Etoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactivesEtoiles inactives
 

   Les serviteurs étaient en train d’apporter le dessert lorsque la double porte s’ouvrit dans un fracas et qu’un messager essoufflé entra. Il salua l’assemblée nerveusement avant de s’approcher à pas vifs jusqu’à Todrick K’Rhasco, devant lequel il s’inclina. Puis il confia un parchemin à Markvart K’Thraus, avant de s’éclipser sans un mot.
    Enfin ! Le message de la consécration, qu’il attendait de plus en plus impatiemment au fur et à mesure que ce dîner mortellement ennuyeux se prolongeait, le message qui verrait son triomphe sur l’ennemi invisible, était entre les mains sûres de K’Thraus ! Il ne put retenir un sourire suffisant lorsque son garde du corps lui annonça que le message revêtait le sceau de la Garde sombre. Il promena ses yeux sur les convives. Kjeld V’Fohs, le puissant et sage nécromancien aux pouvoirs considérables, un sujet loyal car sans ambition. Jari B’Rauts, l’homme au regard aussi clair que ses intentions, un ennemi dangereux mais transparent, qui serait le prochain à tomber. Alwyne B’Rauts, l’insignifiante muette, objet d’une quelconque manigance de son cousin. Un bien piètre public, en vérité, si seul le nombre comptait ; en fait, un public grandiose, auquel ne manquaient que T’Nataus et L’Gellaus, qui réunissait la moitié des grands du royaume. Ne pouvant plus contenir son impatience, il s’adressa à K’Thraus.
« Allez, ne fais pas languir mes invités. Lis nous ce message.
Le garde du corps esquissa un sourire si mince que seule l’Arme de chair le perçut, un sourire froid et sans joie dont elle était coutumière. Alors, à la faible lueur des bougies, il fit la lecture.
-    ‘’Votre majesté, nous avons pris le contrôle de ce que vos espions avaient qualifié de ‘quartier général de la secte’. Nous avons éradiqué tous ses occupants et n’avons pu en capturer aucun, car tous ont préféré s’empoisonner. En fouillant les lieux, nous n’avons trouvé aucun document, si ce n’est une lettre à votre adresse. Et si j’ose retranscrire ici les quelques mots qui y figuraient, c’est uniquement par souci du devoir, et je m’en excuse d’avance. Ceux-ci étaient : ‘Allons, sire K’Rhasco, quand cesserez-vous vos enfantillages ? Ce n’est pas du ressort d’un roi, fût-il illégitime.’ Nous poursuivons nos recherches dans le quartier ouest.’’
L’Arme observa attentivement le roi, qui, comme elle s’y attendait, tremblait de rage. Ses poings se crispèrent, et, n’y tenant plus, il se leva d’un coup en poussant un hurlement de rage. Les yeux exorbités, il s’approcha de Jari, K’Thraus sur ses talons, jusqu’à s’arrêter à quelques centimètres du noble qui, impassible, se leva à son tour. Alors, il laissa éclater sa fureur.
-    Il était évident qu’un minable dans ton genre ne pouvait qu’échouer lamentablement ! Je rêve ? Ridiculisé par un sous-noble, un petit rat qui rampe entre les murs en espérant prendre la place du Vautour ! Je t’ai passé bien des caprices, Jari, bien des caprices. J’ai supporté ton insupportable arrogance, j’ai toléré ton intolérable insolence, mais crois-moi, c’est fini. Avant demain, je ferai en sorte que ta tête soit fichée sur un pieu. Oui, Jari, c’est fini.
-    Effectivement, c’est fini.
Sans le moindre sourire, Jari fit glisser une dague dans sa main et la pointa sur la gorge du roi qui, ahuri, ne fit pas le moindre geste. C’est K’Thraus qui vint s’interposer en déviant la dague de sa longue lame noire, avant d’ajouter.
-    Je vous déconseille fortement toute velléité de résistance. Vous n’avez aucune chance.
-    Je crois que si. Arme, il est temps !
En un instant, elle bondit de sa chaise et, plusieurs lames à la main, en projeta une en direction du roi. Figé, celui-ci ne dut sa survie qu’à un réflexe exceptionnel de K’Thraus, qui détourna la mort ailée, tout en hurlant.
-    Derrière moi, mon roi !
Et le ballet mortel s’engagea sous les yeux fascinés des deux grands du royaume, Jari B’Rauts et Kjeld V’Fohs. Jari gardait le nécromancien à l’œil au cas où il passerait à l’action, mais celui-ci ne semblait pas vouloir s’impliquer dans le combat. Il entendit le garde du corps hurler de nouveau.
-    Gardes sombres, à moi !
Aucun ne franchit la porte, et de derrière celle-ci s’élevèrent des bruits de combat – les serviteurs de Jari qui passaient à leur tour à l’action. S’il y avait peu d’espoir qu’ils l’emportent, ils les retarderaient suffisamment longtemps. Jari reporta son attention sur le duel.
    L’Arme glissait sur les énergies argentées qui tourbillonnaient dans toute la vaste salle, faisant vaciller la flamme des bougies, et dansait autour de K’Thraus en projetant des lames qui tournoyaient vers le roi. Markvart parait comme il le pouvait, sans pouvoir s’approcher de l’assassin au risque de laisser son roi sans protection. Sa lame mince fendait l’air à une vitesse ahurissante, devinant toutes les trajectoires, pourtant infiniment variées, des lames qui surgissaient de toutes les parties du petit corps de l’Arme de chair. Les mouvements de celle-ci s’accéléraient de plus en plus et changeaient sans cesse, de telle sorte qu’il aurait été impossible pour quiconque d’anticiper les gestes de celle qui n’était plus qu’une forme floue. Pourtant, K’Thraus y parvenait, virevoltant de tous les côtés, déviant sans faillir chaque dague, parfois au dernier moment. Le turquoise de ses yeux chatoyait et illuminait presque sa peau laiteuse sous l’excitation du combat. De la victoire à venir...
     ‘Il pense qu’il va l’emporter’. Jari se rendit soudain compte que cela allait vraisemblablement être le cas. Dès que l’Arme arriverait à court de projectiles, ce qui ne saurait tarder. Il devait intervenir. Mais ne risquait-il pas de la gêner ? Après tout, il avait misé sur elle. Il avait lancé son pion à l’assaut d’un autre, de celui de K’Rhasco. Mais pourquoi conserver des règles désormais dépassées ? Cela faisait longtemps qu’il ne jouait plus au même jeu suranné. Et si le maître du jeu aidait lui-même ses pions ? Restait à trouver le bon moment…
    Alors il se rendit compte que, bien que les multiples lames que l’Arme avait projetées jonchaient le sol quelques instants plus tôt, elles avaient disparu, et la tempête de dagues continuait de s’abattre vers le roi sans faiblir. Et la forme se troublait de plus en plus. Sa vitesse augmentait encore, et les rubans argentés qui s’agitaient dans tous les sens s’élevèrent dans la salle jusqu’à souffler les bougies. Pourtant, nulle obscurité ne vint s’inviter, tant les énergies étincelaient de mille feux, et toute la vaste pièce s’ornait de lueurs d’un argent lumineux.
    Cependant, ce n’est pas cela qui ébranla B’Rauts et V’Fohs, et même K’Thraus ; non, c’est le fait que l’Arme se mit à s’élever en bondissant sur les bandeaux frénétiques, comme sur les marches d’un escalier de pure magie, et elle commença à tournoyer dans l’air, tout en cessant ses attaques. K’Thraus, ébahi, en profita pour s’éponger le front et pour pousser le corps pétrifié de Todrick contre un mur afin de mieux le protéger. Alors, il guetta le prochain mouvement de son adversaire, tout en haut.
L’Arme piqua.
    Elle jaillit de tous les côtés à la fois, se déplaçant dans une dimension supplémentaire, trouvant des angles impossibles pour quelqu’un soumis aux lois de la gravitation. Elle bondissait dans l’espace, se téléportait presque instantanément en deux points opposés, pour lâcher une nouvelle attaque indicible. Ses armes tranchèrent l’air et sifflèrent dans toute la pièce. Ce fut un véritable ouragan d’acier qui s’abattit sur le garde du corps, une tornade de lames qui convergeaient vers un même point. L’Arme de chair venait de se dénuder totalement. K’Thraus sut que s’il parvenait à toutes les parer, il l’emporterait.
    Il n’avait aucune chance. Il en contra deux, en détourna trois autres. L’une frôla sa joue avant de se planter dans le corps du roi, l’autre ricocha sur son armure. Il ressentit une douleur cuisante au flanc, à l’épaule, au bras. Il lâcha sa sombre lame.

    Et tomba avec son roi.

* * *


    Mederick T’Nataus resta silencieux pendant tout le récit de Cytise, se contentant de hocher la tête de temps à autre. Quand elle eut fini, il plaça côte à côte la lame inerte, que les mercenaires venaient de déterrer, et la lame bleutée – l’une vide, l’autre encore investie de l’âme de Thorlof. Il prit alors la parole.
« J’ai toujours su que Thorlof avait quelque chose de spécial, de différent. Ses lames brillaient, son corps lui-même luisait. Il ne manifestait jamais la moindre peur. A la lumière de vos dires, j’en comprends la raison : il avait déjà triomphé de la mort. Il ne craignait plus rien, ayant déjà réussi à gagner le monde de l’Invocation. C’est difficile à croire, mais c’est parfaitement cohérent. Et je me trompais lourdement quand je pensais que son fantôme m’adressait la parole – croyez-moi, j’étais bien conscient de perdre la raison ! En réalité, c’est bien Thorlof lui-même qui me parlait, par l’intermédiaire d’une arme qu’il avait forgée lui-même. Stupéfiant.
Cytise fit mine de se lever, mais le noble retint sa main, faisant preuve d’une vigueur étonnante dans son état, et la força à rester assise – sans toutefois la violenter. Il reprit.
-    Ces derniers temps, j’ai vécu dans un brouillard opaque, et je crois aujourd’hui que, grâce à vous, tout est en train de s’éclaircir. La folie s’éloigne peu à peu, bien que la fatigue demeure. Et je sais maintenant que Thorlof est réellement toujours auprès de moi. Cependant, malgré votre étonnante perspicacité, vous n’avez pas encore rempli votre mission. N’est-ce pas ?
-    Il est vrai, monseigneur
Que nos pas tout à l’heure
N’ont été qu’une étape,
Et il nous faut trouver
Le meurtrier doré
Sous le voile et la cape.
-    Exactement.
Le noble laissa Cytise se lever et s’écarter de lui, soudain frissonnante. Elle vint se coller contre Therk, qui parla.
-    Parfait, nous irons jusqu’au bout. Mais nous aurons besoin d’une avance pour pourvoir à nos besoins. Alors, le magicien ne nous échappera pas.
-    Prends garde, Poingtonnerre. Ton obsession pour l’argent te perdra.
-    Occupez-vous des vôtres, d’obsessions. Votre réponse ?
-    Vous aurez tout l’or nécessaire. »
     Satisfait, Therk salua le noble et prit la direction de la sortie. Arandir lui emboîta le pas, puis Cytise à son tour qui, rêveuse, se demanda si elle aussi parviendrait un jour à transmuter son corps en magie.
    Et à quoi ressemblaient les légendaires énergies dorées.

* * *


    L’Arme de chair regagna le sol au moment même où la double porte s’ouvrit sous l’impulsion de deux Gardes sombres blessés, mais triomphants – derrière eux se pouvaient apercevoir plusieurs cadavres. Ils arrivaient trop tard. Jari se dirigea lentement vers l’Arme, que toute énergie avait abandonnée. Sous ses yeux, elle trembla de tous ses membres, oscilla un moment, puis bascula et s’effondra sur le sol. Tous demeurèrent interdits, ne sachant que faire : les Gardes sombres, B’Rauts, et surtout V’Fohs, qui avait le sort de la scène entre ses mains. Les énergies argentées se dissipaient peu à peu, mais avant que toute lueur ne disparaisse, Kjeld se leva et ordonna aux serviteurs encore présents, terrifiés, de rallumer les bougies, ce qu’ils firent maladroitement.
    Le nécromancien gagna le coin de la salle où gisaient les deux corps, s’agenouilla à côté. Le roi était définitivement mort, percé de toutes parts, les yeux aux prunelles réduites à un minuscule point noir. En revanche, K’Thraus respirait encore – un souffle presque imperceptible, mais bien présent. Sa cuirasse noir et argent l’avait protégé de façon plus qu’efficace, et nulle lame n’avait atteint de points sensibles, comme la gorge et les yeux : l’Arme n’avait jamais eu l’intention de le tuer, sa seule cible étant le roi. Il se releva, constata que Jari tâtait le pouls de l’assassin, puis lui lança.
« Belle entreprise, messire B’Rauts. Un vrai succès. Et que faisons-nous maintenant ?
Jari répondit sans le regarder.
-    Cela me semble évident. Les règles du jeu ont toujours été les mêmes. Le noble qui vainc le roi doit prendre sa place.
-    Tu es bien audacieux, à revendiquer ainsi les règles d’un jeu que tu as détourné.
Le noble aux cheveux roux détacha enfin ses yeux du corps de l’Arme, pour les poser sur le nécromancien.
-    Kjeld, veux-tu le trône ?
V’Fohs, surpris de la question, hésita un moment. C’était une occasion incroyable de prendre la tête du royaume, pour ensuite le livrer à son maître. Mais ce n’est pas ainsi que celui-ci désirait fonctionner. Il voulait s’amuser, affronter B’Rauts en duel – celui en lequel il fondait les plus grands espoirs. Quant à monter sur le trône lui-même, il ne fallait même pas y penser. Il n’était pas fait pour le pouvoir matériel.
-    Tu as raison, Jari. Il est à toi. Toutes mes félicitations. »
Il entendit les Gardes sombres rengainer leurs lames ensanglantées, rassurés par la tournure des événements. Puis il se pencha de nouveau sur K’Thraus. L’ancien capitaine n’avait pas démérité, loin de là, et ce n’était pas que la fatigue qui avait abattu l’Arme de chair : lorsqu’elle était revenue sur le sol, il avait eu le temps de constater avant qu’elle ne s’effondre qu’une dague était enfoncée dans son ventre. Il l’avait touchée alors même qu’elle se déplaçait à une vitesse inconcevable ! Oui, vraiment, K’Thraus méritait de vivre. Kjeld invoqua les énergies bleues.
    Il tissa dans le prolongement du bras de son corps immatériel une main squelettique aux doigts aussi fins qu’extrêmement longs, puis, avec habileté, il ôta du corps meurtri de Markvart les lames qui avaient pu s’enfoncer dedans. Cependant, alors qu’il allait créer un nouveau-né pour transférer son énergie vitale à K’Thraus, il entendit les Gardes sombres crier un avertissement horrifié et les énergies s’affoler dans son dos.
    Il se retourna immédiatement, prêt à affronter le pire – et le pire lui tomba dessus. Les énergies jaunes, qui étaient devenues si discrètes ces derniers temps, bondissaient à sa rencontre, et elles avaient cette fois-ci la forme d’une meute de loups enragés. En un rien de temps, les fauves se jetèrent sur lui, essayant de s’en prendre cette fois-ci directement à son corps spirituel, sous les yeux fascinés de B’Rauts et du Garde sombre qui n’avait pas été fauché sur leur passage, tous deux impuissants à intervenir et trop captivés pour s’enfuir.
    Kjeld s’était préparé à ce genre d’attaques. Depuis la dernière agression dont il avait été l’objet, il avait passé tout son temps à étudier l’Invocation, que ce soit en dévorant des piles et des piles de livres consacrés au sujet ou en torturant les morts pour leur arracher leurs secrets – au risque d’en payer le prix fort. Profitant des énergies qu’il avait déjà invoquées pour soigner, il modela toute une série d’os qu’il lança aux loups comme on lance un bâton. Instinctivement, en créatures presque parfaites, presque vivantes, ceux-ci mordirent dedans, provoquant leur perte : les os, dans leur bouche, explosèrent en milliers de fragments pointus qui déchirèrent la gorge des créatures de magie pure… jusqu’à ce que le nécromancien se rende compte que les chairs arrachées des loups se muaient en serpents qui se tortillaient vers lui dans des sifflements de mauvais augure. Il décida alors d’user d’un sortilège commun et, attirant autour de lui les énergies nécromantiques, souffla dessus avec une violence inouïe. Les serpents tentèrent d’abord de résister à la bourrasque surnaturelle, mais un à un ils furent arrachés du sol et projetés en direction de Jari et de l’Arme.
    Il y eut un énorme fracas, comme un coup de tonnerre qui ébranla toute la salle, faisant même chuter un lustre éteint du plafond, qui se brisa en mille morceaux, criblant d’éclats le Garde sombre survivant au passage. Kjeld fut renvoyé brutalement dans son corps et vint bouler contre les corps de K’Rhasco et de K’Thraus, sonné. Jari, lui, se recroquevilla sur lui-même, les tympans en sang, et tenta de s’éloigner de l’origine du bruit en rampant misérablement. Lorsqu’il comprit qu’il était trop ébranlé pour faire le moindre mouvement, il se coucha comme il put sur le dos et écarquilla ses yeux bleus devant le spectacle aussi incroyable qu’écœurant qui se déroulait à quelques pas de lui.
    La myriade de serpents jaunes semblaient avoir changé de cible et plantaient leurs crochets ruisselants de venin dans le corps blessé de l’Arme de chair, qui se tortillait par terre en hurlant de douleur – du moins Jari le supposait-il, car lui ne pouvait toujours rien entendre. Mais ce n’était pas seulement le corps physique qu’ils déchiraient : Jari crut constater, avec un dégout croissant, que les créatures sinueuses tentaient d’extraire l’âme de l’Arme, et le noble aperçut une forme argentée, en tout point semblable à celle-ci, être peu à peu extirpée de son corps ; et pendant que les serpents tiraient de toutes leurs forces sur cette âme, les énergies changeaient de couleur et gagnaient de plus en plus en violence. C’était désormais une véritable tempête qui soufflait dans la salle, mouchant de nouveau les bougies, brisant les assiettes et les couverts, assommant le Garde encore debout en le projetant contre un mur et, surtout, enlevant l’Arme du sol pour la porter dans les airs et la ballotter comme une poupée de chiffons, les serpents toujours accrochés à la magie argentée qui courait dans ses veines. Elle, les bras en croix, les jambes raides et tendues à se rompre, ne s’évanouit pas, et Jari, pourtant endurci, dut fermer les yeux pour ne pas la voir agoniser, cracher sa douleur immense et son affliction, et ces larmes ! Ces larmes inattendues qui coulaient sur le visage d’un assassin aussi implacable, ces larmes d’incompréhension et d’injustice – ces larmes d’une souffrance sans nom !
    Si Jari ne parvint pas à supporter une telle vision, Kjeld avait réussi à retrouver sinon son ouïe, du moins ses esprits, et il ne perdait pas une miette de l’abominable scène qui se déroulait sous ses yeux. Il vit les énergies s’enrouler autour de l’Arme, formant une sorte de cocon autour duquel rugissaient les rubans, comme une sorte d’œil du cyclone, et ces rubans qui valsaient dans toute la salle se teintèrent de jaune. Non, pas de jaune ! Kjeld se rendit compte que les énergies se coloraient désormais de doré, d’un doré éblouissant. Fasciné, excité, le nécromancien commit l’erreur de contempler l’Invocation avec l’avidité qui le caractérisait. Bien mal lui en prit, car l’or étincela soudain si violemment qu’il lui brûla instantanément les rétines, l’aveuglant sur-le-champ. Il recula sous l’impact en criant, venant heurter du dos le mur, et il resta là à griffer l’air, affolé, cherchant à palper des visions, à tâter des images, en vain.
    Et finalement, le seul qui vit l’Arme de chair chuter lourdement sur le sol et perdre connaissance lorsque l’Invocation, dans sa forme la plus complète, se dissipa, ce fut le Garde sombre étourdi, choqué, qui ouvrit les yeux suffisamment tard pour ne pas les perdre, et suffisamment tôt pour contempler la magie jaune se retirer de la salle lentement et la magie argentée réintégrer le corps de l’Arme, apaisant ainsi peu à peu les énergies hurlantes qui hantaient le lieu.

Résistant à la tentation de s’évanouir, il se leva comme il put et, seul à être plus ou moins en possession de ses moyens, il alla chercher de l’aide. 

* * *


    Tu ne connaissais pas cette partie de l’histoire, n’est-ce pas ? Que t’inspire ce jeu pervers auquel tu viens d’assister – et auquel tu as eu la chance d’échapper, au moins au début ? Regarde les, ces arrogants, ces ambitieux ! Pas un ne s’en est sorti indemne. Pas un. Mais tu ne peux le savoir parce que tu ne les as pas connus avant qu’ils aient changé, et c’est pour que tu t’en rendes enfin compte que j’ai commencé par te narrer leurs vies.
    Cette histoire, pourtant, dans un certain sens, tu en es la première victime. C’est par elle que tout est arrivé, que tu as été empêtré dans des mailles trop fines pour toi. Ah, ne sois plus étonné que je te connaisse si bien ! Je n’ai rien à faire ici, hormis contempler encore et toujours la même histoire, répétitive – car elle recommence toujours de la même façon, et les variantes sont trop insignifiantes pour capter mon intérêt.
    Mais regarde ! La nuit est tombée depuis longtemps et la neige tombe plus violemment encore – c’est de la grêle, désormais. Une chambre confortable t’attend à l’étage ; je l’ai  préparée spécialement à ton intention. Des draps frais et de chaudes couvertures accueilleront ton corps las d’avoir trop marché. Prends ton épée si tu veux – si tu crains des mauvaises surprises. Tu n’en auras pas ici ; tu en as déjà suffisamment éprouvé dans ta vie. Passe une bonne nuit, voyageur, et surtout, ne fais pas trop de cauchemars. Je veux que tu sois en forme pour l’histoire de demain.

    Car demain, c’est la tienne que nous parcourrons ensemble.











Ainsi se clôt la première partie de l’Echiquier,
Autour de la tour, les pions.



 

Connectez-vous pour commenter