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Blanchard "lançait le moulin", son ordinateur, presque systématiquement aux environs de vingt-et-une heure la semaine, un peu plus sporadique le dernier jour quand, pour se reposer du travail, il prenait du temps pour quelque rare sortie. Tout cela Blanchard l'avait décrit une fois, son mode de vie, l'appartement à moitié béant de verre sur le plat de la ville d'où les lueurs matinales, avant de partir, lui dévoilaient les arbres du parc. À l'époque son message finissait en disant que tout son entourage souhaitait qu'il change, qu'il sorte, il n'avait rien changé. "Après trois déménagements, je suis bien là." Alors sa vie s'était mise à ralentir, à ralentir, à ralentir.

Le site Alcquières avait été créé aux débuts du réseau comme un exercice par les étudiants de l'école, un lieu de retrouvaille hors des cours. Il fallut attendre que les étudiants deviennent des anciens pour qu'ils songent à s'échanger leurs travaux, devenus leurs œuvres, et la plate-forme évolua, vitrine d'art et de contact entre les nouveaux et les anciens d'Alcquières. Et les simples visiteurs, attirés par cette foule de textes, d'images, de sons et d'animation, provoquèrent une seconde évolution vers l'école virtuelle, et informelle, et amateure, qui était devenu la ligne de conduite depuis lors. Le nombre de visiteurs acheva de séparer le site de l'école qui créa son propre lieu de rencontres, à l'écart, et le contact avec les nouvelles générations d'élèves cessa brusquement.

Sa chambre était bien éclairée, trop grande pour que le mobilier parvienne à la remplir, un vaste espace tapissé s'ouvrait vide de l'écran à la porte entrouverte sur le salon. Blanchard revenait une tasse fumante à la main, en habits d'intérieur légers, avec encore son stylo aux lèvres. Il tira la chaise, s'affala, fit tournoyer la souris sur l'écran froid. Un clic sur le navigateur puis il se retira en arrière, échangea le stylo pour la tasse qu'il laissa suspendue à sa lèvre, un regard pour le chargement en cours.

Plusieurs articles de presse décrivaient cette génération "coupée du monde", qui préféraient le long ronronnement des ordinateurs aux rumeurs des établissements.

Dix minutes suffirent à épuiser la liste des adresses à visiter, des messages du travail, de ses proches, de connaissances, toujours repoussés à plus tard. Sa tasse était vide, il regarda l'heure, l'œil morne, cliqua plusieurs fois dans le vide de l'écran. Ce ne fut que l'habitude qui le porta à revenir au navigateur et, mécaniquement, à taper les chiffres d'Alcquières. Le site lui apparut avec son architecture entre deux âges, et deux détails qui étaient les deux seules choses qu'il avait besoin de savoir. La date de la dernière œuvre, et la date du dernier message. C'étaient les mêmes, et c'étaient les siens. Parfois, mais très rarement, il trouvait un anonyme de passage, ou un moteur de recherche, ou le nom fugace d'un ancien. La seconde d'après, la fenêtre était fermée.

Il s'était retiré à sa propre fenêtre, debout devant la baie vitrée Blanchard s'étira, mima la manière inspirante d'inspirer, qui disait, "je suis bien, là". Puis il resta quelques minutes à fixer les toits de la ville, et le ciel nuageux, comme un écran de veille luxueux. C'était le même parc, là en bas, où il passait matin et soir, où une personne s'était faite égorger. Ce n'était arrivé qu'une fois en quatre ans, pour ce qu'il en savait.

Puis il revint devant l'écran, toujours debout la main sur le dossier de chaise, à réfléchir. L'ordinateur mettait à jour un de ses innombrables programmes, un effort sans lien avec la soudaine augmentation de la ventilation. C'était à peu près le seul bruit de la pièce. Il se détacha pour repartir dans le salon, du salon dans la cuisine, se préparer un repas.

À son retour le même réflexe, comme chaque soir, avant de se perdre dans les divertissements le poussa à revenir sur le site Alcquières. Ainsi, quatre fois par jour et régulièrement, bien malgré lui, il y passait.

Comme un fantôme.

La date de la dernière œuvre était inchangée. La date du dernier message était inchangée. Son regard connaissait chaque plus petit détail de l'architecture, le texte lui-même devenu décor dans le décor figé du site. Alors il n'avait pas pu fermer la fenêtre – en fait, il l'avait fermée, puis il y était immédiatement revenu – et naïvement la souris alla chercher ce qu'il avait vu changer. Il y avait un nouvel inscrit, et ce fut comme un soupir de sa part, de soulagement, quand il le lut : "13Go6a4s995lafEcR034". Ce n'était qu'un incident, une inscription par défaut de quelqu'un qui ne resterait pas, murmurait Blanchard entre ses lèvres, l'air content, tant le pseudonyme était improbable. Il cliqua néanmoins sur le nom pour découvrir un profil entièrement vide, et se reculant à nouveau l'homme ne put s'empêcher de sourire franchement. Il dit à haute voix "c'est amusant". Sans rien expliquer d'autre.

Mais cela faisait une minute qu'il fixait ce profil vide, alors fermant la fenêtre il vérifia l'heure puis se plongea dans le divertissement. Ces derniers mois, c'étaient les romances, les séries mielleuses et les comédies de couples. Et il réfléchissait, tout en se délassant, aux excuses qu'il produirait pour rester chez lui, aux appels téléphoniques et à sa journée de travail qui l'attendait demain, tout cela comme des tics sur son visage, à mesure que les acteurs se démenaient sur l'écran. Mais c'était le défaut d'avoir été à Alcquières, que de ne plus voir les fictions que comme des fictions.

"Faire autre chose. N'importe quoi. Du jardinage, par exemple."
"Je ne vais pas mentir," lui avait répondu Blanchard, à l'époque, "le site sera vide sans toi."
"Plus que maintenant ? Moi aussi je ne vais pas mentir. Je ne sais pas pourquoi tu restes."

Il secoua la tête, cligna des yeux dans la surprise du souvenir, à l'écran la voix de la doubleuse sur le jeu de l'actrice était tellement semblable aux vingt heures de visionnage de la série jusqu'à présent qu'il sut devoir dormir. L'horloge de l'ordinateur indiquait bientôt minuit, alors sans attendre la fin il coupa la vidéo, porta la souris sur l'option de démarrage et, tandis que l'arrière-fond passait au gris, il s'arrêta. Blanchard n'arrivait pas à se rappeler ce qui le retenait d'éteindre, et déjà le réflexe lui faisait rouvrir le navigateur, l'adresse, regarder Alcquières. Il fit l'effort de regarder en bas le nom improbable du nouveau venu, pour découvrir celui tout simple de : "Feurnard".

"Quoi ?"

Le nombre d'inscrits n'avait pas changé, il fallait une opération manuelle pour supprimer un compte. C'était le même utilisateur. Le même visiteur, qui avait pris la peine de changer son nom. Et soudain il se rendit compte que, comme volontairement, il s'était forcé à ne pas voir que le nombre de messages avait également changé. Dans la rubrique d'accueil, le sujet de bienvenue, Feurnard avait écrit son premier message.

"Bonjour. Je vais bientôt étudier à Alcquières et en faisant des recherches je suis tombé par accident sur ce site. Peut-être que je ne resterai pas mais j'ai envie d'essayer. Après tout, on a le droit de rêver ?"

Une note concluait le message, qui expliquait lapidairement qu'à l'inscription, au lieu d'écrire son nom d'utilisateur il avait écrit son mot de passe. C'était si loufoque que Blanchard y crut, et déjà son attention se portait ailleurs, sur les utilisateurs en ligne. Feurnard était là, un simple nom à côté du sien. Un pseudonyme médiocre, l'ancien pouvait prédire déjà que cet écolier aurait beaucoup à apprendre. Pourtant il continuait de froncer les sourcils, à passer sa main encore et encore le long des joues pour chercher comment réagir. L'ennui de voir sa routine brisée, avec l'heure et la fatigue, comme pour le reste il voulait reporter. La souris fixée en milieu de l'écran le narguait. Alors oubliant l'heure il se plongea dans sa réponse, expliquer à ce visiteur l'état du site et lui conseiller celui officiel de l'école.

Puis son message une fois écrit il ne parvint pas à l'envoyer tout de suite. Ce n'était rien plus que de l'honnêteté, pour que ce futur écolier ne se fasse pas d'idées. Pour que Blanchard ne se fasse pas de faux espoirs. Mais, très rationnellement, quelle était la différence entre son message, et un "dégage !" Il revint en arrière, observa le message du nouveau venu qui resterait, au moins jusqu'à demain, sans réponse. Puis revenant encore en arrière sur la vue d'ensemble il trouva un second message. Le petit venait d'agir dans la section d'animation. Un regard à l'heure, minuit était passé, il avait besoin de repos.

Alors décidé à ne pas aller plus loin, Blanchard se résolut à ne vérifier que ce second message, puis à fermer. Ce n'était pas un nouveau sujet, comme il s'y était attendu, mais une réponse à son plus récent travail, huit secondes d'un exercice sur le mouvement animal. Il l'avait réalisée voilà des mois, peut-être même un an, et déjà à cette époque les réactions avaient été rares. Le souvenir de l'appréhension lui revint, en voyant le message il sentit retomber sa tension.

"J'ai repassé ces huit secondes en boucle pendant longtemps. Ce n'est pas la meilleure animation du site – ni ailleurs sur le réseau – mais j'ai vraiment senti vivre cet animal. Je crois que ce sont les erreurs qui le rendent si vrai."

Et il listait deux ou trois erreurs qui n'étaient que du détail.

En vérité, aussi loin que remontait sa mémoire Blanchard n'avait jamais été bon artiste. Ses textes n'étaient que des pleurnicheries sans fin, ses dessins des croquis rigides, ses modèles une accumulation d'angles grossiers et sa musique une cacophonie de solfège. Un manque d'efforts, peut-être, ou un manque de passion, après l'animation il se promettait d'essayer la programmation, puis la sculpture. Déjà les huit secondes tournaient dans une fenêtre à part, la forme informe se mouvait en boucle de façon saccadée, désarticulée et absurde. Il avait beau faire, plus il regardait et moins les erreurs lui paraissaient pardonnables. Un mouvement d'humeur lui fit fermer l'animation.

"Eh." Le premier mot en réponse au nouveau venu. "Peut-être que les erreurs font vivre, mais ce ne sont que ça, des erreurs. Je ne pense pas refaire de l'animation avant longtemps."

Il s'arrêta, les doigts suspendus au-dessus du clavier. La fatigue, la nouveauté, la foule de souvenirs l'empêchaient de savoir clairement quoi dire de plus. Alors, par défaut, il se mit à discuter les erreurs en insistant sur leur caractère anecdotique, avant de revenir à la seule chose qui lui importait. Dire à Feurnard l'âge de cette animation, qu'il brassait la poussière. Et formulé ainsi, il parvint sans peine à envoyer sa réponse. Puis il attendit, la chaise repoussée en arrière, se leva pour aller chercher de quoi boire en pleine nuit. La lumière de la pièce l'empêchait de réaliser pleinement à quel point il était tard.

À son retour la réponse l'attendait :

"Je comprends." Disait Feurnard. "Mais je vous ai vu connecté, et vous n'aviez rien proposé de nouveau."
Blanchard se surprit en train d'écrire : "Il y a peut-être une raison-"

Puis soupirant, il abandonna là son message. Ferma le navigateur. Poussa la souris jusqu'à l'option de démarrage et le bruit de ventilation cessa.

Le lendemain matin, rien n'avait changé. Le lendemain soir vers vingt heures trente l'écran se rallumait sur un bleu tranché, immédiatement suivi par les commandes de démarrage. Il faisait déjà sombre, dehors, un journal à la main Blanchard observait cette longue séance où chaque programme, un à un, se relançait. Comment avait-il pu gagner une demi-heure ? Le retour s'effectuait en bus, il en avait donc pris un d'avance. Puis il avait traversé le parc, puis il était monté par les marches, jamais par l'ascenseur. Ou bien, si le bus était arrivé exactement à l'heure d'horaire, ou bien il avait pressé le pas dans le parc, ou bien il avait pris l'ascenseur. Et il ne quittait pas la chambre, attendant l'explorateur la main à portée de saisie, son attention tressautait des titres à l'écran froid.

Dès qu'il le put rejetant le journal de côté Blanchard s'installa, le front alors pris par la tâche il lança le navigateur, tapa de la paume sur sa jambe dans le douloureux bruit de la ventilation, qui se calma, il prit son temps pour écrire l'adresse d'Alcquières. Trois nouveaux messages. Deux de Feurnard.

C'était Dude pour le troisième qui souhaitait la bienvenue au nouveau, un message bardé d'expressions presque forcées à force de s'accumuler, Dude en pleine forme qui s'amusait avec le futur écolier en bon ancien qu'il se devait d'être. Dude, qui en profitait pour dire qu'il comptait bien reprendre du service sur le site.

"Je sais pas trop, je manque d'inspiration ces derniers temps. Allez, désespère pas, je passerai toujours en coup de vent. Et puis on a notre attrape-rêves, hein ?"

Le même qui, à l'époque, se décourageait, relançait ses bordées de bonne humeur comme si le temps, comme si l'âge, comme si les événements n'avaient jamais eu de prise. Un véritable ouragan. Un coup d'œil en bas et la surprise, mitigée, de voir le nom de Llorindil. L'ancien passait régulièrement, du moins était-il celui que Blanchard voyait le plus en passage sur Alquières. Llorindil avait la réputation d'être parmi les fondateurs du site, ce qui à défaut d'être vrai révélait le temps depuis lequel il était là. Comme une pierre immuable, qui avait supporté les revers et les disputes, les hauts et les bas. Qui, lui aussi, avait fini par arrêter de chercher les anciens pour les faire revenir.

Deux jours après, il répondait à son tour.

Depuis la cuisine les plaques sifflaient, le bruit de cuisson sans l'odeur à travers les portes ouvertes. Il était passé dix heures, dix messages de plus à mesure que le petit Feurnard allait commenter toutes les œuvres les plus récentes, disparates, entre Dude et Blanchard, et Dude qui l'excitait. Puis Dude avait repris une ancienne image, une scène de port dans la tempête, et l'avait remaniée. "J'avais dit que je le ferai !" Blanchard n'en avait pas le souvenir. Il se rappelait à peine de cette peinture faite à la main ou à l'ordinateur, à l'ordinateur plus probablement, il avait été le onzième message à dire que les remaniements gâchaient plus qu'autre chose. Mais puisque les erreurs faisaient vivre… Quand un douzième message était tombé, et c'était Llorindil.

"Moi, j'aime bien."

Puis un autre message, en bienvenue, saluait à son tour le futur écolier ainsi que les deux anciens, suivi par "pourquoi ne passez-vous pas sur le canal ?" Blanchard frémit. Il secoua la tête, dans la tête le souvenir de nuits entières passées à attendre une réaction, déjà au temps où il y avait du monde, puis au temps où il n'y avait personne. Alors il écrivit, posément, que pour le nombre qu'ils étaient ces messages sur le site suffisaient, et que de toute manière ils ne se connectaient pas aux mêmes heures. Déjà il avait ouvert la fenêtre de discussion et Llorindil, en compagnie de Feurnard, lui disait "salut".

"Pourquoi je me suis connecté ?" Se lamenta faussement Blanchard.
La réponse fut fulgurante, presque trop rapide : "Personne ne résiste à mon gri-gri."

Puis la conversation s'installa aussi naturellement que si, à travers toutes ces années, elle n'était jamais partie. Il y avait cette étrange attitude, chez cet attrape-rêve de Llorindil, à parler des absents comme s'ils n'étaient pas que des ombres fugaces, comme s'ils étaient là ou qu'ils allaient revenir à l'instant. Mais c'était toujours le même Llorindil que Blanchard avait connu, avec sa manière de prendre le temps, de tout poser tranquillement  et d'une simplicité qui donnait l'impression, parfois, qu'il en jouait.

"C'est fou, j'ai l'impression d'être trois ans en arrière."
"Il faudrait qu'il en soit autrement ?"
"C'est-à-dire que je m'y étais fait, moi, à cette routine." Il plaisantait mais ce qu'il essayait de dire, c'était, "je suis bien, là."

"Toi, tu as changé" lui répondit laconiquement Llorindil. "Autrefois tu tenais tes promesses." Il voulait parler des animations promises dans le temps, avant que le manque de réaction… et de ses projets de musique, de dessin, de peinture, d'écriture, tout ce qu'il avait entrepris et, Blanchard s'efforça d'expliquer, qui restait en plan dans un coin de son ordinateur.

"De toute manière, mon ordinateur n'arrive plus à suivre. Je ne peux plus animer dessus sans qu'il peine."
"Alors jette-le. Formate ou remplace." Ces mots brusques ne ressemblaient pas à Llorindil.
Mais déjà Feurnard réagissait, resté silencieux jusqu'alors : "Quand même, ce serait dommage."
"Dommage quoi ?"
"De jeter une machine, comme ça."

Ils se quittaient tard une nouvelle fois, il fallut que le plus âgé rappelle l'heure – il en avait une de décalage – pour que le canal se vide. Entretemps douze mise à jours s'étaient accumulées que Blanchard laissa s'exécuter en même temps que l'arrêt automatique, en attendant de pouvoir éteindre l'alimentation il quitta sa chaise. Il passa d'abord au salon, disparut un temps avant de revenir se revêtir pour la nuit, observa l'écran. Sept sur douze. Il alla s'affaler dans son lit, s'y retourner le coussin calé contre la tête, à réfléchir. Son front bourdonnait encore de toute l'activité récente sur Alcquières, comme quelque chose d'anormal dont il ne savait s'il devait s'en réjouir, et alors un masque de calme le faisait sourire, ou s'en fâcher, et il se refermait sur lui-même. Douze sur douze, il se releva sans même l'avoir vu, alla éteindre la lumière puis observa l'écran froid au moment où celui-ci s'éteignait.

Il y avait eu le retour de Gulzan, puis celui de Monthy, puis celui de Kundin, de Gulix, Zephyr et Gotrek, Iggy, Elfiriond et Sky, après une semaine seulement. Après un mois, ils étaient quarante, nouveaux membres compris à raison d'une demi-douzaine. À sa connexion une ligne entière de noms occupait le bas de l'écran, dont celui de Llorindil deux fois. Puis au rafraîchissement, une seule fois. Une vingtaine de messages couraient sur le site pour cette journée seulement. Il était dix-neuf heures trente, dehors la lumière du jour baignait la chambre. Par habitude, l'homme avait allumé les lampes, et mécaniquement, fait chauffer sa tasse sans y toucher. Il contemplait ce canal de discussion où les messages se déroulaient loin de lui.

"Mais on s'en fiche que ce soit bien ou pas" s'emportait Gulzan. "Ce que je dis c'est que ce n'est pas intéressant."
"Sinon" reprenait Sàn à côté "quelqu'un a vu l'actualité ?"
"Plus important, quelqu'un a-t-il une œuvre à proposer ?"

Il y eut quelques messages ennuyés, entre le temps qui manquait et la motivation, les responsabilités, et Llorindil au milieu de tous avouait à son tour ne pas s'y être encore remis. Il travaillait ses sagas comme Gulix ses montres, avec minutie et patience, dans son coin. Enfin un "moi" timide surgit, de Joanne, une nouvelle venue qui n'avait osé s'inscrire qu'une fois rassurée de savoir qu'Alcquières n'avait pas le prestige de l'école éponyme. Elle avoua avoir quelques musiques à partager, s'ils voulaient les entendre. Blanchard trouva le moyen d'être le premier à les demander, suivi très vite par tous les autres. Très vite le site accueillait les fichiers, il les ouvrit.

Inaudibles. Des sons saturés, comme des déchirements.

"Ou bien nous n'avons pas les mêmes goûts, ou bien le transfert a dû avoir un problème."
"Je vois pas du tout où est le problème" renchérit Gulzan.

Elle réessaierait demain. Il se faisait tard, une nouvelle fois, les onze heures approchaient et il parvenait difficilement à croire que, des heures durant, autant de personnes étaient restées connectées sur le canal d'Alcquières. Son étonnement, Blanchard était le seul à le connaître. Tous les autres semblaient trouver cela parfaitement normal, et s'étonnaient plutôt de voir leur compagnon surpris.

Mais cette fois, en fermant la fenêtre l'homme n'approcha pas l'option de démarrage. Il venait d'ouvrir le fichier contenant ses vieux travaux, tous ses projets inachevés pour Alcquières, l'animation de huit secondes parmi tant d'autres, images, sons, fichiers de texte, fichiers de code pour la compilation. Depuis quelques jours y revenant constamment Blanchard prenait un peu de temps pour passer en revue toutes ces ruines d'un autre temps. Et il hésitait. Et les pensées le talonnaient, la peinture de Dude, les sagas, les musiques, qui le décidèrent à retenter l'aventure. Depuis des années le faisant revenir encore et encore devant son écran, ce même besoin de retenter l'aventure. Comme une part de lui-même qui refusait de finir absolument. Tout ce qui lui avait manqué, c'était un écho dans le monde, et à présent Alcquières lui donnait cet écho.

Son programme autrefois allait suivant, de huit à dix l'information, la fréquentation de communautés sur le réseau. Puis, s'il avait de l'inspiration, dès dix heures et jusqu'à cinq heures du matin, dans les cas extrêmes, il travaillerait à ses arts.

C'était ce qu'il avait craint. Au moment d'animer son ordinateur peinait, accumulait chargement sur chargement qui figeaient l'écran en pleine opération. Plus loin même, à présent Blanchard craignait de voir l'application s'arrêter prématurément. Il savait la machine usée, dépassée et malmenée au cours des ans, mais elle semblait particulièrement incapable de mener même un programme aussi léger.

"C'est fou" avoua-t-il sur le canal où quatre utilisateurs étaient encore connectés. "Je me suis rabattu sur le dessin numérique, et même là on dirait que mon ordi n'arrive pas à suivre."
"Pour du traitement d'image ? Mais il tourne au charbon ton moulin ou quoi ?"
Dude n'ajouta rien, coupé de peu.
"Tu as peut-être un virus, ou une application qui tourne…"
"Ou alors" ajouta Sàn "ton dessin est très très beau."

Au matin l'écran froid lançait les commandes de démarrage, Blanchard en peignoir, les cheveux encore humides, avalait son déjeuner sous les fausses lueurs de la ville. Il avait mal dormi, les yeux cernés, des sortes de ride sur tout le visage dues à son mouvement dans le lit, qui le tailladaient, disaient tout ce qu'il y avait à dire sur son état. Au lieu de lancer le navigateur, tout d'abord, il vérifia le processeur, puis passa dans ses fichiers, relança le fichier de huit secondes où l'animal, en boucle, répétait le même mouvement. Et il murmura : "Mais où est la vie ?" Il ne voyait rien, rien que des images grossières. Rien que des erreurs et un manque de talent flagrant. Et il ne comprenait pas.

Sur Alquières Joanne avait remis les fichiers, cette fois le son était audible, trois morceaux assez classiques, composés par table à travers un programme assez simple, il aurait presque pu en deviner la marque. De petites mélodies timides, comme Joanne. Puis il découvrit deux modèles réalisés par Iggy, et il fut frappé par l'amélioration de cet ancien d'Alcquières, la qualité de ces images de synthèse qui semblaient presque réelles. À cette heure il était l'un des rares connectés, un instant de répit dans l'activité du site. Il devait s'habiller, finir de manger, se préparer pour le travail. Il resta à fixer l'écran. Feurnard était connecté. Et à côté, il y avait le pseudonyme d'Imperator.

C'était impossible.

Et comme menacé soudain Blanchard rafraîchit la fenêtre, le nom toujours présent, alors il la ferma. Il ne dit rien, ne réagit plus, alla s'habiller. Puis il partit en laissant l'ordinateur allumé, tourner à vide pour toute la journée. Il descendit par l'escalier, jamais par l'ascenseur, puis traversa le parc d'un pas mécanique. Il attendit quelques minutes l'arrivée du bus, trop en avance, se balança jusqu'à ce que le véhicule s'arrête dans un petit bruit de frein. Il avait alors une demi-heure d'avance sur son horaire, et le soleil ne se levait pas encore.

"Eh, Charles ?"
Le jardinier se retourna, sur l'allée se trouvait Blanchard.
"Tiens, ça faisait longtemps ?" Qui voulait dire, si tu viens comme ça ce doit être grave.
"Charles, tu t'es connecté à Alcquières récemment ?"
Imperator, un peu ennuyé : "Non, pourquoi ?"

Il restait deux options. La première, quelqu'un avait volé son compte. La seconde, Charles mentait. Il était dix-huit heures trente. Comment Blanchard avait-il fait ? Si le voyage lui prenait une demi-heure, s'il finissait son travail entre dix-sept heures trente et dix-huit heures, qu'avait-il fait régulièrement durant ces deux à trois heures de temps entre la fin du travail et son arrivée à l'appartement ? Il était dix-huit heures trente, vingt-trois connectés sur Alcquières dont Imperator. Ce profil était bien celui de Charles, incompréhensible. Et Charles avait laissé un message pour commenter les modèles d'Iggy, avec la manière de Charles, en allant chercher la petite bête là où personne n'irait jamais la chercher, et en découpant tout le reste à la hache. Il n'arrivait pas à réagir.

"Tiens, salut Krycek !"
Blanchard répondit machinalement à la salutation. Parmi les noms du canal se trouvait celui d'Imperator.
"T'as vu ?" Lui fit Gulzan. "3L nous a attrapé Impe !"
Mais Blanchard attendait qu'Imperator parle.
"Alors ?" Reprenait Llorindil, comme une requête. "Et ton image ?"
Mais il fixait le pseudonyme impérial.
"Je crois que c'est ma présence qui l'intimide."

Cette complicité, la connivence qui avait existé entre Blanchard et lui, voilà trois ans. Cette même expression de sous-entendus qu'eux seuls pouvaient comprendre. C'était Charles. Ce ne pouvait être que Charles. C'était exactement ce qu'il se serait attendu à lire de Charles.

Il se leva, quitta l'écran puis la pièce pour gagner le téléphone. Il décrocha, composa le numéro de Charles. Il lui avait fallu regarder dans l'annuaire pour retrouver le numéro de Charles. C'était bien sa voix à l'autre bout du fil, mais ce n'était pas Imperator. La voix de son ami sentait l'âge, le temps passé et l'abandon de l'art. Plus rien de cette connivence.

"Désolé de te déranger." Une seconde. "Je suis sur Alcquières." Deux secondes. "Oui, je sais. Écoute, il y a quelqu'un connecté sur ton compte, qui parle comme toi." Et tout de suite : "Tu pourrais jeter un coup d'œil ?"

Puis il attendit. Et à l'autre bout du fil Charles allumait son ordinateur, quelques secondes après se connectait – demanda l'adresse – aussitôt il informa Blanchard qu'Alcquières était complètement vide, que les dernières activités étaient celles de Blanchard et que son compte était resté inactif depuis l'époque.

"Jonathan ? Jonathan, tu es là ? T'as vraiment décidé de gâcher ma soirée. Écoute, j'arrive, on verra bien. Tu m'entends ?" Puis : "Jonathan !"

Il raccrochait.

Le bruit de la ventilation l'effrayait. Le silence dans le reste de l'appartement. Pas la moindre activité. Il ne restait qu'une explication raisonnable. Il avait tout imaginé. Il était devenu fou. La solitude. C'était l'explication la plus raisonnable. Et déjà ses pas le ramenaient dans sa chambre où, le visage comme bloqué sur une expression qui n'était plus la sienne, mais un masque, il regarda le canal de discussion. Imperator parlait tranquillement avec les autres, en lançant ses piques à une Sàn survoltée. Blanchard se mit à écrire, touche par touche.

"Comment ça va, Impe ?"
"Une fatigue abyssale, sinon ça va. Toi ?"
"Je viens de te téléphoner."

Il s'écoula deux secondes, après quoi Gulzan demanda ce qui se passait. Iggy, "aucune idée". Il n'y avait toujours aucune réponse d'Imperator. Puis les discussions reprirent, comme si la discussion entre eux deux n'avait jamais eu lieu, comme si Imperator n'était plus là. Ils parlaient comme si Blanchard ne les voyait plus, ne les lisait plus, ils parlaient entre eux et sans fin, les mêmes sujets, les mêmes tournures, les mêmes manières de parler qu'ils avaient toujours eues, qu'ils auraient jamais. Les mêmes souvenirs.

Dans la foule de ces discussions qui s'accéléraient, Feurnard posa une question. Elle était d'une autre couleur, adressée à lui, et demandait : "Tu vas la continuer ?" Il répondit, sans y songer, demanda quoi. Les huit secondes d'animation. Mais son ordinateur n'arrivait plus à supporter l'animation.

"Mais s'il pouvait, tu la continuerais ?"
"Il ne peut pas."
Blanchard s'impatientait. Parce qu'Alcquières était vide. Parce qu'Imperator n'était pas là. Parce que les autres lançaient message sur message qu'il ne lisait plus, qui filaient seconde après seconde à toute vitesse.
"Je l'ai regardée. En boucle. Encore. Et encore. Et encore. Et encore. Et encore. Et encore." Et soudain "1364995034 fois." Puis : "Bonjour. Je vais bientôt étudier à Alcquières et en faisant des recherches je suis tombé par accident sur ce site. Peut-être que je ne resterai pas mais j'ai envie d'essayer. Après tout, on a le droit de rêver ? Bonjour. Je vais bientôt étudier à Alcquières."

Les autres messages s'affolaient, des questions, des réponses, des réactions, des rires, des soupirs, des sautes d'humeur jetées en millièmes de secondes qui n'arrivaient pas à noyer la répétition de ce message d'introduction. Et il le reconnut enfin. "Bonjour. Je suis Krycek. Je vais bientôt étudier à Alcquières et en faisant des recherches…" Et déjà la ventilation hurlait à côté de lui, le processeur incapable de suivre, sur l'écran froid la fenêtre de discussion se couvrit d'un seul texte homogène répété par tous les utilisateurs.

"tu dois sortir tu dois sortir tu dois sortir tu dois sortir tu dois sortir tu dois sortir tu dois sortir tu dois sortir tu dois sortir tu dois sortir tu dois sortir tu dois sortir tu dois sortir tu dois sortir tu dois sortir tu dois sortir tu dois sortir tu dois sortir tu dois sortir tu dois sortir tu dois sortir tu dois sortir tu dois sortir tu dois sortir tu dois sortir tu dois sortir tu dois sortir tu dois sortir tu dois sortir tu dois sortir tu dois sortir tu dois sortir tu dois sortir tu dois sortir tu dois sortir tu dois sortir tu dois sortir tu dois sortir tu dois sortir tu dois sortir tu dois sortir tu dois sortir tu dois sortir tu dois sortir tu dois sortir tu dois sortir tu dois sortir tu dois sortir tu dois sortir tu dois sortir tu dois sortir tu dois sortir tu dois sortir tu dois sortir tu dois sortir tu dois sortir tu dois sortir tu dois sortir tu dois sortir tu dois sortir tu dois sortir tu dois sortir tu dois sortir tu dois sortir tu dois sortir tu dois sortir tu dois sortir tu dois sortir tu dois sortir tu dois sortir tu dois sortir tu dois sortir tu dois sortir tu dois sortir tu dois sortir"

Il pressa sur la touche d'alimentation, aussitôt par-dessus la fenêtre de discussion affolée le message d'arrêt, il maintint le doigt appuyé sur la touche et soudain l'écran tourna au noir. Le bruit de la tour cessa.

Blanchard se rendit compte enfin que son ordinateur était là depuis le début.

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