Vote utilisateur: 5 / 5

Etoiles activesEtoiles activesEtoiles activesEtoiles activesEtoiles actives
 

  Le choc des armes résonnait dans l'air froid du matin. Les combattants soulevaient de la poussière à chacun de leurs pas, chacun de leurs coups paré, dévié ou esquivé dans des raclements de métal contre métal. Épées, marteaux, lances et masses d'armes tournoyaient avant de s'abattre en un clin d'œil. Chacun des hommes testait sa limite, frappant jusqu'à ce que leurs bras eux-mêmes soient aussi lourds que du plomb.

  La pointe d'une lame dirigée vers sa gorge. D'un bond de côté, une esquive entraînant une contre-attaque de taille. La parade était prévisible, l'acier siffle puis la lame revient de haut en bas. Se pencher, puis avancer pour atteindre son cou avant que...
Un coup de genou lui coupa le souffle. La garde de l'épée de son adversaire s'abattit sur l'arrière de sa tête, le plaquant au sol. Sonné, il ne put que se fier à son instinct. Il roula sur le sol et accompagna son mouvement d'un arc de son épée...
Les deux guerriers s'immobilisèrent. Stijax était debout, la pointe de son épée vers le bas, au-dessus de son adversaire. Arch était couché sur le dos, sa lame contre la gorge de son ennemi.
"Qu'est-ce que tu attends ?" dit le jeune homme brun allongé par terre. Ses yeux sombres scrutaient la moindre réaction de son adversaire.
Pour toute réponse, le garçon aux cheveux noirs et au regard clair se fendit d'un large sourire.
"Que tu sois prêt à mourir !"
Il écarta son arme et tendit la main à Arch, qui la saisit pour se relever.
"Encore un match nul. Ça nous en fait combien ?"
Stijax fit une rapide recherche dans sa mémoire.
"Hm. 16, il me semble. Et 5 victoires pour toi, et 5 pour moi."
"Ça commence à devenir ennuyeux." remarqua Arch en se débarrassant de la poussière qui le recouvrait.
Son ami lui donna un coup de poing dans l'épaule, toujours souriant.
"Un équilibre parfait de nos forces, tu trouves ça ennuyeux ? Ce qui le serait vraiment, ce serait de devoir se battre contre l'un de ces débutants..."
Il désigna de la tête les autres combattants qui occupaient la cour d'entraînement du camp.

  "Ces débutants s'entraînent, alors que vous discutez comme si vous étiez à un des banquets de la princesse !"
La voix qui venait de les interpeller, sur un ton qui imposait le respect, était celle du maître-instructeur Greven. L'officier Séraphin s'avança vers les deux amis et les toisa du haut de ses 2 mètres de sévérité et d'intolérance.
Ses cheveux courts et drus surmontaient un visage criblé de cicatrices, et ses yeux noirs ne manquaient aucun détail dont il pourrait se servir contre eux. Ses grandes ailes blanches, abimées et déchirées par endroits, étaient repliées dans son dos.

  Avec l'arrivée du maître-instructeur, la lumière déjà faiblement présente déclina encore. Un nuage s'était attardé devant les quelques rayons du soleil qui trouvaient leur chemin jusqu'en Aros. Car si le monde de Spel avait un endroit plus sombre que le camp d'entraînement des Templiers d'Aros, Arch ne le connaissait pas. Cela dit, Arch ne connaissait pas grand chose d'autre que ce qu'on lui avait appris sur le monde.
Aros était un endroit délaissé. Un gouffre, un point noir au-dessus duquel flottait la glorieuse cité d'Akin, domaine des fiers et altiers Séraphins. Nul Spellien ne savait comment ni pourquoi ni quand Akin s'était soulevée, arrachée au sol pour se percher dans les cieux, créant un espace mort et vide directement en dessous que l'on avait appelé Aros. Et dans ce lieu de ténèbres, que la plupart des rayons du soleil n'atteignait pas, on avait fondé le camp d'entraînement des Templiers. Les guerriers de la Lumière, caste traditionnelle de la société des Séraphins, régnaient aux cotés des prêtresses de la Lumière. Le camp d'Aros était un endroit spécifique, réservé à l'initiation des jeunes Spelliens qui souhaitaient combattre au nom de la Lumière. Quel meilleur moyen de convertir les jeunes aspirants à la Lumière que de les confronter pendant des années à l'obscurité ?

  Arch n'avait jamais désiré cette voie. Sa famille avait depuis le début décidé cela pour lui, et il avait du s'y tenir. Voila 6 ans qu'il se trouvait dans ce camp, étudiant les préceptes de la Lumière, s'entraînant au combat avec diverses armes et surtout, apprenant à respecter ses supérieurs sans la moindre hésitation ou le moindre état d'âme. Le problème, c'est que bien que doué avec les armes et apprenant assez facilement même une religion qui ne l'intéressait pas vraiment, il avait un sérieux problème avec l'autorité. Il n'était pas un fauteur de troubles, il était plutôt calme et assez discret la plupart du temps, mais il n'appréciait pas la tyrannie dont faisait preuve Greven. Il pouvait sentir que le maître-instructeur ne faisait pas tout cela rien que pour tester les apprentis : il prenait un réel plaisir à écraser les faibles et briser les forts.

  Mais ce qu'il appréciait par dessus tout, c'était d'abattre ses deux fortes-têtes favorites.

  "Mets-toi en garde," aboya-t'il à Stijax, "si tu ne veux pas que je te brise le crâne."
Sur ces mots, il brandit son lourd marteau de guerre. Le marteau était l'arme de prédilection des Templiers, bien qu'il fût une arme délicate à manier ; son poids et son équilibre particulier le rendait désavantageux pour ceux qui n'étaient pas des colosses.
Stijax savait ce qui l'attendait, mais il n'avait pas le choix. Il brandit son épée et se prépara du mieux qu'il put. Même dans une situation pareille, il toisait son adversaire avec un demi-sourire sur son visage, ce qui contribuait à agacer prodigieusement Greven.

  Arch et Stijax avaient été intégrés au camp la même année. Ils ont rapidement compris qu'ils avaient beaucoup plus en commun que les autres apprentis. Tous deux étaient ici contre leur gré. Stijax était le fils unique d'une famille de riches marchands de l'Académie, qui pensaient naïvement qu'avoir un fils Templier serait un grand honneur. Il pouvait tout prendre avec détachement et désinvolture, et Arch l'admirait pour cela.

  A peine Stijax avait-il levé son arme que Greven projeta son marteau dans un coup latéral. Bloquer un marteau de guerre avec une épée était à peine moins douloureux et violent que se le prendre de plein fouet. S'il ne voulait pas finir avec un bras cassé, il était forcé d'esquiver. Il commença par garder ses distances avec le maître-instructeur, reculant lors de ses coups, dans l'espoir de le fatiguer. Le Séraphin était un combattant aguerri, parfaitement rôdé aux méthodes les plus viles du corps-à-corps. Il avança droit sur Stijax, s'approchant en gardant son marteau baissé. Le jeune homme porta un coup en direction du torse, l'interrompit, et se baissa vivement en ayant anticipé le coup de marteau qui siffla au-dessus de sa tête. Un poing gantelé vint accueillir sa manœuvre droit sous la pommette. Sonné, il tituba en arrière, et Greven l'envoya au sol d'un coup de pied dans le ventre.
Sans un regard supplémentaire pour Stijax, qui se tordait de douleur, le Séraphin se tourna vers Arch. Celui-ci s'était déjà préparé et fonça sur son adversaire. Greven allait attendre de savoir quelle attaque allait venir, et contre-attaquerait de manière adéquate...
Mais Arch ne termina pas sa course par un coup d'épée, il se jeta sur le dos et glissa sur le sol, emporté par son élan, dans l'intention d'atteindre le Séraphin au tibia et de le mettre à terre.
Surpris, Greven bondit hors de la trajectoire du jeune Spellien, et celui-ci parvint à laisser une estafilade sur la jambe de l'instructeur d'un vif mouvement de sa lame.
En une seconde, Arch fut à nouveau sur ses pieds, et profita de la déstabilisation de son adversaire pour tenter un coup plus sérieux.
Le visage figé dans un masque de colère, Greven frappa dans un coup miroir de celui d'Arch, emportant l'épée de celui-ci dans la puissance brute de son marteau. La masse termina sa course à l'opposé de son point de départ, mais en ayant fracassé le bras gauche du jeune homme comme s'il eut été fait de bois tendre.
Arch s'écroula à coté de Stijax, se cabrant pour éviter d'atterrir sur son bras cassé. La douleur lui brouillait la vision. Il ne vit pas le maître-instructeur s'éloigner, braillant des remarques aux autres apprentis qui avaient interrompu leurs exercices pour regarder la scène. Il se força à se calmer et à respirer.




   Le reste de la journée avait été le plus difficile de sa vie. C'était la première fois qu'il subissait une blessure aussi sérieuse. Stijax lui avait confectionné une sorte d'attelle de fortune avec deux bouts de bois et des bandages. Il avait avalé ce qu'il pouvait du déjeuner frugal des apprentis, puis s'était allongé sur son lit, dans le dortoir.
La nuit tombait à l'extérieur, bien que la différence d'obscurité ne fût pas flagrante. En pleine journée, avec Akin dans l'axe du soleil, on se croyait au crépuscule en permanence.
Stijax était resté à ses cotés. Depuis l'incident, il avait une de ces rares expressions dépourvue de toute joie sur son visage.

  "On mérite mieux que ça."
Surpris par la voix sombre avec laquelle son ami avait parlé, Stijax tourna la tête vers Arch.
"Dis-moi, qu’est-ce qu’on fait ici ? Pour quelle raison on se lève chaque matin sous ce ciel de roche, privés des rayons du soleil ? Parce que d’autres personnes en ont décidé ainsi ?"
Stijax acquiesça.
"Tu as raison, on mérite mieux."
Arch tendit son bras valide et agrippa le poignet de son ami.
"On doit saisir notre liberté avant d’être définitivement enfermés ici."
Cette fois, une lueur d’intérêt s’alluma dans les yeux de Stijax.
"Tu pense qu’on devrait..."
Arch l’interrompit.
"Je crois qu’on pense tous les deux exactement la même chose."
Ils restèrent silencieux un instant. Excepté pour eux, le dortoir était vide.
"On pourrait aller à l’Académie. J’ai encore quelques amis là-bas qui pourraient nous aider à repartir de zéro." dit Stijax.
"L’Académie…" dit Arch pensivement.
Il avait passé son enfance dans un petit village non loin de l’Académie, dans la plaine ouest. Il se souvint être allé dans la grande cité en compagnie de sa famille, et il se rappellera toujours des grands murs d’albâtre surmontés de tours qui flottaient au dessus du sol, ornées de cristaux bleutés. Le palais de l’Académie, siège du Conseil de l’Arcane et lieu de formation des mages Spelliens, avait donné son nom à l’immense cité qui s’était développé tout autour. L’Académie était le carrefour de Spel, un lieu de diversités et d’échanges où se retrouvaient tous les peuples et cultures.
Pour les Spelliens, il s’agissait aussi d’un symbole de paix ; en effet, le Conseil de l’Arcane était la seule chose qui tenait les forces de l’Ombre à l’écart, loin à l’est. C’était un lieu qui avait toujours fasciné Arch, et il aurait aimé y vivre. Au lieu de cela, on l’avait envoyé en Aros, pendant que son frère aîné intégrait l’Académie pour y apprendre la magie de l’Ordre.
Il se tira de ses pensées et revint à la réalité.
"C’est un long voyage. Sans compter qu’on ne nous laissera pas simplement nous en aller…"
Stijax se fendit d’un sourire.
"Rien d’insurmontable. Tant qu’à fuir le camp, autant emporter des provisions. J’ai déjà réfléchi à tout ça, tu sais."
Arch lui lança un regard amusé.
"Ça ne m’étonne pas de toi."
Stijax se mit à faire les cent pas à côté du lit où était allongé son ami et poursuivit :
"Il nous suffit de partir vers le sud-ouest et de s’enfoncer dans les bois pour semer d’éventuels poursuivants, au lieu de prendre directement en direction de l’Académie au sud-est et de traverser la plaine nord. Une fois hors de vue d’Aros, on pourra bifurquer vers l’est, sortir de la forêt et traverser la plaine ouest."
"Il y a un problème." remarqua Arch. "Ce trajet nous fera traverser mon village natal… C’est probablement le premier endroit que les Séraphins vont fouiller si je disparais."
Stijax acquiesça.
"Tu as raison, mais nous n’avons pas d’autre choix. Toute autre route nous exposerait à être repérés par les Séraphins. Au mieux, il faudra contourner ton village et ses environs."
Tous deux retombèrent quelques instants dans le silence. Finalement, Arch poussa un soupir.
"Quand partons-nous ?"
Cette fois, Stijax sourit réellement.
"Pourquoi pas cette nuit ?"




  Un cri déchira la nuit et réveilla Arch. Oubliant son bras, un éclair de douleur le traversa lorsqu'il se redressa. Stijax était debout devant la fenêtre du dortoir, et l'agitation la plus totale régnait à l'intérieur. La plupart des apprentis se levaient précipitamment et s'équipaient avant de se précipiter dehors une arme à la main.
"Que se passe-t'il ?" demanda Arch, affolé.
Stijax tourna vers lui son visage éclairé par la lueur des flammes.
"Le camp est attaqué."

  Un instant plus tard, les deux amis sortirent du dortoir, dans la cour du camp. Autour d'eux, de multiples incendies dévoraient les tentes et les râteliers d'armes. Le coté opposé du dortoir avait lui aussi commencé à prendre feu. La fumée tourbillonnait dans l'air, rendant chaque respiration plus difficile et plus acre que la précédente. Des corps - les corps de leurs compagnons - jonchaient le sol. La poussière se mêlait au sang. A travers le crépitement des flammes, on distinguait des bruits de combat. Arch et Stijax se dirigèrent dans cette direction.
Au détour d'un bâtiment, ils tombèrent sur une scène de cauchemar : les apprentis étaient regroupés face à des monstruosités massives qui faisaient deux fois la taille d'un adulte. Ces créatures étaient grandes et puissantes, chacun de leurs pas faisant trembler le sol. Leur peau était rouge sang, leurs crânes ornés de cornes tordues. Des plaques de métal sombre disposées de manière désordonnée sur leurs silhouettes étaient tout ce qui leur servait d'armure. Ils brandissaient de larges morceaux de fer maculés de sang en guise d'épées.
L'un des apprentis s'avança et enfonça sa lame dans le torse d'un des monstres ; il avait à peine amorcé son mouvement que la créature saisit son bras et son arme dans la même prise, le souleva au-dessus du sol, et le trancha net en deux comme s'il avait été un brin d'herbe.

  Prenant conscience de leur impuissance, les apprentis commençaient à battre en retraite. Lorsque le monstre vit ses ennemis prendre la fuite, il s’avança en taillant en pièces les quelques téméraires qui étaient restés sur son chemin. D’autres créatures surgirent derrière lui et prirent en chasse les fuyards, s’approchant dangereusement d’Arch et Stijax. Le camp était désormais le théâtre d’un massacre.
"Nous ne sommes pas de taille ! Allons-nous en !" s’écria Stijax.
Arch s’élança à la suite de son ami, au milieu de la confusion qui régnait parmi les apprentis. Ils devaient sortir du camp et se mettre à l’abri de l’incendie, qui s’étendait partout où le groupe allait. Arch s’épuisait rapidement, son bras le faisant toujours souffrir. Son ami se trouvait au devant de lui, à la tête du groupe.
Soudain, un groupe de créatures se placèrent en travers de leur route. Ils jaillirent de l’ombre et encerclèrent le groupe d’Arch, écrasant les malheureux qui se trouvaient entre eux. La plupart des apprentis du groupe de tête continuèrent leur course, mais Stijax se retourna.
"Arch ! Va-t’en ! Je m’occupe des provisions, retrouvons-nous en dehors !"
Les deux amis restèrent un instant immobile, se regardant. Arch fit un signe de tête à Stijax. Puis un des monstres poussa un rugissement, et tous deux firent volte-face et s’enfuirent simultanément dans des directions opposées.
Derrière lui, il entendit les apprentis qui n’avaient pas réagi assez vite se faire éviscérer. Il n’eût le temps de faire que quelques pas avant que d’autres créatures ne surgissent et leur coupe leur seule retraite. Ils étaient coincés.
Un hurlement de rage retentit, et une des créatures s’effondra à terre, la tête fracassée. Un sang noirâtre et épais s’échappait de son crâne réduit en miettes. Ils n’étaient pas invincibles. Brandissant son marteau de guerre, tournoyant, et abattant son arme sur les énormes assaillants, Greven avait déployé ses ailes et ponctuait ses attaques de sauts impressionnants. Il prenait de la hauteur pour esquiver les assauts dévastateurs des envahisseurs, puis leur retombait dessus comme la foudre.
"Les Templiers de la cité sont en route ! Mettez-vous à l’abri jusqu’à leur arrivée !"
Le maître-instructeur hurla ses instructions avant de reprendre le combat. Alors que les apprentis se dispersaient, d’autres créatures s’avançaient sur le Séraphin. Arch eût une pensée compatissante pour Greven, qui fut vite chassé par la douleur de son bras cassé, et il s’enfuit à son tour.

  A moitié aveuglé par la fumée, Arch progressait difficilement entre les flammes. Les créatures étaient partout, rendant délicate sa progression vers l’extérieur.
L’incendie s’était propagé à l’ensemble des structures du camp, à présent. Il fit quelques pas dans une direction au hasard, ne sachant pas comment sortir de cet enfer, ne sachant même pas si l'enfer était autour de lui ou à l'intérieur de sa tête. Il se frotta les yeux, irrités par la fumée qui se répandait dans l'air, et aperçut une multitude de petites silhouettes dans le ciel, trop grandes pour être des oiseaux. Les paroles de Greven lui revinrent : Les Templiers de la cité sont en route… Il devait quitter le camp au plus vite s’il ne voulait pas que les Séraphins soient à ses trousses dès son évasion. Il se précipita entre deux rangées de tentes, sur un chemin relativement épargné par l'incendie, mais un mur de feu jaillit soudain devant lui. Il distingua une silhouette se tenant à la limite des flammes.
C'était une créature différente des monstres qu'il avait aperçus auparavant. Ses formes étaient féminines, son corps moins massif. Deux cornes s'enroulaient de chaque coté de sa tête. Des flammes dansaient au fond de ses yeux jaunes. Sa peau était grise comme une pierre tombale. Ses jambes se terminaient en deux sabots, semblables à ceux des taureaux. Elle lui souriait, et lorsque le regard de Arch croisa le sien, infernal, elle ouvrit la bouche et aboya une parole incompréhensible. Sa langue était de feu.
A peine avait elle parlé que deux énormes paires de bras saisirent Arch de chaque coté et le traînèrent jusqu'à la femelle.
La terreur paralysait sa gorge. Sans cela, il aurait hurlé sous la douleur. L'un des monstres avait agrippé son bras blessé pour le saisir, et il avait brisé les attelles rien qu'avec la force de sa poigne.
Il fut amené juste devant la femelle. Elle eut une moue désapprobatrice en le voyant de plus prêt. Elle parla d'une voix étonnamment claire et juvénile, avec une pointe de naïveté :
"Oh, il a l'air mal en point ! C'est vous qui l'avez abimé comme ça ?"
L'un des deux monstres grogna ce qui devait être une réponse négative.
La femelle prit le menton d'Arch dans une main griffue et lui releva doucement la tête pour le regarder droit dans les yeux. Son visage était d'une finesse admirable, elle aurait pu paraître très séduisante sans ses cornes, et surtout ses terrifiants yeux. Elle avait une expression d'inquiétude qui, Arch n'en doutait pas, était magnifiquement feinte.
"Je m'appelle Loth. Moi et mes amis, nous sommes des démons. Tu sais ce que sont des démons ?"
Autant qu'il lui était possible avec son corps qui lâchait progressivement prise et son esprit qui se rapprochait de l'inconscience, Arch secoua la tête. Cette fois, la démone eût l'air déçu.
"Les gens de ton monde ne savent pas grand chose, n'est-ce pas ?"
En parlant, elle caressa doucement le bras blessé d'Arch.
"Est-ce que ça te fait très mal ?"
Puis, sans attendre de réponse, elle planta profondément ses doigts griffus dans la chair du bras d'Arch. La décharge de douleur fut encore plus forte que ce qu'il croyait possible. Cette fois, il hurla. Loth, elle, sourit.
"Maintenant je suis sûre que oui ! Laisse-toi faire..."
Les démons qui le retenaient le lâchèrent soudainement. Il tomba à genoux, mais la démone le suivit dans son mouvement, gardant sa main plantée dans sa chair. Elle prit la tête d'Arch avec son autre main et l'attira contre elle. Elle lui murmura à l'oreille :
"Tu vas me suivre. Je vais m'en aller, et où que j'aille tu me poursuivras, tu viendras me chercher..."
La conscience d'Arch ne voulait pas s'en aller. Il voulait stopper cette souffrance, fuir toute cette douleur, mais son esprit restait clair. Que lui arrivait-il ?
Il vit avec horreur les veines de son bras blessé devenir écarlates, brillantes sous la surface de la peau autour des plaies infligées par la démone.
"Tu ne cesseras jamais ta quête. Tu me suivras jusqu'au bout de ce monde et des autres..."
Désormais, la peau et la chair se transformaient. Les tissus se racornirent comme du papier brûlé. Les vaisseaux apparurent, mis à nu entre les failles qui se creusaient dans son bras. Son sang lui-même s'enflammait.
"Tu viendras à moi, si tu veux me tuer. Tu viendras pour ta vengeance !"
Son bras ne ressemblait plus qu'à une parodie démoniaque de ce qu'il était auparavant. Lorsque la démone prononça le dernier mot, elle retira ses griffes et le membre corrompu s'enflamma, englouti par des flammes rouge sang qui ne diffusaient aucune lumière. Arch oscilla entre la conscience et l'inconscience, mais cette fois il sentait que quelque chose grandissait dans son bras et qu'il en perdait le contrôle. Il vit Loth s'éloigner de lui, et de grandes formes élancées commencèrent à se poser devant lui, à quelques mètres. Les Templiers. Luttant pour ne pas s’effondrer, Arch vit avec horreur un groupe de démons passer à côté de lui, l’ignorant, pour attaquer les nouveaux venus.
La chair de son bras, comme incandescente, commença à pulser d’une énergie qu’il n’avait encore jamais sentie. Il avait l’impression que ses muscles étaient faits de fers chauffés à blanc. L’énergie se mit à rayonner, se projetant hors de son bras dans une multitude de jets désordonnés, comme une fontaine de lave. A travers les flammes, la fumée et le chaos, il vit Greven approcher, les yeux fixés sur lui. Alors sa vision s'éteignit complètement, remplacée par un nuage écarlate. Il se sentait enfin partir, mais il ne le voulait plus. Il voulait arrêter la chose qui lui dévorait le bras, il savait qu'il devait lutter de toutes ses forces...

  Puis son bras explosa. Il entendit la terre pulvérisée autour de lui, et sa conscience fut soufflée comme la flamme d'une bougie.




   Il s’éveilla paisiblement sous la caresse du vent frais matinal. A travers ses paupières fermées filtraient les rayons du soleil qui trouvaient leur chemin entre les branches, et le bruissement des arbres agrémenté du chant des oiseaux acheva de le ramener doucement du sommeil.
Il ouvrit les yeux. Il y a longtemps qu’il n’avait fait un aussi terrible et réel cauchemar, mais comme tous les songes, son souvenir se dissiperait bien vite.
La première chose qui le frappa fut le fait qu’il soit dans la forêt. Que faisait-il allongé au milieu des buissons, à l’ombre bienfaisante des feuilles ?
La seconde chose le replongea dans la confusion, et fit renaître en lui la terreur lorsqu’il tenta sans succès de se redresser. Il ne sentait plus son bras gauche.
Laborieusement, il s’appuya sur son bras droit et s’adossa au tronc d’un arbre. Son bras invalide était entièrement recouvert d’un épais tissu, l’enveloppant depuis l’épaule. Le tissu en question ressemblait à une étoffe de qualité, et était recouvert de symboles bleus sur toute sa surface. Sous le tissu, Arch ne reconnaissait plus la forme habituelle d’un bras humain : il revoyait les chairs tordues et racornies qui s’y étaient subtilisées lors de cette affreuse expérience.
Il tendit la main pour toucher le membre inanimé.

  "Tu es enfin réveillé."
Arch s’écroula sur son flanc gauche, sans appui, surpris par la présence qui venait de surgir derrière lui.
Un vieillard se tenait là, le scrutant de ses yeux bleus profonds, une expression indéterminable sur le visage. L’homme était vêtu d’une robe grise et bleue, décorée d’ornements bleus et dorés de style similaire à ceux qui se trouvaient sur l’étoffe qui lui enserrait le bras. Ses cheveux blancs lui couvraient la nuque en queue-de-cheval. Ce qui frappa le plus Arch, ce fût le teint de sa peau : elle était sombre comme de la terre.
"Qui êtes-vous ?" demanda Arch d’une voix peu assurée.
"Je me nomme Abiradus, prêtre de Khasil." répondit le vieillard.
"Khasil … ?" fit le jeune Spellien d’un air confus.
Abiradus hocha la tête.
"Je vais tout t’expliquer, mais avant, comment se porte ton bras ?"
Arch reporta son attention sur son bras gauche. Lorsqu’il tenta de le remuer, il s’aperçut avec étonnement qu’il pouvait le bouger, mais qu’il n’avait pas la moindre sensation.
"Que m’est-il arrivé ?" demanda t’il finalement.
"Je pense pouvoir répondre partiellement à ta question, mais j’en ai d’abord une autre pour toi : Où sommes-nous ?"
Arch regarda autour de lui. La forêt s’étendait dans toutes les directions. Il regarda le vieil homme d’un air interrogateur.
"Je ne parle pas de cette forêt, mais de cet endroit en général."
"Eh bien… nous sommes sur Spel."
Le prêtre fronça les sourcils.
"Spel, hm ? Je viens d’une cité appelée Téfrimbi, située au milieu d’un désert sans fin. Je suis arrivé ici par un moyen que je ne comprends toujours pas, mais je suis certain d’une chose : ceci n’est pas mon monde."
Le jeune Spellien fit jouer ses articulations, son corps encore endolori.
"Comment pouvez-vous en être sûr ?"
Abiradus eût un petit sourire.
"Ici, il n’y a qu’un seul soleil."
L’étrangeté de ce qu’il venait d’entendre parvint à faire sourire le jeune homme.
"Et qui est tu ?" demanda Abiradus.
"Je m’appelle Arch."
Il ne dit rien de plus. Le vieux prêtre sembla attendre davantage de lui durant un instant, puis décida de poursuivre.
"Bien, jeune Arch, revenons-en au problème présent. Comme je te l’ai dit, je suis un prêtre du dieu-protecteur Khasil. Depuis toujours, notre temple est la première ligne de défense de Téfrimbi face à ses ennemis ancestraux, des monstruosités tout droit sorties des enfers, qui ne vivent que pour le massacre et la destruction : les démons."
"Ce sont ces choses qui nous ont attaqué !?" s’écria Arch, la colère perçant dans sa voix.
"En effet, jeune homme, et à la vue de ton bras je dirais que tu as été leur plus malheureuse victime. Hélas, je n’avais jamais vu ce genre de… de malédiction, avant aujourd’hui. J’ai enchanté cette étoffe enveloppée autour de ton bras avec un sort servant à nous protéger des attaques démoniaques, et on dirait que cela a l’effet escompté."
"Une malédiction…" murmura Arch. Soudain, il se mit debout en s’agrippant au tronc d’arbre, les yeux exorbités. "Je me souviens ! C’est cette… cette créature…"
Il s’interrompit. Ses souvenirs de la veille étaient encore confus. L’attaque du camp… l’incendie… les démons… les Templiers… Stijax… et la démone… comment tout cela s’est-il terminé ?
"C’est vous qui m’avez transporté hors du camp ?"
Abiradus eût l’air étonné.
"Un camp ? Il ne restait que des ruines et des cendres là où je t’ai retrouvé inconscient, mon garçon. Quand la force démoniaque qui habite ton bras s’est libérée, tout ce qui se trouvait autour de toi a été… anéanti. Je connais bien ce phénomène, c’est le pouvoir dont se servent les démons."
Arch ne put croire ce qu’il entendait.
"Anéanti ? Qu’en est-il des autres apprentis et des Templiers ?"
Le vieil homme secoua la tête d’un air désolé.
"Je suis navré. Je n’ai pas vu de corps, uniquement des décombres. Et des cendres."
Un vide se forma dans l’esprit d’Arch. La destruction du camp ne le troublait pas outre mesure. En revanche, la mort de toutes les personnes qui s’y trouvaient était si terrible, si inimaginable qu’il ne pût se résoudre à l’accepter. Le sentiment de culpabilité qui tentait de s’imposer à sa conscience était trop lourd pour lui. Il resta silencieux quelques instants, durant lesquels une diabolique alchimie s’accomplissait dans ses pensées. Rapidement, il avait rejeté tout sentiment autre que la colère. Il se raccrocha à son désir de vengeance pour ne pas sombrer.
"Je dois retrouver cette démone et la tuer." dit-il d’une voix plus sombre que jamais.
Le visage du vieux prêtre se crispa. Il s’approcha du Spellien avec une vivacité insoupçonnée et il le saisit par les épaules.
"Tu as rencontré Loth ?"
Les yeux d’Arch s’enflammèrent à ce nom et son bras se remit à le tourmenter de brûlantes vagues de douleur.
"Elle est responsable de ce qui m’arrive."
Le vieil homme s’écarta de lui, sans le quitter des yeux. Dans son regard clair brillaient la même détermination, la même soif de vengeance.
"Dans ce cas, nous avons le même ennemi, jeune homme. Je l’ai affrontée pour la première fois en Téfrimbi, il y a quelques heures seulement. Elle et ses laquais ont massacré mes frères, et ont ensuite emprunté un étrange portail qui les a menés ici. Tu connais la suite."
Les paroles d’Abiradus nourrissaient la rage du jeune Spellien, mais il réalisa à ce moment qu’Abiradus avait interrompu sa quête uniquement pour l’aider, lui, un inconnu sur une terre étrangère.
"Pourquoi m’avoir sauvé ?"
Abiradus fronça les sourcils.
"J’y venais. J’ai suivi les démons à travers cette forêt, curieux de savoir ce que Loth venait faire ici. J’ai senti la décharge d’énergie démoniaque en arrivant à la lisière du bois, et je me suis immédiatement protégé à temps pour ne pas être détruit moi aussi. Il était trop tard pour vous sauver toi et tes amis, mais j’ai vu quelque chose qui m’a interpellé au plus haut point : Loth fuyait."
Soudain, Arch comprit. Les rouages de son esprit se mirent en marche, exposant toutes les conséquences qui découlaient de ce que le vieux prêtre était sur le point de lui dire.
"Elle fuyait pour sauver sa vie. C’était la première fois que je voyais la peur sur le visage d’une créature démoniaque, mais c’était bien réel. Elle craignait ton pouvoir."
Arch examina son bras maudit. Après son précédent accès de rage, la douleur commençait à s’atténuer. Il déploya des doigts crochus, comme faits pour s’enfoncer dans la chair d’autrui et la déchirer. Par endroits, des tâches écarlates commençaient à apparaître sur l’étoffe sacrée.
"Mon pouvoir ? Quel genre de pouvoir amène en un instant mon corps à ses limites, en emportant les vies que tous ceux qui se trouvent autour de moi ?"
"Voici ce que je te propose." déclara Abiradus d’un ton solennel. "Viens avec moi en Téfrimbi. Je t’aiderais à contrôler cette malédiction, et à en faire une arme à tourner contre les démons. En échange, je veux que tu nous aides dans notre combat."
Arch était responsable de la destruction d’Aros ainsi que de la mort de nombreux jeunes Spelliens et, pire encore, de Templiers. Aux yeux des Séraphins, il ne devait pas être bien différent du pire des démons. Sa décision avait été prise avant même que le prêtre ne formule sa proposition.
Tu viendras à moi, si tu veux me tuer. Tu viendras pour ta vengeance !

"J’accepte."




  Après quelques heures de marche à travers la forêt, le vieil homme et son jeune compagnon arrivèrent dans une petite vallée dissimulée au milieu des arbres. Une longue clairière s’étendait devant eux, baignée par la lumière du soleil au zénith. Au centre de cette clairière se dressaient des tas de pierre au premier abord informes.
"Nous y sommes." déclara Abiradus.
"Hm !" Arch ne semblait pas convaincu. "Ceci est un portail vers votre monde ?"
Abiradus fronça les sourcils.
"Comme je te l’ai dit, je ne comprends pas moi-même la nature de ce portail, mais ma présence et celle des démons est la preuve de son fonctionnement."
De plus près, les tas de pierre les plus hauts ressemblaient à des colonnes effondrées. Au centre des ruines se trouvait une grande plate-forme. Les deux hommes s’avancèrent sur ce bloc, au centre duquel était gravé un grand cercle pourvu de symboles complexes. Arch observait la structure avec intérêt.
"Je n’ai jamais rien vu de tel…" Il se tourna vers le prêtre. "Comment cela fonctionne-t’il ?"
Abiradus avait l’air confus. Il secoua la tête, comme s’il cherchait quelque chose qu’il aurait égaré.
"Je n’en ai pas la moindre idée."
Le jeune Spellien en resta bouche bée. Le vieil homme tenta de s’expliquer.
"Comment suis-je censé le savoir ? Lorsque je l’ai emprunté pour la première fois, à la suite des démons, il m’a immédiatement amené ici…"
"Peut-être que seuls les démons savent comment le faire fonctionner, et que vous n’avez fait que profiter de leur passage."
Tout en disant cela, Arch souhaitait de tout son cœur avoir tort. Il ne pouvait rester ici et laisser Loth s’en sortir…
Loth. Le visage féminin et presque séduisant de la démone lui revint clairement. A nouveau, sa colère monta en lui. Tu me suivras jusqu'au bout de ce monde et des autres...
Alors quelque chose se produisit. Le vent doux qui soufflait dans la vallée s’arrêta soudainement, et une forte rafale semblant provenir du centre de la plate-forme ébranla les deux compagnons. Au moment où une lumière irréelle, ne semblant venir de nulle part, l’enveloppait lui et le vieux prêtre, Arch eût un sourire. Hm. Je vois.

  Puis ce fut son premier voyage dans ce qu’il connut des années plus tard comme le Néant entre les Mondes.


Connectez-vous pour commenter