Athenor
- Vuld Edone
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Le texte qui suit est un brouillon pour le projet "Athenor", ou "Les passagers de l'Athenor".
Dans ce brouillon j'essaie surtout d'amener le contexte de l'histoire de façon naturelle, sans avoir à rien expliquer. Le but est donc que vous découvriez l'univers par vous-même, que vous compreniez ce qui s'y passe.
Au passage je vais tester pour cette saga un format un peu spécial, de cinq fois trois pages par chapitre, ce qui fait des chapitres en même temps énormes et très courts, et assez adaptés pour des textes-fleuve.
Et toujours dans l'anecdote, je vais tenter le projet NOWRITER avec ce texte, c'est-à-dire me filmer en train de l'écrire, pour voir comment il s'élabore (un brouillon de luxe en somme).
Bref.
La chambre s’éveillait, étirait des lumières à travers les stores, lampes de ville aux premières lueurs de l’aube, et faisait gronder par le couloir quelques rumeurs électriques. Le jour semblait lécher les murs de frais, couler contre la poignée de la porte pour la faire miroiter puis, doucement, se frotter contre le tapis jusqu’aux pieds du lit, remonter au long des draps, par les creux, jeter ses feux sur les deux corps enlacés. La chaleur, alors, rendait cette odeur de brioche qui était aussi celle de la cuisine, au petit ding de la machine la radio éleva doucement ses premières notes.
Il ouvrit les yeux le premier, fixes sur le plafond, les plongea dans toutes les rides du bois. Son bras retomba de son côté, ballant. La pensée revenait en boucle, dans sa tête : que la seconde flotte avait été anéantie. Il ne se formalisait même pas de cette pensée, ne s’en étonnait pas, ne la questionna pas et, plutôt, par quelque effort l’homme se glissa hors du lit, fit quelques pas vers l’armoire pour enfiler son peignoir.
Il n’aurait pas su dire ce qu’était la seconde flotte.
Derrière lui Alvine faisait mine de dormir encore, malgré les notes de musique flottant dans la chambre et qui excitaient leurs pensées. Elle avait encore sa chevelure éperdue sur la couverture, comme sauvage, qui l’attirait. Lui, après un sourire, passa dans le couloir pour la cuisine où il récupéra le plateau de bois, attendit encore que le verre soit plein avant de le soulever et de le lui ramener. Quand il se pencha pour le poser devant elle, alors leurs deux visages proches, elle ouvrit les yeux, tendit le cou.
« Tu vas me laisser seule ? » demanda-t-elle en minaudant.
Lui, sur le même ton : « je suis déjà au travail. » Et il l’approcha à nouveau.
Puis il s’assit sur le côté du lit, tandis qu’elle se redressait un peu pour manger, il regarda couler cette chevelure qui le fascinait. Il regarda ses épaules découvertes et mordait du regard dans sa chair. Un grognement l’en détacha. Une rumeur, autre que la radio ou la cuisine, un bruit vif l’avait comme dressé, en alerte, plus inquiet encore qu’Alvine semblait n’avoir rien remarqué. Il s’excusa, une seconde, fit quelques pas en direction de la porte.
Dans le couloir les lumières se rallumèrent, lui dégagèrent la vue jusqu’à l’entrée muette. Alors, comme en écho, il lui sembla que le grognement durait, juste devant cette porte, venant de rien comme une trace imprimée dans son esprit. Il s’approcha encore, jusqu’à pouvoir toucher le panneau d’ouverture et voir au travers le passage vide.
« Il n’y a personne » lui dit Jack.
Son toupe à ses côtés regardait d’un air froid la porte d’entrée, puis Elin, puis la porte d’entrée à nouveau et répéta, il n’y avait personne. Elin resserra machinalement le col du peignoir, lui rendit un coup d’oeil agacé par la surprise.
« Est-ce que tu l’aimes ? » demanda encore Jack.
Il répondit : « Alvine ? » en murmure, pour son toupe. « Bien sûr que je l’aime. »
« Ce que tu dis n’est pas logique. »
Il secoua la tête, violemment, repoussa le toupe dans les méandres de son subconscient. Rouvrit les yeux, Jack le fixait toujours froidement. Alors, se retournant, Elin retourna pour la chambre avec ce pas qui disait à son imagination de ne pas le suivre, et le toupe obéit, resta seul sous les lumières qui s’éteignaient les unes après les autres.
Déjà Elin avait rejeté le peignoir, soulevé la couverture et elle, les deux mains tenant son verre, tourna sur lui des yeux mutins. Elle déplaça le plateau sur le côté pour se rapprocher de lui, lui susurra quelques mots à l’oreille tandis qu’il la serrait. Il demanda, si ses toupes les regardaient et elle assura que oui, puis à son tour elle demanda s’il était dans les bras d’une autre femme.
Il hocha la tête, complice, alors même que dans sa mémoire se glissaient, à la manière des sabliers, les instants où Esther l’enflammait, ceux où Ludivine se laissait approcher sous ce pommeau de douche. Il lui racontait ces détails et elle souriait, et elle lui cachait ses propres instants pour le faire trembler.
« Elle te ment » ajouta Jack et l’homme, soudain, se retourna face à la pièce vide, où son toupe le fixait encore froidement.
Alvine, alors, surprise par son geste demanda ce qui se passait. « Rien » répondit-il, et il fronçait les sourcils devant son imagination figée devant lui, qu’il n’arrivait pas à chasser. Il bougea, redressé pour surprendre Jack juste à côté du lit, de lui, à portée de main.
« Elle te ment pour te faire plaisir. Elle n’a pas d’amant. Elle n’a que toi. Elle n’a pas de clone. »
D’un geste Elin voulut balayer l’hallucination, vit son bras la traverser, sentit ce corps solide et froid. Il n’avait pas seulement écouté ce que son subconscient lui disait, lui répétait, par pensée, de partir, de filer et l’idée lui revint, soudaine et plus pressante, que la seconde flotte avait été anéantie.
Alvine dressée à son tour se colla contre son dos, et, doucement, l’enlaça. Elle colla sa tête au creux de l’épaule, contre son cou et des mèches de sa chevelure tombaient sur son poitrail. La chevelure était rousse.
« Ne l’écoute pas » dit Alvine. « Ignore-le. »
« Elle essaie de te protéger » rajouta Jack.
Et Elin, n’y tenant plus : « Me protéger de quoi ?! »
Les visiteurs du jardin botanique se retournèrent, surpris. Il les regarda tour à tour, cherchant inconsciemment le visage de Jack sans le trouver. Alors s’excusant, il se cala contre le banc aux tubulures d’acier, respira l’odeur des plantes mêlées et le regard perdu sur les immenses verrières, se demanda pourquoi sa matinée avec Alvine se passait si mal. Au-dessus de lui, sans les lumières de la ville ni celles de l’aube, les verrières faisaient apparaître toutes les étoiles. Il se répéta, tandis que là-bas Elin s’énervait, il se répéta calmement qu’il n’avait pas la moindre idée de ce que pouvait être la seconde flotte.
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- Imperator
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- Qui sont ces gens?
- Que sont les clones?
- Qu'est-ce qu'est la seconde flotte?
- Où se passe l'action?
Ce que j'ai compris:
- Nous sommes dans le futur.
- Le héros possède un "ami imaginaire", Jack.
Mes hypothèses:
- la destruction de la seconde flotte est un évènement important, mais les civils vivent dans l'insouciance.
- le héros est mort dans la destruction de la seconde flotte et imagine tout ce qu'il se passe, Jack étant là pour l'en avertir.
***
Ceci dit, je remets en question les choix du départ:
La chambre étire des lumières, celle des lampes de ville. On est à la limite du compréhensible.La chambre s’éveillait, étirait des lumières à travers les stores, lampes de ville aux premières lueurs de l’aube
Le jour a le droit de lécher les murs, mais "de frais"? Je n'ai aucune image dans mon esprit à attacher à ces mots, même en symbolique. Le reste de la phrase est normal.Le jour semblait lécher les murs de frais, couler contre la poignée de la porte pour la faire miroiter puis, doucement, se frotter contre le tapis jusqu’aux pieds du lit,
Je pense pouvoir imaginer que l'absence de virgule entre "machine" et "la radio" est voulue. Mais pourquoi? Je ne comprends pas la figure de style.au petit ding de la machine la radio éleva doucement ses premières notes.
Oui, j'ai besoin de quelque chose de "normal", mais même pas tant que cela. Après tout, tu emploies pas mal de figures de style qui sont des choix peu habituels (en tout cas pour les textes que j'ai pu lire). Mais ces deux premiers paragraphes possèdent ces quelques petits détails qui ne font aucun sens (surtout le "lécher les murs de frais").
***
Suis définitivement convaincu que le héros est mort...
Mais bon, ce n'est pas très important.
Impe, il faut que je remplisse ma déclaration d'impôt, que je finisse de traduire un document pour le boulot et que je trouve quelques heures de sommeil avant de repartir au travail...
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- Vuld Edone
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Oui, le texte n'est pas très important, contrairement à Fléau, je peux me permettre de le bâcler.
Aussi, tout dépend de la définition de "mort", dans un monde de clones c'est une notion très relative.
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- Imperator
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Parce que le reste n'est pas plus cryptique que d'autres textes que j'ai pu lire.
Je ne les comprends pas non plus, mais ça c'est plus parce que je n'ai pas le temps ni l'envie d'essayer de pénétrer la logique de l'auteur.
Mais lécher les murs de frais...
Je ne vois pas.
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- Zarathoustra
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Donc on comprend effectivement qu’on est dans un monde avec de multiples niveaux de réalités et des clones « imaginaires ». Au passage, le terme de « toupe » est curieux, pas très accrocheur, je trouve.
Je voulais insister sur une scène : celle du début. J’ai l’impression d’avoir déjà lu dans tes récits cette lumière. Elle a quelque chose de très étrange. On dirait qu’elle envahit la pièce sans qu’on sache si elle est une menace ou autre chose. Mais l’effet sur moi produit un truc bizarre, comme si elle était tranchante comme des lames. Je n’ai pas envie dque cette lumière s’approche de moi.
Le texte commence donc par cette lumière qui fait naître le monde. Le monde apparait uniquement par les sens : la vue, la chaleur, l’odeur. Donc on part des sens et des yeux, puis on passe à la pensée. Un monde intérieur qui parle de la seconde flotte.
On retrouve aussi ces personnages masculins qui existent à peine. Ce n’est qu’un « il », et le clone qui occupe son esprit parait plus vivant que lui. Et le contraste est d’autant plus fort avec ton personnage féminin, sensuelle (c’est rare chez toi !) et attirante. Et elle attire quoi ? Le regard carnassier du renard sur elle !
Le texte bascule vraiment avec « il n’y a personne » lui dit Jack. On ne comprend plus. D’où vient ce Jack ? C’est un double du « héros » ? Un nouveau personnage ? En tout cas, on sent que les deux sont liés l’un à l’autre. Tout ça fait que tu parles de ELIN, on est encore perdu car ton personnage n’a droit à son identité que parce Jack est apparu.
2eme tilt : « Ce n’est pas logique »
Là, on ne sait plus, on se dit qu’on a loupé quelque chose, ou que quelque chose va nous éclairer. On relit le paragraphe, mais on ne voit pas. Je suppose que cela fait partie de ton petit jeu avec le lecteur. On connait ton attrait pour la logique (ou son absence), mais je suppose qu’un novice sera encore plus déstabilisé.
Puis Jack intervient vraiment comme s’il était la conscience du personnage, sans savoir si c’est la bonne ou la mauvaise, un peu à la manière de Tintin et Milou où l’on a tantôt l’ange en blanc tantôt le diable en rouge qui parle.
Puis on a le dernier paragraphe qui ouvre encore de nouvelles pistes : Elin ne serait qu’un fruit de l’esprit de ce personnage dans le jardin et on aurait lu comme une sorte de rêve. Du coup, on ne sait pas où est la réalité ni qui sont ces personnages (et s’ils existent vraiment).
Bref, je dirais que ton texte est certainement trop court pour qu’on comprenne parfaitement.
PS: ce n'est pas la première fois que tu ulises l'expression "de frais", elle semble te parler ou faire partie d'une expression courante, mais je suis comme Imerator: pas sûr que ce soit "coorect" en l'état. Visiblement, cette expression t'es plus familière qu'à nous.
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- Vuld Edone
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Plutôt que de l'expliquer je dirais pourquoi elle m'est nécessaire. J'ai essayé, il n'y a pas dix minutes, d'écrire (en anglais). J'ai tapé une phrase, je me suis dit "eh, cette phrase est parfaite" et je n'ai plus eu envie de continuer.
Un texte bien écrit ne m'intéresse pas. J'ai besoin de massacrer la grammaire et tout ce qui va avec, sans doute pour sentir le texte "vivre" un peu.
Aussi, l'expression ne vous aurait pas retenus si je l'avais placée ailleurs. Ici le vrai problème est une question d'attente, remis en contexte :
"Le jour semblait lécher les murs de frais"
"Le jour semblait lécher les murs d'un gris sombre"
"Le jour semblait lécher les murs lentement"
"Le jour semblait lécher les murs de près"
En bref vous ne savez pas immédiatement à quoi attribuer la description, si ça concerne les murs ou le jour, et cela vous oblige à vous demander ce que signifie l'expression - que vous attribuez ensuite au mur parce que.
Maintenant si je fais "Les murs de frais léchés au jour naissant laissaient couler cette lumière" qu'est-ce que vous vous en fichez de savoir ce que signifie "de frais", vous êtes déjà loin loin loin loin loin loin loin loin loin loin loin loin loin loin loin loin loin à vous intéresser aux /l/ /e/ et à la lumière.
Je fais l'hypothèse que le lecteur ne va pas retenir un cinquième du texte, qu'il y a donc plein de lieux où je peux écrire ce que je veux tant qu'il peut "glisser" dessus et donc où je peux écrire mon histoire librement, sans avoir la contrainte de savoir s'il me comprend.
En général un mur (de) frais est un mur dont la peinture semble encore fraîche, ou évoque la fraîcheur, notamment de couleur froide. Une autre manière de dire "un mur blanc".
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- Vuld Edone
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Je n'ai pas grand-chose à dire sinon que je piétine.
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Ce bâtiment ne portait pas de nom encore, porteur de guerre et porteur de mort, il faisait face à l'immensité.
Autour de lui s'étendait l'espace, un noir profond sans le moindre reflet. Pas une étoile, pas un astre, la galaxie et les galaxies toutes muettes s'étaient évanouies avec la dernière flamme. Des minutes entières, le bâtiment de guerre fit face à cette fin du monde. Sans repère, sans traîne et sans corps le vaisseau semblait à la dérive, une épave que sa coque intacte noir sur noir gardait à flot, empêchait de se dissoudre dans le néant. Sans repère, il n'y avait plus non plus de temps, sinon la pulsion de la matière à des échelles microscopiques, comme derniers jalons de l'existence.
Cette arme faisait partie des dernières de la guerre.
Une à une dans le lointain des étoiles se rallumèrent. Elles étaient toutes semblables, certaines infimes et d'autres intenses, toutes rougeoyantes, elles embrasaient toujours plus loin une ligne d'horizon. Ce n'étaient pas des étoiles, cela y ressemblait seulement, des centaines de lueurs dans l'obscurité qui fusaient, qui tremblaient au loin, qui semblaient sur le point de s'éteindre mais duraient. L'espace était vide de matière, puis de la matière fouetta la surface du bâtiment. La traîne apparut, s'étirant en hauteur sans fin. Dans l'espace, il fut possible d'entendre un son, un grondement interminable, et il fut possible d'entendre en réponse les feux de l'Athenor.
Le ciel était à présent empli d'étoiles, les constellations paisibles et comme figées avec leurs mille couleurs. Il traça du doigt là où aurait dû être cet horizon brûlant dans lequel tout s'oblitérait, et à la place il n'y avait plus rien que cette nuit d'artifices. Pourtant, il avait encore l'impression de voir le bâtiment lui-même, comme en reflets, puis s'aperçut que c'étaient ceux des alvéoles. Et il se demanda pourquoi ce souvenir lui était revenu à cet instant. Tout cela était désormais tellement vague et lointain...
Son bras toujours accoudé au banc, de l'autre libre il alla se gratter l'oreille, dérangé, grogna un peu avant de voir sur ses genoux la tablette laissée négligemment. Sur l'écran noir aux reflets des lampes il vit son visage marqué par la fatigue, qui rendaient ses joues épaisses plus épaisses encore et le nez plus sombre. « C’est vraiment moi ? » Se dit-il en se frottant le front, énervé de s’être laissé aller autant.
Il avait son travail sous ses yeux.
« Reprenons » songea-t-il sans savoir s’il le murmurait également. Les plantes de la serre rendaient sa perception un peu vague, détachée. L’écran de la tablette faisait défiler l’Emp quatre, puis l’Emp trois, puis arrivé à l’Emp deux il regarda les colonnes s’allonger, s’allonger encore et encore et encore et encore, et encore, totalement vides.
Au moins il savait à présent pourquoi cette mémoire lui était revenue. Il aurait voulu se caler en arrière, ne le pouvait pas, déjà si confortable que ses pieds mordaient le sentier de pierraille pour lui éviter de tomber. L’Emp deux était complètement vide. Ce n’était pas nouveau, c’était une pensée nouvelle, du bout du stylo il continua de faire défiler ces colonnes, son regard focalisé bien plus sur les traits de séparation que sur l’absence de contenu. Il aurait dû y avoir quelque chose, n’importe quoi. Une décennie de travail, il aurait forcément dû trouver quelque chose. Au lieu de quoi il ne pouvait rien conclure et cela lui parut étrange, de se dire qu’il ne pouvait rien conclure. Bien sûr qu’il pouvait en conclure quelque chose. Quelque chose d’évident.
L’odeur des plantes le calma. Il y avait ces senteurs piquantes qui flottaient dans une humidité légère, distillée soigneusement et qui assoupissaient les membres. Derrière les murets de sentier les feuillages s’élevaient, des bosquets entiers, des jardins de couleurs chatoyantes. Puis, au-dessus encore, il y avait le dôme de la serre, avec ses centaines d’alvéoles luisantes qui détachaient dans le plein jour cette nuit d’étoiles. Il faisait jour, il faisait nuit, il s’en fichait. Détendu, l’homme laissa vaquer son regard au hasard des formes et des couleurs, et cherchait à oublier l’ennui.
Une période entière de l’histoire de l’humanité manquait, et après ? Il lui suffirait d’ouvrir un manuel d’histoire pour compléter son dossier.
« Excusez-moi » demanda une voix plus loin sur le sentier, un peu trop loin pour le concerner. Il rouvrit les yeux, cependant, et les tourna discrètement de ce côté.
Cette voix l’avait arraché aux senteurs de la serre. C’était la voix d’une petite fille, songea-t-il, ou d’un oiseau et cette idée le fit un peu sourire d’agacement. Il ne se souvenait pas de passants, dans les jardins botaniques, qui l’aient jamais dérangé comme celle-ci. Et il vit cette robe jouant de verdure sur la verdure des jardins, et il vit ses cheveux aux traits d’or et ce visage croquant, un peu rougi de gêne. Déjà son coeur battait. Il avait tourné la tête tout à fait, l’air un peu ahuri, à regarder cette fille, il la trouvait vraiment jeune, demander son chemin à l’un des serveurs. Elle s’était perdue. Quelqu’un avait réussi à se perdre dans les jardins botaniques. Si son apparence n’avait pas suffi à piquer au vif l’intérêt de l’homme, cette seule idée le poussa à se lever.
« Il y a un problème ? » Dit-il d’un ton doctoral. Avec son nez lourd, il paraissait une brute, et ses habits de sortie le rendaient sec.
Le serveur, son plateau en main, répéta d’un ton égal que mademoiselle découvrait, et il retint moi le trait de moquerie que ce mademoiselle. Elle s’était tournée vers lui, les mains jointes à la manière des dames, et elle se tenait légèrement gênée. Chaque fois que son regard glissait sur le côté pour échapper au sien, comme pour s’excuser, il sentait naître son propre sourire.
« Docteur Elin, je suis historien. » Chaque fois que son ton se voulait plus ouvert, il tremblait et se rabattait sur celui pesant de la profession. « C’est la première fois que vous venez dans les jardins botaniques ? »
« Je voulais voir les fleurs de nuit s’ouvrir. » Dit-elle dans un sourire coupable qui le saisit. « Alvine » et elle voulut ajouter quelque chose, mais fuit à nouveau son regard et répéta, juste Alvine.
« Je vois, vous craignez de manquer leur éclosion. » Quel grand soin à utiliser le mot d’éclosion. À ne pas dire qu’elles s’ouvraient sur demande. « Je peux vous y mener. »
« Je vous remercie. Ces jardins ont l’air si... vides. »
« Ils le sont. » L’historien l’invita à le suivre. « Les jardins botaniques ont fermé, plus personne n’y travaille. Ce n’est plus qu’une attraction et un lieu de détente. »
« Mais, les serveurs ? »
« Venez, vous ne voulez pas rater vos fleurs. »
Il ne se rendit compte qu’après d’avoir oublié sa tablette sur le banc. Cela lui était parfaitement égal, à mesure des détours et des sentes il ne songeait qu’à cette jeune femme, cette « mademoiselle » comme le serveur s’était amusé à dire, qui le suivait à quelques pas. S’il avait été plus jeune... le docteur soupira, écarta quelques feuillages et s’emplit les poumons des nouveaux parfums alors qu’ils débouchaient sur cette aire encore assoupie de la serre, un espace où la flore se fermait, plus obscure, offrant moins de reflets, moins de lumière. À leur arrivée le mécanisme s’enclenchait, les alvéoles vibrèrent silencieusement pour parfaire un minuit transparent.
L’historien se détacha de côté, bras croisés, pour la regarder s’avancer parmi ces fleurs encore fermées, que les rais de la lune venaient faire miroiter. Cette même lueur pâle jouait sur elle et dans son dos, et il rumina quelque peu : « Elles vont s’ouvrir d’un instant à l’autre. » Elles auraient dû s’ouvrir déjà. Les plus grandes fleurs en bouquet devant eux faisaient flotter leurs pétales serrées, aux couleurs froides.
« Elles vont s’ouvrir » et il jeta un oeil aux alvéoles, comme si à l’oeil nu il aurait pu vérifier que le mécanisme avait bien fonctionné.
Elle s’était mise à hauteur des plantes, les épiant avec curiosité. « Vous croyez qu’elles savent que ce n’est pas vraiment minuit ? »
« Ou bien elles sont timides. » Dit-il d’un autre ton. « Elles n’osent pas se dévoiler devant vous. »
Cela faisait un moment qu’il n’observait plus que les épaules de cette femme. Il s’en détourna, fit quelques pas comme pour vérifier que dans la terre ou la pierraille il n’y aurait pas une roue à tourner, pour lancer le mécanisme, et un moyen de cacher son embarras. Mais elle ne semblait pas avoir compris ses paroles. Assise les jambes étendues et la hanche contre le muret, elle laissait aller son regard sur ces bulbes récalcitrants.
Alors et soudainement il se rendit compte que les fleurs en cet espace de la serre étaient fermées. Que les parfums y étaient moins présents, moins prenants, et qu’il avait les idées plus claires. Que son agacement reprenait le dessus. Il ne la voyait plus elle ou les plantes ou même la nuit étoilée, seulement dans sa tête les colonnes vides de l’Emp deux, et il se répétait qu’elles étaient vides, complètement vides. Bien sûr qu’il pouvait en conclure quelque chose. Et cette fois, peut-être pour éviter que son regard glisse sur elle, il se concentra sur cette idée.
La jeune Alvine jeta par-dessus son épaule un regard sur Elin.
« Toutes ces années durant » murmura-t-il tout bas, trop bas pour être entendu même par lui. « Toutes ces années j’ai cherché la moindre preuve, la moindre attestation de cette période. Il n’y a rien. Absolument rien. Est-ce que ça veut dire que l’Emp deux n’a jamais existé ? » Et il remarqua qu’il s’était mis à mordiller son pouce, le plia quelque peu et continuant : « Mais en fait, je n’ai quasiment rien trouvé non plus sur l’Emp trois. Bon sang mais qu’est-ce que ça signifie ? » Et par ces mots il englobait trop d’idées pour pouvoir les exprimer toutes, sans remarquer le petit sourire qu’Alvine lui cachait.
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