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     Les cheveux grisonnants du baron d’Annecy dansaient avec le vent. Son dos courbé afin de mieux suivre le chemin, il sentait chaque pulsion de son cœur, qui s’accordait merveilleusement avec les mouvements des puissants muscles de son cheval. Le chemin défilait. Ici, un coude. Là, un gros rocher. Le sentier sableux était bordé par les arbres, au beau milieu de la forêt d’Andrésy. Ses chevaliers le suivaient. Point d’armes, et pas mieux de chiens.

Nul n’était là pour chasser. Le baron d’Annecy affectionnait les tranquilles promenades, perdu entre les broussailles, à l’abri du soleil sous la douce ombre flottante des myriades de feuilles de chêne. Il apercevait, de temps à autre, un parterre de fleurs ou de champignons, un pommier, un ruisseau clapotant, ou encore une petite clairière ensoleillée.

     Un cri retentit. Le paysage s’assombrit tout d’un coup. Le soleil tapait trop fort. L’eau qui dégoulinait de son pantalon était glaciale, et lui mordait les chevilles. Son vêtement lui collait au torse. Il transpirait de partout. Quelqu’un avait crié. Par la Dame ! Un enfant, si l’on en croyait le son de la voix. Le cri se fit entendre de nouveau. Par là, cavaliers, par là ! Et hâtez-vous, la vie d’un enfant est peut-être en jeu !

     Le cheval ralentit peu à peu. Ses sabots écrasèrent quelques champignons. Le baron mit pied à terre, et s’approcha d’un bébé étendu, nu, sur un parterre de mousse et de lichen. Chut... Il ne lui voulait aucun mal... Il prit l’enfant dans ses bras, et l’emmaillota dans un pli de sa tunique. Que penserait sa femme ?

     Elle pensait ce que n’importe quelle femme aurait pensé à sa place. Que c’était merveilleux, qu’enfin il y aurait un héritier d’Annecy, qu’il était incroyablement joli, qu’il fallait lui préparer un peu de lait parce qu’il devait avoir grand faim, qu’il était mignon, qu’il avait un visage digne d’un ange, que ce jour était le plus beau de sa vie et où se trouvait le fermier, grands dieux ! Comment voulez-vous préparer du lait sans un fermier pour traire la vache ?

« Non. »

     La femme s’arrêta dans son élan. Un lourd silence s’installa.

« Comment cela, non ? »

« Non, nous ne garderons pas l’enfant. »

     La baronne ne répondit rien, trop émue, sur l’instant. Elle jeta un regard sur le bébé, qui riait par hoquets, en postillonnant un peu. Il battait l’air de ses petites mains potelées, et de délicieuses petites fossettes marquaient le rire sur ses grosses joues rouges.

« Vous auriez le cœur à remettre cet enfant dans le bois, Raoul d’Annecy ? »

« Non pas, madame. Nous le remettrons à l’une de nos gens. L’enfant sera élevé dans les meilleures conditions qui soient. »

« Et notre héritier. L’oublieriez-vous ? »

     L’homme attendit quelques secondes avant de répondre, à mi-voix, et en se penchant pour se faire entendre.

« Nous en concevrons un, ce soir... »

     Le bébé, qui s’affairait à tirer la moustache du baron qui avait commis l’erreur de pencher la tête, partit dans un petit rire entrecoupé de toussotements. La baronne, une femme mûre, qui avait l’expérience des années, mais qui, pourtant, gardait un charme trouble et une curieuse beauté, s’en trouva attendrie.

« D’accord, mais nous le donnerons seulement à quelqu’un qui l’accepte, autrement, les gens ne s’en préoccupent guère. Et puis, j’irai le voir tous les jours ! »

« Tous les jours, je vous le promets, ma douce... »

     La femme en retrouva toute sa gaieté. Elle s’activait, criait, riait, courait et sautait.

« Alors allons-y. Nous demanderons d’abord à Fanchette, elle est jeune, et saura sûrement bien s’en occuper. Puis, nous lui donnerons du lait... Non, d’abord, donnons-lui du lait. A la cuisine. Holà, serviteur ! Va me quérir le fermier. Comment, tu ne le trouves pas ? Dame, quand je te demande de le trouver, tu le trouves, ne suis-je pas assez claire ? Oh, puisque c’est ainsi, j’irai le chercher moi-même. Ce n’est pas un fermier qui va me gâcher une journée, quand même. Surtout qu’il s’agit de l’enfant de Fanchette ... Fanchette, tant qu’on en parle ! Où est-elle, celle-là ? Fanchette ! Pas dans ses appartements... si ! ... Comment cela, tu ne veux pas de cet enfant ? Oh, baste, nous demanderons à Camille. Au fait, tu n’aurais pas vu le fermier ? Peste ! Où peut-il bien être... »

     Le baron, lui, restait de marbre. Il caressait l’enfant. Il était mignon, quand même, ce marmot... Bon, il paraît que Fanchette avait refusé. La comtesse était partie demander à Camille, mais cette brave femme avait déjà trois enfants sur les bras. Elle refuserait, ou alors c’était folie pure. Lui avait une autre idée en tête...

     Il se dirigea fermement vers l’entrée du jardin. Là s’étendaient de vastes potagers gorgés de soleil. Des tomates et des concombres, d’abord, puis des choux, des citrouilles et des potirons. Un peu plus loin, les écuries, et les remises. D’Annecy se dirigea vers ces derniers. La tiédeur de l’ombre était reposante, à l’abri sous ses toits de planches qui se côtoyaient de manière hasardeuse. Ici, des vaches, là, des mulets et des chevaux de traits ; un peu plus loin, l’enclos des poules. Il n’y avait pas âme qui vive.

     Le baron s’en retourna alors vers le potager, et entreprit d’inspecter les rayons de potirons, derrières lesquels il était aisé de se cacher. Il faisait une chaleur étouffante, entre ces énormes boules oranges. La terre du potager était poussiéreuse, et se soulevait en nuages à chaque pas de l’homme. Il butait sur quelques graviers, ou sur de rares racines qui dépassaient du sol, présentant leur face noueuse au soleil, dont les rayons avaient flétri et sali la couleur habituellement verte.

     Le baron marcha longuement au milieu de tous ces pulpeux légumes, en longueur comme en largeur. Sa tunique était brunie de poussière, il suait à grosses gouttes, l’enfant s’était remis à crier, et il ne voyait personne. Mais où se trouvait donc ce diable de fermier ?

*

« Camille ? »

« Oui, madame ? »

« Vous plairait-il de garder cet enfant, que le baron a trouvé abandonné dans les bois ? »

« C’est-à-dire, madame... sauf votre respect... j’ai déjà trois bouches à nourrir, et je crains qu’une de plus ne me permette pas de subvenir à mes propres besoins... »

« C’est bon, Camille, j’ai compris... je vous remercie de vos services, mais force est d’admettre que vous me décevez beaucoup, à cette heure... »

« Comprenez, madame, que... »

     Madame referma violemment la porte, ne laissant pas le temps à sa pauvre servante de terminer sa réponse. Elle se remit à marcher dans les couloirs. Michel, le valet de chambre, pourrait peut-être faire l’affaire... Elle doutait de plus en plus que quelqu’un accepte ce garçon. Mais qu’importe, après tout ! Si personne ne le voulait, elle l’élèverait elle-même, en compagnie du baron !

« Michel ! »

*

     Bon, il fallait renoncer à chercher le fermier. Camille, Fanchette... personne ne voulait de ce bébé. Restait Isabelle, la prêtresse du fief. D’Annecy emprunta un petit chemin bordé de poiriers, qui menait vers l’Est du château. Comme le bébé pleurait, il cueillit un fruit, en arracha un petit morceau juteux et le lui mit dans la bouche. L’enfant se tut et mâchonna la nourriture avec curiosité. C’était assez bon, bien sucré, frais... Quel délice... Le chemin s’achevait au pied d’un escalier, qui lui-même menait dans une chapelle dont les murs étaient recouverts de vitraux représentant les étapes de la vie de Gilles le Breton. La chapelle était très simple. Quelques bancs parsemés sur le sol de pierres étaient face à un autel, dans le fond, surmonté d’une statuette de la Dame et de deux chandeliers à trois branches.

« Ma sœur... »

*

     La baronne se pencha à sa fenêtre. De là, on pouvait voir s’étendre toute la forêt d’Andrésy, et même au-delà, les quelques bourgs avoisinants, et jusqu’à la limite du domaine d’Annecy. Il faisait beau, il faisait chaud, on entendait chanter les oiseaux ; même en hiver, les neiges ne recouvraient pas longtemps les terres de cette région. La forêt était verdoyante, et elle enviait son mari de s’y promener chaque jour. Elle avait bien trop peur de monter à cheval. En penchant un peu la tête, on pouvait apercevoir le pont-levis, devant lequel quelques gardes devisaient avec animation. Tous portaient la livrée d’Annecy, un tabard d’argent et de gueules, à lisière d’azur.

     La porte en chêne ciré s’ouvrit derrière elle. Le baron entra, l’enfant dans ses bras.

« Isabelle refuse de s’en occuper »

« Michel aussi... Nous allons le garder, n’est-ce pas ? »

     Elle regarda son mari avec des yeux chargés d’espoir. En tentant de détourner son regard, le baron laissa ses yeux glisser jusqu’au lit conjugal. Il esquissa un sourire.

***

     La nuit était tombée, et une myriade d’étoiles recouvrait le ciel, le faisant briller de milles feux. Quelques hululements de loups retentissaient au loin. au milieu de la forêt, un enfant criait, criait à en perdre haleine. Il hurlait, toute la forêt tremblait. Puis il se tut, subitement. Les loups reprirent leur plainte, quelques minutes plus tard. Sans guère se soucier de tout ceci, dans la tiédeur des draps, le baron et la baronne d’Annecy concevaient un héritier.

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