Vote utilisateur: 4 / 5

Etoiles activesEtoiles activesEtoiles activesEtoiles activesEtoiles inactives
 

            La supposée cousine de B’Rauts était décidément bien timide, et quand elle eut fini de détailler un par un tous ses parents, un silence gluant remplit la salle. Todrick en profita pour dévisager un peu plus Alwyne. Elle dégageait quelque chose, une sorte d’aura oppressante, et ce même quand elle se taisait ; cette aura, Todrick avait le sentiment de l’avoir déjà éprouvée, mais elle était trop diffuse pour qu’il s’en souvînt. Il ne parvenait pas à se départir d’un désagréable malaise, quand bien même cette soirée devait voir son triomphe.

            K’Thraus s’était renseigné sur elle. Il avait fait le maximum dans le peu de temps qui lui était imparti, et il n’avait rien découvert de suspect. Jari était bel et bien le cousin d’une certaine Alwyne, blonde et de petite taille, qui vivait dans le nord, à des kilomètres de la capitale. En revanche, il n’avait pas pu découvrir les raisons de son voyage, et elles demeuraient jusque là bien mystérieuses – d’autant plus que la pauvre rougissait de timidité chaque fois qu’on lui posait une question. Dans un certain sens, cela était cohérent : elle devait faire partie de ces espèces d’aventurières, ces jeunes femmes nobles qui, lassées de la cour et de ses jeux, partaient loin de leur patrie pour donner un peu de sel à leur vie. Ce n’était pas si rare.

            Quant à Jari, il ne pipait mot. Il était pour une fois difficile de deviner à quoi il pensait, et même s’il lançait de temps à autres quelques piques, celles-ci manquaient de conviction. Il tramait quelque chose. Mais Todrick s’en occuperait plus tard. Se concentrer sur un seul ennemi pour l’éliminer, avant de s’attaquer au second, telle était la règle de base. Ce soir, un pion serait soufflé du plateau.

            Les bruits d’un pas impatient mais mesuré résonnèrent alors dans le couloir, et bientôt Kjeld V’Fohs, le nécromancien, se dressa entre les deux vastes portes. Il détailla un bref moment les convives déjà présents, puis gagna rapidement le bout de la table pour saluer le roi. Todrick remarqua que ses longs cheveux noirs étaient plaqués et que de la sueur perlait sur son visage étonnamment lisse pour son âge avancé. Il avait couru. Todrick lui désigna sa place, et le nécromancien, une fois assis, annonça tout de go.

« Vous aurez un invité de moins ce soir. Messire N’Drof est mort.

Todrick masqua sa surprise. Le devin avait été l’un des rares nobles qu’il ne méprisait pas totalement, car il faisait preuve d’une sagesse certaine et d’une loyauté sans faille envers le royaume. Sans compter que son don avait été l’un des plus précieux qui soient. Après la mort de P’Ytès, cela faisait deux devins dont il devrait se passer. Il allait falloir qu’il en trouve un de compétent, pour le servir.

-                     Que s’est-il passé ?

-                     Il a chuté dans un escalier, son crâne a heurté les marches.

Jari éclata de rire.

-                     Quelle mort pitoyable !

Le nécromancien reprit.

-                     Vous n’êtes pas sans savoir, sire B’Rauts, que messire N’Drof se trouvait déjà aux portes de la mort. Les gardes ont affirmé qu’il respirait à peine et qu’il crachait du sang. Malheureusement, ses blessures étaient d’origine magique, non physique, et si j’avais tenté de le soigner, je l’aurais plus sûrement tué.

Le silence revint. La vie tenait à bien peu de choses. Une chute dans un escalier… Etait-il possible qu’un devin de la stature de N’Drof ait péri si lamentablement ? Todrick songea qu’il l’avait peut-être tenu en trop haute estime. Malgré tout, il posa la question.

-                     A-t-il eu un comportement particulier avant sa mort ? Des propos étranges, une attitude anormale ?

-                     Les gardes rapportent qu’il s’est arrêté juste avant de s’engager dans l’escalier, et qu’il a effectivement divagué. Il voulait absolument vous parler.

-                     A-t-il évoqué directement mon nom ?

V’Fohs n’hésita pas un seul instant.

-                     Oui. C’était à propos de la secte, je crois.

Le roi accrocha le regard du nécromancien mais il était impossible d’y lire quoi que ce soit. Mentait-il ? C’est justement en cette occasion qu’il aurait été bon d’avoir un devin à ses côtés. Il grimaça devant l’ironie de la situation. Peut-être était-ce effectivement un accident ; mais peut-être quelqu’un avait-il voulu faire taire le devin.

-                     Tu m’enverras les gardes qui ont assisté à sa mort demain. J’aurai à leur parler.

-                     Si tel est votre désir. »

Ils se turent un moment, puis le nécromancien avisa Alwyne et le roi la lui présenta. V’Fohs parut hésiter un infime instant, avant de se reprendre et de la saluer. Todrick n’attendait désormais plus personne. Tous ses invités étaient désormais présents.

            Le dîner pouvait commencer.

 

* * *

 

            Accroupie dans le coin d’une ruelle, deux Gardes sombres à côté d’elle, la capitaine N’Mephe étudiait le plan des environs, sommairement dressé par les espions envoyés la veille par le roi. Ses hommes s’étaient dispersés dans la zone, dissimulant bien évidemment leur appartenance à l’élite du château. Plusieurs habitants du quartier ouest, trop curieux à son goût, avaient été neutralisés.

            Elle n’avait eu aucun mal à repérer le large bâtiment dont avait parlé B’Rauts. Il était réellement immense, et l’encercler s’avérait impossible. Elle s’était donc contentée de placer ses hommes aux emplacements stratégiques, quelques-uns armés d’arcs, en leur demandant d’attendre ses ordres. Elle avait remarqué un certain va-et-vient autour du bâtiment, et elle y avait vu disparaître certains individus encapuchonnés. Pas de doute, les renseignements étaient bons.

Elle se releva finalement et se dirigea à grands pas vers l’entrée principale, avant de frapper à la porte. L’homme qui lui ouvrit hurla lorsque la pointe de l’épée pointa sur sa gorge et tenta de dégainer. Il mourut en un instant. 

            Elle entra, cinq Gardes sombres sur ses talons. Ils se trouvaient dans un hall, assez petit au regard de la taille du bâtiment. Devant eux s’ouvrait un long couloir, plongé dans l’ombre. Ils avancèrent sans rencontrer la moindre résistance, jusqu’à parvenir à une porte. Elle attendit alors un moment, le temps qu’un homme rachitique entre à son tour et se mette à manipuler les énergies. L’obscurité s’épaissit un peu plus, les énergies protectrices se mirent à siffler autour des Gardes, et ceux-ci défoncèrent la porte.

            Une pluie de projectiles s’abattit sur eux comme ils s’engouffraient dans la pièce, mais tous ricochèrent sur le bouclier d’Abjuration dressé par le magicien. N’Mephe chargea dans le silence le plus total, imitée par ses hommes. En face se firent entendre des hurlements de rage et une mêlée s’engagea dans le clair-obscur de l’immense pièce. La capitaine tailladait ceux qui se dressaient devant elle avec une efficacité redoutable. Il n’était pas question de danser, mais d’avancer, de frapper, d’esquiver et d’attaquer de nouveau. Sa longue épée noire tuait toujours du premier coup, tranchant des gorges ou s’enfonçant directement dans le cœur de ses ennemis, dont la targe essayait en vain de bloquer la diabolique précision des assauts de N’Mephe. Autour d’elle, les Gardes tranchaient avec la même implacable efficacité et avançaient côte à côte, véritable mur de lames infranchissable. Le désespoir commençait à se faire sentir parmi les membres de la secte, qui, malgré leur surnombre, ne tarderaient pas à se débander.

            Soudain, des énergies proches d’un de ses Gardes se mirent à rosir, puis acquirent la teinte rouge sang de la Destruction. Un dixième de seconde plus tard, des rubans enveloppaient la magie et tentaient de l’étouffer. Alors qu’ils allaient y parvenir, une énergie mortelle s’échappa de l’étau de l’Abjuration et alla s’enrouler autour du cou de l’un de ses hommes qui, à demi-asphyxié, ne parvenait plus à parer les coups qui s’abattaient sur lui. Il s’effondra sans un mot, sous les yeux horrifiés de N’Mephe.

            Alors qu’elle contemplait la scène, elle sentit une lame taillader son bras gauche et elle dut serrer les dents pour contenir la souffrance qui irradia en elle. ‘Imbécile ! Tu ne sais donc toujours pas qu’il ne faut jamais se laisser distraire dans un combat ?’ Elle ravala sa colère et transperça son adversaire médusé, avant de reprendre son œuvre. Ses coups, loin d’être furieux, conservèrent leur froide efficacité. Elle ne prêta plus attention à la magie, contre laquelle elle ne pouvait de toute façon rien.

            Ce qui devait arriver arriva : les membres de la secte tournèrent les talons et s’égaillèrent à travers la salle, cherchant apparemment à rejoindre une issue au fond du bâtiment. N’Mephe,  constatant au passage que la Destruction avait quitté les lieux, fit mine de les poursuivre, sans y mettre trop d’ardeur. 

La mort seule les attendait à l’extérieur.

 

* * *

 

            Cytise, Arandir et Therk arrivèrent fourbus au Dard de l’abeille, alors que la nuit était déjà tombée. Les nuages dissimulaient la lune, et les ténèbres rendaient périlleuse la montée le long de l’étroit sentier. Les mercenaires mirent pied à terre, saisirent leur monture par la bride et avancèrent précautionneusement, prenant garde à ne pas trébucher sur les multiples pierres du chemin. Seul le claquement des sabots résonnait, régulier, même si parfois un oiseau de nuit déchirait la nuit d’un cri lugubre, jusqu’à ce qu’enfin la silhouette imposante du Dard apparaisse subitement devant eux et que les quelques gardes de factions, visibles aux flambeaux qu’ils tenaient à la main, les ayant aperçus, préviennent le château de leur venue. Les mercenaires s’approchèrent de la première herse, attendant que quelqu’un vienne les accueillir.

            Quelques minutes plus tard, le capitaine les rencontra et, reconnaissant Cytise, ordonna aux gardes de lever les herses – qui s’ébranlèrent sans un son. Comme pour ne pas briser le calme de l’instant, c’est en chuchotant qu’il leur demanda la raison de leur venue. Therk, sans trop en dévoiler, affirma qu’ils avaient enfin découvert la raison et l’auteur de la mort de Thorlof L’Fyls, et qu’ils étaient impatients de conclure leur mission. A ces mots, le visage du capitaine s’éclaira.

« Si vous dites vrai, mercenaires, vous me soulageriez. Je ne reconnais plus mon seigneur, et chaque jour qui s’écoule voit le moral de notre garnison s’affaiblir. Vous ne pouvez le constater de nuit, mais des hommes font défection jour après jour – et je ne peux leur donner tout à fait tort. Moi-même, je suis à bout. Alors, je vous écoute, comment apaiser messire T’Nataus ?

Les mercenaires se regardèrent, hésitants. Il n’y avait de toute façon plus rien à cacher. Peut-être, enfin, mèneraient-ils à terme l’éprouvant contrat que leur avait confié le noble. Cytise choisit donc de dire la vérité.

-                     Pour être honnêtes, nous ne sommes pas parfaitement certains d’être dans le vrai. Si nous sommes ici, c’est pour nous en assurer. Et pour ce faire, nous aurons besoin de votre aide.

-                     Si je peux contribuer à rendre la sérénité à mon seigneur, mon assistance vous est acquise.

-                     Nous savons que messire T’Nataus a enterré le corps de son ami dans ce château. Nous souhaiterions le voir. »

L’espoir qui, dans cette nuit opaque, brillait dans les yeux du capitaine, se mua en circonspection. Il observa tour à tour Arandir, qui lui rendit un regard sibyllin, puis Therk, qui bouillait d’impatience. Il finit par céder au sourire candide de la jeune alchimiste et, bien qu’encore sceptique, il leur fit signe de le suivre à travers la cour.

            Celle-ci était éclairée par un feu crépitant dont le foyer, à la grande surprise des mercenaires, se trouvait en plein milieu de la cour. Un emplacement peu indiqué en cas d’attaque surprise ou d’infiltration… Les hautes flammes révélaient plusieurs ombres assises ou couchées tout autour, gardes préférant profiter du beau temps, sans pluie ni vent, pour dormir à la belle étoile –  au mépris de toute discipline. Le capitaine contourna le feu sans lui concéder un regard, et bientôt les mercenaires se retrouvèrent au pied du donjon menaçant. Cytise avait l’impression que, penché au-dessus d’eux, il s’apprêtait les écraser sous son ventre de pierres, et elle ne reconnut pas le bâtiment qui lui avait paru si rudement beau au petit matin. La majesté avait cédé la place à la monstruosité, tant et si bien qu’un instant, elle craignit que l’intérieur du donjon, les magnifiques boiseries et peintures qu’il recelait, l’odeur de bois fraîchement coupé aient également disparu.

            Quand le capitaine poussa les portes, elle se rendit compte avec soulagement que ce n’était pas le cas. Elle jeta un regard en coin, amusée de constater que si Therk ne faisait pas attention à l’exquise décoration des lieux, Arandir s’extasiait sur le moindre tableau, n’hésitant pas à les commenter à voix haute – agaçant un peu plus Therk qui, lui, avait hâte d’obtenir le fin mot de l’histoire. C’était aussi le cas de Cytise qui, sans s’en rendre compte, pressa le pas, ce qui força le capitaine à faire de même.

            Les couloirs d’une propreté impeccable étaient vides. Nul garde pour surveiller d’éventuelles allées et venues suspectes ou protéger des chambres peut-être pleines à craquer d’informations confidentielles, de secrets. Quand elle s’en avisa auprès du capitaine, il haussa les épaules d‘un air fataliste, et l’alchimiste se tut, se contentant d’observer sa démarche fatiguée, ses épaules tombantes, son visage tissé de rides prématurées. Elle se demanda quelle était la raison d’un tel accablement : l’assassinat de L’Fyls, l’effondrement physique et mental de T’Nataus, la désertion de ses hommes – tout à la fois, sans doute.

            Et toujours il montait, empruntant chaque escalier, comme s’il cherchait à grimper au sommet de l’arbre, là où enfin la vue serait dégagée, à des lieues des complots opaques, des intrigues enchevêtrées, des enquêtes sans solution. A des lieues de l’air vicié, de ce vent épais qui obstruait les narines et la bouche. A des lieues de la suffocation. Et les mercenaires le suivaient, attirés par la fraîcheur qui, bientôt, vint combattre leur lassitude, portée par une brise légère. Cytise sentait ses vêtements onduler comme elle se hissait sur de nouvelles branches ; elle frissonna sous cette température inhabituellement douce. L’air avait plus que jamais une odeur de nature, des senteurs de fleurs en plus de bois, et le vent semblait provenir de la tapisserie merveilleuse qui couvrait un pan de mur. Elle représentait un paysage idyllique : de part et d’autre, les arbres se penchaient pour former une voûte, sous laquelle dormait un lac paisible. A ses bords, fleuves et roseaux s’enlaçaient et dansaient, sous les yeux bienveillants de renards aux queues touffues et presque transparentes – l’artiste en avait fait des êtres protecteurs et fantomatiques. Et au milieu de toute cette flore étincelante, enfoncés dans l’herbe humide, deux petits garçons, l’un blond et l’autre châtain, jouaient ensemble, les arbres paternels prêtant toute leur patiente attention à leurs rires.

            Le capitaine s’arrêta devant la tapisserie, laissant tout le loisir aux mercenaires de l’admirer. Cytise remarqua que celle-ci se gonflait régulièrement, comme si le vent promenait d’elle, comme si le paysage de l’œuvre était naturel à un point qu’il se mettait à créer lui-même la réalité, à prendre vie dans ce château si étonnant. Puis elle se rendit compte qu’une telle idée était idiote : si la tapisserie se gonflait, c’est que le vent se faufilait par une ouverture qu’elle devait dissimuler. Elle posa la question au capitaine.

« Vous voyez juste, jeune femme. Pendant longtemps, j’ai ignoré ce passage. Seuls messires L’Fyls et T’Nataus le connaissaient. Mais ce dernier l’a tellement emprunté ces derniers temps, au mépris de toute précaution pour conserver son secret, que désormais tout le monde est au courant. Ce n’est pas pour autant qu’il est aisé d’y pénétrer. Regardez.

Le capitaine rabattit le panneau de bois auquel s’agrippait la tapisserie pour révéler une porte basse en fer, dont les fentes débordaient de lumière. Un souffle plus puissant que les autres vint caresser les cheveux de Cytise, dont la queue de cheval se mit à se balancer de façon régulière. Quelle pureté dans l’air ! Rien à voir avec l’atmosphère poisseuse des ruelles de la capitale. Soudain impatiente d’ouvrir la porte, l’alchimiste constata que plusieurs serrures la condamnaient. Elle regarda le capitaine d’un air interrogateur. Celui-ci hocha la tête.

-                     C’est messire T’Nataus qui possède les clefs. Il les porte autour de son cou. Sans elles, il est impossible d’ouvrir la porte. Et ne songez pas même à la forcer, c’est tout à fait impossible. Et je ne le permettrais pas.

A ces mots, Therk donna une tape amicale sur son dos, puis lança.

-                     Loin de nous l’idée de tout ravager ! C’est vrai qu’il est bien dommage que Fadamar ne soit pas là, il aurait fait le travail sans bavures. Mais il nous reste une carte, pas vrai ?

-                     Nous sommes une équipe,

Jamais nos pieds ne ripent !

Cytise sourit de l’air étonné du capitaine pendant qu’elle fouillait dans sa bourse. Elle en sortit une fiole enveloppée de chiffons et contenant un liquide jaunâtre. Elle s’approcha de la porte, mit un genou à terre, déboucha avec agilité le flacon. Puis elle en versa précautionneusement quelques gouttes sur la serrure du bas. Celle-ci grésilla quelques secondes, puis se mit à fondre et les grumeaux tombèrent en fumant sur les chiffons imbibés d’eau que Cytise avait pris soin de disposer sur le sol, afin de l’épargner. La surprise du capitaine laissa bientôt place à la colère.

-                     Je vous avais demandé de ne pas tenter de la forcer ! Que ce soit par des armes ou de l’acide, l’effet est… »

Il s’effondra dans les bras d’Arandir, assommé par le manche de l’arme de Therk. Le barde l’allongea délicatement sur le parquet, jetant un regard en coin au guerrier, qui grommela qu’il détestait faire cela. Cytise ne s’était pas laissé distraire et bientôt elle se releva en tremblant un peu, relâchant sa concentration. La porte s’ouvrit sur une simple poussée.

            Sous leurs yeux apparut un jardin enchanteur, qui ressemblait à la tapisserie sans pour autant y correspondre parfaitement. A la place du lac trônait une fontaine, dont l’eau chantait d’une voix pure et claire, tandis que des pommiers étaient plantés tout autour. Le vent qui avait guidé leur avance s’engouffrait par des ouvertures percées de tous côtés, tourbillonnant au milieu des feuilles et des fleurs, faisant tinter les dix lustres qui illuminaient l’endroit et aveuglaient presque les mercenaires, après tout ce temps passé dans la nuit et la semi pénombre des couloirs du château. Cytise avança la première, ses bottes s’enfonçant dans la terre meuble du jardin. Elle respirait de toutes ses forces, ivre de l’oxygène si rare dans la Cité des Merveilles. Elle se mit à courir vers la fontaine en riant aux éclats, follement heureuse de découvrir un tel havre de paix. Abasourdis, Arandir et Therk l’observèrent plonger ses mains dans l’eau transparente, s’asperger le visage, puis tout le corps, laissant l’eau couler le long de son corps et souligner sa jeunesse. Alors elle se tourna vers eux, un sourire rayonnant aux lèvres. Si innocente…

            Therk sentit son cœur se briser. Cytise n’aurait jamais dû vivre dans un tel monde, ou du moins mener une telle existence. Elle n’était encore qu’une enfant insouciante, mais bientôt la lueur de ses yeux ternirait. Du marron énigmatique, il ne resterait plus que du gris désenchanté. Il n’avait pas le droit de l’entraîner dans sa spirale de mort et d’amoralité. Et c’est pourtant ce qu’il avait fait. Il l’avait sacrifiée à son égoïsme car, en réalité, il avait besoin du bol d’air frais qu’elle représentait pour lui. Quand il sentit la main d’Arandir se poser fraternellement sur son épaule, il sut qu’il n’était pas le seul. Les deux compagnons avancèrent à la suite de l’alchimiste.

            Il ne leur fut pas difficile de découvrir l’endroit où L’Fyls devait avoir été enterré. S’il n’y avait nulle sépulture, la terre avait été retournée il n’y avait pas si longtemps que cela. Sans attendre, Arandir et Therk se mirent à creuser, le barde à l’aide de sa rapière, le guerrier à mains nues. Cytise, trop frêle pour être efficace, se contentait de les regarder, assise sur le bord de la fontaine, les doigts trempant rêveusement dans l’eau. La besogne ne fut pas très longue, puisque T’Nataus, seul, ne pouvait avoir enfoui le corps bien profondément. Bientôt, le sol se fit plus dur, sans pour autant que les mercenaires ne découvrent le moindre corps ou squelette. Tout au plus Therk retira-t-il du trou une lame quelconque, sans particularité aucune. Transpirants, celui-ci et le barde s’extirpèrent de la fosse, et lorsqu’ils virent l’excitation de Cytise, ils hochèrent la tête en souriant. Elle avait eu raison, aussi incroyable que cela puisse paraître.

Ils n’eurent pas même le temps de célébrer leur satisfaction avant qu’une voix neutre, reconnaissable entre toutes, ne vienne les interrompre.

« Puis-je savoir ce que cela veut dire ?

Les trois mercenaires se tournèrent en même temps vers Mederick T’Nataus, dont la silhouette blafarde se dressait à l’entrée du jardin. Therk remarqua que Cytise s’était instinctivement recroquevillée, comme pour passer inaperçue. Il se rappela qu’elle avait passé un moment plus que désagréable la dernière fois qu’elle avait rencontré le noble, et que seule la présence de Fadamar l’avait empêchée de paniquer complètement.

-                     Je veux aller communier avec la mémoire de mon ami, et je retrouve le corps du capitaine de mes gardes étendu sur le sol, et la porte censément secrète de ce jardin ouverte. Un jardin et une mémoire que vous venez tous deux de profaner. Alors, je répète ma question : puis-je savoir ce que cela veut dire ?

Therk avança d’un pas vers T’Nataus, prêt à se battre si nécessaire. Si le noble ne paraissait pas hostile, juste intrigué, il le soupçonnait de pouvoir passer rapidement de l’étonnement à la rage la plus noire. Tendu, il répondit.

-                     Nous vérifiions les conclusions de notre enquête. Et vous serez satisfaits de savoir qu’elles sont justes. Nous connaissons la cause de la mort de messire L’Fyls.

-                     Vraiment ? La cause ? Mais il me semble pourtant que l’assassin m’avait affirmé que vous en connaissiez même l’auteur. N’est-ce pas, gamine ?

Son regard implacable poignarda Cytise, mais celle-ci ne s’en rendit pas compte, ne goûtant que peu l’insulte. En proie à des sentiments contradictoires, elle laissa libre cours à sa détermination, gonflée par l’atmosphère vivifiante de ce lieu. Elle se redressa sans répondre, avança jusqu’aux côtés de Therk, le dépassa d’un pas. Sa voix vibrait – de colère ? De crainte ? – lorsqu’elle lâcha.

-                     Je sais ce que vous endurez, je connais vos souffrances. Je connais votre secret, je connais celui de Thorlof. Vous vous sentez supérieur, mais c’est vous qui êtes en position de faiblesse. Oui, vous avez le pouvoir, vous avez les gardes. Et après ? J’ai la raison et la connaissance – et toutes deux vous manquent. Or, vous brûlez de les posséder, vous brûlez de comprendre. Je suis jeune, c’est vrai ; et pourtant, vous avez besoin de mon expérience. Si je suis une gamine, alors, qu’êtes-vous donc ?

-                     Tu as bien changé depuis la dernière fois, jeune Cytise.

Lorsqu’il constata que le noble contemplait l’alchimiste d’un œil nouveau, Therk ressentit de la fierté pour celle qu’il considérait comme sa fille. Mais, en même temps, son cœur se serra : que réfléchissait-il au futur, tout à l’heure ? Elle avait déjà mis le premier pied dans les immondices de la vie, et ce dès sa petite enfance. Jusque là, elle était juste parvenue à conserver sa fraîcheur malgré les épreuves. Pour combien de temps ?

            Plongé dans ses pensées, il ne remarqua que T’Nataus se rapprochait que lorsqu’il fut à quelques pas de Cytise. Le noble était méconnaissable. Il paraissait avoir pris trente ans ; sa peau, plus parcheminée encore que celle du nécromancien, V’Fohs, était d’une pâleur extrême. Les traits émaciés, les cheveux crasseux, il ne ressemblait plus qu’à un pauvre comme un autre, un des habitants démunis des quartiers miséreux. T’Nataus tendit ses doigts squelettiques et saisit la main de Cytise, qui eut un mouvement de recul à ce contact, mais ne se déroba pas. La lame bleutée scintillait sur son flanc comme il entraînait la jeune femme au bord de la fontaine d’un pas tranquille. Therk allait les suivre, juste au cas où le noble perdrait de nouveau la raison, jusqu’à ce qu’il croise le regard serein d’Arandir, qui le dissuada de bouger. Il n’y avait aucun risque. Cela lui fut confirmé par la voix lasse de T’Nataus, lorsqu’il s’assit, sans lâcher la main de Cytise.

-                     S’il te plaît, dis-moi où est Thorlof. Il me manque. »

 

* * *

 

 

Connectez-vous pour commenter