file Le Renard au Harnais: Chapitre 2 et 3

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il y a 11 ans 5 mois - il y a 11 ans 5 mois #18359 par Zarathoustra
Bon j'ai repris ce texte (et j'ai même l'idée d'un chapitre 3...). Mais j'ai l'impression qu'il est devenu trop long (alors que j'ai du le racourcir...) et qu'il a perdu quelque chose en même temps qu'il en gagnait. Et j'ai l'impression que j'ai perdu plus que je n'ai gagné.



***

Chapitre 2: L'histoire qu'on ne raconte pas.


C’est l’histoire d’une autre histoire. C’est l’histoire qu’on ne raconte pas.
C’est d’ailleurs souvent le cas. Ne vous est-il jamais arrivé de lire une histoire, où, au fur et à mesure que les pages se succédaient, une image se précisait en vous et malgré vous, jusqu’à ce que le point final arrive et que nous nous disions que nous sommes passés à côté de l’essentiel, que tout ce qui avait attiré notre attention n’était que finalement de la poudre aux yeux. Et il nous faut d’un coup tout reconsidérer ce que nous avions initialement bâti dans notre tête pour que les mots retrouvent un sens, ou que le sens qu’on y avait mis s’accorde en totalité avec l’histoire. Et le plus difficile est bien sûr de plonger dans une histoire de renard, car nous savons que tout y sera ruse et que derrière les apparences, il y a toute autre chose. Oui, les histoires de renard sont les pires, c’est un fait. Et pourtant, on tombe à chaque fois dans le piège, on le sait, mais rien n’y fait, on tombe les deux pieds dedans. Le pire, c’est que parfois on nous met en garde dès le départ. On nous dit : « prenez garde ! Lisez bien ! » Et à la fin, le renard s’est joué de nous, il repart, le sourire en coin, alors qu’on était à deux doigts de s’en saisir pour de bon. Et c’est bien ce qui m’était arrivé avec le dernier texte de Vuld Eldone, je n’avais rien vu venir, et à la toute fin, je me suis senti piéger par le texte.

Ce qui est encore plus curieux, c’est de sentir naître en soi, en lisant le texte d’un autre, une histoire différente de celle que nous lisons et qui est à la fois dedans et ailleurs, avec une dimension profondément différente et personnelle. Une histoire qui n’a d’existence uniquement parce que notre imagination s’émancipe de la volonté de l’auteur. En l’occurrence, le récit qui va suivre n’en est pas un et n’est pas né de cette expérience. Il est, au contraire, né d’une histoire qu’on n’a pas voulu raconter. Le paradoxe, c’est bien qu’une fois terminée, j’ai eu envie de l’écrire à la place de l’auteur, comme si je pouvais combler ce vide laissé par l’auteur. Et cette histoire, c’est celle que notre compagnon Vuld Eldone avoue n’avoir jamais écrit, ce qui est foncièrement drôle, parce que dès le moment où il nous l’écrit, il sait qu’il a exactement fait le contraire. Il nous a à la fois raconté et expliqué l’histoire qu’il avait imaginée, sans l’avoir fait. C’est un tour de magicien.
Seulement, il a créé en moi un vide. Ce vide me fait face et je dois le remplir de mots jusqu’à ce que je puisse m’en libérer. Je dois parvenir à écrire cette histoire à partir de l’expérience que j’ai vécue en lisant ce texte. Parce que, tout au long du texte, au fur et à mesure qu’il expliquait ses intentions et sa démarche, il m’arrivait d’être en désaccord, de vouloir sortir du cadre qu’il fixait et de donner place à d’autres hypothèses, comme ce qui était ne devait pas forcément être. Il me faudra donc bâtir une toute autre histoire sauf qu’elle utilisera le même matériau. Du coup, je ne vais pas écrire une histoire sur ce que je n’ai pas écrit mais de raconter une histoire qu’il est impossible de raconter parce que celui qui écrit ne peut pas connaître la fin. Et effectivement, ce sera réellement impossible parce que cette fin n’existera que dans la tête de celui qui la lit.

Pour envisager d’écrire cette histoire, je vais sans doute devoir modifier ma façon de travailler. D’habitude, je prends mon clavier et me lance, avec une trame plus ou moins défini. Mais là, je ne peux pas. L’écran blanc qui me fait face bloque mes pensées car je vois défiler les images qui ne sont pas les miennes. Donc il me faut prendre une feuille et un crayon pour libérer mon imagination. Avant, j’avais pris, au fil de ma relecture, des notes en marge des feuilles que j’avais imprimées et essayer d’organiser à l’aide de flèches, d’astérisques ou de tirets, ce qui me passait dans la tête. Puis de me lancer dans l’écriture, une écriture sans filet, car tout ce que je noterai ne pourra être effacé sans laisser de traces.

Bizarrement, le travail sur l’ordinateur ne laisse aucune trace de toutes mes corrections, de mes hésitations, il n’est qu’un permanent travail final, une somme de sommes dont on ignore les nombres qui ont formé l’addition. Tous ces aller-et-retour hésitants, ces inclusions libératrices et ces effacements rageurs sont autant de pensées qui aurait pu donner du sens au lecteur, or l’ordinateur vous livre toujours un texte vierge de tout repentir. Et puis, il y a ce plaisir physique de sentir la pointe du crayon presser la surface blanche du papier. J’aime voir ma main progresser et dévoiler à mes yeux le tracé des lettres. C’est un peu un plaisir d’enfant, un retour à la source, comme si avant ces sensations primitives, écrire était impossible. Et écrire sur papier est un processus si vivant, avec ces annotations, ces ratures, ces insertions, jusqu’à ce qu’elles deviennent une matière à part entière. Et là, vous auriez vécu une expérience similaire à la mienne, voire même senti ma propre pensées se formuler, mon propre désir de récit se façonner. J’ai donc écrit toute mon histoire avec ce crayon sur des feuilles de papier. Et paradoxalement, j’aimerais vous les montrer parce que les feuilles que vous liriez sont toutes quasi dépourvues de ratures ou d’insertion, car tout s’est déroulé dans un long jet spontané quasi unique, comme si tout avait été là dans ma tête et que j’avais eu à m’en libérer, à tel point que vous pourriez douter de moi et croire que je me serais moqué de vous.

Bien sûr, vous avez certainement noté une incohérence en me lisant parce que je parle de ce que je vais faire et en même temps je dis que je connais le résultat final. Si j’en parle ici avec recul, c’est bien sûr que j’ai écrit mon histoire avant même tout ce que vous venez de lire, qui a été couché bien après sur une autre feuille blanche sur lequel j’ai mis le numéro « zéro », parce qu’elle devait être avant toutes les autres. C’était un préambule nécessaire pour situer mon travail. Je vous rassure, les corrections apportées ont été minimes et principalement sur des tournures de phrases qui formulaient ma pensée au travers de phrases artificiellement compliquées du fait qu’elles se construisaient au fur et à mesure de l’avancée de ma phrase, comme ces chemins qui mènent au même endroit mais qui offrent des détours plus ou moins nécessaires, à l’image même de cette longue phrase qui s’étire plus qu’il n’est raisonnable et qui pourtant suit son inhérente logique jusqu’au vertige et à en faire perdre le fil pourtant tendu entre ce qui doit être et ce qui est. Donc tout ce travail s’est fait dans un élan spontané et étrangement fluide, si ce ne fut parfois ma difficulté à me déchiffrer. Voici donc ce que j’ai écrit.

Avant toute chose, pour commencer d’écrire mon histoire, je dois plonger en moi et retrouver mes sensations primitives sur l’expérience que j’ai vécue. Dès lors, je ne devrais pas écrire un texte sur son texte, ni un texte à partir du sien, mais sur ce que moi j’aurais écrit à partir de cette image que je ne connais toujours pas mais dont on m’a fait voir le décor et les protagonistes.
Mais, avant de me lancer, pour que mon texte ait du sens, je dois intégralement reprendre la description faite par Vuld Eldone de l’image en question car c’est là que tout commence, c’est là que le gouffre nous aspire:

Ce document, cette fois, était l'image d'un renard en harnais tirant un petit carrosse où deux oies se tenaient, l'une comme cocher fouettant le fauve, l'autre lisant le journal.
L'image avait été travaillée, évidemment, il y avait donc une volonté artistique. Les couleurs, d'abord, faisaient passer de loin le renard pour un cheval et les oies pour des hommes en livrée, nobles. Le chariot passait sur un pont plat au-dessus d'une rivière à haut courant. Des deux côtés les berges alignaient des arbres, ne laissant qu'une trouée centrale dont la lumière dirigeait le regard sur le carrosse, carrosse assombri et creusé à l'avant. Ainsi le renard était centré et le regard, allant de gauche à droite, tardait à découvrir la supercherie. Le pont comptait deux arcs et sur la gauche, entre deux arbres, la lumière donnait une trouée, pour éviter que la gauche de cette image au calme ne soit trop sombre.

A la lecture de ceci, je vois cette image, mais elle n’est plus une image, elle est un récit, un cheminement de pensées qui s’est pernicieusement faufilé en moi. Et pourtant, en lisant ces mots, je sais que je suis complètement sous l’emprise de la vertigineuse mise en abime des mots de Vuld Eldone qui ont suivi cette description parce que, finalement, c’est de son travail qu’est né mon récit. Oui, c’est dans tout ce qu’il a bâti à partir de cette description que j’ai trouvé ma matière qui pour l’instant n’est rien. Ainsi, lorsque je lisais ses mots, il m’arrivait de penser « non ! je ne suis pas d’accord ! Il y autre chose à voir ! », mais aussitôt pensé aussitôt oublié parce que d’autres mots et d’autres idées se proposaient en moi. Pourtant, il subsistait dans ma lecture des traces, des impressions, comme si on me forçait la main.

Donc voici la règle que je me fixe pour me lancer : retrouver à partir de cette image mes sensations primitives. Bien sûr, je sais dès le départ qu’il n’y aura pas en moi qu’une seule image, mais deux, voire trois qui s’empileront, car, quoiqu’il arrive, tout ce qui va suivre découlera de l’existence de cet autre texte et de la formation d’une autre réalité en moi à partir de ce que le texte-matrice avait fait naître. A moi de faire naître une autre réalité dans laquelle nous puissions tous plonger.
Bizarrement, le texte de Vuld Eldone avait un cadre austère et fixait deux règles importantes :

1ère règle : Les oies s’amusent d’un monde qu’elles ne comprennent pas et tant qu’elles ne comprennent pas elles sont intouchables.

Cette idée me plait et me dérange. J'ignore si je vais réussir à la respecter. Je vais peut-être l’inverser. Les oies croient dans un monde et tant qu’elles y croient, elles sont vulnérables.

2eme règle : Ne pas dire au lecteur la règle du jeu.

Ceci me parait effectivement essentiel. Pourtant on peut la contourner insidieusement. Les règles sont faites pour être enfreintes. Mais je respecterais l'esprit.
Enfin, pour rester cohérent, l’action de mon histoire devra se réduire à ce que le texte initial avait énoncé comme tel :

Il ne se passe rien, dans cette histoire. Nommément, un carrosse apparaît, s'arrête en début de pont. Ses passagers s'interrogent puis décident de continuer, et le carrosse repart sur un coup de fouet. Rien de plus. Que ce soit un renard, que ce soient des oies, c'est drôle, mais ce n'est rien.


Voilà le cadre posé. C’est d’une austérité à faire peur et pourtant quelque chose commence à se produire en moi. Contrairement à Vuld Eldone qui voulait partir de la base ou du sommet de la pyramide, je ne vais pas tomber dans ce piège, car je vais plutôt chercher ce qui se cache à l’intérieur. En effet, le principal présupposé qui me dérangeait, c’était la présentation immédiate du renard en tant que victime alors que nous savons tous qu’il est d’abord un prédateur. Si l’image présente le renard asservi par les oies, ce qui vient immédiatement à l’esprit, c’est que le renard a piégé les oies et les attire là où il le veut. De ce fait, on ressent l’existence des oies uniquement parce que le renard leur a donné cette existence. Oui, il la leur a donnée et, pour cela, il s’est fait passer pour victime. Mais s’il fallait écrire cette histoire telle quelle, on voit immédiatement qu’elle n’est pas très intéressante, même si au final, c’est celle que nous raconterons. Il manque un élément que je n’arrive pas encore à cerner.
Par contre, dès le moment où nous nous plaçons du point de vue des oies, l’enjeu n’est plus de les voir malmener le renard car l’histoire serait trop linéaire mais de savoir comment elles pourraient s’échapper des crocs du renard au moment précis où il reprendra le dessus. Bien sûr, si elles se font croquer, l’histoire n’amène plus de surprise, car c’est le destin d’une oie que de périr quand un renard se présente à elle. Donc pour qu’il y ait surprise, il faut paradoxalement qu’elles survivent jusqu’au bout, mais que le lecteur sache qu’elles sont en même temps dupées.
Et si maintenant nous nous replaçons du point de vue du renard, nous devrons trouver comment et à quel moment il pourra s’échapper du fouet. Et ici, il faudra retrouver une légitimité à sa démarche pour obtenir l’adhésion du lecteur, et la seule qui soit logique, c’est que les oies le méritent. Et alors, se faire dévorer par le goupil devient un juste châtiment.
Maintenant ce qui me dérange, convenez-en, c’est que ces deux points de vue n’amènent finalement que des clichés ou s’appuient sur des préjugés sur l’image inconsciente en nous de ces deux animaux. Si nous devons retenir qu’une chose, c'est que le renard est si rusé qu'il n'est jamais là où on croit, et que l'oie, avec son long cou si facile à saisir, fait une proie idéale. Et peu à peu, un enjeu que je n’avais pas vu germe dans mon esprit. Il y a vraiment quelque chose de terrible dans cette histoire car il est bien question de mise à mort. Et finalement, pour rendre cette histoire vraiment terrible, il me suffirait d’écrire ce mot pour que vous sentiez soudain dans la chair les crocs féroces se serrer autour du cou jusqu'à la mort.
Donc me voilà avec un nouveau problème que je n’avais pas vu : comment court-circuiter nos préjugés ? Et surtout comment intéresser avec quelque chose d’aussi austère ? Il me faut trouver l’image d’avant l’image et également un piège qui se fermera de manière inattendue sur sa victime.

D’abord, plus cette image de renard avec harnais se dessine en moi et plus je sens qu’il y a là plus que l’image. Que ce qui importe n’est pas l’image mais tout ce qui est hors-champ, dans ce qui ne se voit pas. Nous devons être poussés à chercher au-delà de la surface des choses. Et à l’intérieur de cette image, ce qui ne voit pas, c’est ce qui se cache à l’intérieur de ce coin sombre de forêt, ce qui se cache sous la surface de l’eau au courant si fort. Le monde qui les entourent, derrière son côté lisse et anodin, dissimule forcément quelque chose. Nous avons donc ici une première brèche pour créer un piège et faire sentir qu’il y a un enjeu plus important.

Dans l’histoire que je veux raconter, je dois trouver le moment précis où tout va se troubler et laisser transparaître fugacement cette autre réalité. Si le déroulement du récit est de les voir avancer jusqu’au pont, s’arrêter et repartir sur un coup de fouet, le moment de tension qui rend propice ce que je souhaite faire naître devient d’une évidence implacable. La scène cruciale est dans le coup de fouet, voire peut-être juste avant qu’il ne claque. Il y a là une telle cruauté lorsqu’on lui donne l’impulsion pour qu’il se soulève et qu’on le regarde bondir dans le ciel comme un point d’interrogation puis s’arrêter suspendu, juste avant qu’il ne claque atrocement dans l’air, comme un déchirement sec et éclatant de poussière. Il y a ce mouvement, puis de manière finalement déconnectée, il y a le bruit, comme l’éclair et le coup de tonnerre. Les deux sont liés, mais ils sont deux choses différentes. Et les deux font peur parce que l’un nous donne à voir ce qu’on veut voir et l’autre nous fait entendre ce que nous ne voulons pas voir. Et c’est cette dualité que commence à naître notre peur car nous sommes fascinés et paralysés devant le fouet.

Et c’est bien à ce moment précis où le fouet va se rétracter douloureusement et produire son bruit caractéristique et si significatif dans notre inconscient que je veux faire basculer mon histoire. Car même si nous voyons cette scène, nous entendons maintenant malgré nous le fouet, le son emplit notre esprit, et toute notre attention est captive du déroulement de sa lanière dans l’air. En fait, maintenant que j’ai compris, j‘attends même avec impatience qu’il claque dans l’air, que vibrent mes tympans sous la violence du son qui, d’un coup, les aurait, transpercés et se retirait aussi vite qu’il les avait agressés. Sauf que, quand le son a disparu, il est encore présent dans toutes nos têtes. Il est là, nous portons sa trace et le monde a changé. Plus rien n’est comme avant. Avant je ne savais pas, mais maintenant je sais.

Pourtant, même si nous portons la marque en nous, il est difficile de comprendre ce qui a changé entre le moment où ils se sont arrêtés et où ils sont repartis. Et c’est bien ça qui m’intéresse, j’ai l’impression d’avoir trouvé mon histoire car je sus libéré du récit de Vuld Eldone. Je ne vois plus sa scène mais une autre scène en moi, comme si soudain faisait irruption une autre réalité, encore plus réelle, comme si j’avais la marque du fouet imprimée dans ma chair. Une réalité nue. Une réalité dont la chair ne s’est pas encore refermée, comme si l’air lui-même allait saigner lors du prochain coup de fouet.

A cet instant précis, tout devient clair : il n’y a plus de journal, il n’y a plus de déguisement ou de harnais ; il n’y a que des animaux, débarrassés de tout ce que l’humain leur attribue et qui n’est foncièrement qu’une projection d’une partie de lui-même. Et là, d’un coup, l’enjeu bascule, car quelque chose a créé ce mensonge. Qui a donné de tels objets, de tels déguisements si le renard et les deux oies ne sont que de simples animaux ? Qui a donné le carrosse et surtout ce fouet ? Qui leur a donné/prêté une intelligence ?
La réponse, c’est certainement moi. Moi seul ai le pouvoir de délivrer les mots, d’animer cette scène. Mais dans quel but ? Pourtant, il y a un autre responsable, il y a également chaque lecteur qui a accepté la scène et projeté ses préjugés sur elle. Lui aussi a voulu voir et entendre le coup de fouet. Mais tous nous avons admis que cela ne suffisait pas, que nous devions voir autre chose que des oies et un renard. En conséquence, et de manière paradoxale, pour comprendre la scène, il faudra détruire tout ce qui a été donné à voir. Et nous devrons tous remettre en cause les mots, l’image même qui a donné vie au récit et même tout ce que chacun croyait en avoir compris, à savoir que l’enjeu pouvait se limiter à cette seule cette alternative entre le qui domine qui et le qui survivra.
C’est à ce prix que l’histoire retrouvera l’essence même de ce qui est. Et plus important, elle va donner naissance à une autre réalité. Une réalité qui embrasse l’univers. Une vérité qui est à la fois dans ce que nous voyons et dans ce que nous ne voyons pas. Une réalité qui s’est formé en moi et qui marquera chacun profondément dans sa chair. Mais tout ce que j’ai créé n’existe parce que quelqu’un est là pour le regarder et y chercher un sens. C’est une histoire qui ne s’écrit pas seul, j’ai besoin d’un complice ou d’une victime présenté comme tel, sans fard ni déguisement. Dans mon histoire, il y aura seulement deux oies et un renard qui seront piégés dans un monde qui n’est pas le leur. Et quand le fouet claquera au-dessus de leur tête, pendant ce moment infime, pourtant éternel, suspendu et fragile comme une fleur, c’est cette réalité qui se dévoilera. Et lorsque le carrosse avancera à nouveau, il faudra que tout le monde comprenne qu’on est dans une illusion. L’attention ne sera plus posée sur les animaux, le carrosse ou le fouet mais bien sur tout ce qui les entoure. Et ce pont, cette forêt et cette rivière auront au final plus de poids et de présence que ce qui avait d’abord monopolisé l’attention de tous.

A dire vrai, dans mon histoire, ce carrosse n’est qu’une citrouille, car ce fouet ne fait pas partie du monde des animaux. Dans leur monde, on n’asservit pas. Dans leur monde, il y a la vie, il y a la mort, mais l’asservissement fait partie du monde des hommes. Donc ce fouet que saisit l’oie est un fouet magique ou maléfique, il donne vie à une illusion, et toute cette image est un vaste mensonge. Ce carrosse, c’est celui du Cendrillon et tout peut d’un coup disparaitre pour faire apparaître la vérité nue. Oui, seul importe ce qu’ils sont vraiment. Et cette vérité, je ne peux pas la dire. Je peux bien sûr mentir et bizarrement, ici, mentir et dire la vérité produisent la même chose. Qui que soit le renard, il doit vaincre pour vivre. Et aussi aiguisés que soient ses crocs, il ressent la peur parce qu’il sait que s’il ne vainc pas, il est mort. Qui que soient ces oies, elles doivent fuir pour survivre. Et elles aussi, si bêtes ou intelligentes qu’elles soient, s’il y a une chose qu’elles sentent, c’est également cette peur. Pour tous, cette peur en nous est universelle, elle est effrayante car implacablement primitive. Il suffit de repenser au fouet déchirant la chair pour qu’elle nous saute à la gorge. Et tout ce décor dissimule donc l’essentiel : il n’est ici question que de vie ou de mort.

Ce que dit ce coup de fouet, c’est ça, c’est cette peur que nous ressentons tous. Et l’enjeu de cette vérité, bat, là, à gauche, dans notre poitrine. Je pourrais l’oublier, me refuser à la voir, mais tous nous savons, même si nous ne savons pas ce que ce battement signifie réellement parce que ça a toujours été comme ça. L’histoire raconte ça : personne ne voit réellement son sens mais il suffit que ce battement s’arrête pour que tous nous le comprenions. Et d’un coup, j’ai cette même peur que les animaux. Je suis comme eux. J’ai peur de ce fouet, j’ai peur que mon cœur s’arrête. Nous avons tous peur d’être enfermés dans ce monde violent, sans échappatoire, car il n’y aura qu’un seul survivant et il faudra le démasquer. Oui, que nous soyons renard ou oies, nous l’avons en nous. On la sent grandir, s’emparer de nous. Il n’y a rien qui ne puisse l’arrêter car elle est trop primitive, trop simple et évidente, trop ancrée en nous, elle se déverse comme le sang même dans notre corps. Et que ferions-nous à leur place s’il n’y avait ni fouet, ni journal, ni harnais, ni carrosse ?

Mais il manque encore quelque chose à mon histoire. Il manque le piège et il manque le rire qui rendrait cette histoire parfaite. Donc l’histoire que nous devrons finalement raconter n’est pas celle d’un renard qui a piégé des oies, mais quelque chose qui nous a tous piégés, qui nous a tous empêché de voir la vérité. Le jeu n’est plus entre le renard et les oies, mais entre nous, aussi différent que nous soyons tous. Et le jeu n’est pas innocent, car, s’il y a la ruse prêtée au renard, elle est là ! Et s’il y a comique, il a la férocité du goupil dans le poulailler. Et le rire devra soit être le mien parce je me moque de vous, soit le vôtre parce que vous ne serez pas tombé dans le piège. Lorsque l’histoire se terminera nous serons exactement comme le renard et les oies au moment où le fouet claque, chacun de nous se découvrira tel qu’il est, avec ses préjugés.
C’est un moment terrible car si vous échouez dans votre mission, vous ne verrez qu’une scène banale et ennuyante, au comique laborieux et enfantin. Voilà, je crois que j’ai trouvé précisément ce qu’il y avait à l’intérieur de ma pyramide. Reste à lui donner la forme adéquate.

Pour que le piège soit parfaitement réussi et drôle, je devrais prévenir la victime, mais idéalement elle destinera cet avertissement à quelqu’un d’autre. La réussite de cette farce dépendra donc du ridicule prêtée à cette soi-disant victime désignée. Et vous aurez envie de lire mon histoire parce que vous ne voudrez pas tomber dans mon piège. Mais je m’égare parce que j’ai oublié d’écrire mon histoire et je suis là pour ça.
Avant de me lancer, nous devons désignez qui du renard ou de l’oie sera la victime. Entre les deux, le choix parait évident, ce sera le renard car très vite c’est lui qui parait maîtriser les enjeux de départ.
Résumons un peu ce que cela donnera. Dans un premier temps, et ce qui sautera aux yeux, c’est que les oies dominent le renard, alors que très vite, nous devinerons dans un deuxième temps que le renard les manipule. Troisième temps, les oies se savent manipuler, ou, plus drôle, elles ne le savent pas, mais le lecteur lui saura qu’elles piègeront le goupil. L’oie tient fièrement son journal à l’envers et semble studieusement le parcourir et, au dos de l’une des pages qui est ouverte sur l’extérieur, on lit que c’est l’ouverture de la chasse. C’est grossier. C’est exactement ce qu’il faut pour amorcer le piège. Chacun voit un renard piégé de manière absurde, il anticipe la fourberie du renard et veut savoir comment il retournera la situation pour qu’au final tout s’annule comme s’il n’avait rien fait, car c’est la situation tel qu’elle est présentée au départ qui est en place à la fin, comme un miroir. De part et d’autre du pont, la victime est la même, seul le bourreau change. C’est un monde absurde mais quoi qu’il se passe, quoi qu’il fasse, le renard sera piégé même s’il avait l’illusion de le dominer. Le drame du renard est là, il cogite, agit pour mordre le cou de ces oies et cela ne sert à rien. Pourtant, si, cela sert, mais je ne peux pas le dire, parce que ce n’est pas mon rôle de le dire.

Et maintenant, la destination du carrosse devient primordiale ; et il va dans la forêt sombre, qui est à la fois le lieu du terrier et celui du chasseur. La forêt contient à la fois une menace et un rire libérateur. Mais bien sûr, tout ceci n’est que mensonge, car il n’y a nulle farce ; à la fin, il n’y aura qu’un survivant. Il n’y a qu’un mot à écrire, un mot magique, pour que toute cette histoire change complétement. Et si le lecteur comprend l’enjeu, il aura envie de rire et au moment même où il rira, il comprendra qu’il n’y a pas de farce, que tout est réel. Tout dépend du moment du rire, tout dépend s’il voit encore le carrosse et le fouet. Il n’y a qu’un mot à écrire qui ferait sonner le rire à vide d’où qu’il vienne. Et c’est le mot « terrible » car, en lui, il y a plus que la peur, il y a le germe de la terreur. Car ce texte parlera de cette terreur que nous avons tous lorsque nous nous débattons contre la vie et la mort.

Dès lors, tout est en place. Le piège est prêt à se refermer et je tiens la chute de mon histoire. Ce devrait une chute, comme une claque sur les deux joues, qu’importe les joues qui la reçoivent. Une chute drôle mais authentiquement indignée, parce que se moquer de la sorte de sa victime, ça ne se fait pas. J’ai dit que j’avais ma chute, la voici: « Mais de qui se moque-t-on à la fin ? ». Et personne ne saurait qui a prononcé la phrase. Voici comment se terminera ce texte. Pourtant, il ne s’arrêtera pas là.
En effet, si j’ai la fin de mon histoire, alors je peux écrire son début, ce sera l’histoire d’une mystification. S’il n’y avait pas de mystification, alors cette histoire n’existera pas. Et cela se passera entre vous et moi…
Et s’il y a une première mystification, c’est que j’ai récrit mon histoire pour lui donner un sens qui m’est apparu uniquement après avoir terminé mon histoire. Un sens si évident, qu’il justifiait tout, comme si toute cette image n’avait été là que pour me le révéler. Et c’est aussi une histoire tragique parce que moi aussi je sais que je n’écrirais jamais cette histoire, car, dès le départ, il est dit que c’est une histoire qu’on ne raconte pas. Cette histoire, ce n’est pas à moi de la raconter, c’est au lecteur, et que m’importe qu’il se soit raconté la vérité ou un mensonge, car seul compte le résultat. Et le résultat est là, quoi qu’il fasse. C’est une affreuse fatalité. Cette histoire nous lie étroitement, moi et le lecteur, irrémédiablement. Oui, notre destin est à ce moment précis lié l’un à l’autre. Et avouez que ce sont bien ces histoires-là qui sont les plus intéressantes. Donc, non, moi aussi, je n'écrirais pas cette histoire. C'est une histoire maudite. Et cette malédiction se jette de celui qui l'écrit sur celui qui la lit.

Mais je vous avais bien dit que les histoires de renard sont toujours compliquées. On croit en avoir fini mais, non, elles ne vous lâchent pas. C’est pourquoi ce sont des histoires terribles. Mais pourquoi ai-je prononcé ce mot de « terrible », parce que, avouez, vous n’avez pas encore peur ? Et bien parce que cette histoire commence là où elle finit. Et c’est normalement le moment où on se dit qu’il y autre chose à comprendre. C’est le moment où le fouet claque au-dessus de nos têtes. Et avouez, c’est bien pourquoi on adore ces histoires de renard. Quand elles finissent, on voit le renard nous sourire avec ce petit air un peu triste qui, en repartant, nous dit: « Pourtant, cette fois, j’ai tout fait pour ne pas avoir à gagner».

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il y a 11 ans 5 mois #18361 par Vuld Edone
Réponse de Vuld Edone sur le sujet Re:Le Renard au Harnais: Chapitre 2: L'histoire qu'on
Je viens de commencer la lecture et :

Ne vous est-il jamais arrivé de lire une histoire, où, au fur et à mesure que les pages se succédaient, une image se précisait en vous

Je conseille vivement de tout mettre au présent, le passé arrive beaucoup plus naturellement avec "avait attiré..."

et malgré vous, jusqu’à ce que le point final arrive et que nous nous disions que nous sommes passés à côté de l’essentiel, que tout ce qui avait attiré notre attention n’était que finalement de la poudre aux yeux. Et il nous faut d’un coup tout reconsidérer ce que nous avions initialement bâti dans notre tête pour que les mots retrouvent un sens...

"d'un coup tout reconsidérer ce que..." bien sûr "tout d'un coup reconsidérer ce que"

Remarques bénignes mais il y a des pages à lire, laisse-moi le temps.

EDIT:

J'en suis là :

Et c’est bien à ce moment précis où le fouet va se rétracter douloureusement et produire son bruit caractéristique et si significatif dans notre inconscient que je veux faire basculer mon histoire...

Et j'ai l'impression soudaine de décrocher.
Jusqu'alors le texte se donnait une bonne continuité. On chemine sans peine et le raisonnement demeure clair. Par contre, les "crocs féroces" n'ont plus d'impact. Quand ils apparaissent, je me suis demandé de quoi on parlait. On est trop distant de l'histoire pour vraiment se les figurer.
Ce qui, d'ailleurs, contredit ton texte. Il ne suffit pas de dire "crocs féroces" pour les évoquer, il y a la mise en contexte.
Encore, que l'effet soit amoindri ne me dérange pas. Mais à partir du moment où tu commences à discuter de l'image même, j'ai eu énormément de mal à suivre, jusqu'au passage que je cite où j'ai véritablement arrêté de lire. Le problème est que si je sais parfaitement de quoi on parle, le texte ne me dit pas de quoi on parle. Un coup de fouet, oui, à propos de quoi, là encore le contexte manque.

Je suis aussi d'avis que ton introduction est - beaucoup, beaucoup plus claire et agréable à suivre mais - un peu longue.
À mon avis le principal travail à ce stade serait de couper, couper, couper. Et oui, je sais, en CdE je disais ne jamais conseiller ça mais ici ce me semble nécessaire, beaucoup de matière qui n'est pas mis en valeur.
Raccourcir les phrases, les raboter, et voir de quelles phrases tu peux te passer. À noter que "croire que je me serais moqué de vous" est à conserver, c'est un repère pour le lecteur qui assure une solide cohérence.

Je termine la lecture un peu plus tard.

EDIT:

Encore une pause :

Pour que le piège soit parfaitement réussi et drôle...

C'est à dire vrai quand tu mets en scène la mise en scène du piège que ton histoire devient vraiment pertinente. Quand tu parles du fouet, de la mort et autres sensations, rien ne vient - voir ci-dessus. Mais dès que tu reviens au piège, aussitôt le texte redevient clair et il y a un enjeu : en quelque sorte, on redevient actif.
Donc :

Ce que dit ce coup de fouet, c’est ça

Je pense que ce que doit dire ce coup de fouet, c'est justement le piège. Tant que tu parles du piège, il y a une tension. Dès que tu parles de terreur, c'est l'indifférence ou le haussement d'épaule. Et c'est un mur que je rencontre constamment dans mes textes.

Donc, arrivé à terme... effectivement, je crois qu'on perd plus qu'on ne gagne. Et je ne saurais pas vraiment développer de là, parce que ça remet beaucoup en question la manière dont j'écris moi-même...

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