Le thème. Concrètement.
- Vuld Edone
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J'ai écrit, en début de semaine, environ soixante pages, et durant cette écriture il m'est arrivé deux questions.
La première (1), non pas comment mais quand écrire un personnage féminin. Ce n'est pas le sujet ici mais lorsqu'il faut créer un garde ou un docteur ou peu importe, quand choisir que ce personnage est féminin ? À part à reproduire les biais de notre société, ma réponse a été "une fois sur deux", mais j'ai remarqué que je préférais surtout mettre un personnage féminin à chaque fois que je me disais "ah, là normalement c'est un homme". Un garde ? Féminin. Un docteur ? Masculin. C'est purement cosmétique mais amusant.
La seconde (2), comment décrire une ville. Mes personnages arrivaient en ville et au moment de la décrire, même en sachant à quoi elle ressemblait j'ai bloqué. Parce qu'une description doit être pertinente et que la ville était juste... là. Puis je me suis rappelé de quoi parlait le texte et j'ai fait "tu n'essaies pas de décrire une ville, tu essaies de décrire la lutte d'une société en déclin". Et le déclic s'est fait.
Maintenant, à l'approche de la fin de semaine, 22h à l'horloge de mon ordinateur et le besoin d'écrire avant "qu'il ne soit trop tard", j'ai ouvert ma page blanche et bloqué.
Mon but, écrire au moins quelques pages de brouillon pour tester SpaceApe 2, avec le Pollaren et tout ça :
- Le texte débute sur un petit message enregistré du Pollaren à destination des clones, qui explique qui ils sont et ce qu'ils viennent faire sur cette planète.
- Ensuite, réveil de Rae, sortie de sa capsule et découverte du grand cirque autour d'elle, avec des centaines de singes nus et désorientés dans un même couloir.
Et je me suis arrêté déjà là, pas juste parce qu'à partir de là rien n'est encore planifié (est-ce qu'elle est seule, avec une amie ? (Et alors, classiquement Peyton, quelqu'un d'autre ?), qui j'introduis et dans quel ordre, elle va où...) mais surtout parce que même ce début, pourtant basique, je n'arrive pas à le mettre en forme. Même le message du Pollaren ne me vient pas.
Je n'ai pas de thème.
J'utilise "thème" de façon très lâche, je pense au "core concept" lui-même vague et général.
Mais sans thème, pas de texte.
Et donc, concrètement, quel est le thème de SpaceApe 2 ? Autrement dit, "pourquoi j'écris le texte" ?
Il s'agit d'une fanfiction, sur un univers satire de la société américaine (résumée par "Apes&Taxes" ou bien "le singe et le micro-ondes"), et donc le thème principal est l'humilité, l'homme qui oublie sa pizza dans le micro-ondes pendant une semaine et qui se rappelle qu'il n'est qu'un singe, résultat d'une évolution sur des centaines de millénaires, et qu'il n'est pas du tout adapté au monde moderne.
Il s'agit aussi d'un texte sur l'humanité, qui cherche à rendre des personnages quelconques, pas méchants, coupables d'à peu près tous les crimes contre l'humanité. Le coeur du texte est donc le contraste entre ce qu'ils pensent et ce qu'ils font, leur vision d'eux-mêmes et la réalité de leurs gestes. Je veux que le lecteur y voient des méchantes. Mais des méchantes sympathiques. Des "madame-tout-le-monde" occupées à torturer et anéantir une planète.
Alors est-ce que j'ai décrit là mon thème ?
Je n'en ai pas l'impression. En tout cas, décrit comme tel, le conflit ne m'intéresse pas. La manière dont elles justifient leurs crimes... je la connais. Rae n'y réfléchit même pas, se contente de suivre, se plaint mais le fait. Peyton se sent vivre. Jackson y voit des oeufs à casser. Rarity n'y voit que l'ordre des choses, le monde à son service. Sydney s'y est résignée. Le texte sur la clone de Jackson tuant Jackson et la mettant dans un placard résume bien cet esprit, mais ne résume pas le texte.
Ma première piste était la manière dont j'aborde Rae. Je ne me suis jamais vraiment demandé comment elle gèrerait le conflit, je le savais dès le départ. Je me suis certes demandé si elle se révolterait ou pas, mais cela dépendrait surtout des circonstances -- et donc de mon arbitraire. Non, avec elle je me suis surtout demandé "quel est son but", qu'est-ce qu'elle voudrait, qu'est-ce qu'elle va passer son temps à faire sur cette planète.
Dans la série de Greg Hoffman sur Fallout New Vegas, Queen Latifah, "jouée par Rae", veut juste une maison propre et une robe. J'étais donc parti là-dessus, mais c'est doublement stupide : parce que (a) elle peut s'acheter une maison assez rapidement sans rien faire et parce que (b) le monde n'est pas le même. À quoi s'ajoute l'influence d'ApeWarrior où Rae est une princesse, cheffe d'une équipe de robots géants et destinée à diriger une planète. Je n'en ai retenu que le côté "humble", l'ambition très terre-à-terre. Et j'ai même nié le côté "maison" en décrétant que Rae vivrait en nomade, avec son tout-terrain tractant une caravane.
J'ai aussi imaginé que Rae, qui a explicitement besoin de contact social, passerait son temps à se chercher un amoureux. Une comédie où, presque à chaque chapitre, elle changerait d'homme (de simien) parce qu'aucun n'est vraiment intéressé. Mais c'est une blague sans véritable rapport avec le coeur du texte, ce conflit entre perception et réalité, cette question de l'humanité.
Ma seconde piste est Jordan. Lorsque j'ai listé la manière dont toutes réagissent aux crimes, je l'ai laissée de côté parce qu'elle est la seule à vraiment "réaliser" ce qu'elles font là, et j'ai fini par imaginer que son but serait de devenir actionnaire majoritaire de la succursale Pollaren, non pas par esprit de supériorité (tout le monde est stupide sauf elle) mais par besoin de justice, persuadée qu'elle est de pouvoir faire mieux qu'Oligopolmart.
Ce qui était déjà à peu près son rôle dans le premier SpaceApe.
Jordan au départ, et pour une bonne partie du texte, ne verrait pas les crimes comme des crimes. Elle partagerait en cela la vision de Jackson, pas le choix, faut le faire. Mais, sous l'influence de Rae notamment, et aussi de Taylor, elle peut changer d'avis et décider de faire d'une pierre deux coups, contrôler la succursale et mettre fin aux crimes.
Et je pense que c'est le véritable thème du texte.
La justice.
La question n'est pas comment elles justifient leurs crimes mais comment elles pourraient y échapper, comment elles pourraient "prendre conscience". Plus précisément, si je pose la question en termes de "comment elles le justifient", le texte est pessimiste et passif. Je me retrouverais quasiment à faire un exposé des turpitudes humaines, ça fait beaucoup de pages et de foin pour un simple slasher. Si je pose la question en termes de "comment elles luttent contre", le texte est plus optimiste et actif.
C'est peut-être ce qui me plait le plus chez les personnages de Greg. Ils sont bourrés de défauts, ils échouent souvent et ont les pieds profondément dans la boue mais "ils essaient".
Et donc le narrateur, à son tour, devrait "essayer". Lutter contre l'inertie de la situation. Suggérer en même temps cette perception biaisée qui permet d'excuser n'importe quoi ; et suggérer cette lutte interne pour rejeter le biais et les excuses chez les personnages.
Concrètement, un "thème", c'est ça.
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- Zarathoustra
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Ton approche est effectivement assez amusante. Moi, je fonctionne totalement différemment. Prendre un personnage féminin, c'est une sorte de quête de l'ailleurs, de l'autre, de l'inconnu. Donc je me pose toujours la question de savoir comment une femme agirait par rapport à l'homme que je suis et qui, par conséquent, différerait. En soi, c'est une quête un peu personnelle. Donc ton idée est intéressante parce qu'elle détourne les clichés et les lieux communs. Mais si tu les fais agir comme des hommes, quel est l'intérêt? Tu gagnes juste l'a priori du lecteur au sujet des personnages féminins.Bref, qu'est-ce que t'apporte une femme dans ton histoire et qu'est-ce qu'elle n'est censée t’empêcher de faire ou de lui faire faire? Implicitement, même si je crois avoir compris que la notion te dérange, la différence entre un homme et une femme est sexuée (ce qui ne veut pas dire sexuelle, soyons clairs). Cela doit se sentir. Sinon tu as un robot avec un visage de femme et un robot avec un visage d'homme et l'un et l'autre agisse peu ou prou pareille. C'est bête à dire mais on doit sentir que les hormones ne sont pas les mêmes... Utiliser des personnages féminins devrait t'obliger à ne plus être toi-même, à sortir de ton monde masculin. Je sais pas si tu vois ce que je veux dire...Ce n'est pas le sujet ici mais lorsqu'il faut créer un garde ou un docteur ou peu importe, quand choisir que ce personnage est féminin ?
Accessoirement, vue l'esprit final de ton texte, je veux pas dire, mais c'est un soudain très misogyne de ta part que d'écrire une telle histoire avec des femmes alors qu'elles ne sont quand même à la base pas très omniprésente dans tes textes.
Mais bon, je suppose que ce n'est pas vraiment ce qui te motive.
Compte pas sur moi pour t'aider. Mon approche serait de dire que si ta ville n'a aucune raison d’être particulière par rapport à tes thèmes et problématique, alors la question serait plutôt: comment décrire la ville le moins possible en donnant l'impression aux lecteurs que je l'ai pourtant fait? J ne dias pas que je suis maître en la matière, mais, comment dire, ça ne m'intéresse pas sauf si Borges qui le ferait en y trouvant une mise en abime dont il a le secret... Et encore, il écrivait des nouvelles...La seconde (2), comment décrire une ville. Mes personnages arrivaient en ville et au moment de la décrire, même en sachant à quoi elle ressemblait j'ai bloqué.
Bref, de mon point de vue, t'efforcer à "sexuer" un personnage est plus important que de te pencher sur ta ville.
Je trouve ta reformulation assez géniale. Oui, c'est vraiment excellent. Et que cela te permette de rendre "actif" le texte est en soi un enjeux des plus passionnant en terme d’écriture.Plus précisément, si je pose la question en termes de "comment elles le justifient", le texte est pessimiste et passif. Je me retrouverais quasiment à faire un exposé des turpitudes humaines, ça fait beaucoup de pages et de foin pour un simple slasher. Si je pose la question en termes de "comment elles luttent contre", le texte est plus optimiste et actif.
En tout cas, content de voir que ta plume s'est débloquée.
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- Vuld Edone
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Mais yup, tu l'as bien résumé. Pour moi, deux automates avec deux visages (et vécus) différents mais qui fonctionnent autrement pareil. Je soupçonne un échec de ma part, et je soupçonne encore de la misogynie -- dixit Keidran -- mais essentiellement, pour moi ce sont tous des rouages de mon texte, des variables dans mon raisonnement. Homme ou femme n'a généralement aucune pertinence avec les enjeux de mes histoires.
Tiens, prends mes derniers personnages féminins en date : Dana et Adeline, c'est-à-dire la lame de Dyn, la lame qui se forgeait elle-même (si tu te souviens de la discussion sur Discord). Personnages féminins parce que... ben inspirés d'une mère racontant à sa fille l'histoire d'une mère fée et de sa fille fée-sorcière. Il n'y a pas d'autre justification.
De fait c'est un bon exemple parce qu'ici le personnage n'est même pas humain. Or je ne réfléchis pas à comment pense une épée parce qu'elle serait une épée, je réfléchis à comment pense une épée de par son vécu. J'en fais de même avec les bêtes face aux hommes, et j'en fais de même avec les autochtones de SpaceApe 2.
Au final, le problème que tu poses pourrait être résolu par un texte au format d'Orglask, c'est-à-dire un texte dont toute la narration passe par le dialogue entre deux narrateurs. Essaie d'écrire un tel texte en faisant en sorte qu'un narrateur soit masculin, l'autre féminin, et regarde si le lecteur est capable de dire au seul comportement qui est qui.
Personnellement, une telle consigne serait pour moi mission impossible.
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