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Mélanie Taquenard devait recevoir le jour même une invitation à rencontrer les journaux. Elle déchanta en apprenant la raison : après la conférence de presse, tenue par le président, la nouvelle du jour était ce navire de vingt-deux milliards, qui de porte-avions – les usines de Pontier étaient très concernées – se révélait n’être qu’un vulgaire croiseur. Sans qu’elle ne sache comment, un journaliste avait appris qu’elle en savait plus, et la priait de le rencontrer au quai des Dalles, à vingt-deux heures.

« À vingt-deux heures je serai dans mon avion, sous somnifère. »

Elle s’avachit dans sa chaise en ruminant l’idée que six mois d’efforts étaient ignorés. Mélanie refusait de voir dans ce navire autre chose qu’un fait divers. Cependant à Tiersule les gens se montreraient plus compréhensifs, avides aussi d’apprendre les nouvelles de la capitale. Déjà, la mélodie douce de ses écouteurs l’apaisait. Si ses pensées revenaient parfois au président, autrement, tout le reste sombrait en une brume ouatée.

Son travail lui ne cessait jamais. Autour d’elle deux dizaines d’ordinateurs tournaient dans un ronronnement lancinant, sans écran, seulement des tours épaissies de câbles dont parfois les lumières sur leur boîtier changeaient de couleur. L’air tiédissait en leur présence, se brassait dans la chambre en un léger courant. Cette mélodie lui rappelait sa jeunesse. Elle dodelinait la tête pleine d’équations, de variables, de schémas qu’il fallait calculer et calculer encore.

Son unique interface s’alluma dans un grésillement. L’ordinateur confirmait les réservations du vol, l’arrivée d’une voiture et en dernier lieu affichait une carte avec un petit point clignotant, sur la route des falaises entre la capitale et Pontier. Elle se redressa, frotta un œil avec le côté de sa main, dans l’attente que le petit point clignotant disparaisse. Comme il se maintenait, toujours en direction de Pontier, elle articula : « Qu’est-ce que c’est ? » L’interface fit apparaître le nom auquel sa propre déduction l’avait amenée.

Ce journaliste qui l’avait invitée, vingt-deux heures quai des Dalles, se dirigeait aux chantiers de Pontier une enveloppe de couleur militaire en poche. La chevelure mi-longue, très noire, s’agrémentait d'une chemise noire sans col, en coton, et d’un pantalon également noir. Il portait en conduisant d’épaisses lunettes qui lui empêchaient de voir, même si le soir tardait à tomber. De temps à autre le journaliste les relevait pour regarder l’heure, tandis que la voiture corrigeait sur sa route un nouvel écart.

Sa montre était restée dans la boîte à gants. Il regardait l’horloge de sa voiture, une petite familiale de série à l’extérieur sale, sur laquelle se trouvaient collées des publicités pour son journal. On le payait pour que le véhicule reste propre, aussi le faisait-il nettoyer régulièrement et sans faute le véhicule revenait sale. Alors il s’était fait à l’idée. Sa main sur le volant laissait tourner. Il regardait la vingtième minute de vingt heures virer.

Il s’appelait Rhages.

Deux journalistes seulement avaient reçu l’autorisation de voir le croiseur lance-missiles lourd des chantiers Pontier. Il était le premier, le second ne viendrait pas – pas assez professionnel, celui-ci préférait ses amis au métier. Rhages serait donc le premier et le seul à découvrir ce navire. Sur le coup, rencontrer une inconnue comme Taquenard ne l’intéressait plus. Mais plus il regardait l’horloge et plus il se répétait « je peux le faire ». Lui, au contraire, professionnel, il l’était trop.

Il n’entra pas dans Pontier mais passa le long des berges par le faubourg, jusqu’à ce que les bâtiments l’entourent puis le délaissent et qu’après le dénudement bétonné de la côte il aperçoive deux files de grues géantes. La voiture se parqua presque au-dessous. Un signal sur l’écran de bord lui fit ouvrir la boîte à gants et la fouiller. Il resta ensuite, la main sur la portière, à regarder les contrepoids des engins, après quoi il vérifia la plus proche entrée pour s’y diriger.

Une impossible casemate de béton constituait le quai numéro un des chantiers, assez vaste pour contenir un pétrolier, plus large encore. Les grues la jalonnaient des deux côtés. Aux entrées blindées papillonnaient deux caméras. Comme il s’approchait, la plus proche porte s’ouvrit, de laquelle parurent quelques militaires, parmi eux un officier capitaine visiblement fatigué, dont un œil restait presque constamment clos.

« Arnevin, à votre service et bienvenue aux quais Pontier, monsieur ? » Simon Rhages se présenta, carte en main. Il tendit l’enveloppe, qu’il garda ensuite tandis que les militaires le faisaient entrer. Deux couloirs parallèles couraient dans le pied de la casemate. Ils passèrent devant des salles enfumées, toujours plus profondément entre les murs défraichis, tandis que le journaliste posait ses premières questions.

Légèrement devant lui Arnevin lui répondait, non sans pianoter parfois sur un ordinateur de poche pour vérifier l’information. « Cinq cents millimètres » disait-il à propos des canons, douze canons de cinq cents et il cligna de l’autre œil au journaliste. Ce dernier se contenta de noter le nombre sur son appareil, sans autres. La véritable question lui brûlait les lèvres, qu’il ne devait pas encore poser.

Une porte s’ouvrit sur un large hangar, à hauteur de passerelles solidaires aux murs, qui longeaient une véritable maison d’acier. Il constata ce bunker et reportant son attention sur le capitaine, lui demanda quand on lui montrerait ces fameux canons. Les canons étaient là. Il se trouvait à côté. En même temps qu’il dépassait cette maison, il en vit dépasser des tubes longs d’au moins quinze mètres : c’était, penchée, l’une des quatre tourelles entreposées là dont l’anneau de quatre étages reposait sur le sable.

De petites lumières hautes au plafond laissaient sur elles des ombrages crus. L’appareil de Rhages à chaque photographie perturbait cette fixité. « Ce sont des monstres ! » Le capitaine clignait de son œil valide, amusé mais incapable de rire de cette naïveté. Après une vingtaine de prises, il lui fit prendre un autre couloir, jusqu’à un ascenseur dans lequel ils grimpèrent sept étages. Là, Rhages posa d’autres questions, dont le rôle qu’aurait ce navire. Il ne comprit pas ce que le capitaine voulut dire par la stratégie du « saute-mouton ».

De nouvelles passerelles aériennes surplombaient le quai à sec. Un homme s’y tenait, qui regardait devant eux une vaste coupole sans couleur. Le journaliste prit mécaniquement une photographie, puis s’avança et vit le contrebas. Il ne reconnut rien d’abord, sinon une gigantesque masse de métal couleur océan, qui allait presque d’un bout à l’autre du quai : plus de trois cents mètres. De vastes espaces en étaient comme vidés, laissés nus, un peu partout à sa surface. Il comprit que c’était le navire.

Ici se trouverait telle tourelle : on lui en désignait les quatre emplacements, vastes puits circulaires, qui bornaient les deux côtés de la citadelle. Et ainsi de suite. « C’est une blague, » lança l’homme, avec la voix du général des armées Larsens, « une blague à vingt milliards. » Il rejoignit le journaliste, qui photographiait déjà, qui s’écarta légèrement avant de serrer la main tendue. « Une mauvaise blague » trouva seulement à dire le général, droit, la nuque raide, pour ce tas de ferraille.

On lui désignait à l’arrière le pont des hélicoptères, les rampes des drones qu’il ne voyait pas. Le long de la coque, dont on lui décrivait le blindage, se trouvaient seize emplacements vides, destinés aux tourelles d’autocanons. Bien à l’avant, en « plaque de chocolat » se trouvaient cent soixante lanceurs verticaux. Au centre de la citadelle, tout autant. Il ne voyait que des surfaces vides, rectangulaires. Puis il distingua enfin les deux tours.

« Pourquoi ces deux… » Rhages ne trouvait pas le mot. Le capitaine lui expliqua le principe de redondance, doubler l’équipement pour la survie du bâtiment. Quant au mât plein, qui portait le radar, il s’élevait de la tour avant jusqu’à leur hauteur, à quarante-cinq mètres. Ses quatre côtés se couvraient comme de panneaux solaires. « Ce bâtiment est un gyrophare dans une nuit d’encre, » statua le général, qui ne s’intéressait pas à la portée de ces radars. Il y en avait six, plus trois sonars, que Rhages ne voyait pas, et ainsi de suite, pour la propulsion, pour l’énergie et l’équipage.

Le journaliste regarda encore vaguement la masse de métal au-dessous d’eux. « On peut visiter ? » Le capitaine acquiesça.

Ils descendirent tous jusque sur le quai, d’où un porteur les mena sur le pont blindé. L’appareil du journaliste lui fit demander pourquoi le navire n’avait toujours pas de nom. À quoi le capitaine haussa les épaules, avant de parler de brouillard : il obtenait alors toute l’attention du général. À part quelques écoutilles laissées ouvertes, et le matériel de chantier, Rhages ne voyait pas même un garde-fou qui aurait varié ses photographies.

Dedans également, le vaisseau paraissait vide. Il trouva les couloirs étroits, les escaliers encore plus, jusqu’à ce qu’ils atteignent le couloir au fond du navire qui allait d’un bout à l’autre : ils n’en distinguaient le fond des deux côtés que très vaguement. On les mena à l’arrière, où ils virent le second pont des aéronefs. Suivirent les quartiers d’équipage, la chambre du capitaine, puis ils remontèrent dans la citadelle.

Tandis qu’il leur fallait monter un énième escalier, en direction de la passerelle, le général Larsens s’arrêta, arrêta avec lui d’une main sur l’épaule le journaliste et demanda à bifurquer en direction du centre, en désignant une certaine porte verrouillée. Comme toute la citadelle, cette porte était blindée, épaisse de quarante centimètres. Le capitaine dut s’excuser auprès de son supérieur : « cet espace est interdit, même au commandant du navire. » Il ne pouvait pas lui-même dire ce qui s’y trouvait.

Il ne s’y trouvait rien encore. Mais Larsens ruminant ses pensées : « Ce n’est pas un croiseur. C’est un cuirassé. » La différence était d’à peu près soixante mille tonnes, soit cent mille pour ce bâtiment. Le général semblait compter sur ses doigts. Il avait l’air légèrement perdu, ne pouvant pas avancer, ne voulant pas non plus suivre les autres qui s’entraînaient vers la passerelle. Il était seul face à quelque vérité comme un mot sur le bout de la langue.

Quant il rejoignit le journaliste, sur la passerelle, ce dernier tournait autour de la barre en bois aux côtés des manettes neuves, et le photographiait sous plusieurs angles. Larsens alla directement aux postes secondaires, puis aux meurtrières qui donnaient sur l’extérieur. Il lui semblait distinguer le pont avant.

« Votre nom ? » demanda-t-il à Rhages. Ils n’étaient alors plus que trois, à part toutes les consoles de la passerelle, chargée de radios, de moniteurs, d’écrans larges incrustés à la surface pâle. La réception devait être excellente. « Qu’en pensez-vous ? » À cela le journaliste posa la question qui lui brûlait les lèvres : « D’où vient l’erreur ? » Le public ne s’intéressait qu’à cela. « Il n’y a pas d’erreur, » répondit Larsens, avant son subordonné.

« Laissez-moi corriger cela pour vous, Rhages. Quelqu’un voulait ce bâtiment et ce bâtiment précisément. Quelqu’un le veut et je sais du haut de mon grade que c’est pour la frontière. Si vous voulez un coupable, cherchez-le dans l’effondrement des trans’. J’ai eu un tel dossier sous les yeux, d’une spécialiste de Tiersule. Une certaine Taquenard. Oui, elle doit savoir d’où vient l’erreur. »

Il réagit à ce nom, Rhages se mordit la lèvre, il jeta à sa montre un regard sauvage. En quelques mots, le journaliste s’excusait ; il avait quitté la passerelle, il rejoignait sa voiture quand les deux hommes émergeaient sur le pont. Arnevin aimait particulièrement ce bâtiment. Il espérait encore qu’obligée par les événements, la marine ne le démantèlerait pas. La nuit venait rapidement. Toujours plus de lumière tombait sur la coque. Les bras mécaniques reprenaient le travail.

Dehors le journaliste avait repris la route pour la capitale. Le rendez-vous de vingt-deux heures, quai des Dalles, ne pouvait plus être tenu. Il consulta l’ordinateur ; il avait calculé que cette rencontre serait une excuse pour la pousser à le revoir. Sur l’écran s’écrivait son article, avec insertion d’images. La mise en page seule retenait son attention, à peine.

Des séries de camions défilaient contre la bande, en convois. Très loin au-devant, à l’intérieur des terres s’élevait une tour de transmissions. L’armée cherchait son coupable là-bas. Lui-même en doutait ; seulement son métier n’était pas de douter et surtout, son doute n’était pas raisonnable. Ainsi mourraient avec son article la centaine d’autres raisons qui justifiaient ce cuirassé.

La voiture entra sur le quai des Dalles, par le grillage, à vingt-trois moins le quart. Il laissa rouler jusqu’au hangar numéro quatre, avant de distinguer devant le six, face à l’océan, une personne qui se levait. Rhages se parqua entre les deux hangars et sortit à la rencontre de cette silhouette. Il ne la reconnut pas mais demanda, pris dans son script de journaliste :

« Vous êtes madame Taquenard ? »

« Mademoiselle. »

Elle avait attendu toute la soirée, à se promener sur les quais, pour lui dire cela. Sa chevelure à force d’attente s’était défaite. Elle ne portait que des habits légers, contre lesquels un froid vif perçait. « Alors vous êtes Rhages. » Il opina. De Tiersule était parvenu un message, des installations, que confirma ensuite le travail de la responsable sur place. Aussi était-elle restée à la capitale, à se ronger jusqu’au sang, la pensée vague.

Le Liscord communiquait. Un message codé se répétait toujours plus présent qui affaiblissait toutes les transmissions. Ce midi même, Tiersule l’estimait à une poignée d’octets. À deux heures, le code dépassait le méga. Encore n’était-ce là qu’une infime fraction. De son contenu, elle n’en savait encore rien. Après deux heures le phénomène n’était plus détectable : de ses reliquats, il faudrait encore une semaine de traitement. Mais elle avait appris deux faits : le message était adressé à Gilles et la fraction de code était apparue, durant ces deux heures, à toutes les mentions du croiseur lourd quai un Pontier.

« Ce bateau, » demanda Taquenard, maladroite, « qu’est-ce que c’est ? » Le bâtiment n’existait pas pour elle, seulement la mention qui avait permis à son code d’apparaître. Il lui avait semblé, durant les heures de calcul sur place, que le croiseur avait parlé, que quelqu’un lui avait répondu. Et elle s’était sentie jalouse. Elle ne voulait pas de réponse, mais nier le fait.

« C’est un cuirassé, » commença le journaliste, avant de reprendre : « il ne peut pas se battre. Croyez-vous que- » Elle pianotait sur son ordinateur de poche, à la recherche de quelque réponse, et la trouvant, répéta à la lettre près ce qu’elle avait trouvé. En changeant le mot, tout devint clair et lui montrant son écran, les calculs, les conclusions, elle mit d’accord avec elle le journaliste Rhages. Après quoi retrouvant l’assurance scientifique qui lui était familière, Taquenard répéta que rien ne serait sûr avant au moins une semaine.

Le cuirassé ne sortirait pas des chantiers avant des mois. « Vous prendriez un verre avec moi ? » Taquenard ne voulait déjà plus parler de tout cela, mais songeait à la nuit et sa journée dans la capitale. Cependant le journaliste acceptait. Elle lui sourit, de ce sourire de femme, qui reçut un sourire d’homme et ils montèrent dans la voiture.

Sa voiture était un point clignotant sur la carte, sous les yeux du général Larsens. Il éteignit. Au volant son aide de camp, encore bien jeune, regardait disparaître la casemate. Le général se demanda encore ce qui l’avait intrigué chez ce journaliste, puis repensa aux paroles d’Arnevin, puis aux affaires courantes qui ne concernaient plus la frontière. Il se penchait à présent sur une pacotille, plus diverse encore que le cuirassé, qui était un incident de montagne en passe de s’enliser.

Le lendemain et pour toute la semaine allait se produire l'incident du Jutlosges.

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