file L'Ennemi intérieur

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il y a 18 ans 4 mois #8563 par Monthy3
L'Ennemi intérieur a été créé par Monthy3
Bonjour

Voilà le premier récit que je poste ici, après l'avoir publié sur le warfo. Je voudrais savoir ce qu'il vous inspire, si certaines parties vous semblent lourdes (notamment le prologue), si certains mots vous semblent mal choisis... Bref, j'espère recueillir le plus de commentaires possible :P

Je poste le prologue, plus une moitié du chapitre 1. Je ne sais pas trop quelle quantité vous préférez recevoir à chaque fois, j'ai vu que ça variait énormément...
Je viens actuellement de finir le chapitre 3.

Pour présenter le texte : l'histoire, si tant est qu'on peut appeler ceci une "histoire", se déroule dans un univers sombre et assez indéfini, assez trouble. Bien et mal n'existent pas, seule la survie compte ; les intrigues pullulent et les personnages tentent tant bien que mal de trouver une place dans ce monde. Quand, soudain, le danger se fait plus pressant encore...
_____________________________

Prologue : Juste une halte

Eh, voyageur ! Pourquoi poursuis-tu ton chemin alors que la route est gelée et glissante, alors que la nuit tombe ? Tu n´as donc pas peur de mourir de froid, les doigts gourds et les lèvres gercées ? Si, bien sûr que tu as peur, tout le monde a peur de la mort, tout le monde, oui… Mais tu n’aspires plus qu’à cela, n’est-ce pas ? Allons, cela ne peut-il pas attendre quelque temps ? Entends-moi, arrête-toi : je peux peut-être quelque chose pour toi, qui sait ? Tu crois être le plus malheureux des hommes ; orgueil ! Entre, entre contempler le malheur du monde, ose observer la souffrance des autres, et ose encore te lamenter sur ton sort après cette vision d’horreur ; ou reste à méditer dans cette auberge chaleureuse, celle qui accueille les accablés, ceux qui se sont égaré sur le chemin de la vie, ceux qui ont pris un sentier de traverse menant tout droit au trépas.
Pour cela, voyageur, il te faut du courage : t’en reste-t-il ? Es-tu encore assez brave pour affronter ce que je veux te montrer ? L’as-tu jamais été ? Ah, j’aperçois une lueur farouche se réveiller brusquement et se mettre, volontaire et indignée, à danser dans tes yeux ; bien, tu m’as l’air déterminé : serait-ce la vie qui reprend le dessus ? Pour combien de temps, toi seul pourras nous le dire, toi seul pourras le décider. Un pas, lent, un autre, lourd : tu as dû réaliser un bien long voyage ; enfin, tu en atteinds le terme, quel que soit ton choix. Arrivé ici, tu n’aspires plus à rien ; parvenu ici, la vie ne t’apporte plus rien ; elle ne fait que t’éroder, te déliter, te désintégrer.
Ah, ignore ces derniers propos ! Ce ne sont que les fariboles d’un être qui n’a fait que rêver sa vie plutôt que de vivre ses rêves ; oublie-les, leur vérité est trop douloureuse pour les hommes contraints de l’entendre. Elle les détruit un petit peu plus en soufflant sur la maigre flamme de l’espoir, qui tente de subsister tant bien que mal ; parfois avec succès. Je ne suis pas là pour te juger ou te tester, oh non – de quel droit le ferais-je ? Je ne peux guère faire plus qu’apporter un peu de chaleur dans tes membres, un peu de réconfort dans ton cœur, un peu d’apaisement à ton âme.
Je parle, je parle, et toi tu attends sur le pas de la porte pour entrer – entre, je t’en prie. Laisse-toi inonder par la douce chaleur du feu de cheminée, par l’alléchante odeur du faisan à la broche. Prends place, n’hésite pas ; comme tu peux le constater, il y a encore des tables libres, malgré tous les autres convives. Comment ? Tu ne les entends pas ? Ah, ne t’en étonne pas : ils appartiennent à d’autres mondes, à d’autres époques. Qu’importe ? Je te tiendrai compagnie dans ce lieu immortel. Mon âge ? Question indiscrète, voyageur ; et puis, cela ne t’avancerait à rien de le savoir. Sache juste que j’ai toujours existé, comme l’humanité a toujours existé. Qui se serait occupé des errants en mon absence ?
Je lis dans tes yeux que tu ne me crois pas ; tant pis, il ne pouvait finalement pas en être autrement. Mais je vois aussi que tu demeures méfiant ; allons, ôte ton manteau et dévoile la lourde épée à double tranchant qui te bat le flanc. De quoi as-tu peur ? Allez, prends cette chope de bière et trinquons ensemble ¡ Non ? Alors, ton courage n’a tenu que quelques minutes ? Réveille ta fierté, guerrier ! Redeviens un homme ! Chasse l’animal craintif qui a pris le dessus, traque-le jusqu’aux tréfonds de ton âme s’il le faut, mais vaincs-le, définitivement ! Trinque !
Enfin ! Parlé-je à un homme, désormais ? A une loque humaine, me dis-tu ? Peut-être… ou peut-être pas. Car, des lambeaux de ton âme, je te donne la possibilité de faire un habit soyeux ; es-tu intéressé ? Une raison ? Pourquoi te faut-il une raison ? Pourquoi faut-il toujours à l’homme une raison pour faire quelque chose ? Mais mes paroles t’ennuient et te lassent, et déjà je te vois disposé à repartir dans l’obscurité enneigée de la mort. Soit, je ne te poserai donc qu’une dernière question ; de toi, j’attends une réponse sincère ou pas, honnête ou malhonnête, pourvu qu’elle vienne du plus profond de toi. Clôs l’ouverture de ton âme, ouvre la porte fermée de ton cœur, écoute-moi et réponds-moi.
Es-tu prêt ?



Chapitre I : Hasard ?

Vois-tu cette ville, voyageur ? On l’appelle la Cité des Seigneurs, ou encore la Cité des Merveilles. Ah, quelles terribles merveilles cet endroit nous fait admirer ! Mais tu as l’air estomaqué de découvrir ce monde, un monde qui n’est pas le tien ; rassure-toi, très vite il te sera familier ; laisse-moi te renseigner pour l’instant.
Vois-tu ce château fortifié qui se dresse, imposant et majestueux, au centre de la ville ? On l’appelle la Lumière de cendres ; ce nom en dit long sur les événements qui s’y déroulent, et sur son aspect extérieur : ce château qui dispense, de ses plus hautes tours, la lumière sur le reste de la ville, est quant à lui noir comme la suie, comme le plumage d’un corbeau de malheur. Tu crois que je vois des ténèbres là où il n’y en a pas ? Naïf ! Partout où le noir domine, domine aussi le mal ; tu comprendras, par la suite, lorsque tu auras vécu ce monde.
Je t’invite désormais à t’intéresser au reste de la ville. As-tu remarqué ce petit quartier éblouissant au nord de la Lumière de cendres ? C’est là que résident les marchands les plus riches, les notables ou les nobles ayant perdu la faveur du roi ; car nous sommes en monarchie. Etrange régime qui favorise si peu d’individus au détriment d’un si grand nombre tout en permettant les plus fantastiques réalisations, pourvu que le roi soit digne de l’être ; mais nous ne sommes que d’humbles spectateurs, contentons-nous donc de contempler plutôt que de commenter.
Remarque, tout autour du quartier riche, à l’est, au sud et à l’ouest du château, la misère qui règne, une misère sombre, sale et sordide, où se soumettent les pauvres – et quels pauvres ! Même de si loin, tu peux apercevoir les ruines et les taudis dans lesquels ils vivent ; même de si loin, tu peux les deviner se résignant, forcément, à leur sort tragique. Tends bien l’oreille : tu arriveras peut-être à entendre leur désespoir silencieux, leurs suppliques muettes.
Ah ! Je parle trop, je te l’ai déjà dit. Maintenant, je me tais. Laisse-toi immerger dans ce monde, dans le monde ; je t’y abandonne, seul. Sois fort.



Dans une ruelle similaire à tant d’autres ruelles des quartiers pauvres, c’est-à-dire obscure, humide, boueuse, puante – et tellement triste – deux hommes faisaient face à un troisième. Les vêtements misérables portés par les premiers étaient ridicules sur eux tant leur maintien et leur allure dénonçaient clairement leur appartenance à l’aristocratie ; à l’inverse, l’autre paraissait vraiment dans son élément. Son visage, exposé, se révélait relativement commun ; ses yeux, marron foncé, étaient au diapason d’une chevelure sombre et désordonnée, quoique pas très longue ; même le teint mat de sa peau ne parvenait pas à éclairer sa face relativement propre. Bien qu’il ne fût pas plus grand que les autres et malgré son origine sociale modeste, il semblait dominer par sa prestance ses interlocuteurs. Il était équipé du strict minimum pour le lieu à risques où il se trouvait ; de toute façon, ici, le risque, c’était lui. Ainsi, une dague effilée et parfaitement aiguisée se réchauffait dans un fourreau noir, fourreau qui frottait contre le long manteau de l’assassin. La seule autre chose qui frappait l’observateur au premier aperçu de l’homme était son pendentif : une pièce de cuivre, attachée par une petite chaîne de fer, qui reposait sur sa poitrine et s’agitait au moindre mouvement, émettant alors un léger grincement. C’est cette silhouette, un visage sombre engoncé dans des vêtements plus sombres encore, qui était en train de parler.
“Gardez votre salive, je n’ai pas besoin de raison pour tuer. C’est mon métier.
– Très bien, j’apprécie cette discrétion.
Celui qui venait de prendre la parole avait à peu près la même taille que l’assassin, mais était nettement plus pâle. Malgré ses paroles sûres, ses doigts crispés et son visage, presque blanc, révélaient un malaise constant, un profond tourment. Son compagnon, très grand, plus beau avec ses cheveux blonds et son visage bronzé, plus musclé et tout aussi raffiné, arborait au contraire un sourire serein. C’est lui qui poursuivit.
– Vous serez couvert de richesses une fois que vous aurez servi mon ami, et…
– Je ne sers qu’un seul maître : le Hasard. Lui seul décidera du sort de celui que vous m’avez désigné. Quant aux richesses, je veux cent pièces d’or.
– Vous êtes cher, mais on m’a dit que vous êtes le meilleur. Voilà un accompte de dix pièces ; vous aurez le reste lorsque nous apprendrons la mort de votre proie.
– De votre proie.
Au moment ou l’assassin s’apprêtait à partir, le premier noble, tendu, reprit la parole.
– Puisque nous en sommes aux rumeurs, assassin, j’ai cru comprendre que l’on vous surnommait Lametrouble. Pourquoi ?
– Je vous l’ai déjà dit.”
Sans laisser à ses interlocuteurs le temps de réagir, Lametrouble disparut dans l’une des nombreuses ruines alentour dessinant les ruelles.
Mederick T’Nataus, puisque tel était le nom de l’homme tourmenté, se sentait coupable d’avoir accompli un tel acte, atroce mais nécessaire. La présence de son ami d’enfance, Thorlof L’Fyls, ajoutait à sa honte plutôt qu’elle ne le soulageait, car il lui faisait l’effet d’être le témoin de l’inhumanité de son geste, de sa propre cruauté. Non, ce n’était pas de la cruauté, mais de la nécessité. Le sort du royaume en dépendait ; mais méritait-il les sacrifices qu’on lui offrait ?
“Eh bien, ami, à quoi songes-tu comme cela ? Doutes-tu de cet homme ?
– Non, Thorlof, bien sûr que non, tu sais que tu as toute ma confiance. Cet homme-là sera parfait. Non, en fait, je réfléchissais juste à ce surnom, Lametrouble, et à ce qu’il a affirmé avant son départ : avoir pour seul maître le Hasard. Est-ce un pseudonyme ?
– Ah, tu te tortures trop l’esprit, comme à ton habitude ! Oublie cela et rentrons : il serait déplacé et suspect de ne pas se présenter au dîner.”
“Suspect”, encore un mot qui résonnait dans la tête de Mederick. Et son ami qui l’avait prononcé avec tant d’insousciance ! Alors qu’ils marchaient côte à côte, échangeant des propos légers au sujet de tir à l’arc, de tapisseries ou de jeunes filles, malgré le remords qui le grignotait de l’intérieur, le “Vampire”, comme on surnommait Mederick à la Cour en raison de son teint livide, élaborait déjà ses prochaines manœuvres, en même temps horrifié de sa capacité à faire le mal.

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il y a 18 ans 4 mois #8567 par Krycek
Réponse de Krycek sur le sujet Re: L'Ennemi intérieur
En general je suis sceptique quant aux auteurs aui s'adressent e leur lecteur mais ici j'ai aprecie le fait que l'on est pas pris a partie et qu'il reste possible que l'on soit juste spectateur d'un monologue d'une personne vers un thiers.

Pour le nom des personnages j'ai eu peur en les lisant, car il est difficile de se rappeller qui est qui quand les noms sont trop exotiques, ou difficile de s'identifier aux personnages, mais il semble qu'ils aient un prenom donc tout va bien.

Reste que tu as un style tres riche et qu'il est agreable de te lire ainsi que d'arpenter ton champ lexical.

En bref : bravo pour ce morceau allechant... on en redemande. Bien sur tu devrais proposer ton texte a la MAJ de decembre et la les critiques seront plus fouillees. Oui, la mienne est pas constructive puisau'elle caresse dans le sens du poil... mais si tu nous en offres plus pour la MAJ on pourra plus te guider (si besoin est).

Bienvenue parmis nous Monthy3 !

Krycek qui commence a en avoir marre de ces claviers sans accents. Foutus rosbifs !

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il y a 18 ans 4 mois #8579 par Monthy3
Réponse de Monthy3 sur le sujet Re: L'Ennemi intérieur

Pour le nom des personnages j'ai eu peur en les lisant, car il est difficile de se rappeller qui est qui quand les noms sont trop exotiques, ou difficile de s'identifier aux personnages, mais il semble qu'ils aient un prenom donc tout va bien.

Ah, les noms ! Une petite clef pour les comprendre : le prénom de tous les nobles est un prénom nordique ; je les pioche ici :[url:16xijgdn]membres.lycos.fr/hagdik/noms_nordiques.html[/url].
Quant aux noms de familles, je prends tout simplement des mots de grec ancien que je déforme un chouïa 8)

Reste que tu as un style tres riche et qu'il est agreable de te lire ainsi que d'arpenter ton champ lexical.

En bref : bravo pour ce morceau allechant...

Bienvenue parmis nous Monthy3 !

Merci beaucoup :oops: :P

Quant à la MAJ, je ne sais pas ce que c'est :D mais je vais me renseigner !

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il y a 18 ans 4 mois #8581 par Krycek
Réponse de Krycek sur le sujet Re: L'Ennemi intérieur
Je crois qu'Iliaron avait une bonne définition pour la MAJ :

Iliaron écrit: MAJ: correspond à la mise à jour du site, où sont publiés de nouveaux textes. A chaque MAJ un vote a lieu, dans la section Récit du Mois, où les membres commentent les textes de la MAJ avant de voter pour leur trois préférés.
Récits du Mois: section réservée aux commentaires et votes de la MAJ (mise à jour). Aucun texte n'apparaît dans cette section, tous sont publiés directement sur le site.
Travaux d'Ecriture: section où les membres peuvent proposer aux commentaires des textes de 'nimporte quel type, poèmes comme sagas, afin d'avoir des aides sur une description, un avis...
Conseils d'Ecriture: Section où les membres peuvent demander des conseils d'écriture (logique^^). Aucun texte n'est posté dans cette section (les conseils d'écriture particuliers à un texte ou à une description se font dans les Travaux d'ecriture).

Notre Edificateur travail en ce moment sur une FAQ, ce n'est qu'un manque temporaire ! ;)

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il y a 18 ans 4 mois #8586 par Monthy3
Réponse de Monthy3 sur le sujet Re: L'Ennemi intérieur
Oki, merci pour l'info :)
Je profite de ce post pour mettre la suite et fin du chapitre 1. A ce propos, d'ailleurs, je regrette que les chapitres soient si courts... Je ne sais pas si c'est dérangeant ou non ?
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L’assassin, leste et aérien, semblait planer dans les rues et, éthéré, traverser les murs plutôt que de prendre les portes. S’orientant avec une facilité déconcertante dans l’incroyable entremêlement de passages, d’impasses, de palissades et de personnes, ces dernières semblant faire corps avec l’environnement, il ne mit qu’une quinzaine de minutes à quitter le quartier est, appelé par dérision le “quartier nobiliaire”, puisque c’est là que les nobles venaient le plus volontiers pour recruter des mercenaires.
La limite entre ce quartier et celui du sud, nommé le “palace des pauvres”, était marquée : les habitations disposées pêle-mêle comme si on avait renversé un jeu de construction sans y faire attention tranchaient avec la relative organisation de la zone sud. En effet, autrefois, ce lieu avait été occupé par des nobles ; nul pauvre ne connaissait la raison de leur départ, mais quoi qu’il en soit, aucune incertitude n’avait participé aux constructions : les rues – car c’étaient bien des rues et non plus des ruelles – étaient parallèles ou perpendiculaires les unes par rapport aux autres, et certaines étaient même pavées. Les maisons, plus grandes, bien plus vastes, encadraient les passages de façon à peu près régulière. Là, on pouvait même apercevoir le soleil, chose quasiment impossible à l’est et à l’ouest, où l’obscurité omniprésente repoussait la lumière. Plus d’espace signifiait également moins d’odeurs ; odeurs de cuisson, de déjections, de sueur, de sang, de mort enfin, qui pouvaient rendre, combinées au resserrement des bâtisses et à la chaleur latente, même pendant l’hiver, l’air étouffant ou simplement irrespirable ; certains en mouraient. Bien sûr, malgré ces indéniables avantages sur les autres quartiers, le luxe n’était pas de mise : les fantastiques habitations étaient délabrées et surpeuplées, les rues creusées, ce qui formait parfois des marécages miniatures, et couvertes d’immondices, les vols ou meurtres légion, la loi du plus fort évidemment la seule règle ; mais tout de même, ce quartier demeurait plus “vivable” que les autres. Surtout, c’est là que Lametrouble avait ses fournisseurs.
Evitant comme à son habitude l’artère centrale, la Voie magique, pour prendre des rues parallèles, ne cherchant pas outre mesure à se dissimuler aux regards des autres mais ne saluant personne, l’assassin parvint finalement à une boutique dont l’enseigne représentait deux feuilles, l’une noire et l’autre blanche, dont les pointes étaient opposées les unes aux autres : herbes cordiales ou mortelles. Sans la moindre hésitation, il entra.
“Triste sire que voilà ! Bienvenue, Fadamar !
Celui qui venait de prononcer ces mots était en train de cueillir délicatement quelques feuilles d’un tout petit arbuste au tronc gluant et mauve. Il n’avait même pas eu besoin de lever la tête pour reconnaître le nouvel arrivant ; d’ailleurs, il ne la redressait pas souvent, une délicate attention envers ses clients, car elle était effrayante de laideur : des années de recherches acharnées et d’éprouvants voyages lui avaient apporté de nombreuses cicatrices, et tous les tests qu’il avait pu réaliser sur lui-même pour découvrir les propriétés de différentes plantes lui avaient laissé le visage couvert de toutes sortes de bubons, parfois percés et ruisselant de pus. Mais Fadamar Lametrouble n’en avait cure.
– Que me proposes-tu ?
– Allons, tu ne salues même pas ton vieil ami Nathan ?
– Je n’ai d’ami…
– Que le hasard, oui, je sais, je connais la rengaine. Tu ne changeras jamais, n’est-ce pas ? Toujours seul, et détaché du monde. Au moins, tu ne feras pleurer personne lorsque tu mourras… Comme tout le monde, finalement, n’est-ce pas ? Bon, est-ce que le rapport mort/herbes s’est révélé avantageux cette fois-ci ?
– Tu as déjà fait mieux.
– Hmmm… Si ma vieille mémoire ne me trahit pas, chose qui ne saurait durer bien longtemps encore, je t’avais donné cinq Larmes gelées et deux feuilles de Somnimort, c’est exact ?
Pendant qu’il parlait, l’herboriste longeait des étagères sur lesquelles étaient disposées toutes sortes d’herbes, de champignons ou de potions multicolores, et parfois bouillonnantes malgré la température pas particulièrement élevée de la boutique. Un coin entier, le plus éclairé et le moins poussiéreux, accueillait une dizaine de petits arbustes, certains épineux, d’autres, plus rares, vénéneux. L’éclairage était dispensé par une lucarne qui permettait au soleil de prodiguer sa lumière aux plantes en question, une lampe à huile surplombant le comptoir, et un chandelier finement sculpté posé sur une petite bibliothèque à peu près vide, dont les rares ouvrages portaient tous sur l’herborisme. Tout en analysant d’un œil exercé chacune de ses marchandises, Nathan continuait à marmonner.
– Alors, où sont-elles ? J’étais sûr de les avoir mises ici… Leur efficacité me semblait élevée, je suis surpris qu’elles ne t’aient pas plus enthousiasmé, Fadamar. Combien en as-tu eu ?
– Sept.
Le petit homme stoppa ses recherches, puis redressa la tête.
– Eh bien, eh bien, où est le problème ? Sept feuilles pour sept morts, le compte y est.
– Faux : deux feuilles pour sept morts. Tes Larmes gelées se sont montrées sans effet. Pour le prix qu’elles m’ont coûté… Je suis déçu.
L’assassin avait pénétré plus profondément dans l’échoppe, observant ce qui constituerait peut-être ses prochaines achats ; toutefois, s’il étudiait rapidement le contenu des étagères, c’était plus pour donner le change que pour véritablement faire un choix, sa connaissance des plantes étant assez approximative. Nathan se taisait, attendant patiemment que son client prenne sa décision. Finalement, Fadamar leva les yeux, se rapprocha de l’herboriste et, croisant son regard, fit d’une voix surprenamment basse :
– En fait, je recherche pour une fois quelque chose de vraiment spécial. Ecoute-moi…”
Nathan tendit l’oreille puis, avec un hochement de tête, se dirigea vers le coin de verdure.

Sortant de la boutique délesté de la totalité de l’accompte qu’il avait reçu, mais plus riche de deux petits fruits jaunes à l’air appétissant, Lametrouble prit la direction de son deuxième fournisseur habituel, dont la forge donnait malheureusement directement sur la Voie magique, c’est-à-dire sur une rue régulièrement empruntée par presque tous les habitants du quartier. Son tenant, un certain Soran, justifiait son emplacement par le fait qu’il attirait plus de clients et qu’il se sentait protégé des dangers du quartier par, justement, la forte fréquentation. Même s’il n’aimait pas la foule, Fadamar savait que Soran était le meilleur armurier de la zone pauvre ; il lui avait acheté une dague voilà déjà plusieurs mois et sa lame était encore tout à fait intacte. Il faut dire que l’assassin l’entretenait amoureusement et ne croisait que rarement le fer avec ses cibles, préférant frapper de dos ou pendant le sommeil, quand il ne se contentait pas d’empoisonner leurs aliments. Comme il arrivait quasiment à l’échoppe, un bruit inhabituel le poussa à ralentir ; discret, il avança prudemment jusqu’au coin de la rue du Chien errant, perpendiculaire à la Voie magique, puis jeta un regard.
Toute une foule se pressait à la devanture de la forge, s’agitant, piaillant, s’excitant. Pas besoin de se rapprocher davantage pour en connaître la raison : soit Soran avait péri, soit il avait disparu. Mais le tourbillonnement des flux de magie et leur couleur rouge intense ne laissaient planer aucun doute sur le funeste sort du forgeron.


Tiens, c’est seulement maintenant que tu le remarques ? Eh bien, voyageur, ton sens de l’observation est étonnamment peu développé, pour le baroudeur que tu parais être ! Bah ! Après tout, il est normal que cela te surprenne : as-tu déjà entendu parler de magie dans ton monde ? Dans les contes pour enfants, dans les propos incohérents de vieilles femmes à demi folles ? Ne sois pas si méprisant ; sache que les fables et les récits énigmatiques des anciens recèlent souvent plus de sagesse que les paroles des rois, des devins ou des prétendues élites. Oui, la magie existe, pour le meilleur, parfois, pour le pire, toujours ; elle modèle le monde et anime le coeur humain, elle détruit la vie pour la créer autre part, elle détermine l’avenir mais préserve le passé. Elle est en tout, elle est tout ; elle est, tout simplement.
Tu viens d’en avoir la preuve, avec ces rubans rouges voletant frénétiquement dans toutes les directions. Vois-tu, dans le monde, la magie est visible par tous ; mais ces flux que tu as pu contempler apparaissent la plupart du temps incolores, car ils ne sont que rarement manipulés. Ce mot t’étonne, n’est-ce pas ? Les grands magiciens du monde sont de grands manipulateurs : ils jouent avec ces bandes comme un marionnettiste tirerait les ficelles de ses pantins. Voilà l’explication générale ; le procédé est bien plus complexe, je te laisse le découvrir par toi-même. Sache juste que la couleur que prennent ces énergies – il s’agit du mot dédié – dépend du type de sortilège utilisé ; le rouge, symbolisant le sang, est par exemple la manifestation d’une magie mortelle…



“Tiens donc, quelle surprise ! Votre dernière visite remonte à bien longtemps, maître assassin ; mais je vois que vous avez gardé votre désagréable habitude d’arriver quelques minutes avant la disparition du soleil.
– Certes ; et puis, pour ta première remarque : je viens ici seulement quand je n’ai pas d’autre choix. Soran est mort.
– La tristesse me submerge.
– Je veux des informations, petit marchand. Demain, je serai là à la même heure ; sois présent : tu sais que sinon, je te traquerai jusqu’au bout du monde pour te briser.”
Sur ces mots, l’assassin quitta l’étal d’Ohran Thrixx, vendeur d’épices en tout genre de son état.

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il y a 18 ans 4 mois #8604 par Krycek
Réponse de Krycek sur le sujet Re: L'Ennemi intérieur
En fait ça donne un autre rythme à l'histoire d'avoir des chapitres cours, ça permet de passer à autre chose rapidemment, d'aller à l'essentiel, de ne pas se perdre en paroles inutiles ou chiantes.

Désolé, je n'ai pas le temps pour le moment de lire ton intro, mais propose le aussi pour la MAJ (c'est un des pièges conçus par les chroniques pour conserver ses membres !) et n'hésite pas à critiquer la MAJ en cours.

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il y a 18 ans 4 mois #8618 par Monthy3
Réponse de Monthy3 sur le sujet Re: L'Ennemi intérieur
Voici désormais le début du chapitre 2.

Chapitre 2 : Menaçant, menacés

La nuit avait dévoré le soleil ; les ténèbres recouvraient désormais toute la cité, noyant les dérisoires tentatives des rares lampes tentant de se frayer un chemin dans leur trop dense noirceur. La vie s’était presque totalement éteinte ; elle ne reprendrait qu’au lever du soleil. Seule, la Lumière de cendres semblait pouvoir lutter contre la nuit, tout comme elle luttait constamment contre le jour. En effet, à l’intérieur, le dîner allait commencer.
L’immensité de la salle à manger paraissait déplacée tant le nombre de convives était limité ; chacun s’installait à chaque fois à la place qu’on lui désignait, toujours identique. Or le roi n’invitait pas toujours les mêmes nobles, ce qui l’obligeait à déployer une table gigantesque qui établissait parfois de grandes distances entre les aristocrates. L’ambiance se révélait alors pour le moins glaciale, ce qui serait vraisemblablement le cas pour ce repas. Il y avait ce soir, comme tous les soirs, dix convives attablés, le regard fixé sur chaque geste du roi : le dîner ne débutait qu’après que ce dernier ait porté un toast. Justement, assuré de l’attention de ses invités, le roi leva le bras, une coupe d’un alcool fort, le saïs, à la main.
“Amis, aux périls qui nous menacent tous !
Il y eut un moment d’hésitation dans la salle, chacun regardant l’autre d’un œil inquisiteur ou son propre verre avec suspicion. Quels mots ambigus, et inquiétants par leur ambiguité ! Mederick jeta un regard nerveux à Thorlof, lequel observait calmement le roi et avait, le premier, levé sa coupe. Le Vampire tremblait presque lorsqu’il fit de même ; un à un, tous les autres nobles s’exécutèrent, lentement.
– Aux périls qui nous menacent tous !
Les serviteurs commencèrent alors à apporter les plats, sucrés, salés ou les deux à la fois, les déposant au hasard devant tel ou tel invité, pendant que le roi poursuivait, un sourire aux lèvres.
– Appréciez cette nourriture savoureuse, buvez ces vins exquis, profitez-en pendant que vous êtes encore en vie !
Voilà qu’il continuait à débiter des paroles lourdes de menaces. Etait-ce juste un avertissement, ou un projet ? Peut-être une opération déjà entamée ? Mederick ne touchait pas à ce qu’on lui proposait, préférant attendre les réactions des autres. Certains dînaient de bon cœur, suivant l’exemple du roi lui-même ; d’autres hésitaient ; mais, finalement, tous entamèrent la nourriture. L’alcool faisant son effet, des conversations animées s’installèrent entre les nobles à propos de nouveaux achats, de conquêtes de terres ou de différends à régler au plus vite. Bref, l’incident semblait oublié jusqu’à ce qu’une voix, profitant d’un retour du silence momentané, s’élève.
– Votre majesté, je m’en voudrais de ne pas porter un toast en votre honneur. M’en laisserez-vous le bonheur ?
– Fais donc, Todrick, fais donc.
Le Todrick en question était petit sans vraiment l’être, tant il prenait de l’envergure lorsqu’il avait la parole. Son visage allongé, ses cheveux noirs très courts, ses yeux perçants toujours en quête de renseignements, ses ongles plutôt longs pour un aristocrate, tout en lui faisait penser à un rapace. On le soupçonnait d’avoir commis les nombreux coups bas dont on n’avait jamais pu découvrir l’instigateur ; il n’y avait personne d’assez fou pour lui faire confiance et, par conséquent, il n’avait pas d’amis. Bref, dans cette mer en furie qu’était le monde, il représentait l’îlot solitaire, immobile et arrogant.
– Je vous remercie, votre majesté.
Puis, d’une voix plus forte :
– Mon roi et maître, mes camarades et confrères, je lève ma coupe à la nouveauté !
Consternation parmi les convives : quelle audace ! C’était une réplique directe aux propos tenus par le roi ; comment ce dernier allait-il le prendre ? Cette phrase pouvait être considérée comme hautement subversive et passible de mort. Tous les regards étaient désormais fixés sur le monarque. Qui se leva puis brandit sa coupe.
– A la nouveauté, cher sire K’Rhasco !
En même temps qu’il prononçait ces mots, Mederick crut apercevoir une lueur de folie dans ses yeux ; mais il était sûr d’une chose : un sourire au mieux ironique, au pire franchement sardonique, trônait à présent sur son visage. Il préparait quelque chose, forcément, mais quoi ? Et pourquoi le dévoilait-il si clairement, justement aujourd’hui ? Le Vampire étudia soigneusement les nobles attablés : aucun ne semblait véritablement serein hormis, encore une fois, Thorlof. Lequel parla.
– Cher sire K’Rahsco, j’ai entendu dire que votre père était mort récemment.
– Oui, un événement tragique. Mais j’ai pris sur moi pour ne pas me laisser aller au désespoir.
– J’en suis persuadé. J’aimerais tellement vous soulager d’une si brûlante douleur.
– Vraiment ? Je serais ravi de vous la faire partager, mais je crains fort que ce soit impossible. Par contre, je pourrais vous faire ressentir la même souffrance. Qu’en dites-vous ?
Ce faisant, il fixait, un rictus aux lèvres, Mederick, qui, confiant, savait que son sort dans cette joute verbale était entre de bonnes mains. C’est alors qu’un autre convive, du nom de Jari B’Rauts, intervint.
– Ah, vos insinuations sont répugnantes, Vautour. Je bénis le jour où vous serez éliminé.
– Votre impudence est quant à elle détestable, sire B’Rauts. Je suis curieux de connaître la raison de votre présence ici ; cette assemblée est normalement composée de gens subtils.
Tout le monde attendait une réponse du roi à cette question qui lui était indirectement adressée, mais celui-ci se contentait de sourire, savourant les menaces et les discordes entre ses invités. Comprenant qu’il ne parlerait pas, Mederick le fit.
– Allons, sire K’Rahsco, si tel était le cas, vous n’en seriez pas. Car perfidie n’est pas subtilité.
– Et, de même, perfidie n’est pas survie.
Cette dernière phrase était évidemment de Jari. Comme à son habitude, il dérangeait par sa sincérité et son insistance ; les yeux bleu clair de son visage anguleux se plongeaient toujours dans ceux des autres franchement ; jamais une seule mèche de ses cheveux roux ne venait dissimuler une partie de sa face. Bref, il était un cas unique dans l’aristocratie.
– Il me semble que messire L’Fyls ne parvient plus à suivre la rapidité du discours. Eh, sire T’Nataus, raccompagnez notre pauvre compagnon chez lui, qu’il se remette de ses émotions.
– Je suis touché d’une telle attention, sire N’Maiz ; mais il n’est pas nécessaire d’ennuyer mon ami pour quelque chose d’aussi trivial. Votre majesté, messires, Mederick : bonne soirée.”
Comme il quittait la salle à manger, deux autres nobles se levèrent à leur tour sur un geste d’Olaf N’Maiz et partirent à sa suite. Le remarquant et comprenant la menace qui planait sur lui, un sourire aux lèvres, Thorlof s’évanouit dans l’ombre du château.

Son départ entraîna un profond silence ; chacun, les yeux rivés sur les plats qu’on lui proposait, mâchait la nourriture, sans bruit. La manœuvre d’Olaf avait été à la fois habile, puisqu’elle avait isolé Mederick dans l’assemblée, mais également maladroite dans la mesure où l’instant choisi pour la réaliser était peu pertinent ; par conséquent, il ne pouvait pour le moment plus intervenir. En fait, le premier à briser le silence deviendrait probablement la proie de tous les autres ; or, seule une personne était assez folle pour prendre le risque.
“Sire N’Maiz, maintenant que vous nous avez enfin délivré de ce parasite, pourquoi ne pas nous dévoiler ce qui vous taraudait ? Car cette disparition n’était pas gratuite, n’est-ce pas ?
L’allusion était subtile : quel prix Olaf avait-il dû verser aux deux autres nobles pour la mort de Thorlof ? Et, dans la même phrase, il en demandait la raison. Mederick frissonna brièvement, espérant de tout cœur que son ami s’en sortirait.
– Ah, sire K’Rrahsco, la raison m’empêche de faire des révélations en votre présence, vous le savez bien.
– Eh quoi, Olaf, comptez-vous l’éliminer lui-aussi ? Où vous arrêterez-vous dans cette hécatombe ?
Jari, une nouvelle fois, prenait un malin plaisir à expliciter clairement les propos détournés des autres. Car, qui n’avait pas compris cela ? Quel besoin avait-il d’énoncer à voix haute ce que tout le monde pensait déjà ? “Encore un personnage à surveiller de près”, pensa le Vampire, qui continua.
– Laissez donc notre confrère emporter ses secrets dans la tombe. Bientôt, ils n’exciteront même plus notre curiosité.
Le ton de Mederick avait été celui de la plaisanterie ; pourtant, Olaf le fixait désormais d’un œil acéré. Celui-ci devait reprendre le dessus ; c’est pourquoi il joua une nouvelle carte.
– Sire L’Gellaus, notre invité est-il arrivé ?
– Bien sûr ; voulez-vous que je lui demande de venir ?
– Eh bien, qu’en pense notre seigneur et maître ?
– Faites-le appeler, je serais ravi de faire sa connaissance.
Personne n’omit de remarquer qu’une étincelle à la fois de curiosité et d’amusement s’était allumée dans les yeux du roi, auparavant moqueurs. Le noble à qui s’était adressé Olaf, prénommé Halvor, haussa alors la voix.
– Voici venue la fin de votre attente, Arme de chair !”

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il y a 18 ans 3 mois #8779 par Monthy3
Réponse de Monthy3 sur le sujet Re: L'Ennemi intérieur
Bon, j'ai laissé ce post un peu trop longtemps en suspent ; je me dois de compenser en postant deux chapitres d'un coup (là où j'en suis, quoi :P ).
Bon courage à ceux qui vont le lire !
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Chapitre 3 : Les cartes s’abattent

“Messire ? Messire ?
Mederick se réveilla brusquement sur les mots du serviteur. Tout de suite, il s’inquiéta : où était Thorlof ? Habituellement, c’était lui qui venait le réveiller. Il regarda par la grande vitre : le soleil était déjà haut dans le ciel, mais il demeurait froid. Ses rayons ne réchauffaient personne, surtout pas Mederick ; pourtant, ce dernier ruisselait de sueur. Comme chaque nuit, les visages de ses victimes l’avaient hanté, les cauchemards l’avaient submergé.
– Messire, j’ai de graves…
– Il suffit ! Laisse-moi seul.
– Mais…
– Me forceras-tu à renouveler mon ordre ?
– Jamais, messire !”
Tremblant, le serviteur se hâta de sortir de la chambre. Mederick se leva puis, las, s’assit sur son lit ; il se prit la tête entre les mains.


Au même moment, Fadamar Lametrouble atteignait la demeure de sa cible, située dans le quartier riche. Elle était immense, mais son jardin l’était encore plus, un véritable parc, où les plantes les plus exotiques côtoyaient les statues les plus exquises, où les chemins parfaitement pavés sinuaient parmi la végétation luxuriante, où l’air pur ne faisait que répondre à la vivifiante fraîcheur installée par la verdure. Finalement, la villa, plus banale avec ses murs de marbre blanc, ses balcons décorés avec goût et ses grands vitraux quasiment transparents, passait presque inaperçue à côté de cette merveilleuse nature. Cependant, cette dernière n’émut pas le moins du monde l’assassin, qui n’était là que pour une seule chose : tuer. Il disposait de renseignements très précis, Thorlof L’Fyls s’étant refusé à laisser planer le moindre doute sur la mort du noble. C’était mal connaître Fadamar, qui laissait toujours une chance à sa cible de survivre.
Il s’introduisit facilement dans le parc, cinq gardes seulement protégeant ce lieu immense. Oh, l’un d’entre eux crut bien entendre un léger grincement mais, après deux minutes de recherches, il l’oublia. Lametrouble s’orienta dans le jardin grâce au plan qui lui avait été fourni ; bientôt, il arriva à son objectif : une petite place encadrée par quatre arbres identiques, des melletiers, croûlant sous de petits fruits jaunes. L’assassin, après un bref examen des environs, sortit de son manteau ses récents achats, soit deux Soleils noirs, deux imitations seulement. Se plaçant à égale distance des quatre troncs, il détacha délicatement la pièce de son pendentif ; c’est en la lançant à deux reprises qu’il détermina les deux arbres qui accueilleraient chacun un fruit mortel. Ce rituel terminé, il remit la pièce à sa place, puis s’approcha du premier choisi. A ses pieds, le sol était jonché de melles ; dans ce tas de fruits, il laissa tomber un Soleil noir. Il fit de même avec le deuxième arbre déterminé.
Puis il repartit aussi furtivement qu’il était venu. Seul le Hasard déciderait du sort de sa cible, comme Fadamar l’avait annoncé à ses employeurs.


Thorlof gisait sur le sol de marbre noir de sa chambre, mort. Son torse et son visage étaient couverts de blessures causées de façon évidente par une épée ; le sang qui maculait le sol était sec : sa mort datait d’au moins une dizaine d’heures. Il avait vraisemblablement succombé aux coups des nobles envoyés par Olaf N’Maiz ; cependant, un détail pouvait surprendre qui avait connu Thorlof : les yeux de ce dernier marquaient un affolement, une certaine panique, expression à mille lieues de la sérénité habituelle de Thorlof, ou de ses sarcasmes réguliers. Qu’avaient pu lui faire subir les deux nobles ? Pour y répondre, il fallait déjà retrouver ceux-ci… Cela ne devrait pas être bien difficile, puisque les deux épées de L’Fyls, elles aussi couvertes de sang, indiquaient qu’ils étaient au moins blessés.


Mederick marchait rapidement dans les ruelles du quartier nobiliaire ; il n’avait pas pris la peine de dissimuler ses riches vêtements tant le temps pressait. Egaré dans les méandres de ses pensées, le Vampire avançait presque au hasard ; certes, Olaf avait attenté à la vie de Thorlof, mais ce n’était définitivement pas lui qui l’avait tué. Jamais son ami n’aurait montré le moindre signe de peur, jamais ; il ne craignait rien de ce qu’il pouvait combattre par l’épée. Restaient les hypothèses de l’empoisonnement, peu crédible, et celle du sortilège ; malheureusement, la mort n’était pas assez récente pour que des énergies soient toujours visibles. La magie utilisée demeurait un mystère, un mystère qu’il fallait impérativement élucider. Pour venger Thorlof.
Il tomba au détour d’une ruelle sans nom sur une des quatre tavernes majeures du quartier, la Hache brisée. Parfait, tout ce qu’il cherchait ; il poussa ce qu’il restait de la porte et entra. Le lieu était bondé : à l’heure du déjeuner, tous les habitants se retrouvaient dans ce genre de taverne, dans ce qui constituait le rare rayon de soleil d’une vie de misère, d’un vide miséreux. La chaleur collante, le bruit assommant, mais aussi les délicieuses odeurs des plats cuisinés heurtaient de plein fouet celui qui entrait, en l’occurrence Mederick. Ce dernier, désorienté un bref instant, se fraya ensuite tant bien que mal un chemin vers le tenancier.
“Vous v’lez quoi… messire ?
– Je cherche des mercenaires, de préférence assez fins.
– J’vous trouve ça pour dix pièces d’argent.
– Tu en auras deux.
– Marché conclu, messire !”
Sur ce, le tavernier disparut dans la foule. Mederick se trouva une chaise puis attendit, s’occupant en regardant les pauvres jouer aux dés ou cracher sur telle ou telle mesure prise par le roi. Ah, qu’il aurait aimé leur acheter ne serait-ce qu’une partie de leur insousciance ! Mais ce serait les déposséder de leur dernière richesse, du dernier lien, peut-être, qui les rattachait encore à la vie. Il était plongé dans ces pensées quand le tenancier réapparut.
“J’ai trouvé. Si vous v’lez bien m’suivre…”
Deux minutes plus tard, il l’abandonna, non sans avoir réclamé l’argent promis, à une table occupée par trois individus à l’apparence très différente.
Le plus robuste d’entre eux avait un visage barbu couvert de cicatrices, de même que ses bras ; ses cheveux étaient châtains et courts, ses yeux verts, son regard inquisiteur. Il portait des vêtements usés, faisant penser à un mendiant, mais ceux-ci révélaient en même temps une armure de cuir, et le fléau d’armes fixé à son dos par des courroies imposait le respect. De toute évidence, cet homme était un vétéran.
Le deuxième individu était en réalité une fille aux cheveux bruns noués en une queue de cheval, aux grands yeux marrons, à la peau claire ; bref, une jeune fille magnifique. Le sourire qui illuminait son visage aurait suffi à faire céder le cœur de tout homme, quel qu’il fût. On en oubliait presque l’arbalète et le carquois de carreaux qui pendaient dans son dos, sa dague, mais aussi la petite bourse attachée sur son côté droit.
Enfin, le dernier attisait plus la curiosité. Certes, son aspect pouvait être considéré comme banal : un visage pâle, des cheveux roux, des vêtements sans histoire, une rapière comme il en existe tant d’autres, révélant comme seul fait légèrement inhabituel que l’homme était un gaucher. Non, ce qui intriguait, c’était plutôt son rôle : il ne ressemblait ni à un guerrier, ni à un assassin, ni même à un voleur. Alors quoi, un mage ? Lorsque celui-ci prit la parole, Mederick comprit son erreur.
“Bienvenue, noble sire !
Nous achevons nos rires,
Attendons le plaisir
De vos mots découvrir !
– Je veux, mercenaires, que vous meniez une enquête.
– C’est au sujet de la mort du roi ?
– Pardon ?
– Eh bien, vous savez, l’assassinat.
Les propos du guerrier désarçonnèrent Mederick. Quoi ? Le roi aussi, le roi lui-même, avait succombé ? “Olaf, tu paieras pour tes crimes.” Si ce n’était pas déjà fait. Mais, pour l’instant, Thorlof primait sur le roi.
– Peu importe ; ce sont les circonstances de la mort d’un ami que je cherche à élucider.
– Qu’en dis-tu, Annah ?
La voix qui s’éleva alors planait doucement dans l’air, tel le goéland au-dessus de l’océan.
– Cela pourrait nous changer des chasses à l’homme habituelles ou des lassantes missions de protection.
– Nous acceptons la quête.
Le temps que l’on s’apprête,
Nous mènerons l’enquête
Et trouverons la tête !
– Bien. Le mort se nomme Thorlof L’Fyls ; vous trouverez son cadavre chez un noble du nom de Kjeld V’Fohs, actuellement logé à la Lumière de cendres.
– Le nécromancien ?
– Exact. Prenez ce médaillon et dites en le montrant que vous venez de la part de Mederick T’Nataus ; les gardes vous laisseront passer. Votre solde sera à la hauteur de votre peine.
– Nous y comptons bien.”
Se détournant, Mederick partit pour le château.


On avait enfin retrouvé les nobles. Ou plutôt leurs cadavres, car tous les deux avaient le cœur percé. De toute évidence, leur bourreau avait été Thorlof, avant que lui-même ne succombe. Olaf l’avait sous-estimé : sans un événement encore inexpliqué, il aurait survécu à la tentative de meurtre.
Le roi avait péri d’une façon similaire. Son corps avait été retrouvé à l’endroit-même où il se trouvait lorsqu’il avaient tous quitté la salle à manger, la veille. Avec l’assassin. Il n’avait qu’une seule blessure, très nette : sa gorge avait été tranchée d’un geste de toute évidence vif et précis. Aucun doute ne pouvait demeurer. Et pourtant, il était difficile de ne pas rechercher une raison précise à ce meurtre, suffisante pour pousser un homme de la qualité d’Olaf N’Maiz à un tel acte.


L’Arme de chair glissait silencieusement dans les rues du palace des pauvres, se rétractant sous les regards de tous alors même qu’elle s’y trouvait exposée. En un instant, elle fut dans la ruelle du Pendu. Personne. Etonnant : le soleil allait pourtant bientôt se coucher. Soudain, une voix venue de nulle part s’éleva.
“Retrouvez-moi à la boutique du mort.”
De plus en plus étrange : pourquoi lui demander de venir en un lieu désormais évité de tous ? Qui plus est, en un lieu que l’assassin détestait, car situé du côté de la Voie magique. Tant pis, il irait.
La silhouette s’évapora.
C’est dans l’échoppe du décédé Soran qu’elle réapparut, une ombre comme tant d’autres dans le bâtiment abandonné. Ohran Thrixx n’était pas là. Ah, si, voilà un bruit. Non, plusieurs bruits… provenant de différents endroits : cinq personnes l’encerclent. Un piège. Un sourire naquit sur le visage de l’Arme de chair. Cela faisait bien longtemps que personne n’avait commis une telle erreur ; cela faisait trop longtemps qu’elle n’avait pas pu s’amuser autant.
C’est le petit marchand qui sortit de l’obscurité le premier, apparemment satisfait.
« Bonsoir, maître assassin. Excusez-moi pour ce désagrément, mais j’ai été suivi ; mes recherches ont mis ma vie en danger.
– As-tu des informations à me livrer ?
Ohran prit un air contrit.
– Hélas, hélas ! J’ai reçu l’ordre de ne pas vous renseigner.
– Qui t’a donné cet ordre ?
– Ah ! Que vous importe, puisque vous allez périr. »
Il brandit une arbalète, tire ; déjà l’Arme de chair a disparu. C’est alors qu’il ressent la douleur, atroce : un poignard est enfoncé dans son pied ! « Comment… Comment a-t-elle fait ça ? Si vite ? Impossible ! » Ohran arrache la lame avec des cris de douleur, puis dégaine une rapière. L’assassin réapparaît à sa droite, seul un réflexe sauve la vie du marchand : une dague tombe par terre. Il sourit. Avant de se rendre compte que l’autre a une nouvelle fois disparu ; soudain, un couteau de lancer se fiche dans son bras. Il hurle, se tourne vers l’origine de l’arme ; une dague s’enfonce dans son dos.
« Il me semble, petit marchand, que ton employeur a préféré te laisser périr ; je devrai donc me passer de ton aide pour découvrir son identité… Adieu. »
Non, cela ne se peut ! Pourquoi ? Pourquoi ses hommes ne sont-ils pas intervenus ? Ohran s’écroula, percé d’un poignard, d’un couteau et d’une dague, mais avant tout victime de ses illusions.
L’Arme de chair se lança à la poursuite des hommes qui avaient laissé le marchand mourir. Ils étaient pour l’instant sa seule piste.

La traque se révélait particulièrement ardue, même pour un assassin tel que l’Arme de chair : ces hommes n’étaient pas de jeunes voleurs inexpérimentés, mais bien des professionnels. Cependant, ombre parmi les ombres, elle était devenue la leur. Ils ne pouvaient tout simplement pas lui échapper, même s’ils savaient pertinemment qu’ils étaient suivis. Alors, ils firent ce qu’il faut faire dans ces moments-là : ils se séparèrent en trois groupes, mais la forme ne put distinguer leur nombre. Elle ne marqua pas le moindre moment d’hésitation devant cette stratégie et prit en chasse un groupe au hasard, qui se dirigeait vers le quartier est. Bien sûr, elle aurait pu mettre fin à leur course effrénée ; cependant, cela aurait été se priver d’une chance de découvrir l’instigateur de tous ces meurtres : une belle prime serait probablement à la clef. Tous ses espoirs s’envolèrent lorsque ses proies stoppèrent leur fuite dans une petite place du palace des pauvres ; décidément, ces hommes avaient bénéficié d’un entraînement aussi exceptionnel que l’était leur fidélité. Tant pis, elle pourrait tout de même tenter de leur arracher des renseignements.
Trois hommes l’attendaient. L’assassin avança tranquillement et d’un air assuré vers eux.
« Enfin, vous avez compris qu’il était vain de fuir.
La lueur d’étonnement qui brilla un bref instant dans les yeux de deux d’entre eux ne lui échappa pas. Un détail particulièrement intéressant…
– Effectivement ; nous nous sommes dit qu’éliminer notre chasseur serait plus simple.
Ils dégainèrent chacun une petite épée courte, ainsi qu’une targe, un équipement plutôt luxueux.
– Vous vous avancez, il me semble… Ignorez-vous que vous êtes déjà morts ? »
L’Arme de chair s’évada de leur vue dans les ténèbres de la place.


Olaf N’Maiz sortit comme d’habitude à la tombée de la nuit, escorté par pas moins de six gardes du corps. Comme d’habitude, il alla faire un tour dans son immense jardin, empruntant tel ou tel sentier selon son humeur. Comme d’habitude, il termina sa promenade en passant dans l’allée des melletiers, se penchant pour ramasser un fruit bien mûr, qu’il goûta. Satisfait, il rentra en emportant le Soleil noir.
Le Hasard avait rendu son verdict.


Eh bien, voyageur ? Pourquoi détournes-tu les yeux ? Je t’avais prévenu : ce monde est impitoyable. Ces nobles, ces marchands, ces mercenaires, ces pauvres, tous ne sont que des pions sur l’échiquier de la vie. Un mauvais coup et ils sont balayés, emportés par le souffle glacé de la mort. Alors, tu penses bien que chaque acte est le fruit d’une mûre réflexion ; mais seuls les plus habiles parviennent à survivre – je n’ai pas dit vivre. Comprends-tu désormais le pourquoi de ce jeu de massacres ?
Maintenant, réponds-moi, ami : était-ce réellement différent dans ton monde ? Ah, n’esquive pas mon regard ! Car tu viens de réaliser : ce monde est ton monde, ce monde est le monde. Tu ne veux pas t’y résoudre ; comme je te comprends ! Allez, poursuis ta contemplation ; pourquoi ne pas observer quelque chose de moins macabre ?



Les trois mercenaires marchaient dans les ruelles du quartier nobiliaire, en silence. Le guerrier, du nom de Therk Poingtonnerre, prenait la tête, pendant que les deux autres avançaient côte à côte. Ils avaient passé l’après-midi à questionner les pauvres dans les trois autres tavernes majeures de la zone, sans beaucoup de succès. Tout juste avaient-ils appris qu’il arrivait à une mystérieuse personne encapuchonnée de venir recruter des pauvres sans le moindre talent. Le lendemain, il faudrait changer de quartier.
En attendant, ils parcouraient les lieux, espérant croiser un individu louche ou assister à un événement inhabituel. En vain. Rien de louche, rien d’inhabituel ne s’offrait à leurs yeux. Alors, ils retournèrent à la Hache brisée où ils avaient une chambre, payée grâce aux chansons et aux poèmes du barde. Lorsqu’ils entrèrent dans le bâtiment, l’atmosphère était à la fois morose et pesante : les pauvres le désertaient désormais dès la tombée de la nuit, effrayés par la vague d’assassinats qui sévissait dans leurs quartiers. Tant pis, il allait falloir déclamer devant quelques individus seulement. Ah, qu’elle était loin, l’époque où Arandir le Fabuleux bénéficiait d’un public conséquent !
« Oyez, gens courageux !
Oyez le Fabuleux
Mettre à vos cœurs le feu,
Faire pleurer vos yeux !
– Eh, barde, quelle arrogance ! Nos cœurs sont secs et sinistres, comment comptes-tu les faire pleurer ?
– Bah, n’écoute pas ce ménestrel de pacotille, il n’en vaut pas la peine…
Arandir fut abasourdi par ces réactions agressives : pourquoi une telle hostilité ? Il y avait anguille sous roche, forcément. Il fallait éclaircir ce nouveau mystère : peut-être était-ce leur premier semblant de piste ? Pour cela, une seule chose à faire. Sautant avec agilité sur une table, il chantonna un poème où transparaissait toute son amertume.
– La vie est un théâtre où des pions s’animent
Et recherchent sans cesse et un but et un cœur,
Ballottés par l’amour mais aussi la rancœur,
Sans cesse illusionnés par un dessein qu’ils miment.

Parfois un fil se rompt et la personne heureuse
Vit mais rêve sa vie, pas plus vraie que les autres,
Perdue mais retrouvée au milieu des apôtres,
Sœur de toutes ses sœurs et copie malheureuse.

Ce ne sont plus des gens, ce sont des marionnettes
Manipulées, trompées par un destin perfide
Qui s’amuse de voir ces grains de sable avides
Parler de liberté, du sens voulu et net

De leur vie. Quelle ironie ! Quelle vantardise !
C’est un mirage qui les guide, une chimère !
Courez, courez après, pauvres pantins amers
S’il vous reste de l’espoir pour la convoitise ! »
Lorsqu’il s’arrêta, le silence régnait dans la salle. Arandir promena son regard autour de lui : certains se mordaient les lèvres, d’autres baissaient la tête, d’autres encore le fixaient intensément, d’autres enfin l’observaient d’un air noir ; un léger sourire planait sur le visage de Therk, alors que celui d’Annah resplendissait comme elle regardait le barde. De manière générale, le poème avait provoqué un certain malaise dans la taverne. Brisant l’immobilité générale, le guerrier se dirigea vers le comptoir et demanda trois bières. Le tenancier les lui offrit.
Sans un son supplémentaire, les trois mercenaires gagnèrent leur chambre, à l’étage.


Dans une certaine maison d’un certain quartier, huit hommes s’agenouillèrent devant un trône occupé par une personne portant des vêtements noirs comme la nuit, ainsi qu’une longue cape et un capuchon de la même couleur.
« Racontez-moi, les enfants, racontez-moi votre journée, je vous prie. Et n’omettez aucun détail…
– Oui, père ! »
La réponse avait fusé de huit bouches en même temps, fière, farouche, folle.


Qu’attends-tu ? Qu’attends-tu pour observer le visage de cet homme ? Eh, je te parle, étranger ! Ne reste pas hypnotisé ainsi, ose regarder ! Je vois, il est sans doute encore trop tôt … Dommage, tu te forces à attendre, tu te forces à regarder plus longtemps ce monde. Libre à toi ! Mais, s’il te plaît, écoute cette mise en garde : n’y prends pas goût.


Chapitre 4 : Indices

Mederick marchait bruyamment dans les couloirs de la Lumière de cendres, manquant de glisser plusieurs fois sur le marbre lisse. Quel temps de pauvre ! La pluie tombait dru depuis déjà plusieurs heures ; comme par hasard, le jour où il était le plus pressé ! Pestant contre les serviteurs qui faisaient trop bien leur travail, il parvint finalement à son objectif. Il donna deux coups secs sur la porte.
« Qui me dérange ?
– Mederick T’Nataus.
– Ah ? Eh bien, sois le bienvenu, Mederick.
Le prenant au mot, le Vampire poussa la porte. La chambre de Kjeld V’Fohs était étonnamment peu décorée. Hormis une petite bibliothèque pleine à craquer située contre la fenêtre, ce qui étouffait par ailleurs la lumière, elle ne comprenait qu’un bureau sur lequel était posé un paquet de parchemins jaunis par le temps, et deux grands lits ; sur l’un d’entre eux reposait le corps de Thorlof. Quelques énergies bleutées voletaient paresseusement au-dessus : leur rôle était d’empêcher la décomposition du cadavre. L’unique lampe à huile éclairant la pièce ajoutée au son régulier de la pluie battante, rendaient l’atmosphère agréable, reposante.
Mederick faisait confiance au puissant mage pour découvrir ce qui avait tué son ami ; pour l’instant, Kjeld n’avait pas réussi à déterminer la magie utilisée, mais cela ne saurait tarder, il en était convaincu. Cependant, il craignait les motivations du nécromancien : ce dernier avait toujours fait preuve d’une extrême avidité et d’une soif de savoir allant jusqu’à la noyade, même s’il s’en était toujours sorti. C’est pourquoi Mederick venait le surveiller régulièrement, prétextant qu’il aimait observer celui qui avait été son ami depuis sa petite enfance. Bien sûr, Kjeld n’était pas dupe, mais cela lui importait peu ; au contraire, cela lui permettait de se distraire en cherchant à mettre mal à l’aise Mederick. Cela allait être le cas aujourd’hui.
« Et bien, quelle idée de sortir par un temps pareil ! Surtout pour aller dans un quartier pauvre…
Le Vampire tressaillit presque imperceptiblement. Il avait touché un point sensible.
– Je suis parfaitement d’accord avec vous. C’est pourquoi j’ai préféré aller me promener non loin de la demeure de feu sire N’Maiz ; son meurtre m’intrigue. Je me demande…
– Oui ?
– Je me demande si ce n’est pas Thorlof qui a commandité cela. Après tout, c’est entre eux qu’existait la plus grande animosité.
– Mais quand aurait-il fait cela ? Le jour du macabre dîner ? C’est relativement peu probable : il lui aurait fallu une raison, car il faut toujours à l’homme une raison pour faire quelque chose.
Mederick sourit tristement ; pendant plusieurs minutes, le silence régna, l’un étant plongé dans ses souvenirs, l’autre attendant sa réaction. Finalement, le Vampire reprit la parole.
– Vous ne le connaissez pas, sire V’Fohs, vraiment pas. Thorlof était quelqu’un de…spécial. D’unique. Oh oui, vous avez raison : il faut toujours à l’homme une raison pour faire quelque chose. Mais Thorlof n’était pas un homme.
– Je ne comprends pas.
– Oh, mais je ne vous demande pas de comprendre ; pensez-y juste. »
Sur ces mots, Mederick jeta un dernier regard empli d’affection sur le cadavre, puis sortit de la chambre du nécromancien, encore interdit.


« Etait-ce vraiment nécessaire de commencer sérieusement l’enquête aujourd’hui ?
Therk n’aimait pas la pluie ; en fait, il l’abhorrait. Les combats sont rendus bien trop hasardeux : on glisse sur la pierre ou la boue alourdit les jambes, les lames glissent et quittent les mains… Quelle importance d’être un grand combattant dans ces conditions ?
– Comme si nous allions devoir nous battre. Allons, calme-toi. Dis-toi que c’est une des rares missions distrayantes qui nous aient été confiées.
– Mouais. Je ne suis pas vraiment convaincu, mais bon, cela devrait être bien payé.
– Si nous parvenons à élucider le meurtre. »
Annah prit la tête du groupe, devant Arandir et Therk, qui fermait la marche. Ils se dirigeaient tant bien que mal vers la Lumière de cendres, peinant contre le vent qu’ils avaient de face.
La prestation d’Arandir de la nuit dernière s’était révélée particulièrement instructive : elle avait mis en évidence l’hostilité latente qui pesait sur les agents du roi, et qui commençait à se manifester au grand jour depuis la mort de ce dernier. Plusieurs personnes qui logeaient à l’auberge leur avaient apporté quelques informations en venant les voir dans leur chambre même ; ils leur avaient révélé que les crimes commis sur les pauvres par la magie jaune avaient cessé, tandis que la magie mortelle et les armes continuaient à faire des ravages. Un indice maigre, certes, mais c’était déjà un immense pas en avant, qui ouvrait au moins deux possibilités aux mercenaires : il semblait y avoir deux coupables, indépendants les uns des autres. Et la magie jaune n’avait pas pour objectif la mort des pauvres. Du moins, elle n’en avait pas l’air. Alors, les nobles ? Ce qui pourrait éventuellement expliquer l’énigmatique trépas de Thorlof. C’est pour approfondir cette piste qu’ils traçaient leur chemin vers le château.
Ils arrivèrent en fin de matinée à l’entrée principale, une immense porte d’à peu près dix bons mètres de haut, protégée par deux robustes herses de fer, et accessible uniquement par un pont-levis de bois renforcé par des plaques de fer, qui permettait d’enjamber des douves verdâtres à la profondeur inconnue. Therk sortit de son manteau le médaillon qui lui avait été donné, puis le brandit sous le nez de celui qui semblait être le chef des gardes, lesquels regardaient le petit groupe débraillé avec mépris.
« Nous sommes envoyés par messire Mederick T’Nataus. Nous venons enquêter sur une mort.
– L’enquêteur officiel est déjà à l’intérieur. Vous pouvez partir : bientôt, nous saurons qui a assassiné notre monarque.
– Peu importe le roi
Car il ne nous échoît.
Nous cherchons un coupable,
Meurtrier lamentable.
– En paroles intelligibles, de quoi parles-tu ?
– Excusez notre compagnon, c’est un barde. En fait, nous venons pour la mort de messire Thorlof L’Fyls.
– Ah, lui ? Bah, ce n’était qu’un noble sans importance. Mais bon, si vous y tenez… Allez-y. »
Annah eut le temps de voir que les gardes se jetaient des regards tristes, voire un peu angoissés, avant de pénétrer dans l’enceinte principale.
La Lumière de cendres était encore plus impressionnante observée de l’intérieur de ses sombres remparts. Le donjon se révélait semblable à un soleil doré, se reflétant dans la boue omniprésente – sur le sol, sur les murs, obstruant même certaines meurtrières – qui, paradoxalement, rendait la vision encore plus merveilleuse par le contraste des couleurs. Après être demeurés pétrifiés, éblouis par la beauté peu banale du lieu, les trois mercenaires entrèrent dans le donjon, bien plus enthousiastes qu’auparavant.

Ils étaient perdus. Cela faisait probablement plus d’une heure qu’ils erraient dans les couloirs grandioses du château, un peu honteux de tous les souiller de la boue maculant leurs chaussures, mais surtout passablement énervés par ce lieu pour le moins labyrinthique et, plus surprenant, désert. C’est donc totalement par hasard qu’ils arrivèrent à la salle où s’était déroulé le macabre repas, deux nuits auparavant. Au point où ils en étaient, et intrigués, ils y pénétrèrent. Alors, Arandir se figea.
« Impossible… Incroyable !
La magie que je sens…
Seul, j’en étais capable,
Oui, jusqu’à maintenant !
– Tu veux dire que… Quelqu’un d’autre connaîtrait cette magie ?
– Quelqu’un d’autre qui aurait été à l’origine de la mort du roi ?
Annah foudroya Therk du regard ; décidément, il ne changerait jamais. De l’argent à la clef, et il occultait toute la dimension mystérieuse des propos du barde. Puisque ceci ne l’intéressait pas, elle ne partagerait pas la cupidité du guerrier.
– De toute façon, nous ne sommes pas payés pour lui. Partons. »
Rebroussant chemin, elle entraîna ses deux compagnons à sa suite, à leur grand dam. Le pénible voyage reprit, les mercenaires ne prenant même plus la peine d’admirer les grandes fresques peintes le long des corridors ou les statues des nobles les plus renommés. Car ils frissonnaient dans ce lieu majestueux qui tombait en ruines, sinon physiquement, du moins dans l’esprit de tous. Ils tremblaient de froid, gelés par les nombreux courants d’air, mais aussi de peur, une peur sourde et invisible qui les prenait à la gorge, la peur que l’on ressent avant de périr, glacé d’effroi. Une peur inexplicable. Les violents soubresauts précédant la mort. N’en pouvant plus de cette ambiance oppressante, Therk eut l’idée de maugréer.
« Tu sais, nous serions sûrement grassement payés si nous trouvions la cause de la mort du roi.
– Ah oui ? Rappelle-moi ce que nous a dit le sergent, à l’entrée du château ?
– Tu te laisserais arrêter par l’enquêteur soi-disant officiel ? Tout le monde dit de lui que c’est un imbécile, obnubilé par la gloire de résoudre des énigmes – ce qu’il fait fort mal, soit dit en passant.
– Peut-être que, pour sa profession, il est mauvais. Mais nous-mêmes ne sommes que des combattants…
– Fadaises ! On ne trouve pas plus perspicaces que vous deux dans toute la ville ! »
Annah et Arandir se regardèrent, puis sourirent, gênés par la confiance de leur ami. Ils poursuivirent leur périple, cette fois réchauffés par les paroles échangées.


Ah, l’amitié ! Y a-t-il quelque chose de plus précieux dans ce monde ? Pour l’instant, il semble que non, tant cette dernière resplendit dans les cœurs en proie aux ténèbres. Admire leur complicité, leur assurance, leur joie : peux-tu en dire autant ? Non, pas vraiment, n’est-ce pas ? Mais quelle beauté ! Qu’elle semble déplacée dans ce monde où ne semble régner que la laideur ! Si déplacée que ce dernier ne peut la tolérer…
Mais regarde ! Ils ont enfin trouvé l’endroit qu’ils cherchaient ! Est-ce par cette nouvelle chaleur qui animait leur cœur ? Qui sait, ce château est tellement étrange…



Presque aucune lumière ne filtrait sous la porte ; pourtant c’était bien elle, ils le sentaient. Ils frappèrent. La voix qui s’était déjà élevée tout à l’heure leur répondit. Ils entrèrent discrètement.
Kjeld était penché au-dessus du cadavre, le tournant, le retournant, le palpant partout pour la énième fois. Quelques grommellements se faisaient de temps en temps entendre comme son impuissance l’horripilait. Il ne comprenait pas deux choses, or il détestait ne pas comprendre quelque chose. L’arrivée des trois compagnons lui permit de déchaîner sa frustration.
« Alors, messire T’Nataus m’envoie des détectives de pacotille censés réussir là où même moi, le plus puissant sorcier du royaume, j’échoue pour le moment ! Quelle confiance ! Allez, partez avant de vous ridiculiser devant moi !
– Cela risque d’être difficile de faire pire que vous…
Annah n’avait pu s’empêcher de laisser siffler ces mots de sa bouche.
– Vous croyez ? Un guerrier, une fille et… et quoi, d’ailleurs ? Bah, qu’importe ! Si cela vous plaît de jouer les enquêteurs, parfait. Mais laissez-moi faire ce que j’ai à faire, et restez derrière. Je dirai à Mederick que vous avez fait votre travail et il vous paiera, si c’est ce qui vous inquiète.
– Pour qui nous prenez-vous ? Nous sommes des mercenaires, pas des voleurs. On nous a engagés pour une enquête, et nous avons bien l’intention de la mener.
– Vermine arrogante ! Que croyez-vous pouvoir faire ?
– Nous comptons étudier
Un cadavre étonnant,
Pour ensuite y trouver
Une piste de sang
Que nous pourrons suivre,
Ce, jusqu’à en être ivres.
– De toute façon, je n’ai pas le choix… Très bien, je vous laisse une dizaine de minutes. Puis je vous congédierai, par la force s’il le faut.
– Essaie voir…
– Merci bien, cela nous suffira amplement. Arandir ? »
Le barde s’approcha du lit funéraire. Il repéra tout de suite les yeux exorbités de Thorlof, ses traits figés en une sarabande de convulsions, sa bouche ouverte en un cri muet ; bref, ce que le magicien n’avait pas pu laisser échapper lors de son étude. Il était mort de terreur, cela semblait évident ; mais qu’est ce qui avait pu l’effrayer au point de le tuer ? Arandir se remémora leurs pérégrinations dans les couloirs lumineux du bâtiment ; il se souvint du froid qui les avait étreints, de la peur qui s’était insidieusement glissée en eux, et que seules leurs paroles avaient pu chasser. Il ne put s’empêcher de rapprocher les deux faits, quand bien même ce qu’ils avaient ressenti n’était peut-être qu’une illusion trop réelle de leurs esprits impressionnés. Le coupable se trouvait peut-être dans le château ; ou bien alors, c’était le château lui-même ? Arandir secoua la tête, chassant cette dernière ineptie de ses hypothèses, lesquelles demeuraient dramatiquement peu nombreuses. Il savait que l’invocation avait récemment frappé ; cette mort était-elle son œuvre également ? Mais il pouvait tout aussi bien s’agir d’une autre magie, comme la magie verte, l’illusion, ou encore la… nécromancie. Cependant, l’apparente frustration de V’Fohs permettait d’écarter cette dernière possibilité, du moins pour l’instant. Ces idée en tête, renonçant à une étude plus approfondie du cadavre, qui d’une part aurait pris énormément de temps, d’autre part se serait révélée vaine – il en était persuadé –, il se redressa et, faisant un signe à ses deux amis, sortit de la salle. Annah remercia le nécromancien de sa patience, puis elle quitta la chambre, Therk sur ses talons.

Elle s’éleva rapidement dans l’air froid, aucunement ralentie par les trombes d’eau qui se déversaient dans la cour de la Lumière de cendres, jusqu’à la fenêtre qu’elle cherchait. Une bibliothèque l’obstruait en grande partie, mais qu’importe ? Elle pouvait quand même se faufiler dans la pièce, sans un son. Devant elle, deux corps, le vivant étant penché sur le mort. Le vivant, sa proie. Riant d’un rire sans joie, elle fondit sur lui.


A quelques lieues du château, l’Arme de chair se laissait guider par ses pas dans le quartier est, perdue dans un songe. Elle rêvait de la vie et de la mort ; d’ailleurs, elle venait de prodiguer cette dernière à ses trois malheureux adversaires. Puis elle se prit à penser à sa vie, une vie dénuée de saveur. Une survie. Qu’elle luttait pour conserver, tout comme ceux qu’elle avait abattus. Puis c’est à sa mort qu’elle songea ; jusqu’ici, elle avait toujours été la plus forte, et elle le serait encore longtemps. Son trépas n’était pas imaginable à cet instant. Pourtant, n’était-elle pas déjà morte ? En prenant la vie de tant de gens, en participant à des complots meurtriers, n’avait-elle pas plongé dans sa tombe, une tombe où étaient déjà enfouis tous ses sentiments ? Pour la première fois depuis son enfance, ses yeux reprirent une teinte vive, pour mieux laisser couler ses larmes.
Quelques secondes plus tard, elle avait repris ses esprits, et se remémora les événements de la nuit précédente. Le décès incompréhensible d’Ohran Thrixx – qu’avait-il bien pu apprendre ? –, les trois hommes parfaitement entraînés et d’une loyauté sans faille, leur équipement luxueux. Et puis, cette cicatrice sur le front, représentant un soleil. Un soleil… Etait-ce une référence à la magie dorée dont avait parlé ce nécromancien, deux nuits auparavant ? Comme si cela ne suffisait pas, l’un d’entre eux saignait encore de cette blessure ; elle devait être récente, très récente. Elle datait d’un jour ou deux, trois tout au plus. Qu’est-ce que cela signifiait ? Ah, si seulement elle avait pu déterminer le nombre de ces guerriers de l’ombre ! Restait encore un indice, infime mais bien réel : deux d’entre eux ignoraient qu’elle pouvait parler, et elle soupçonnait le troisième de ne l’avoir su que dans l’échoppe de Soran, lorsqu’elle avait rencontré Thrixx. Cela ne pouvait signifier qu’une seule chose : celui qui avait laissé périr le marchand d’épices était présent à ce dîner maudit, le soir où l’Arme de chair avait été présentée comme étant muette.
N’ayant aucune autre piste claire, l’ombre se dirigea vers la seule qu’on avait bien voulu lui proposer : l’échoppe d’un certain forgeron, assassiné magiquement deux jours plus tôt.


La surprise de Kjeld s’effaça bien vite devant son expérience : immédiatement, il entra en transe. S’élevant de son corps, il appela à lui les énergies qu’il maintenait au-dessus du cadavre de Thorlof afin d’en modeler une barrière d’ossements grinçants et caquetants, fragile mais provisoire. La bourrasque d’invocation avait pris la forme d’un essaim d’insectes ; elle heurta de plein fouet le mur, s’insinua dans ses failles, à peine affectée par ses morsures, et la fit rapidement éclater. V’Fohs était déjà prêt à répondre à l’attaque, des plus pernicieuses contre un nécromancien ; il rassembla les flux bleutés autour de sa bouche, puis souffla puissamment. Les insectes furent balayés sans même avoir eu le temps de grignoter son corps. Se regroupant, les énergies jaunes tourbillonnèrent sur un espace très limité ; il fallut bien plusieurs secondes à Kjeld pour comprendre où son agresseur voulait en venir. Un élémental ! Angoissé devant une forme aussi puissante, malgré son habitude des duels magiques, il ne sut dans l’instant quelle riposte choisir. Alors que la créature commençait à frapper son corps physique, le nécromancien choisit son sort le plus puissant : modelant à une vitesse ahurissante, pourtant encore trop lente à son goût, il organisa les énergies selon une forme humanoïde, livide, sans squelette. Profitant de l’inattention de l’élémental, occupé à réduire en charpie son corps, il hurla de toutes ses forces ; le son discordant qui déchira la bouche de sa création, une banshee, délita littéralement la créature jaune en filaments de magie amorphe, vaincue. L’invocation se retira mollement ; Kjeld aurait dû la poursuivre, mais, effondré par les efforts fournis, il ne le put. Sentant sa forme immatérielle être peu à peu écartelée, il s’empressa de regagner son corps mutilé. Il s’évanouit.
Lorqu’il se réveilla, la nuit était tombée. Il tenta de bouger, mais cela ne fit que lui faire ressentir la souffrance de tout son être ; il gémit doucement.
« Eh bien, maître mage, qu’a-t-il bien pu vous arriver ? Je vous ai trouvé étendu sur le sol nu de votre chambre, blessé de façon critique.
– Ah ! Que ce soit toi, Mederick, qui m’ait retrouvé, est une heureuse circonstance. D’autres auraient pu profiter de mon état de faiblesse.
– Vraiment ? Quoi qu’il en soit, je n’ai pas pu vous soigner. Vous en sentez-vous capable ?
– Oui. Mentalement, je suis en parfaite santé.
Devenant une nouvelle fois éthéré, Kjeld appela à lui les énergies encore présentes dans l’air ; délicatement, il les manipula pour créer un nouveau-né magique. Puis il tira avec une surprenante violence sur les fils qui le formaient, déroulant toute une vie. La création devint un enfant, l’enfant devint homme, l’homme devint vieillard, le vieillard devint squelette ; en même temps, le corps du nécromancien profitait de cette vitalité perdue. A la fin du sortilège, il était indemne. Kjeld le regagna.
– Impressionnant. Et maintenant, pouvez-vous répondre à ma question ?
– Oui, par un reproche. Ce sont ces mercenaires vénaux que tu as employés, contre mon avis. Alors que j’étais occupé à rechercher le moindre indice sur le corps de ton défunt ami – qui, soit dit en passant, est bien un homme, quoique tu puisses en penser –, ils sont entrés furtivement dans ma chambre et m’ont agressé. Je n’ai même pas eu l’opportunité de me défendre.
– Vraiment ? Ce que vous dites m’étonne, sire V’Fohs. Ces hommes m’ont fait très bonne impression. Ce ne sont pas des brutes sanguinaires.
– Peut-être pas sanguinaires, je te l’accorde. Mais ils m’ont volé quelques parchemins précieux pour ma propre enquête. Qui est aussi la tienne.
– Je vais remédier à cela, dès demain. Vous ne serez plus dérangé.
– Je t’en serais gré. »
Scrutant une dernière fois le nécromancien, Mederick sortit de sa chambre. Kjeld put enfin réfléchir à la confrontation de l’après-midi. Il était parvenu à vaincre l’invocateur ! Or, selon tous ses livres, c’était tout bonnement impossible. Un autre détail l’avait marqué : la magie dont il avait été la cible. Elle était jaune. Jaune, pas dorée. Quelque chose clochait. Soit cet invocateur n’en était pas vraiment un, et pratiquait une magie encore inconnue ; soit il ne maîtrisait l’invocation que partiellement, ce qui serait une nouvelle rassurante. Et plus il y pensait, plus Kjeld tendait vers cette hypothèse : en effet, il avait été attaqué par des formes typiques de l’ancienne magie, bien que moins puissantes. Désormais, il restait une seule chose à faire : localiser et capturer le mystérieux sorcier, tout en entretenant une atmosphère de crainte parmi les autres nobles afin qu’ils accèdent à ses désirs.
En tout cas, le nécromancien était désormais sûr d’une chose : Thorlof n’avait pas péri par l’invocation.



Eh quoi ? Pensais-tu que ce magicien était un sage ? Allons, il aurait bien trop détonné au milieu des autres ! Avant de poursuivre, débarrasse toi de ta naïveté : chacun poursuit un but, jamais identique. Crois-tu pouvoir dire d’un individu qu’il est bon, d’un autre qu’il est mauvais ? Et tu le sais, oh oui, je le lis dans tes yeux… Tu es passé par là, aussi, n’est-ce pas ? Tu te croyais uniquement capable de faire le mal, alors que tu as peut-être sauvé ton monde… Ah, ne sois pas surpris si je donne l’impression de te connaître ; après tout, malgré leurs incommensurables différences, les hommes sont tous les mêmes. Est-ce malheureux ? Je ne le sais, mais cela permet de prévoir leurs actions ; avec plus ou moins de succès, comme tu le découvriras tôt ou tard en poursuivant ta contemplation…


L’Arme de chair pénétra une nouvelle fois dans l’échoppe de Soran, alors qu’une nuit sans lune régnait dehors. Elle aurait dû ne rien voir, mais sa vie d’assassin lui avait permis de développer une sorte de nyctalopie, encore imparfaite. Cela suffisait à se repérer ou à trouver les éléments pas trop petits, tels que les dagues ou les parchemins. Au rez-de-chaussée, le cadavre avait disparu, ainsi que les armes qui l’avaient percé ; seules demeuraient les traces de sang, que l’Arme de chair put sentir sous ses pieds. Balayant la large pièce du regard, elle ne trouva rien de particulier. Il n’y avait pas de traces de lutte, ni de panique, pas le moindre objet intéressant ; de toute façon, les pseudo enquêteurs devaient déjà s’en être saisis. Il lui faudrait être plus maligne ; mais cela, elle en avait désormais l’habitude.
Elle se retrouva à l’étage. Là aussi, rien de spécial, comme elle s’y attendait. C’est en entrant dans la chambre qu’elle découvrit l’enveloppe, délicatement laissée sur le lit du forgeron à son attention. Elle datait forcément de cette nuit. S’en emparant nonchalamment, en remarquant tout de même au passage qu’elle était marquée d’un sceau représentant un soleil, l’Arme de chair sortit du bâtiment.



« Ainsi, je conclus naturellement que notre roi bien-aimé a péri des mains de l’assassin connu sous le pseudonyme de l’Arme de chair. Je demande donc de procéder à l’arrestation de cet individu, afin de le faire passer en jugement. »
L’assemblée des nobles se leva de table suite à ces paroles de Ghendes Jhan, l’enquêteur officiel de la cour. Sa démonstration avait été d’une extrême simplicité, convaincante pour la plupart, mais justement trop simple pour quelques-uns. Selon Mederick, il y avait une contradiction dans l’acte supposé de l’Arme de chair : elle allait être payée, probablement grassement, par le roi lui-même. Pourquoi aurait-elle voulu l’assassiner à ce moment ? Cela n’avait pas de sens ; alors, l’aurait-elle fait par folie ? Certains, comme Jari B’Rauts, Todrick K’Rahsco et – de façon plus surprenante – Kjeld V’Fohs, avaient témoigné en ce sens. Mais s’il y avait quelqu’un de fou dans cette salle, ce soir-là, c’était bien le roi, pas l’assassin.
« Eh bien, messire T’Nataus, je vous sens songeur. Pensiez-vous à m’engager pour élucider le meurtre de votre ami ?
– Il va de soi que non, considérée la tendance que vous avez à suivre toutes les chimères que l’on vous propose.
– Que me reprochez-vous, au juste ? De ne pas m’étendre sur les causes somme toute évidentes de la mort du roi ?
– Non. Plutôt de justement considérer comme évidentes ces causes. Mais peu importe, j’ai à réfléchir. Laissez-moi.
Comme Mederick faisait mine de s’en aller, Ghendes reprit.
– Combien me paierez-vous ?
– Je vous demande pardon ?
L’enquêteur esquissa un sourire, un sourire carnassier.
– Allons, ne faites pas l’innocent. Vous savez bien que messire Halvor L’Gellaus m’a chargé de trouver l’assassin de son ami, comment s’appelle-t-il, déjà ? Ah, oui ! Olaf N’Maiz.
– Je ne vois pas en quoi cela me concerne.
– En êtes-vous sûr ? Très bien ; je vais effectivement vous laisser, maintenant. Profitez-en pour réfléchir, et apportez-moi votre réponse demain. Bonne nuit, mon cher. »
Ghendes s’inclina puis, sur un clin d’œil perfide, se détourna. Mederick, désormais seul dans la salle à manger, laissa son corps chuter sur une chaise, épuisé.
Il fallait qu’il retrouve Lametrouble.


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Pour l'instant, je m'arrête là, car je compte réécrire le chap 2, primordial mais un peu en deça des autres, avant de pousuivre l'histoire :)

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Modérateurs: SanKundïnZarathoustra
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