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Voulez-vous tuer cet homme ? Le temps d'une pause dans le langage était théoriquement d'un à trois dixième de seconde. Pas une minute. Pas quelques instants. Le temps pour lui de soupeser le carnet de quelques pages, la teinte fauve de l'Atasse, puis derrière le carnet au contact de deux doigts un bulletin à peine plus grand qu'une carte, avec sa propre enveloppe à l'aspect de terre. Une pause, il fit glisser sous ses yeux ce bulletin, la petite coche bien découpée puis le tirant tout à fait, le carnet alla tomber sur un coin du bureau. Il tira la plume, la secoua, cette encre pour mimer le geste fluide, le bec griffonna : non. Et quand ce fut fait, mais la main demeurait ferme, et sa tête sifflait abominablement. Il referma le bulletin, le mit dans l'enveloppe, lécha le tout puis de nouveau, une pause, un sursaut brutal lui fit saisir le carnet pour le jeter dans la corbeille, pousser la corbeille sous le bureau. Il pouvait entendre sans peine le son lourd de sa respiration.

Un renard se tenait sur le quai, surpris par l'arrivée du train dans les cahots des échangeurs les freins sifflèrent jusqu'à ce que ses voitures à l'arrêt offrent des portes béantes.

Le voyageur agrippait ses deux sacs sur le marchepied, sauta d'un coup sur la ligne blanche du quai puis, le poids de ses affaires lui tirant les bras, ses petits yeux usés clignèrent. Face à lui les six voies de pierraille s'ouvraient désertes, au silence seule l'odeur rouille des poutrelles, le grésillement des lampes en plein jour l'accueillaient. Dans les yeux, dans les cernes se marquait l'encre des lettres qui lui disaient, c'est normal. Qu'il fallait s'y attendre, mais cela le frappait, sans le crépitement d'étincelles sur les caténaires la ville entière, le village, la ville de Titly apparaissait muette. Dans le calme un sifflement strident, venu du côté de la locomotive, délassa l'attente comme sa tension. Les portes se fermèrent, il se mit en marche en direction des escaliers suivi lentement par le train jusqu'à ce que celui-ci s'échappant dans la courbe laisse derrière le panneau d'affichage se vider.

Presque engagé sur les marches l'homme s'arrêta, regarda autour de lui et les rails les traverses en bois d'un côté puis de l'autre, comme un bond dans la poitrine qui signifiait, puisqu'il n'y avait personne, puisqu'il n'y avait pas de train, puisque tout était calme qu'il pouvait aussi traverser par là, son visage cilla aux faibles éclats des lampes, il pouvait passer par les rails plutôt que par le passage sous voie, il pouvait tricher. Ce mot surgi déjà lui fit esquisser un sourire, un claquement de la langue, le voyageur descendit très posément les marches. Puis de même, le passage s'ouvrait des deux côtés vers la gare et vers la rue, encore les lueurs tremblantes aux lueurs crues du ciel par les rampes détachèrent son mouvement comme il se détournait en direction des escaliers roulants, à vide, à côté des journaux de kiosque.

En première page tous les titres, un appel à la votation.

Sur quoi le voyageur s'arrêta, frappé, en haut des escaliers le hall de gare s'ouvrait dans son dos les baies vitrées sur les voies, devant lui baignant aux lumières crues du jour une vaste fresque, semblable aux époques révolues, et Titly ainsi représentée était exactement la Titly des lettres. Mais plus frappant, ces tuiles d'ocre sur le blanc du ciel, les maisons touffant le replat au contour tranchant du lac, la gare elle-même avec ses quais, dans l'abyme de cette fresque la correspondance dépouillée, déchirée et plaquée face à lui en plein public, il croyait y lire chaque mot sous la plume de son ami. Ce n'était pas une erreur. Le granulé de peinture se composait de phrases. Mais à trop de distance l'homme feignit un haussement d'épaule avant de s'avancer, de regarder aux alentours, avec hésitation, le poids des sacs le faisaient tourner sur lui-même, claquer ses semelles.

"Vous venez pour la chasse ?" Une voix pour rien, chantonnée de jeunesse l'arracha à son errance. Vers l'entrée face aux guichets se disposaient les tables de restaurant, parmi ces tables le plateau porté à trois doigts, serviette à l'épaule nonchalante, le serveur l'interpellait. Il resta un moment à le considérer, de loin cette figure seule, s'approcha enfin poser ses deux sacs contre les pieds d'une chaise, commanda un verre parmi la demi-douzaine du plateau, encore roulant de fraîcheur. Le serveur répéta, s'il venait pour la chasse, il secoua la tête. Pour un poste. Tout de suite d'ajouter, pourquoi tout était si calme. "Vous vous y ferez." Il ne dit rien de plus, le voyageur devina, il n'en pensait pas moins.

Soudain ce qui lui était apparu familier, ce port du plateau à trois doigts, ce sourire jeune à l'angle d'une mâchoire qui empêchait, il s'exclama : "Mais alors vous êtes Pascal !" Tout aussi bien que s'il avait rencontré une créature fantastique, et aussitôt le serveur de s'exprimer, alors le voyageur s'appelait Toussenel. Leurs deux voix allant grandissant clamèrent dans le hall sans s'écouter, Pascal de tirer un bloc-notes pour y raturer quelques mots puis de dire, mais puisqu'il le connaissait déjà, ce que son ami avait écrit sur lui, ils s'emmêlaient, ils se réjouissaient en écho de la situation.

"Qu'a-t-elle d'extraordinaire ?"
"Tout", se défendit Toussenel, "il y a une heure n'était que fiction !"
"Et je suis depuis deux minutes une réalité sur pattes."

Incité par le ton jovial le serveur s'assit à son tour, saisit du plateau posé le plus long verre qu'il souleva à deux doigts, but en deux traits. Puis avec l'air de connivence, s'il ne venait vraiment pas pour la chasse, le voyageur répondit, certain. "Vous savez, cette correspondance, c'est peut-être tout ce qu'il a." Ils avaient changé de sujet déjà, puisque les fonds d'archives avaient fermé depuis dix minutes car oui, ils avaient fermé plus tôt, Pascal le pariait en route à l'instant. Il suffirait d'attendre. Lui sautant sur l'occasion, avec détachement, se retira en arrière, fit claquer sa langue puis, finement, mais si le serveur avait quelque histoire à raconter à propos de la gare. Pourquoi, par curiosité, ce qu'il entendait par histoire, même une anecdote ou une rumeur, comme il y en avait tant dans les lettres et, se penchant à nouveau vers son interlocuteur, le voyageur avoua qu'il les prenait pour des fictions.

Tout de suite, un sourire, avec la mèche de son stylo Pascal pointa du côté des vitrages, expliqua. Il y avait, au dernier quai, un tronçon de quelques mètres où la caillasse était plus sombre qu'ailleurs. Puis une hésitation feinte, pour savoir s'il devait continuer.

Unis dans leur roulement les trains de l'époque se succédaient à la demi-heure, sauf le national, à l'heure, par la force des correspondances. Celui de dix-neuf heures, sauf erreur, zéro six, était le plus bondé. C'est important. Parmi les passagers se trouvait un petit, Dan, "ce n'est pas son vrai nom ?" Non. Et il se trouvait aussi un homme, dans la même voiture, juste avant celle de pointe où il y avait toujours le plus de chances de trouver des places libres. Dan s'était installé près de la porte, côté fenêtre, avec son sac d'école. L'homme se trouvait à peu près au milieu de la voiture quand il se mit à aboyer, des menaces, des insultes, en plein couloir. À son voisin, si tu ne descends pas à tel arrêt, je te tue. Rien de grave, mais il effrayait le petit. Pascal toucha du doigt son verre vide. Une personne s'était finalement levée, avait dit à l'homme, vous effrayez le petit.

Comme il s'était arrêté cette fois, pour de bon, comme plongé dans ses pensées Toussenel fit peser sur lui un regard plein de soupçons. Mais l'homme s'en était pris à cette personne, puis au petit. Alors tout le wagon s'était levé. Le regard du serveur, puis, ils avaient sorti le petit Dan, puis ils avaient sorti l'homme. Et il enchaînait, ils l'avaient porté jusque devant la locomotive, ils l'avaient jeté sur les rails. Le conducteur avait regardé, puis tous étaient remontés et, à l'heure dite, le train était reparti. "Vous y étiez ?" Non, bien sûr que non, répondit Pascal, puisque ce n'était qu'une histoire. Sous le soupçon du voyageur qui l'usait, de se défendre, ce n'était vraiment qu'une histoire, pour autant qu'il savait la caillasse était plus sombre parce qu'elle n'avait pas été remplacée depuis les premiers temps de la gare.

Oublieux soudain, Toussenel : "Je dois y aller."
"Vous n'attendez pas Lucien ?"

Moitié debout déjà il regarda le serveur, un geste à son portefeuille, un geste pour l'empêcher, c'était normal la première fois. Il récupéra les deux verres vides, en posa un autre puis, de se détourner, l'assurance que son ami ne tarderait pas. Toussenel écouta la porte de service se refermer, le silence tremblant du hall.

Piégé. Je sais qu'il me retient, à son sourire, à ses manières, son empêchement. Tout est truqué. Le côté par lequel Lucien va entrer, de ce côté, sans me voir, il va longer les guichets de quelques pas. Tant mieux, si la rencontre est parfaite, mais j'ai toutes les raisons d'en douter. Ce ne sont pas les lettres, c'est pire que cela, ce n'est pas dans les lettres. Tout correspond trop bien, c'est ça qui me dérange, tout obéit. Et soudain un remord, sa pensée s'arrêta en saillie sur l'image qu'il se faisait de Lucien. Partir, c'est le manquer, c'est un piège dans lequel on tombe volontiers. Une rumeur lui fit relever la tête, de derrière l'entrée une animation nouvelle, rumeurs de voix, bruits de pas qui le poussèrent à se lever dans toute la retenue de ses gestes, une hésitation, il attrapa ses sacs, partit dos aux portes le pas forcé, vers une autre issue. La masse sanglée à ses poings battait nerveusement.

Rien devant lui tandis que les portes coulissaient pour se refermer sinon sèches et froides les tuiles d'ocre sur le blanc du ciel, de rares immeubles mordaient dans les flocons d'habitations, plus loin les surfaces, plus loin les parcs, une fois la route traversée depuis le muret il put voir le contour du lac. Une voiture passa, le fit frémir, Toussenel avisa un passage étroit de ruelle dans lequel s'enfiler pour atteindre les places. Quelques pas avaient suffi pour animer la ville entière, de tous les côtés des bruits de vie ajoutés aux ombres ajoutés aux objets, les volets aux côtés de rideaux aux mouvements légers, les câbles. Sa main touchait les murs sur la peinture de la granule sans accroche, à mesure même en passant près de bennes la vapeur persistante des cuisines flottait, filante, puis la ruelle tournant encore était traversée par un filet d'eau mousseuse, il ralentit le temps d'observer une bicyclette détrempée, qui lui parut familière, guerrière, et sale.

Enfin son pas cessa de claquer plus posé comme les façades le flanquant s'ouvraient sur la première place, il s'arrêta net. Cette fraîcheur, pareille à l'océan, d'air humide de sel perlait depuis une simple fontaine au centre de pavés en mosaïques, avec dominant tout l'écoulement cristallin des bouches. Son visage se referma, sévère, les sourcils se fronçaient en une colère sourde. L'homme secoua ses poings aux sangles, se força à avancer venant d'ici allant là pour ne rien afficher que de l'indifférence. Elle laissait une part de son bras trembler à l'une de ces cascades, ruisselant, releva des yeux figés soudain. Dans le rétrécissement de ses iris, le pli effacé au coin de la lèvre, une fine commissure, la surprise. Autre chose que de la surprise. Il s'en moquait, le voyageur passa près d'elle sans la voir. Sur elle aucun parfum, ses cheveux coupés main, mal, frémirent lorsqu'elle se releva, jusqu'à la pointe de son bassin.

"Attendez !"

Non, il ne voulait pas attendre disait le dos refermé du voyageur, qui passait la place, près de la quitter par une rue plus large quand elle lui saisit le bras, sans parvenir à l'agripper, la main lisse glissait sur sa manche de chemise. Il se retourna, sans aménité, ce qu'elle voulait. Mais elle avait fait un pas en arrière et en baissant la tête, sa frange enflammait un visage farouche. Elle essayait de parler, il voyait qu'elle essayait, scrutait le poing de la gorge où l'effort musculaire, à la volonté vacillante, s'essoufflait.

Dans un seul élan Toussenel passa une sangle à son épaule, l'autre sac soudain ballant il lui dit de parler, elle pour échapper à sa gêne s'était fixée sur le sac en balance. Si elle savait où se trouvait le faubourg, un petit hochement de tête. Qu'il s'y rendait, elle regardait toujours tendue le mouvement de sangle, qu'il finit par lui tendre, par lui faire prendre avant de retourner à sa marche, elle le suivit derrière tenant ses affaires à deux bras.

Ses paupières se fermèrent, pressées à deux doigts, se demander ce qu'il venait de faire.

"Au moins" sa voix sévère la fit accélérer le pas "dis-moi comment tu t'appelles."
Elle voulait rendre sa voix sûre, n'y parvenait pas : "Marine."
"Toussenel."

Juste à ce mot elle se figea, ce troisième de seconde, avant de reprendre la marche dans son dos, il pouvait entendre les chaussures fines battre derrière lui. Puis tandis que lui-même effaçait toutes les préoccupations, ses questions, ses doutes, sous la dureté des traits, la question détendit en partie son front, de savoir si vraiment il la dominait d'une tête, ou s'il s'agissait d'une illusion, il se tourna vers elle arrêtés au milieu de la rue, il cherchait à savoir sans jamais pouvoir véritablement jauger, cette tête de différence, à quoi elle était due. Elle, elle s'appelait Marine, tenait toujours le sac à deux bras, sans oser le regarder, se cachait presque serrée derrière. Presque de la peur, il interpréta, qu'il lui dise de partir.

En guise d'explication, pour s'être arrêtés : "Quel est le nom de cette rue ?" Marine se réduisit un peu plus à la question, prononça très vite rue du cygne blanc, ils étaient beaucoup trop haut dans le village pour que ce nom soit le bon. Lui, se tournant à nouveau, reconnaissait ce chemin bétonné depuis peu, au fil des lettres, que son ami avait monté quotidiennement quand il était encore pavé. Depuis aval la rue entière était visible, mais d'en haut d'où il se tenait à moitié un bâtiment la cisaillait, coupée de moitié, sauf que, contrairement à la lettre, il ne voyait pas cette maison comme un éboulis. Le mur de petite pierre lui parut banal, reprenant son pas sec Toussenel entraîna sa porteuse à sa suite, au long de la rue cherchant toujours un autre nom que le cygne blanc, et les contours d'un immeuble bas parmi les tuiles comme un repère d'inconnu au sein de l'inconnu.

"L'immeuble est un fort à l'entrée du faubourg, assailli par les lierres – quand je te disais… À dix minutes de tout, quinze de la gare, l'arrêt de bus juste en face, il n'y a pas meilleure tanière pour sortir explorer le village. J'en ai profité pour m'écarter, et mon détour m'a amené dans la cave de ton immeuble, où on croit ne plus respirer tant l'air est sec. Le temps m'a manqué pour le vérifier, mais il y a bien une porte d'abri, et chose inhabituelle, cette porte est fermée. Est-ce que ça importe ? Ce n'est qu'une porte, ce n'est qu'un immeuble et tu pourrais bien ne pas voir de brouillard avant des semaines. C'est peut-être mieux ainsi."

"C'est peut-être mieux ainsi."

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