Nous étions alors à presque un demi-siècle de la guerre Décennique.
Jamais l’économie n’avait été si forte, jamais l’homme n’avait connu un tel bien-être. À l’aube du millénaire, le nombre de richesses y compris technologiques laissaient le monde dans une opulence admirative. Quelques années avaient suffi à résoudre toutes les crises déclenchées par l’homme, que l’homme avait alimentées jusqu’alors, qu’il voyait à présent se finir, comme si les chiffres éclatant, les ressources dites intarissables s’avérant infinies, tarissaient l’imperfection inhérente à l’homme.
Le président Ferret accumula quarante ans à son poste, au terme desquels, ses articulations frappées par la maladie, il n’était plus que le vieillard dans sa chaise de santé, quand à la cérémonie de la troisième exploitation dans les Arroches, un incident de cause humaine le blessa mortellement. Il mourait dans les deux semaines, malgré les traitements, après avoir prononcé ses derniers vœux pour la nation.
À vingt-six ans, six ans après le gouvernement Ferret, Alain Rougevin n’était que le président de l’Atasse et forte de quarante drapeaux, de la seconde puissance mondiale. Il n’y avait pas eu d’élections. Tous les pouvoirs lui avaient été conférés, sans limite ni mission, pour guider le monde prospère vers plus de prospérité. Alain n’avait pas eu son mot à dire : cela s’était décidé à ses huit ans. La présidence ne l’avait pas rendu égoïste ; son égoïsme avait fait de lui le président.
Il avait la figure pâle et sèche d’un enfant, sans barbe, le cheveu court, mais aussi le regard rivé au sol. Entre ses dents une pomme croquait comme de la pierre. Tous les jours il trouvait sur son bureau la petite assiette, avec un fruit ou une boisson, recouverte par un mouchoir blanc déplié impeccablement. À quoi s’ajoutaient le sous-main, deux piles de dossiers photocopiés et un seul stylo, posé à l’extrême bord du bureau.
Elle attendait depuis une minute que le président la remarque, alors qu’il tournait les pages négligemment, du rapport d’estimation à la frontière. Elle s’appelait Mélanie Taquenard, elle dirigeait la commission d’aide à l’estimation aux installations de Tiersule, enfin le président savait d’elle qu’elle s’inquiétait des chiffres, après quoi il n’aurait pas été capable de donner la couleur de ses cheveux.
Le Liscord ne répondait plus. Les trois îles de Tiersule, à la frontière, en étaient le plus sûr spectateur. Une à une les communications faiblissaient, se brouillaient jusqu’à disparaître. Il en allait ainsi de tous les réseaux et cela malgré les assurances du continent, qu’il ne s’agissait que de problèmes techniques. La responsable Taquenard comme le président songeaient tous deux que le problème technique n’existait pas.
L’erreur, à quelque stade de la chaîne, était toujours humaine.
Ces six derniers mois, la rupture de contact s’était intensifiée. Le Liscord ne prenait même plus la peine de démentir : il maintenait le silence. Les experts et les diplomates, envoyés là-bas, soit revenaient bredouilles, soit disparaissaient. Le rapport de la responsable Taquenard, qui listait tous les signaux récents de cette situation, et en calculait les conséquences, ne faisait que répéter ce que le président savait déjà.
De sa main il rejeta le feuillet, puis il mordit dans sa pomme qui brunissait : « Sans intérêt » conclut-il la bouche pleine, à lui-même. Elle récupérait son travail de deux cents pages, piquée. « Monsieur le président ! » Mais le président n’écoutait pas. Dans sa tête se faisait le travail que n’importe quelle calculatrice aurait pu faire, que le Liscord était la première puissance mondiale, qu’en cas d’affrontement, en tous les cas, l’alliance ne faisait pas le poids. « Il faut les tuer, tous » soupira-t-il, avant de remarquer qu’elle lui parlait encore des calculs et des quarante simulations.
À part le bureau la pièce était vide de tout meuble, de tout ornement. Les prises de courant le long des lattes rappelaient l’ancien secrétariat. Il avait fallu déménager là, à cause de la fresque dans le véritable bureau présidentiel, qu’Alain Rougevin ne supportait pas, et qui représentait le monde. « Monsieur le président, » répéta-t-elle, « nous avons encore perdu deux cents systèmes sur le réseau et le contact avec trois satellites. Soixante pour cent des signaux de Tiersule sont passés de trois à deux sur trois et le mouvement s’accélère d’un cinquième chaque semaine ! D’ici trois à sept mois… »
« Les nombres se portent bien, » coupa le président, qui savait les centaines de satellites et les dizaines de milliers de systèmes. « Je ne vous parle pas des nombres ! » se plaignit la responsable Taquenard. « Je vous parle d’une crise, monsieur le président. » Alain sourcilla. Le mot rappelait de mauvais souvenirs, du temps où tout allait mal.
« Ne vous inquiétez pas… » il chercha le nom un moment, le trouva. « Je vais consulter Gilles. » Mélanie se sentit soulagée enfin. En supervisant les experts infaillibles de Tiersule, elle avait éprouvé une responsabilité qui ne s’achevait que là, une fois remise à l’infaillibilité de la présidence. Elle resta comme essoufflée après une âpre bataille, et hébétée par sa réussite ; elle serait restée là si le général de toutes les armées ne s’était pas présenté au bureau.
Cet homme, accompagné de onze cadres, avait fait frapper aux portes du bureau. À cela une voix roulante, légèrement aiguë, annonça le général des armées Edmond Larsens. Mélanie regarda tour à tour la porte et le président. Ce dernier se renfermait sur son fauteuil, sans répondre.
Une troisième personne était avec eux dans le bureau. Il s’agissait de Joseph Stine. Ce n’était pas un garde du corps, ni le chef des gardes du corps, mais le garde du corps du président. Pour lui aussi, cela s’était décidé à huit ans. Il en comptait trente-quatre ; il avait passé sa vie à s’entraîner ; sa mission était en outre, en cas de nécessité, d’abattre le président de sang-froid. Plus grand d’au moins deux têtes, taillé, armé pour la guerre, il suivait avec la plus parfaite fidélité son maître.
Sorti de son immobilité, il alla jusqu’à la porte, l’ouvrit d’une main, lui-même effacé sur le côté, pour faire entrer les militaires. Ceux-ci portaient les uniformes de sortie.
« Monsieur le président, notre marine est humiliée. »
Le président Rougevin pencha la tête, se frotta l’œil. « Monsieur ! » Le général Larsens d’habitude ne s’emportait pas, mais suivait le bon vouloir du dirigeant. Cependant il ne pouvait plus se contenir. Il soufflait comme le taureau. « Le financement du porte-avions quatre. Il n’y a pas de porte-avions quatre. » Alain préféra ne pas avouer qu’il n’avait aucune idée de ce dont on lui parlait. « Tout l’argent est passé dans le croiseur lance-missiles lourd du quai Pontier. » Il allait continuer quand le président l’interrompit du doigt. « Combien ? »
« Vingt-deux milliards, » et comme le président se taisait, « monsieur le président. »
« Alors c’est sans importance. » Sous le millier de milliards, l’argent lui faisait l’effet de quelques centimes dans une tirelire. « Monsieur ! » reprit Larsens en serrant les dents. Il ne faisait pas d’emphase. Cet objet le touchait personnellement : « ce croiseur a des canons ! » Le président sourcilla. « Des canons ? » – « Des canons, monsieur le président. Vingt-deux milliards pour une canonnière. C’est une erreur inexplicable, mais monsieur, ça ne remplace pas le porte-avions. »
Avec le retrait de deux navires de soixante mille tonnes, et la promesse réduite de deux à un porte-avions, la flotte nord s’était retrouvée complètement dégarnie, si bien que face aux six porte-avions du Liscord, l’Atasse n’en alignait que trois. Or le Liscord en produisait deux autres. Mais l’opinion ne voyait plus de nécessité dans l’armement.
« Monsieur le président, s’il y a un incident à la frontière, ce n’est pas avec cette blague que nous pourrons tenir nos intérêts. » Alain ne répondit pas. Il jeta un regard de côté, à son garde du corps. Il l’observait immobile, près de la porte. Il devait estimer, à cet instant, le temps qu’il faudrait au soldat Stine pour abattre tous les gens présents dans la pièce. « D’accord, d’accord, » dit-il, « j’en parlerai à Gilles. » Les officiers de l’armée l’en remercièrent.
Mélanie Taquenard était restée présente durant tout ce temps, sans savoir où se mettre. Elle s’était éloignée de quelques pas, avait écouté la conversation. Malgré l’âge, elle était restée belle. Les cheveux, portés longs, contrastaient avec son habit crème. Elle se sentait telle l’agneau parmi les loups, loin de sa place, loin des machines. Le sifflement des ventilateurs lui manquait.
Le général Edmond Larsens, relevant soudain la présence de ce dossier parasite sur le bureau, jeta sur elle son attention, et forçant ses lèvres, demanda ce qu’elle faisait là. Elle n’avait pas fini de répondre qu’il tenait en main le rapport d’estimation à la frontière, avec les simulations. D’ici deux ans, cent douze pour cent du réseau aurait disparu. L’esprit obtus du militaire n’y comprenait rien.
« Quel est votre avis, madame Taquenard. » Il venait de hacher son nom. Elle, elle demanda sur quoi il voulait que son avis porte, le rapport ou l’humeur du militaire. Ses paroles avaient frappé ce dernier comme les vagues un récif, sans l’ébranler. Il l’ennuyait formidablement. Mélanie ne supportait pas la façon dont il tournait les pages. Mais il répondait : « Sur le temps qu’il vous reste pour boucler vos affaires et quitter Tiersule. J’espère que vous calculez vite et bien. »
Le président ne les écoutait pas. Il s’était avancé un peu et à cela, insensiblement, tout le monde s’était écarté de deux pas. Tandis qu’ils parlaient, lui découpait dans la moitié de pomme deux quartiers qu’il vida de leurs cœurs, puis il prit le premier et l’autre main tenant le mouchoir, il le croqua. Mélanie ne sut pas pourquoi elle eut un accès de colère brusque : « Ceci est une affaire civile, général. » Elle songeait qu’aucun navire de guerre ne pouvait rétablir les communications. Larsens se détourna : il avait l’arrière du crâne dégarni, la peau rougie jusqu’au cou.
Parmi les cadres s’avança un trentenaire, cheveux clairs, qui souriait toujours même finement, et très fier de sa moustache. Le général de corps Derdin parla : il rappela à chacun ses fonctions, l’importance de chacun et la modestie dont devait faire preuve l’homme. Mélanie prit pour une excuse le grommellement de Larsens, ce qui la poussa à s’excuser également. À quoi Derdin lui demanda, et la convainquit de leur parler de son rapport. Enfin s’excusant auprès d’elle et auprès du président, il invita le général des armées à reprendre les affaires courantes.
Le dernier officier à sortir, qui se retenait de tousser, la salua d’un « madame » en passant devant elle. Elle répondit machinalement, sans songer à le corriger, sans songer plus à rien jusqu’à se que se referme la porte sur l’extérieur. Mais déjà Rougevin tirait de la pile de dossiers un autre feuillet, dont il parcourut le titre des yeux. « Professeur Frédéric Jean » répéta-t-il deux fois, la seconde fois lentement, butant sur le nom. Le nom de la discipline de ce professeur échappa complètement au président, qui se contenta de faire un signe à son garde du corps.
Joseph Stine sortit de son immobilisme. Il frappa trois coups à la porte, avant de retourner à son poste. Mélanie, qui assistait à tout cela, se rendant compte qu’elle avait été oubliée, balbutia qu’elle allait s’en aller mais n’en fit rien, car elle attendait un acquiescement qui ne vint jamais. La même voix roulante et aiguë reprit : « Le professeur Jean Frédéric est absent. » D’un coup sec, Rougevin avait arraché la page de garde du feuillet, pour la déchirer lentement. Il laissa les lambeaux sur le tas, tira un autre dossier qu’il parcourut sans mot dire. Elle songea que les hommes n’étaient pas fiables.
« Monsieur, » se permit-elle de dire, « je connais le professeur Frédéric, nous avions travaillé ensemble. » Elle ne vit aucune réaction chez son président, sinon un léger froncement au haut du nez. « Je suis sûr qu’il a d’excellentes raisons d’être absent. » Elle se serait attendue à une réplique, puis se surprit à avoir eu une telle attente : le président ne réagissait à rien. Ce mutisme la poussait à insister, toujours plus. « S’il vous communique un rapport, ce doit être important. » Et faisant mine de s’approcher, « de quoi parle-t-il ? »
Elle avait fait deux pas quand Rougevin se rappela de son existence. Il lui demanda ce qu’elle faisait encore là. Il lui demanda encore si une quarante-et-unième simulation justifiait sa présence. Mais elle continua : « Il faut lire son rapport, monsieur le président. » À chaque fois que le titre revenait, elle avait ce goût dans la bouche, comme quelque chose en plus que le titre qui dérangeait tout le monde. Mélanie ne comprenait pas son acharnement. « Le professeur Frédéric… »
« Y a-t-il un aérodrome à Tiersule ? »
Elle s’arrêta, surprise. « Un aéroport. » Lui reprit : « Suffisant pour des bombardiers ? » Elle ne comprit pas. Il répéta, déroula le nom de bombardier atmosphérique à long rayon d’action. Le pays, officiellement, n’en possédait plus. Mélanie, elle, ne comprenait toujours pas ce raisonnement. Elle avait beau déduire, déduire encore, la question était si loin de ses préoccupations et de ses compétences qu’elle en était ridicule.
Le président non plus, ne savait pas où il voulait en venir. Il s’en désintéressait complètement. La question lui était venue comme mille autres ; il s’était senti le besoin de la poser ; à mesure que cette inconnue lui répondait, il sentait que la réponse lui déplaisait autant que la question, et plus elle précisait, plus ces précisions s’éloignaient de ce qui, à un instant, avait pu le préoccuper.
« Allez-vous en. » dit simplement le président. Elle frémit, elle vacilla mais ne montra rien de plus de ses sentiments. Au lieu de quoi Mélanie se piqua encore. Cependant le président rassemblait les restes de sa pomme dans l’assiette, avant de la recouvrir du mouchoir blanc. Elle n’arrivait pas à tourner les talons. Elle le vit prendre le dossier du professeur Frédéric et l’ajouter à la pile, sans distinction.
Mais une heure venait de sonner. Ils n’entendirent pas de son, seulement l’absence de nouveaux rapports la ramena à elle-même : elle jeta un œil à sa montre, ce qui suffit à lui faire oublier toutes ses préoccupations. Seuls lui revinrent en tête ses rendez-vous, sa sieste et le retour à Tiersule. Ce vide lui fit immédiatement prendre la direction de la porte, d’un pas pressé même, pour quitter l’enfermement présidentiel.
Le président souffla pour lui-même, faiblement, « ça y est » mais la pièce n’était pas faite pour retenir les sons. Elle l’entendit, sans savoir pourquoi il avait dit ces mots. Le garde du corps s’arracha soudain à son immobilisme, rejoignit son président et s’arrêta droit au côté du bureau. Il présenta les armes. De huit ans plus âgé que Rougevin, Joseph Stine était toujours le dernier interlocuteur muet de cette séance.
Mélanie revint sur ses pas, précipitamment, sans savoir ni pourquoi ni pourquoi dire et elle se pressa : « À propos du professeur Frédéric, » Le président s’était levé, il gardait les yeux au sol. « Il doit venir à Tiersule lundi prochain. » Elle avait songé à ajouter que le président pourrait le rencontrer là-bas, mais cette proposition lui sembla trop contraignante. En même temps, la responsable Taquenard cherchait la moindre réaction du président. Il la regarda enfin :
« Vous n’êtes pas Gilles. »