matthew dépendait désormais d'un séduisant chirurgien italien.


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